Bermon2015 Plaisir Et Coordination Sensorielle Des Animaux Chez Aristote Et Thomas d'Aquin

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    «Quaestio», 15 (2015), 553-562 • 10.1484/J.QUAESTIO.5.108629

    Thomas d’Aquin a la réputation de ne pas s’intéresser aux animaux, ni plus gé-

    néralement au monde qui l’entoure, en raison de sa légendaireabstractio mentis

    .

    Il fait pâle figure par rapport à son maître Albert qui a écrit plusieurs ouvrages

    sur les mouvements des animaux et commenté deux fois les livres  De animali-bus, rapportant avec une insatiable curiosité des observations de première main.Cependant Thomas est le premier à utiliser dans le Contra Gentiles III, 85 etdans l’ Expositio super Iob1 la nouvelle traduction, complète, des traités d’Aris-tote sur les animaux faite par Moerbeke en 1262-1263. L’exemplar parisien decette traduction remonterait à une copie directe ou indirecte de son texte2.

    Il n’a toutefois pas attendu pour prêter attention aux animaux comme en

    témoignent ses multiples lectures d’un extrait de l’ Ethique à Nicomaque ( EN )III, 13, 1118a18-b7, où apparaissent sept animaux: le chien, le lièvre, le lion, lebœuf, le cerf, la chèvre sauvage et la grue. R.-A. Gauthier pense qu’il avait suivi

    des cours à la Faculté des Arts de Paris sur l’ethica vetus en 1246-1247 avant lavogue du corpus zoologique qui fut mis au programme en 12543.

    Le raisonnement d’ EN  1118a18-b7

    Le chapitre III, 13 a pour objet la tempérance ( sophrosune), traduite au XIIe siècle par castitas puis par temperantia4, « attrempance » chez Oresme, « santédes sens »5, concernant surtout (antonomastice)6 certains plaisirs du toucher:

    * Ce papier a bénéficié des échanges que j’ai pu avoir avec les participants du Cornell Colloquiumof Medieval Philosophy de juin 2012 et avec ceux du congrès de la SIEPM à Freising en août 2012. Jeremercie en particulier D. Black, M. Klemm, P. De Leemans et A. van Oppenraay.

    1 STEEL 1999, pp. 15 sqq.2 ARIST., Historia Animalium, ed. Beullens / Bossier, pp. XVI-XVII ; LII-LIII.3 GAUTHIER 1971, p. XVI-B.4 ARIST., Eth. Nic., III, 13, ed. Gauthier, p. 427 sqq.5 ALBERTUS MAGNUS,  Ethica, III, 3, 3, ed. Borgnet, p. 256: «  [sôphrosunê] proprie sanitas sensuum

    vocatur ».6 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae, q. 141, a. 4, ad 3, ed. Leon., p. 126.

    Pascale Bermon

    Plaisir et coordination sensorielle des animauxchez Aristote et Thomas d’Aquin*

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    la nutrition et les « plaisirs d’Aphrodite » ( venerea), qui apparaissent incidem-ment en 18a30. Ces plaisirs s’obtiennent via certaines zones corporelles commel’œsophage (18a30), Aristote soustrayant au domaine de la tempérance les plai-

    sirs du contact pour le corps entier comme ceux du bain (18b5). Son affirmationcentrale est que les animaux non-humains n’éprouvent que des plaisirs « par

    accident » aux sens de l’odorat, de l’ouïe et de la vue, leur usage de ces sens étant

    toujours subordonné aux plaisirs du toucher. Ce n’est pas le cas des humains,

    qui ont la faculté d’éprouver pour eux-mêmes des plaisirs aux sens à distance,

    faisant d’eux un usage qu’Albert qualifie de liberalis /humanus, par oppositionà servilis /bestialis7.

    Aristote illustre cette servilité des plaisirs des sens à distance en introduisant

    des exemples de prédateurs poursuivant leurs proies, qui sont des relations tro-

    phiques, maillons des chaînes alimentaires. Pour l’odorat : « Ce n’est pas à sentirles lièvres que les chiens prennent plaisir, mais bien à les manger ; encore fal-

    lait-il pour cela avoir perçu leur présence : c’est ce que leur a procuré l’odorat ».

    Pour l’ouïe : « pas davantage le lion ne prend plaisir à entendre le mugissement

    du bœuf, mais bien à le dévorer ». Pour la vue : « et tout pareillement ce n’est

    pas de voir ‘soit un cerf soit une chèvre sauvage’ qui fait plaisir au lion, mais,

    s’il éprouve du plaisir, c’est parce que, les ayant vus, il les aura en nourriture »8.

    En mettant en parallèle la relation du chien et celle du lion avec leur nourriture

    et avec leurs ennemis, Aristote applique la règle du parallélisme des niches

    dans des communautés animales très éloignées les unes des autres, formulée en1927 par le biologiste C. Elton, pionnier de l’écologie9. Il conclut provisoirement

    (18a25) que la tempérance régule les plaisirs que les humains ont en commun

    avec les animaux, à savoir le toucher et le goût, puis réduit le goût à un certain

    toucher: « D’où le souhait de ce gourmand qui aurait voulu avoir le gosier plus

    long que celui d’une grue : c’est évidemment dans le toucher qu’il prenait son

    plaisir ». Il en infère que le toucher, sur lequel porte surtout la tempérance, est

    le plus partagé des sens et que ses plaisirs sont bestiaux (18b1).

    Une thèse critiquable et paradoxale

    Pour Aristote, les animaux ne prennent donc de plaisir que par coïncidence aux

    sens à distance. Essentiellement, ils prennent plaisir aux perceptions du tou-

    cher qui accompagnent chez eux la nutrition. Ce qui leur plaît n’est pas sentir

    un parfum, écouter de la musique ou admirer un paysage, mais sentir, écouter,

    7 ALBERTUS MAGNUS, Ethica, III, 2, ed. Borgnet, pp. 254-255.8 GAUTHIER 1958, t. 1, p. 85.9 ELTON 1927, pp. 63-65.

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    voir, en vue de manger. C’est une thèse critiquable et qui a été critiquée. Albert

    l’utilise pour interpréter le comportement animal10 tout en la relativisant. Dans

    le Liber de animalibus, il étend la capacité d’apprendre par la vue au singe, en

    quoi il voit une preuve de sa proximité avec l’homme11 et évoque l’amour durossignol pour le chant indépendamment de toute préoccupation alimentaire12.

    Pierre d’Abano, qui suit Albert, remarque que le principe d’Aristote ne vaut que

    dans la plupart des cas (ut ad multum)13. Oresme nuance14.La thèse d’Aristote contient en outre un paradoxe : les sens dotés du maxi-

    mum d’acuité sont chez les animaux subordonnés au toucher, qui est le moins

    aiguisé. Ainsi l’odorat du chien ne serait qu’un sens subordonné au toucher

    qui n’est pas développé chez les chiens. Le plaisir étant le signe d’un manque

    d’acuité du sens ( De anima, 421a7), la subordination des autres sens au toucher

    signifie l’asservissement de leurs performances au sens le moins aiguisé.

    L’éclairage du De anima 

    La thèse d’Aristote repose sur l’idée que le toucher est le sens le plus universel,

    un plus petit commun dénominateur: « le toucher existe sans les autres sens;

    beaucoup d’animaux en effet ne possèdent ni vue ni ouïe ni odorat » ( De anima 415a). Les autres sens n’appartiennent qu’aux animaux doués de locomotion :

    « Si un corps capable de locomotion ne possédait pas de sensation, il seraitdétruit et n’atteindrait pas sa fin, qui est l’oeuvre de la nature. Car comment

    se nourrirait-il ? » (434b). La sensation à distance est le complément de la

    locomotion, qui a deux moteurs: le désir (appetitus) et la représentation sensible( fantasia), qui joue chez les animaux le rôle de l’intellection chez les animauxrationnels. C’est le désir qui fait que l’animal se meut lui-même (432a14; b13).

    Le toucher est universel parce qu’il est le sens de la survie: il est « le seul

    sens dont la privation entraîne la mort de l’animal » (434b). Il est le sens de la

    nourriture, qui « consiste en ce qui est sec, humide, chaud, froid » (414b6-9).

    En quoi consiste le plaisir de l’ingestion dont EN  18ab exclut l’activité de jugerdes saveurs ? La perception est pour Aristote l’assimilation par l’organe de la

    10 ALBERTUS MAGNUS, De vegetabilibus, VI, 2, 19, ed. Meyer / Jessen, p. 577 [chant et alimentation]; De animalibus, I, 1, 3, ed. Stadler, 1916-1920, p. 18-19 [chant et accouplement]; XVI, 48, 24, p. 1506[vue et accouplement].

    11 ALBERTUS MAGNUS, De animalibus, ed. Stadler, XV, 46, 3, pp. 1330-1331.12 ALBERTUS MAGNUS, De animalibus, ed. Stadler, IV, 22, 2, pp. 671-672.13 PETRUS DE ABANO, Problemata  Aristotelis cum expositione eius, ed. Venetiis 1501 : 28, 7. Je remercie

    M. Klemm de m’avoir signalé ce passage. Cf. DE LEEMANS  / KLEMM 2007.14 NICOLAUS ORESME, Les ethiques en francoys, ed. Parisiis 1488, f. 61v : «et par aventure que aucuns

    oyseaux ou bestes se delectent en admirations par regarder aucunes couleurs ou autre chose».

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    forme du perçu via le medium (419a22-b3). Dans le cas du toucher, la peau ou lachair est le medium et l’organe sentant, le cœur, est sous la peau. Dans l’ingestion,le prédateur dévorant sa proie assimile la forme de la proie (la texture de ce qu’il

    dévore : chaud, froid, humide, sec)  via le medium de sa chair dans la zone del’œsophage en ressentant un toucher sous la peau (dans le cœur), qui lui procure

    le plaisir qu’il recherchait en poursuivant l’animal. Ce plaisir est lié au toucher

    et non à la nutrition car les plantes absorbent leurs nutriments sans sensation.

    Les citations de Thomas d’Aquin

    Thomas fait une quinzaine de citations de ce texte d’Aristote. En IV Sent., dist.

    49, il s’en sert pour distinguer les plaisirs animaux des plaisirs spirituels tout ensaisissant ce qu’ils ont de commun. Les d. 48 et 49 du livre IV des Sentences ontpour thème le jugement dernier, la béatitude, la gloire du corps. Elles forment

    un lieu théologique où réfléchir sur le plaisir et les sens spirituels. A partir de

    Bonaventure, les théologiens y insèrent une question sur le devenir des animaux

    après la fin du monde à laquelle Thomas consacre trois textes parallèles15. Pour

    Bonaventure, plantes et animaux disparaissent à la fin des temps parce que liés à

    l’habitat humain terrestre (habitaculum hominis animalis). Illuminé par le soleilet la lune, l’au-delà est privé de biodiversité (multiformitas). Il considère que

    la vue et le toucher, peut-être l’ouïe, sont préservés, mais ni le goût ni l’odorat,car il n’y a plus à se nourrir 16. Pour Thomas, tous les sens restent y compris le

    goût, non pas en tant que sens de l’aliment mais en tant que discernement des

    saveurs17. Thomas utilise EN  1118ab, en IV d. 49, dans la q. 3 de delectatione, a.1 et 5, pour situer le plaisir animal par rapport à la béatitude. Il explique (1) que

    les bêtes et les hommes dans l’appétit sensible obtiennent par un mouvement

    matériel, par un organe corporel, un plaisir qui est une passion matérielle. (2)

    Si, « par analogie nous avons des choses en commun avec les bêtes comme la

    connaissance, alors par analogie le plaisir spirituel a quelque chose en commun

    avec le plaisir des bêtes» (a. 1 qc. 2 ad 3). Albert s’appuyait, lui, sur Anselmepour définir le bonheur pour tous les vivants18. (3) Le plaisir des bêtes existe

    dans le temps par accident, le mouvement étant conjoint directement à leurs

    15 COVA 2000. THOMAS DE AQUINO, In IV  Sent., dist. 48, q. 2, a. 5, textus ed. parmensis in www.cor-pusthomisticum.org; De potentia, q. 5 a 9, ed. Marietti, pp. 152-155; Compendium, I, 170, ed. Leon., pp.146-147.

    16 BONAVENTURA, In IV Sent., dist. 48 a. 2 q. 4, ed. Quaracchi, t. 4, pp. 994-995.17 THOMAS DE AQUINO, In IV  Sent., dist. 44, q. 2, a. 1, qc. 4, ad 2.18 ANSELMUS CANTUARIENSIS,  De casu diaboli, 12: « commodum vero non solum omnis rationalis natura,

    sed et omne quod sentire potest, vult, et vitat incommodum », in ALBERTUS MAGNUS, In IV  Sent., dist. 49,a. 7, ed. Borgnet, p. 679A.

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    opérations. Le plaisir intellectuel échappe au temps (a. 1, qc. 3, co). (4) Les

    plaisirs du toucher sont les plus véhéments. Nécessaires à la conservation des

    individus et des espèces, ils sont accompagnés d’un plaisir maximal afin que

    les animaux ne les négligent pas19. Les animaux n’utilisent les autres sens qu’envue des plaisirs du toucher ; les hommes pour la connaissance (a. 5, qc. 2, co).

    (5) Le plaisir de la vue est plus noble car les animaux n’y ont pas de part (ad 2).

    Quatre citations proviennent de la Somme théologique, I a pars et  I a-II ae. EnIa, q. 19, art. 9, Thomas prend l’exemple de l’intentionnalité à l’œuvre dans la

    prédation pour éclairer le mystère du mal : un agent naturel ne vise jamais la

    mort mais une forme qui entraîne la privation d’une autre, une génération qui

    s’accompagne d’une corruption, sans jamais viser directement cette privation ou

    cette corruption. Ainsi le lion qui tue le cerf vise la nourriture qui comprend la

    mise à mort de l’animal.En Ia-IIae, q. 6, le texte d’ EN   illustre comment au plan physique, et non

    volontaire, un mouvement extérieur (vision) provoque chez l’animal un nou-

    veau mouvement (approche). Cette question appartient au bloc de questions de voluntario dont l’intérêt a été mis en lumière par O. Lottin20. Thomas y reprendla structure de l’acte humain selon Damascène ( fruitio, intentio, electio, etc.),en posant à chaque fois une question de brutis. Dans la q. 6 sur le volontaire,a. 1 ad 221, il répond à une objection issue de la Physique qui confine le règneanimal (homme compris) dans le domaine du mouvement matériel : tout nouveau

    mouvement chez l’animal vient d’un mouvement extérieur. Il explique que lemouvement d’un animal est précédé par un mouvement extérieur de deux ma-

    nières : lorsqu’un mouvement extérieur présente au sens de l’animal un sensible

    qui, appréhendé, meut l’appétit, comme lorsque le lion, voyant le cerf s’appro-

    cher par son mouvement, commence à avancer vers lui ; ou bien, si un change-

    ment (immutatio) corporel (chaud, froid) provoque un changement accidenteldans l’appétit sensitif. Mais ces mouvements physiques sont d’un autre ordre

    que le volontaire. Les animaux irrationnels eux-mêmes ont part au volontaire,

    imparfaitement, parce qu’ils connaissent imparfaitement leur fin, par la seule

    appréhension, sans connaître la raison de leur fin ni délibérer. Ce texte distinguedonc deux plans pour analyser le comportement animal : le plan ‘physique’ de la

    transmission des mouvements corporels (c’est celui d’EN  18ab) ; le plan ‘moral’(où on peut parler de volontaire pour les animaux lorsque l’on considère non plus

    le mouvement et les sens, mais l’estimative et l’appréhension de la fin).

    19 Cf. AVICENNA, De anima V, 8, ed. Van Riet / Verbeke, t. II, p. 184: « si non esset [in coitu] delectationon haberetur pro eo tantum anxietatis et sollicitudinis quia non erat necessarium vitae singularis ».

    20 LOTTIN 1942.21 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, Ia-IIae, q. 6, a. 1, ad 2, ed. Leon., p. 56B.

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    Ia-IIae, q. 31, a. 622 cite de façon plus complète  EN  18ab pour en rappelerla thèse centrale. Les plaisirs du toucher concernent l’utilité et non la connais-

    sance. L’utilité des sensibles tient à ce qu’ils assurent la conservation de la

    nature animale. Le toucher étant plus proche de ce qui constitue la nature del’animal, les animaux, qui ne prennent plaisir aux sens qu’en raison de leur

    utilité, ne prennent plaisir aux autres sens qu’en raison du toucher.

    La q. 40 (Ia-IIae) sur la faculté d’anticipation ( spes)23 aborde la question dela motivation du mouvement animal : le mouvement d’approche du prédateur

    vers sa proie signale son espoir de la capturer. L’anticipation du futur par les

    animaux est connue au moyen âge : pourquoi les poissons fuient-ils avant une

    tempête ? De nos jours encore, on publie des études sur le comportement des

    grenouilles à l’approche des tremblements de terre24. En II Sent., dist. 7, q. 2, a.

    2, ad 6, Thomas expliquait ce phénomène par l’influence des corps célestes surleur imagination. En Ia-IIae, q. 40, a. 325, il propose une tout autre explication.

    Les passions intérieures des animaux pouvant être inférées à partir de leurs

    mouvements extérieurs, on peut en déduire que les animaux ont une faculté

    d’anticipation. Si un chien voit un lièvre, il ne se déplacera vers lui que parce

    qu’il espère s’en emparer. S’il le perçoit comme trop distant, il ne bougera pas.

    L’appétit des bêtes suit l’appréhension d’un intellect séparé qui appartient à

    celui qui a institué la nature. Dans leurs actions apparaît ainsi un processus

    semblable aux œuvres de la technique. L’instinct naturel mis en l’animal par

    l’intellect divin qui prévoit les futurs lui permet de se mouvoir vers quelquechose de futur comme s’il prévoyait le futur. Même si ce qui est futur ne tombe

    pas sous sa vue, pourtant à partir de ce qu’il voit dans le présent, son appétit

    est mû vers quelque chose de futur qu’il recherche ou évite. Dans la q. 13 a. 2

    (Ia-IIae)26, plus connue, Thomas prend l’exemple du chien qui démêle les voies

    du cerf au carrefour pour comparer l’œuvre de l’instinct à celle d’un horloger 27.

    Sa conception technico-théologique est nouvelle par rapport à celle, plus tradi-

    tionnelle, de l’instinct comme prudence28. Ces considérations sur la motivation

    22 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, Ia-IIae, q. 31, a. 6, ed. Leon., pp. 220-221.23 Spes appartient aux traductions latines d’Avicenne, cf. De anima V, 1 (ed. Van Riet / Verbeke, t. II,

    p. 75) [anticipation ( spes) et instinct animal].24 GRANT / HALLIDAY 2010.25 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, Ia-IIae, q. 40, a. 3, ed. Leon., pp. 267-268.26 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, Ia-IIae, q. 13, a. 2, ed. Leon., pp. 99-100.27 L’origine divine des instincts animaux n’entraîne pas l’immortalité de leur âme. AEGIDIUS ROMANUS,

    Quodlibeta 6, q. 12, ed. Lovanii 1646, repr. Minerva 1966, pp. 389-393, utilise le « syllogisme » duchien poursuivant le lièvre contre une preuve augustinienne de l’immortalité de l’âme.

    28 MICHON 2001, p. 335 : « Only a language user can have long term ends and recognise them as such.This is why Thomas denies prudence to animals [...]. The repetition of the same operations reveals that itis not their reason, but an external one ».

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    du mouvement animal forment un arrière-plan au paradoxe dit « de l’âne de

    Buridan »29.

    La Sententia libri ethicorum III, 19-20 utilise elle aussi des notions étrangères

    au texte d’Aristote : conservatio vitae ; sustentatio naturae ; instinctus naturae;cibum quem sperant ; appropinquare cognoscit per vocem ; delectatur in aspectu / in spe30. On insiste habituellement sur le fait que la Sententia a servi à Thomas àpréparer la rédaction de la IIa-IIae ; il citerait pour la première fois la traduction

    de l’ EN  par Moerbeke en Ia-IIae, q. 32, a. 7, ad 231. Mais ici la parenté est étroiteavec des textes de la Ia-IIae : appropinquare (q. 6); conservatio naturae (q. 31); spes (q. 40). EN  18ab est donc cité à l’occasion de développements stratégiques sur lathéorie de l’instinct animal, dont l’exemple le plus connu est celui, avicennien,

    de la brebis qui juge qu’il faut fuir le loup32. Toutefois, pour Avicenne, ce qu’ap-

    préhende d’abord le sens externe puis ensuite le sens interne, c’est la formedu loup (figure, couleur); ce qu’appréhendent du sensible des facultés cachées

    sans l’aide du sens, par l’estimative, c’est l’intention du loup (inimitié)33. Les

    exemples de prédation d’ EN  18ab ont servi à Thomas, en inversant l’exempleavicennien, à illustrer la poursuite et non la fuite. Il utilise l’herméneutique qui

    va des mouvements extérieurs aux passions intérieures mais y ajoute le principe

    de subordination sensorielle contenu en EN  18ab et construit une analogie avecl’horloger qui est étrangère à Avicenne34.

    Thomas cite plusieurs fois  EN  18ab dans le traité sur la tempérance de la

    Somme théologique pour montrer contre Aristote35 l’utilité des plaisirs du tou-cher. Si les « plaisirs communs avec les bêtes » répugnent le plus à l’excellence

    humaine (IIa-IIae, q. 142, a. 4)36 ou à l’honnêteté du comportement (q. 145, a.

    4)37, ils assurent la conservation de la vie par l’usage des choses tangibles (q.

    29 Légende selon laquelle un âne est mort de faim et de soif à égale distance de son picotin d’avoineet de son seau d’eau, faute de choisir par quoi commencer. Les médiévaux s’interrogent aussi sur ladifférence entre motus naturale et motus animale en particulier au sujet du vol des oiseaux (cf. ALBERTUS 

    MAGNUS, Quaestiones de animalibus II 29, ed. Filthaut, p. 120 ; AEGIDIUS ROMANUS, In II  Sent., dist. 15,ed. Venetiis 1581, p. 626).30 THOMAS DE AQUINO, Sententia libri ethicorum, III, 19-20, ed. Leon., pp. 181B-184B.31 THOMAS DE AQUINO, Tabula libri ethicorum, ed. Leon., Préface [R.-A. Gauthier], p. B55, col. A.32 Sur cet exemple chez Thomas, cf. PERLER 2006, pp. 80-88.33 AVICENNA, De anima, I, 5, ed. Van Riet / Verbeke, t. I, pp. 86 et 89). Cf. IV, 1, t. II, pp. 6-8 [estimative

    des hommes semblable à celle des animaux]; IV, 3, t. II, pp. 38-39 [ex. de craintes innées (brebis/loup)et acquises (chiens/coups)], 40 [mémoire des animaux] ; V, 1, t. II, pp. 74-75 [les animaux n’anticipentni la crainte ni l’appétit ( spes)].

    34 Sur les modifications que les latins font subir à la théorie avicennienne de l’estimative, cf. BLACK 2000.

    35 GAUTHIER 1959, t. 2, p. 243: « Thomas s’est donné beaucoup de peine pour expliquer bien à tortque pour Aristote l’intempérance n’est pas le pire vice mais seulement le plus honteux ».

    36 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae, q. 142, a. 4, ed. Leon., pp. 136-137.37 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae,q. 145, a. 4, ed. Leon., pp. 148-149.

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    151, a. 3, ad 1)38  via des « concupiscences naturelles » qui ne font pécher quepar excès (q. 142 a. 2 ad 2)39. La gourmandise est un excès de plaisir plus que

    de nourriture (q. 148 a. 5 ad 1)40. Quand l’homme se nourrit, les plaisirs des

    autres sens sont aussi subordonnés aux plaisirs du toucher, mais par ailleurs ilslui « conviennent » car sont propres à son espèce (q. 141 a. 4 ad 3)41.

    Enfin, dans le De malo, q. 8, a. 1, ad 942 (a. 1270-1272), Thomas paraphrase EN  18ab: les plaisirs des sens à distance ne sont pas des fins principales chezles bêtes .

    Thomas s’intéresse donc véritablement au bestiaire contenu en EN  1118a18-b7,contrairement à la plupart des commentateurs actuels. En particulier la scène

    du chien chassant le lièvre ne pouvait pas manquer d’attirer son attention : elle

    était banale et est d’ailleurs très représentée dans les encadrements ornés desmanuscrits médiévaux. Contre Augustin, pour qui se laisser distraire par un

    chien poursuivant un lièvre dans les champs est futile, Thomas soutient que

    cette connaissance est utile43.

    Thomas a lu ce texte d’Aristote d’une façon précise et variée, le développant

    dans plusieurs directions : morale (plaisirs communs avec les animaux, gour-

    mandise) ; théologique (analogie du plaisir de la création jusqu’à Dieu) ; cogni-

    tive (coordination des sens entre eux). Il s’y est surtout intéressé pour travailler

    dans la Ia-IIae et la Sententia libri ethicorum  la théorie de l’intentionnalité de

    l’appétit animal au-delà d’Avicenne (avec des termes techniques comme usus, appropinquare, spes, intendere cibum, instinctus). Loin de toute mystique44, laprédation animale lui sert d’exemple dans un modèle matérialiste où le déclen-

    chement du mouvement s’explique par l’action à distance d’un corps sur un autre

    corps. Elle montre aussi que les animaux ont part au volontaire, à l’anticipation,

    tous comportements que Thomas rapporte à l’art de l’horloger divin à l’œuvre

    dans la nature. La vision holistique contemporaine des réseaux trophiques liés

    à l’habitat des animaux lui est étrangère, mais il place tout de même l’instinct

    du côté du prédateur comme de celui de la proie, consacrant de l’énergie à ex-

    pliquer leur rapprochement.

    38 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae,q. 151, a. 3, ad 1, ed. Leon., pp. 194.39 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae,q. 142 a. 2 ad 2, ed. Leon., pp. 134-135.40 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae,q. 148 a. 5 ad 1, ed. Leon., pp. 174-175.41 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae,q. 141 a. 4 ad 3, ed. Leon., pp. 126-127.42 THOMAS DE AQUINO, De malo, q. 8, a. 1, ad 9, ed. Marietti, p. 59A.43 THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, IIa-IIae, q. 167, a. 2, resp.: « Augustinus dicit in X Confess.

    canem currentem post leporem iam non specto cum in circo fit. At vero in agro si casu transeam avertit me fortassis ab aliqua magna cogitatione atque ad se convertit illa venatio... ».

    44 Cf. ROBERTUS HOLKOT,  In Sapientiam, lect. 8, ed. Basileae 1506, f. Xb: «sicut Falco famelicusavidius ad praedam ita... pauper... quaerit regnum caeleste».

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    Abstract : This article focuses on Nicomachean Ethics III, 13 (1118a18-b7) and its quo-tations in the work of Thomas Aquinas. The aristotelian examples of predators pursuing

    their prey inserted in this extract aroused Thomas’ interest from the Sentences commentaryuntil the II a-II ae. They offered him an alternative model to the famous avicennian paradigmof the sheep fleeing the wolf, that enabled him to account for the motivation of animal

    movement, instinct and animal pleasure. Unlike modern commentators, Thomas takes

    seriously this small but significant piece of zoology inserted in the chapter on temperance

    of the ethica vetus.

    Key words: Thomas Aquinas; Nicomachean Ethics; Avicenna; Animal; Pleasure; Food;

    Perception; Instinct.

    Pascale BERMON

    Laboratoire d’études sur les Monothéismes (UMR 8584)

    7, rue Guy-Môquet, BP 8

    F - 94800 Villejuif [email protected]