Barthel, Bras de Fer

683
Charles BARTHEL BRAS DE FER Les maîtres de forges luxembourgeois, entre les débuts difficiles de l'UEBL et le Locarno sidérurgique des cartels internationaux 1918 - 1929

Transcript of Barthel, Bras de Fer

Charles BARTHEL

BRAS DE FERLes matres de forges luxembourgeois, entre les dbuts difficiles de l'UEBL et le Locarno sidrurgique des cartels internationaux

1918 - 1929

mes parents

Table des matires

Introduction

9

Un mauvais dpartI.1. Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge: la liquidation de la Gelsenkirchener Bergwerks A.G. Les prsums profits de guerre de l'Arbed, source de rancunes Le mystre des conciliabules Barbanson-Schneider Le temps des flottements Le coup de pouce de Louis Loucheur La raction des services diplomatiques de Bruxelles Le seul moyen de faire une affaire de l'espce, c'est de la faire avec des Franais I.2. Une longueur d'avance. Le groupe franais de Rombas et la naissance de la Hadir Les msaventures de la Deutsch-Luxemburgische: les premires tentatives allemandes pour 79 abriter le capital social Le naufrage des quipes de la Basse-Loire et de la Banque de Bruxelles 84 L'entre en lice du groupe Rombas et le ralliement tardif des Belges 94 Faut-il ou ne faut-il pas acqurir les charbonnages de Stinnes? 109 Une affaire lucrative pour les deux parties 114 L'limination des dernires entraves et la constitution de la Hadir 123 I.3. Obstructions belges versus prvenances franaises Les nouvelles orientations commerciales Le cartel franco-belgo-luxembourgeois et l'article 268 du trait de paix Donnant, donnant. Le rgime charbonnier franais L'avortement des demi-mesures belges Le travail d'orientation de la Commission d'tude: un rapport cousu de fil blanc L'imbroglio d'une Union Trois et le soi-disant fatidique malentendu La question du Luxembourg dans l'optique des sidrurgistes: un essai d'interprtation134 142 150 160 167 182 190 27 32 42 49 53 65

La question mtallurgique de l'UEBL. Gense et dveloppement d'un litigeII.1. L'union possible? la recherche des adversaires Le front commun du grand capital bancaire et industriel face la politique sociale et fiscale du gouvernement Reuter Un compromis bout de porte? II.2. L'entente impossible NON dit M. Greiner, au nom des intrts de la mtallurgie belge227 201 208 215

6

La pierre d'achoppement: la fameuse clause de sauvegarde L'chafaudage du grand malentendu La rapparition d'un mirage: l'Union trois la une La bataille de la ratification II.3. De Commission en Conseil Les dboires de la Commission paritaire Chiens de faence La question ferroviaire et l'chec du compromis mtallurgique Le grand orage purificateur Au seuil d'une re nouvelle dans les relations belgo-luxembourgeoises: un bilan provisoire

242 249 259 267

285 299 315 333 347

L'internationalisme priv, ou l'autonomie retrouveIII.1.La piste des cartels sidrurgiques Prliminaires. La question des ententes intrieures et la seconde tentative de ranimation de l'IRMA (1924) Le Luxembourg, entre la France et la Belgique Entre la France et la Belgique, Mayrisch opte pour l'Allemagne Retour la case de dpart Au bout de six annes d'atermoiements et de faux-fuyants: Mayrisch le mdiateur? III.2.La refonte des quilibres industriels Le Locarno du grand capital sidrurgique La mise au point des contingents lorrain-luxembourgeois La renaissance du syndicat des rails Les premiers symptmes d'un rapprochement belgo-luxembourgeois Nuages l'horizon. Les avatars de l'EIA Considrations finales. L'EIA, une socit d'agrment? III.3.Le dnouement du litige sidrurgique belgo-luxembourgeois La droute de Winterslag Les tensions croissantes avec la Banque de Bruxelles La cration de la communaut d'intrts Arbed-Terres Rouges Quarante mille Schneider contre quarante mille SGB? Enfin! Conclusion Sources Orientation bibliographique Table des cartes et des graphiques Table des tableaux Table des encarts Index des noms de personnes 655 664 675 675 676 677539 565 580 593 606 454 474 484 494 505 524

360 381 397 423 444

ABRVIATIONS ACDP AFB A.G. AGR AN ANL ARBED ASGB AVI BNC BNL CAB CFF CSF DAVUM EBV EIA ERMA FEDIL GHFAB GmbH GISL HADIR IRMA MAEB MICUM OHS OSPM PAM RSG S.A. SDN SGB SNCB SMTR SWV UCPMI UEBL fasc. s.c. s.d. s.l. t. Archiv fr Christlich Demokratische Politik, Sankt-Augustin Archives de l'Acadmie Franois Bourdon, Le Creusot Aktiengesellschaft Archives Gnrales du Royaume, Bruxelles Archives Nationales, Paris Archives Nationales, Luxembourg S.A. des Aciries Runies de Burbach-Eich-Dudelange Archives de la Socit Gnrale de Belgique, Bruxelles Arbeitsgemeinschaft der Eisen-Verarbeitenden Industrie Bureau National du Charbon Bibliothque Nationale Luxembourg Comptoir des Aciries Belges Comit des Forges de France Comptoir Sidrurgique Franais Dpts et Agences de Vente d'Usines Mtallurgiques Eschweiler Bergwerks-Verein Entente Internationale de l'Acier European Rail Makers Association Fdration des Industriels Luxembourgeois Groupement des Hauts-Fourneaux et Aciries Belges Gemeinschaft mit beschrnkter Haftung / Socit responsabilit limite Groupement des Industries Sidrurgiques Luxembourgeoises S.A. des Hauts-Fourneaux et Aciries de Differdange-St.Ingbert-Rumelange International Rail Makers Association Ministre des Affaires trangres, du Commerce extrieur et de la Coopration au dveloppement, Bruxelles Mission Interallie de Contrle des Usines et des Mines Office des Houillres Sinistres Office Statistique des Produits Mtallurgiques Archives industrielles de St.-Gobain-Pont--Mousson, Blois

RohstahlgemeinschaftSocit anonyme Socit des Nations, Genve Socit Gnrale de Belgique Socit Nationale des Chemins de fer Belges Socit Minire des Terres Rouges

Stahlwerks-VerbandUnion des Consommateurs de Produits Mtallurgiques et Industriels Union conomique Belgo-Luxembourgeoise fascicule sans cote san date sans lieu tome

Introduction

Si le Luxembourg est de nos jours ce pays de cocagne tant jalous par ses voisins, il ne faut point oublier combien sa prosprit est en dernier ressort le fruit du travail de ses mineurs de fond et ouvriers d'usine, du talent de ses ingnieurs et de l'affairisme de ses matres de forges. En contribuant chacun sa part, ils ont russi un singulier exploit. Depuis que l'horizon du Bassin minier se confondait partir des annes 1870 avec la silhouette des hauts-fourneaux qui ont fait la fiert de gnrations d'hommes, ils ont transform un espace rural domin par la misre en un tat providence moderne dont la place dans le concert des nations souveraines est aujourd'hui un acquis. Aussi ne saurait-on s'empcher d'tre assez surpris de l'intrt relativement rduit vou par l'historiographie ce creuset de la fortune d'un petit pays entre-temps rorient vers d'autres branches d'activits. En dehors d'une demi-douzaine de travaux raliss pour la plupart pendant l'entre-deux-guerres et qui servent toujours d'ouvrages de rfrence bien que fonds sur des informations filtres ou des publications de seconde main , le chercheur ne trouve pas grandchose. Les tudes scientifiques de quelque envergure, effectues base de sources primaires, sont proprement parler plutt clairsemes. Voil qui est d en partie du moins la taille du Grand-Duch. Les historiens n'y sont pas lgion. Certes, depuis peu la Chambre des dputs, en votant la cration d'une universit, croit avoir rsolu le problme au prix de quelques millions d'euros ()! Mais la construction d'un bel difice peupl de chercheurs souvent trangers suffirat-elle pour labourer les friches de l'histoire nationale? Nous en doutons. L'rudition au Luxembourg repose, et reposera encore longtemps sinon toujours, dans une trs large mesure sur les paules d'une fraction active de professeurs de lyce et autres amateurs d'histoire qui consacrent leurs loisirs l'analyse et la conservation du patrimoine national. Sans leur dvouement, la recherche serait dfinitivement paralyse. Celle-ci n'avance bien sr pas au pas de charge, d'autant moins qu'on est souvent oblig de travailler en terre vierge. L o les collgues trangers n'ont qu' tendre la main pour trouver dans leur bibliothque les manuels qui contiennent la somme des repres dont ils ont besoin pour brosser la toile de fond d'un sujet de mmoire ou de thse, le chercheur doit d'ordinaire effectuer chez nous des enqutes de longue haleine afin de glaner par-ci et par-l les lments constitutifs du contexte global avant mme d'aborder son thme proprement dit. La remarque vaut notamment pour le sujet qui nous intresse: le comportement des matres de forges du Grand-Duch une poque o leurs usines deviennent la caisse de rsonance d'une conjoncture exceptionnelle.1 Elle est synonyme d'une refonte en profondeur des quilibres industriels. Les bouleversements sont inaugurs par la tourmente politique intrieure et extrieure qui s'abat sur le pays au lendemain de l'armistice du 11 novembre 1918. Ses chos se perdent au loin une dizaine d'annes plus tard seulement, la veille de la grande dpression conomique dclenche par le krach boursier du jeudi noir.

La Premire Guerre mondiale soulve en effet la Question du Luxembourg. L'invasion du pays par les soldats du Kaiser, le 2 aot 1914, se droule en flagrante violation des garanties de neutralit reconnues par les principales grandes puissances europennes signataires du trait de Londres scell en 1867.2 Les autorits publiques locales ont beau invoquer le droit des peuples,1 2

MIOCHE Ph., Le Plan Monnet. Gense et laboration. 1941-1947, Paris, 1987, p.280. Pour la question luxembourgeoise souleve par la Premire Guerre mondiale, cf. CALMES Chr., Le Luxembourg au centre de l'annexionnisme belge. 1914-1919, Luxembourg, 1976, et, 1919. L'trange referendum du 28 septembre, Luxembourg, 1979; TRAUSCH G., Le temps de toutes les incertitudes et de tous les malentendus (1918-1919), respectivement, Un accouchement difficile: les ngociations de

10

Introduction

leurs protestations restent lettre morte. Face la machine de guerre allemande, le Ministre d'tat, prsident du gouvernement de la grande-duchesse, n'a qu' se plier la situation de fait en essayant d'pargner au mieux la population les rigueurs d'une d'occupation militaire qui laisse nanmoins intacts les pouvoirs civils nationaux. Son aspiration limiter les dgts est d'ailleurs partage sans exception par les diffrents cabinets qui se relayent pendant les quatre longues annes que durent les hostilits. La pratique d'une neutralit tous azimuts,3 c'est-dire l'gard de tous les belligrants indistinctement, y compris les Allemands, devient ainsi pour l'ensemble des quipes ministrielles le leitmotiv par excellence en matire de relations internationales. Jusqu'au retrait du dernier feldgrau en novembre 1918, et indpendamment de leur couleur politique, les lites du Grand-Duch s'accommodent bon gr mal gr des rapports de force auxquels elles ne peuvent rien changer. Cette politique profite videmment en premire ligne au cabinet de Berlin. Le maintien des liens diplomatiques et conomiques bilatraux le pays est depuis 1842 membre de l'union douanire du Zollverein l'arrange. L'tat-major allemand peut assurer ses arrires peu de frais sur le territoire du Luxembourg. Quelques bataillons du Landsturm suffisent pour veiller la scurit des liaisons stratgiques avec la zone des combats en France. En outre, l'industrie de guerre des Empires centraux continue de s'approvisionner en minerais de fer, en fontes, aciers et demiproduits mtallurgiques en provenance du Bassin minier situ aux confins mridionaux du pays, le long de la frontire avec la Lorraine (voir les cartes la fin du chapitre introductif). Les allis de l'Entente voient en revanche la cohabitation des Luxembourgeois avec l'ennemi d'un il franchement mauvais. Les Belges en particulier se disent choqus. Leur gouvernement en exil prtexte le comportement scandaleux des Grand-Ducaux pour tayer ses ambitions conqurantes qui visent la cration d'une Grande Belgique par l'incorporation du Luxembourg au Royaume. Ds aot/septembre 1914, il s'empresse de notifier Raymond Poincar sa dtermination de rcuprer une contre qui avait form des sicles durant avec la Wallonie et les Flandres une partie intgrante des Pays-Bas espagnols, puis autrichiens et nerlandais. Paris veut certes admettre qu'il faudra changer le statut du petit tat au lendemain de la victoire. D'un autre ct cependant, il existe au Quai d'Orsay certaines tendances qui plaident en faveur d'un rattachement du Grand-Duch la France. Les hauts responsables aux bords de la Seine refusent par consquent de donner carte blanche aux Belges. Leurs allis sont de la sorte obligs de patienter jusqu'au 9 juin 1917. Ce jour-l, le Prsident du Conseil Alexandre Ribot les gratifie d'une dclaration d'intention par laquelle la IIIe Rpublique, titre trs confidentiel, fait abstraction d'inscrire le territoire tant convoit dans son propre programme des buts de guerre. Le gouvernement du roi Albert Ier s'en flicite. Il vient de franchir une tape dcisive. Grce au renoncement des Franais, plus rien ne semble s'opposer la concrtisation de ses desseins imprialistes. La reconnaissance des droits historiques peut enfin passer pour acquise. Quatrevingts ans aprs le douloureux partage4 provoqu par les squelles de la rvolution bruxelloise, le retour la mre patrie des frres spars de 1839 parat bout de porte.5

3 4

l'Union conomique belgo-luxembourgeoise (1919-1921), in: TRAUSCH G. (dir.), Belgique-Luxembourg, Les relations belgo-luxembourgeoises et la Banque Gnrale du Luxembourg. 1919-1994, Luxembourg, 1995, pp.59-81 et 83-106; TRAUSCH G., La stratgie du faible: Le Luxembourg pendant la Premire Guerre mondiale (1914-1919), in: TRAUSCH G., Le rle et la place des petits pays en Europe au XXe sicle, Baden-Baden/Bruxelles, 2005, pp.47-176. TRAUSCH G., Histoire du Luxembourg, coll. Nations d'Europe, Paris, 1992, p.112. DESTRE J., La Belgique et le Grand-Duch du Luxembourg, in: Les cahiers belges, Bruxelles-Paris, 1918, pp.15 sqq. Cf. aussi NOTHOMB P., Histoire belge du Grand-Duch de Luxembourg, Paris, 1918.Quand en t 1830 les Belges s'insurgent contre le roi Guillaume Ier d'Orange-Nassau pour obtenir leur indpendance, l'crasante majorit des Luxembourgeois fraternise avec les rvolutionnaires. Pendant neuf annes jusqu'au 19 avril 1939 le plat pays ( l'exception de la ville forteresse de Luxembourg) est administr de facto par la Belgique. L'adoption du Trait des XXIV articles met un terme cette situation: il partage le Grand-Duch en deux. La partie occidentale (actuelle province belge dite du Luxembourg) est attribue au nouveau Royaume de Belgique; l'autre moiti continue de former un territoire indpendant en union personnelle avec les Pays-Bas de Guillaume Ier d'Orange-Nassau.

5

Introduction

11

Mais dsistement ne signifie pas ncessairement abandon pur et simple. Les milieux belges rfugis Sainte-Adresse (prs du Havre en Normandie), ont trs tt l'occasion de s'en convaincre. partir des derniers mois de la guerre, ils essaient de forcer la main la France. Ils voudraient obtenir d'elle une confirmation solennelle qui leur permettrait d'aller droit de l'avant en plaant les Grand-Ducaux devant le fait accompli. En vain. Toutes les dmarches entreprises tantt par le ministre des Affaires trangres Paul Hymans, tantt par l'ambassadeur baron Edmond Gaiffier d'Hestroy, voire mme par le roi Albert Ier en personne, chouent devant la tactique de retardement dploye par la diplomatie franaise.6 Truffe d'intrigues et complique par les visions pas toujours concordantes entre les bureaux civils et le GQG de l'arme, la politique habile du Quai d'Orsay poursuit essentiellement un double but. D'une part, la Rpublique cherche sauvegarder au Grand-Duch un certain nombre d'intrts vitaux pour elle, notamment dans les domaines de la scurit et du dveloppement conomique. D'autre part, elle entend se servir du Luxembourg comme gage donner en troc contre un accord commercial et une convention militaire conclure avec le Royaume. Bref, Paris, les principaux artisans des relations extrieures sont bien dcids monnayer au maximum leur effacement dans la question luxembourgeoise. La stratgie dilatoire des Franais est lourde de consquences. D'abord elle accorde au gouvernement luxembourgeois dirig par mile Reuter le rpit ncessaire pour liquider le mouvement d'agitation rvolutionnaire dclench dans l'immdiat aprs-guerre. Le rglement de la question dynastique occupe dans ce contexte une place de choix. L'abdication de la grande-duchesse Marie-Adlade, par trop compromise cause de son comportement autoritaire et germanophile, dsamorce la crise politique intrieure.7 Elle prive aussi les allis de l'Entente d'un argument de taille dont surtout les Belges se servent avec prdilection pour contester l'existence autonome du pays. En attendant d'tre confirm par un rfrendum populaire, l'avnement au trne de Charlotte, la sur pune de Marie-Adlade, constitue pour l'quipe de Reuter un ballon d'oxygne. Il diminue sensiblement la pression internationale qui pse sur le sort de leur patrie. Le Ministre d'tat en profite pour obtenir une solution au grave problme suscit par la dnonciation du Zollverein en dcembre 1918. La rupture avec les Allemands est motive par des raisons politiques videntes. Elle entrane nanmoins sur le plan des changes commerciaux un dangereux isolement du Grand-Duch. La question de la rorientation douanire devient donc des plus urgentes. Elle est carrment vitale pour l'industrie lourde, la principale branche d'activits d'un pays aux structures conomiques monolithiques trs marques. Les exploitations minires et les forges occupent quand mme prs d'un cinquime de la population active. Elles reprsentent en outre, et de loin, la plus importante source de revenus du budget national. Or, la survie des usines dpend de l'tranger, tant sous le rapport de l'approvisionnement en combustibles et autres matires premires que sous celui de l'coulement d'une production quasi exclusivement destine l'exportation. Le 21 fvrier 1919, mile Reuter adresse simultanment Paris et Bruxelles une note identique par laquelle il demande l'ouverture de ngociations en vue d'une ventuelle union conomicodouanire. Les avances faites au Royaume ne sont pourtant, dit-on, qu'un faux-fuyant dict par les rgles de la politesse diplomatique. Elles dbouchent, entre avril et juin 1919, sur une premire srie de conversations belgo-luxembourgeoises d'office voues l'chec. Quant aux pourparlers proposs aux Franais, l'offre du Ministre d'tat est sincre. Elle traduit au demeurant l'opinion dfendue du moins en public par la Commission d'tude des problmes conomiques poss par la guerre. Ses membres ont invariablement exprim leurs prfrences pour une alliance avec la France.8 Celle-ci, sans dcliner expressis verbis la proposition du Grand6

7

8

MAEB [Ministre des Affaires trangres, du Commerce extrieur et de la Coopration au dveloppement, Bruxelles], classement B, liasse N 1, Note pour Monsieur le Ministre Engagements pris par la France quant au Luxembourg [historique], 26.04.1923. Cf. aussi la notice biographique consacre la grande-duchesse Marie-Adlade et sa sur Charlotte, infra, p.47 et p.99. Institue en octobre 1917, la Commission met son avis sur la future orientation conomique du GrandDuch le 2 janvier 1919. Son rapport final dat du 3 fvrier est diffus par la presse luxembourgeoise

12

Introduction

Duch, ne l'accepte pas pour autant. Sa parade judicieusement choisie est dlibrment sibylline. La raison est facile comprendre. Aussi longtemps que la question luxembourgeoise peut servir de moyen de pression vis--vis des Belges, la IIIe Rpublique vite le moindre engagement tout en berant le cabinet Reuter dans l'illusion qu'une solution franco-luxembourgeoise, voire une Union Trois entre la France, le Luxembourg et la Belgique est toujours possible. Le double jeu9 des Franais rtrcit singulirement la marge de manuvre des autorits bruxelloises. Au lieu de s'atteler fond la ralisation d'une des nombreuses options expansionnistes dont l'ventail s'tend de la simple annexion l'union conomique en passant par l'union personnelle entre les trnes des deux pays, elles doivent se rabattre sur des actions plutt accessoires.10 A cela s'ajoutent les nombreuses maladresses commises par une diplomatie prise en remorque par les vnements. Son manque d'exprience sur la scne de la grande politique internationale, conjugu une apprciation souvent errone de l'tat rel du dossier, sont responsables du dsarroi gnral si caractristique de la politique belge durant la priode cruciale des annes 1919 et 1920/21. Sans parler des dissensions intestines au sein des corps constitus, les projets souvent divergents entravent la mise au point d'une ligne de conduite tant soit peu cohrente.11 Ces ternels tiraillements hypothquent les chances de russite qui s'amenuisent comme une peau de chagrin au fur et mesure que les efforts entrepris dans toutes les directions pour arracher un dnouement s'avrent aussi inefficaces que nuisibles l'image du Royaume dans l'opinion publique luxembourgeoise. Car dans le petit Grand-Duch, les diverses interventions de la Belgique auprs des grandes puissances de l'Entente finissent tt ou tard par s'bruiter, qu'il s'agisse du rle machiavlique12 jou dans la question dynastique ou des tentatives ritres d'empcher la tenue du rfrendum dmocratique sur l'avenir conomique du pays. Chacune de ces dmarches catilinaires13 se retourne immdiatement contre ses auteurs. La propagande malhabile fait en outre plus qu'il ne faut pour blesser l'amour-propre des Grand-Ducaux. Elle prive le Royaume du rel crdit de sympathies dont il bnficiait encore pendant la guerre. Les rsultats de la double consultation populaire du 28 septembre 1919 en sont un beau tmoignage. Les rfrendums se soldent tous les deux par un chec cinglant pour Bruxelles: 78% des lecteurs souhaitent le maintien d'une dynastie nationale; 73% optent en faveur d'un rattachement douanier la France. Depuis lors la Belgique s'enlise. Pendant que la France ngocie activement avec mile Reuter une convention ferroviaire pour assurer l'exploitation du rseau Guillaume-Luxembourg (octobre 1919 fvrier 1920), le cabinet du roi recourt des mesures de rtorsion. D'une faon ostensible, il rompt les entretiens conomiques avec les Grand-Ducaux, rappelle son charg d'affaires, le prince Albert de Ligne, et dcrte l'introduction d'un systme draconien de licences coupantpartir de la mi-fvrier. Seul le reprsentant de la viticulture ne s'exprime pas clairement, ni en faveur de la France ni en faveur de la Belgique. Il se borne exposer dans son rapport les avantages et les inconvnients des deux solutions. Pour de plus amples dtails, cf. infra, pp.167 sqq. COMMISSION D'TUDE DES PROBLMES CONOMIQUES POSS PAR LA GUERRE ET SES CONSQUENCES VENTUELLES, Orientation conomique du Grand-Duch de Luxembourg Rapport gnral de la Commission, Luxembourg, 1919. Expression employe par le quotidien Libre Belgique, 03.10.1919. TRAUSCH G., Pierre Nothomb et la question du Luxembourg l'poque de la Premire Guerre mondiale, in: Hmecht. Revue d'histoire luxembourgeoise, 1(1977), pp.19-37. Voir aussi les mmoires du directeur gnral [lisez: ministre] de l'Instruction publique, WELTER N., Im Dienste. Erinnerungen aus verworrener Zeit, Luxembourg, 1925, diffrents chapitres. MABILLE X., Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement, Bruxelles, 1986, pp.213 sqq. MELCHERS E.T., MELCHERS-SCHMOL U., Unvergessene Gestalten unserer Dynastie, ISP, Luxembourg, 1998, tome II, p.189; CALMES Chr., Les tiraillements allis autour des fianailles et sur le mariage de la Grande-Duchesse Charlotte, in: Luxemburger Wort, 02.01.1994. Expression emprunte Nicolas Welter, op.cit., p.22.

9 10

11

12

13

Introduction

13

l'industrie luxembourgeoise des houillres belges et du port d'Anvers.14 Les contrecoups ne se font pas attendre. Ils enveniment encore davantage des relations qui sont au plus bas, et ce jusqu'au dbut du printemps 1920. C'est alors seulement que le ministre de Hymans retrouve le chemin d'une politique plus constructive en saisissant la perche que Paris lui tend pour honorer le coup de main apport par l'arme belge aux troupes franaises pendant l'occupation de Francfort (avril 1920). Enfin, aprs plus de deux annes de tergiversations et de blocages, le nouveau Prsident du Conseil Alexandre Millerand est dispos lcher la proie qui a si bien servi la IIIe Rpublique pour mener par le bout du nez son alli: le Gouvernement franais est prt

dclarer officiellement au Gouvernement belge que la France n'a pas l'intention de conclure une union conomique avec le Luxembourg, et conseiller au Gouvernement luxembourgeois de ngocier en premier lieu avec le Gouvernement belge un accord de cet ordre.15Dans les tages de la Direction pour l'Europe mridionale au ministre des Affaires trangres Bruxelles, c'est le soulagement. Ni plus ni moins. Trop grandes sont les frustrations et les rancurs amonceles au fil des derniers mois, trop nombreuses les humiliations essuyes pour qu'elles cdent le pas quelque enthousiasme. Aussi le poids du pass pse-t-il lourd sur les tractations conomiques et douanires belgo-luxembourgeoises r-entames partir du 24 juillet 1920 dans une ambiance assez morne, caractrise par la lassitude gnrale. Seule la ferme volont commune d'aboutir tout prix un accord empche l'chec des pourparlers. Question de ncessit pour le Grand-Duch; question de prestige pour le Royaume.16 Voil aussi pourquoi les auteurs de la convention, pris entre l'enclume et le marteau par les positions apparemment inconciliables des propritaires de hauts-fourneaux wallons et de leurs confrres du Bassin minier luxembourgeois, tentent dsesprment d'amadouer les inquitudes excessives des premiers et d'esquiver les revendications lgitimes des seconds. dfaut d'y parvenir, ils cherchent leur salut dans une formule de compromis qui permet de sauver in extremis la signature de la convention d'union, le 25 juillet 1921. L'chappatoire consiste en la fameuse clause de rserve insre l'article trois. Elle circonscrit le principe lmentaire de l'galit complte de traitement des ressortissants des deux pays en limitant sa porte prcisment dans le domaine de l'industrie lourde: Toutefois, en vue de sauvegarder les int-

rts de l'industrie mtallurgique un juste quilibre dans les d'coulement de la production. mesures tarifaires dfinir par

nationale des deux pays, une commission paritaire recherchera conditions d'approvisionnement en matires premires et En cas de dsaccord, ce juste quilibre sera formul en des le Tribunal arbitral. La solution n'en est pas une. En vitant

soigneusement de trancher en faveur de dispositions nettes et franches qui eussent clairci une question dont l'enjeu est absolument capital au regard de l'importance de la branche conomique concerne, les pres du trait donnent d'emble une entorse une des maximes fondamentales sur lesquelles repose l'ensemble du contrat. Car miner la rgle du traitement galitaire pour la branche sidrurgique, revient en ralit priver le secteur de pointe de l'appareil productif luxembourgeois d'une garantie des plus lmentaires que l'union prtend pourtant tablir. Le conflit devient invitable. ct d'une srie d'autres affaires (question viticole, droits d'accises, problme ferroviaire, clauses montaires, etc.), le litige des matres de forges se profile rapidement en l'lment le plus dissolvant17 dans les relations entre les nouveaux partenaires. Pendant prs de huit ans, il met rude preuve les autorits bruxelloises. Mais aprs tout, le directeur gnral mile Mayrisch de la S.A. des Aciries Runies de Burbach-Eich14 15

16

17

MAEB, B.21, Tlgramme de Hymans la Lgation de Belgique, 02-03.10.1919. La dclaration officielle de dsistement adresse par Millerand aux autorits belges (cf. MAEB, B.21, Note de Margerie Hymans, 02.05.1920; Note pour Monsieur le Ministre, 26.04.1923, op.cit.; Millerand Margerie pour Hymans, 10.05.1920) date seulement du 10 mai 1920. Au sujet des crispations dans la ngociation belgo-luxembourgeoise, voir les mmoires de l'ancien directeur gnral de l'Agriculture, du Commerce et de l'Industrie COLLART A., Sturm um Luxemburgs Thron. 1907-1920, Luxembourg, 1959, pp.318 sqq. MAEB, B.24, Nieuwenhuys [ministre (=ambassadeur) de Belgique Luxembourg] au ministre des Affaires trangres, 16.12.1926.

14

Introduction

Dudelange (Arbed), ne les avait-il pas prvenues qu'elles seraient dans le Luxembourg, exactement dans les mmes conditions que l'Allemagne en Alsace-Lorraine? Au moment de l'entre envigueur de l'Union conomique Belgo-Luxembourgeoise (UEBL), la mise en garde profre par le patron du plus puissant groupe mtallurgique europen s'avre plus vraie que jamais: les difficults pour la Belgique vont seulement commencer!18

Depuis Talleyrand, il n'est plus besoin de rappeler que les tats n'ont que des intrts. Leurs grands desseins sont omniprsents dans la question du Luxembourg tudie jusqu' prsent essentiellement travers le prisme des chancelleries bruxelloise ou parisienne. Les travaux effectus sont par ailleurs focaliss sur l'vnement en soi, c'est--dire ses antcdents qui remontent au temps de la guerre, et les actions ou ractions mouvementes que le dossier suscite pendant la priode cruciale dlimite grosso modo par l'automne 1918 et l't 1921. L'image qui s'en dgage est avant tout celle du "calcul" d'un petit nombre d'hommes,19 chefs de gouvernements, ministres des Affaires trangres, diplomates ou hauts responsables des services administratifs et militaires des pays de l'Entente. L'ouverture des archives industrielles de l'Arbed permet d'y ajouter une dimension nouvelle.20 Celle-ci est, il est vrai, moins prestigieuse. En lieu et place des grands noms de l'histoire europenne, elle fait intervenir les chelons soi-disant infrieurs de la hirarchie des lites qui n'exercent ni fonctions ni mandats publics. Les aspects plus strictement conomiques traits par les milieux d'affaires impliqus dans la comptition dclenche par la guerre de 14-18 autour du patrimoine industriel luxembourgeois s'occupent aussi de problmatiques souvent taxes de mineures par rapport aux high politics.21 Mais, dans ce contexte, il faut penser au dicton allemand en vertu duquel le diable se trouve dans le dtail. Les exemples illustrant combien les choix des puissants de ce monde se brisent maintes fois sur la mise en pratique de leurs visions ne manquent pas. Nous voulons dire par l qu'il ne suffit pas de s'arrter au plan magistral des options, certes dcisives, comme celles retenues jadis par Paris et Bruxelles au sujet de l'avenir du GrandDuch, mais nanmoins insuffisantes pour rendre la ralit avec toutes ses facettes et toutes ses squelles long terme. Un examen approfondi du sort des aciries du Bassin minier luxembourgeois en particulier, et du devenir de la sidrurgie continentale en gnral, ne nous rvle-t-il pas combien les buts effectivement raliss par les vainqueurs du premier conflit mondial cadrent mal, ou pas du tout, avec leurs ambitions initiales irralisables en raison des rsistances tantt ouvertes, tantt larves des patrons d'usines? Ne nous montre-t-il pas du coup une question du Luxembourg qui ne s'achve pas avec le dnouement des rivalits franco-belges conscutif la renonciation de Millerand au Grand-Duch une vingtaine de mois aprs l'armistice de Rethondes? En bousculant quelque peu la vieille chronologie de Clausewitz, la poursuite des intrts nationaux dans le domaine des industries lourdes prolonge la guerre par d'autres moyens. Jusque bien au-del du 10 janvier 1925, le contingentement des ventes d'aciers, la lutte des prix, le drglement de l'approvisionnement en matires premires l'enfournement ou la comptition entre les capitaux de diffrentes nationalits investis dans les forges, etc. entretiennent un vritable tat de sige conomique impos par les clauses transitoires du trait de Versailles. La paix des barons du fer reste faire. Elle se conclut, du moins dans une large mesure, l'insu des gouvernements dans la foule des cartels et autres accords privs datant pour la plupart du dernier trimestre de 1926. La Question sidrurgique du Luxembourg devient par ce biais toute europenne. La mutation est responsable de l'mergence des chefs d'entreprises d'un petit tat. Ils retrouvent d'abord leur autonomie face aux aspirations hgmoniques de la France et de la Belgique pour occuper une place centrale dans la rorganisation des industries lourdes au sein18 19 20 21

MAEB, B.12, Rapport du Prince de Ligne Hymans, 30.04.1919. DUROSELLE J.-B., Tout empire prira. Thorie des relations internationales, Paris, 1992, p.22. Pour un aperu des structures du groupe mtallurgique Arbed, voir le schma la page 20. BATTISTELLA D., Thories de relations internationales, Paris, 2003, p.400.

Introduction

15

de l'Entente Internationale de l'Acier (EIA) et de la European Rail Makers Association (ERMA). Ils accdent par surcrot une puissance qui leur permet, en 1928/29, de venir bout des diffrents litiges ns d'une UEBL trop longtemps considre par les diplomates bruxellois comme tant un substrat de leurs imprialismes. plus de dix annes d'intervalle, grce un acte d'autorit des chefs de l'Arbed, le malaise suscit par l'incorporation du Luxembourg dans le programme des buts de guerre du Royaume s'estompe. Les Aciries Runies de Burbach-Eich-Dudelange, un tat dans l'tat? L'cole marxiste aurait sans doute vite fait de reprer dans la manire dont le diffrend belgo-luxembourgeois est finalement liquid une preuve confirmant la toute-puissance de l'Internationale capitaliste. Le dpouillement mthodique des sources d'archives nous apprend une ralit diffrente.22 La lecture objective sans prjug idologique des documents dmasque le caractre largement artificiel des modles thoriques, quels qu'ils soient. Par dfinition rducteurs du dtail afin de dgager les grandes lignes au niveau des mcanismes du pouvoir, les schmas d'interprtation abstraits aboutissent des prceptes trop gnralisants. Ils trouvent leur confirmation surtout dans les nombreuses exceptions la rgle. Aussi avons-nous prfr opter pour la mthode classique, peut-tre moins difiante et sophistique, mais nanmoins efficace, de Jacques Barity. Des annes durant, nous avons dpouill des dossiers; au fur et mesure de

ce travail de dpouillement des sources originales, les faits se sont tablis d'eux-mmes avec vidence [malgr nous, nous aimerions rajouter: parfois avec moins de clart], puis les interprtations se sont progressivement imposes, et enfin les conclusions. La conviction personnelle du spcialiste des relations franco-allemandes, savoir que la vrit historique n'est pas antrieure au travail de recherche,23 est aussi la ntre.Autant dire qu'il n'y a pas d'a priori. Notre travail sur la question du Luxembourg dans la perspective conomique fait tat de la complexit du dossier, de la multitude des protagonistes associs sa solution et du chevauchement des intrts souvent diamtralement opposs qui tantt provoquent des blocages tantt ouvrent des perspectives inattendues. Il s'en dgage un champ d'tude particulirement fertile pour analyser le cheminement de certains grands projets situs au point d'intersection des influences nationales et internationales exerces d'une manire concomitante par les autorits publiques, les industriels et les milieux bancaires. L'examen, cas par cas, ne se contente pas d'exposer les diffrents choix retenus, leurs origines, leur aboutissement ou, le cas chant, leur chec en cours de route. Il s'applique en mme temps tirer le meilleur parti des montagnes d'anciens papiers sauvegards aux archives de la prsidence, de l'administration centrale, du contentieux et du service financier de l'Arbed. Cette documentation de tout premier choix est largement inconnue et inutilise jusqu' prsent. Complte le cas chant par des liasses de la S.A. des Hauts-Fourneaux et Aciries de Differdange-St.Ingbert-Rumelange ou des apports externes, en l'occurrence les correspondances des Affaires trangres belges et luxembourgeoises, les papiers privs de Hugo Stinnes entreposs la Konrad-Adenauer-Stiftung Sankt-Augustin (Bonn), les archives de Saint-GobinPont--Mousson Blois et, au Creusot, les fonds grs par l'Acadmie Franois Bourdon, cette varit des sources permet d'atteindre une masse critique, quantitative et qualitative, de sorte qu'elle nous autorise faire revivre l'ambiance qui autrefois rgnait dans les tages de direction des entreprises. L'tat d'esprit et les tats d'me des patrons nous paraissent bien des gards primordiaux comme facteur d'explication. Ils jouent un rle absolument fondamental sur le plan de la rflexion et du processus de la prise de dcisions chez les propritaires d'usines. Vouloir22

Comparez avez les conclusions de John R. GILLINGHAM [Industry and Politics in the Third Reich. Ruhr Coal, Hitler and Europe, Stuttgart, 1985] sur la toute-puissance prsume, mais en ralit moins relle des industriels de la Ruhr pendant la Seconde Guerre mondiale. BARITY J., Les relations franco-allemandes aprs la Premire Guerre mondiale. 10 novembre 1918 10 janvier 1925 de l'Excution la Ngociation, Paris, 1977, p.756.

23

16

Introduction

envisager l'histoire avec l'il d'un tiers commentateur plac au-dessus de la mle en cherchant cote que cote une interprtation rationnelle tout pisode, peut en effet mener droit dans l'impasse, voire dans l'erreur. Les exemples qui soulignent les insuffisances de l'approche cartsienne abondent. L'obstination affiche au milieu des annes vingt par le Comit des Forges de France (CFF) lors des tractations au sujet du contingent des aciers lorrains exporter en Allemagne, ne se comprend qu' travers les plaies laisses par la guerre. C'est le cas galement du conflit mtallurgique belgo-luxembourgeois. Une enqute quantitative aurait beau dmontrer, chiffres l'appui, combien peu les frais de transports interviennent aprs tout dans le prix de revient d'un produit lamin. Il n'en demeure pas moins vrai que pendant prs de dix ans, les deux camps s'affrontent violemment cause d'un cart de tarifs dont la diffrence n'a ni ruin les uns ni amlior la comptitivit des autres. Le comportement belliqueux des patrons n'a ainsi moins voir avec le strict bon sens qu'avec une raction excessive des Grand-Ducaux face l'arrogance avec laquelle les homologues belges les avaient traits au lendemain du 11 novembre 1918. Il est en plus l'expression d'une forte dose d'amour-propre des matres de forges ayant pris l'habitude de donner leurs subalternes des ordres excuts sans discussion ni opposition. Au risque de s'accommoder d'un langage parfois familier et brutal, nous avons donc choisi de nous placer rgulirement la hauteur des acteurs de l'poque en leur laissant la parole. Mieux que quiconque ils savent articuler les angoisses ou les calculs souvent passablement sordides qui les animent. Personne d'autre qu'eux-mmes ne connat mieux les amitis et les haines, les solidarits et les gosmes qui les lient ou qui les opposent, et qui conditionnent leur conduite. Celle-ci ne donne bien entendu pas forcment une construction logique. Les sentiments, avec toutes leurs incohrences et contradictions, promettent en revanche d'tre plus prs d'une vrit qui peut paratre subjective dans notre perspective, mais qui est pourtant relle et dterminante au point de vue des responsables autrefois aux postes de commande. Leurs gestes se prsentent ds lors sous un jour diffrent. L o l'histoire structurale nous propose une vision cohrente et dterministe du droulement des vnements, la dimension humaine du rcit des enchanements qui aboutissent telle ou telle autre dcision dvoile des incompatibilits dont les racines plongent dans la mentalit des seigneurs de l'ge moderne du fer. Il faut par consquent se garder de l'image lgendaire des lites industrielles qui, d'une main de matre, auraient constamment obi de grandioses stratgies bien mries avant d'tre appliques avec mthode. Les vrais paramtres l'origine de maintes options qui engagent l'avenir des forges ne se laissent ni mesurer ni insrer dans un schma prconu. Ils rpondent la plupart du temps des considrations trs ponctuelles et tout fait personnelles. En un mot: il serait vain de vouloir attaquer un thme comme le ntre en poursuivant un axe rectiligne trac par la seule raison. La place privilgie accorde la gense fortuite des choix patronaux ne dispense bien sr pas l'historien d'exercer son mtier. Alors qu'il essaye de se mettre dans la peau des personnages figurant au centre de ses investigations afin de mieux discerner leurs actions ou ractions, il doit aussi constamment prendre ses distances par rapport l'vnement et se repositionner l'extrieur, la fois pour re-construire le soubassement contextuel et pour dresser la superstructure normative qui, en obissant aux rgles de la mthode critique, tente de donner la (les) interprtation(s) possible(s) au vcu, tel qu'il transparat avec plus ou moins de prcision travers les sources. Vu l'importance et la nature par dfinition imprvisible du facteur humain, nous avons jug sage de mnager nos conclusions avec parcimonie. Combien de fois croyionsnous en effet tenir le bon bout pour rendre intelligible un aspect prcis, alors que, des annes plus tard, la dcouverte d'une pice retrouve par hasard dans une liasse consacre un tout autre sujet nous rvlait soudain une version totalement diffrente des faits? Le plus frappant exemple cet gard consiste sans nul doute en la chute spectaculaire des quanta de coke en provenance de l'Eschweiler Bergwerks-Verein (EBV). La houillre situe au bassin d'Aix-la-Chapelle est en principe un puits indpendant, mais son capital appartient majoritairement l'Arbed. Aussi le gros de l'extraction tait-il rserv l'enfournement dans les usines du groupe mtallurgique luxembourgeois, jusqu'au tournant de 1925/26, lorsque les

Introduction

17

envois cessent pratiquement.24 La rupture des livraisons rsulterait-elle du retour aux marchs libres du charbon ou d'une diffrence de la qualit du combustible par rapport celui de la Ruhr, comme le suggrent les innombrables correspondances changes entre les Aciries Runies et l'EBV? Le vritable motif est ailleurs. Il doit d'abord tre attribu la volont d'mile Mayrisch et consorts d'empcher que les titres de leur filiale aixoise ne soient cots trop haut en Bourse, parce que cela et t agrable une minorit turbulente d'anciens actionnaires allemands avec lesquels le directeur gnral et le prsident du conseil d'administration de l'Arbed sont en conflit et dont ils aimeraient se dbarrasser! Ensuite, la compression de la consommation des charbons appartenant en propre l'Arbed doit galement tre envisage sous l'angle de la formule mathmatique adopte pour la rpartition des bnfices au sein de la nouvelle communaut d'intrts Arbed-Terres Rouges-EBV-Clouteries & Trfileries des Flandres et leurs filiales respectives. L'utilisation de grandes quantits de coke au prix de revient par les Aciries Runies aurait entran des rpercussions sur le partage de la masse des gains au dtriment de la maison-mre du consortium. Une seule bribe de phrase prononce en passant dans un rapport trs confidentiel traitant d'une fusion ventuelle des forges belges d'Esprance-Longdoz avec Burbach-Eich-Dudelange aura suffi pour bouleverser de fond en comble des connaissances que nous considrions pourtant comme acquises. Le danger de faire fausse route en laissant s'chapper le moindre dtail qui pourrait s'avrer primordial est omniprsent dans une matire aussi complique que la vie intrieure d'une socit mtallurgique. Chaque dcision y est la somme d'une multitude de critres technologiques, conomiques, commerciaux, juridiques, financiers, politiques et diplomatiques sans cesse changeants. En plus, tous ces lments s'imbriquent les uns dans les autres. Aux yeux des patrons, ils passent pour des sous-entendus, comme s'il n'y avait rien de plus naturel au monde. Partant, leurs rapports, notes et courriers ne s'attardent gure dvelopper in extenso des gnralits supposes connues de tous les intervenants en charge d'une affaire. L'historien d'aujourd'hui en ptit. L'enchevtrement des considrations de diffrents ordres devient ardu au point de nous mener tantt au bord de nos capacits d'entendement, tantt de nous laisser perplexes devant certains phnomnes surprenants auxquels, dcidment, on n'aurait jamais song avant d'tre confront avec l'vidence des documents. Qui aurait en l'occurrence cru que ce fut en dernire analyse le projet de transformer l'acirie Thomas de Rothe Erde Aix-la-Chapelle en une acirie Martin qui a dclench une avalanche de considrations diverses et varies dont le fin mot consiste en le ralliement, malgr lui, de Mayrisch au cartel international des producteurs europens?

Les contrarits voques font que notre travail en trois sections doit en permanence changer de registre thmatique et de perspective gographique. La premire partie consacre aux antcdents du litige tarifaire avec les aciristes du Hainaut et du Ligeois est tridimensionnelle en ce sens qu'elle prsente l'industrie du Bassin minier du Grand-Duch comme un enjeu des imprialismes de la IIIe Rpublique et du Royaume de Belgique, depuis la fin de la Grande Guerre jusqu' la signature et la ratification du trait UEBL en 1921/22. part une foule d'informations nouvelles sur l'acquisition des usines ex-allemandes par des consortiums francobelgo-luxembourgeois, la recherche focalise sur l'approvisionnement des forges locales avec du coke mtallurgique et leur rorientation commerciale vers les marchs dits de grande exportation, met en lumire des lments inconnus jusqu' prsent. Elle contribue relativiser la vision classique de l'attitude rsolument francophile des matres de forges nationaux dans la question du Luxembourg. La deuxime partie met l'accent sur le ct bilatral. Elle analyse les dbuts et les dveloppements du conflit entre mtallurgistes belges et luxembourgeois tout en ne perdant pas de vue d'autres problmes qui opposent les deux tats partenaires conomiques et douaniers, en l'espce le projet de fusionner les rseaux des chemins de fer du Grand-Duch sous la tutelle des Belges. L'attrait principal de cette partie consiste dmontrer combien une entreprise prive comme l'Arbed a men la politique intrieure et trangre du pays jusqu' ce24

Voir le tableau XII et le graphique, pp.306 et 308.

18

Introduction

que, en faisant valoir des prtentions exagres, elle dclenche en 1924 l'engrenage qui mne la chute du gouvernement de la droite.25 La troisime partie commence avec le grand tournant intervenu au milieu des annes vingt. Depuis l'expiration du rgime transitoire quinquennal instaur par la confrence de Versailles, la libert conomique renaissante et le retour en force de la Ruhr ajoutent aux quilibres industriels du Bassin minier une quatrime dimension: l'internationalisme des syndicats patronaux. Grce une documentation d'une richesse exceptionnelle, nous avons pu soumettre l'univers des trusts un examen approfondi pour dgager le vritable rle assum par les Grand-Ducaux au sein de l'Entente Internationale de l'Acier et de la European Rail Makers Association. L encore, les archives parlent un langage qui contraste singulirement avec les mythes vhiculs par l'historiographie traditionnelle. Les derniers chapitres sont finalement vous la transformation non moins spectaculaire de l'actionnariat de l'Arbed. Ces remaniements ramnent l'un des plus gros producteurs de fer europens dans le sillage belge. Ils prfigurent le dnouement du litige tarifaire en 1929. Les trois sections ont en commun d'tre compltes par des notices biographiques ddis aux principaux personnages du monde industriel (et politique). Le lecteur y trouvera tantt des renseignements supplmentaires dont l'insertion dans le corps de l'ouvrage aurait cependant drang la trame de l'expos, tantt des informations relatives aux rseaux existant entre des hommes qui ont appris se connatre dans les auditoires des grandes coles techniques de l'poque, qui partagent les mmes spcialits, qui se sont rencontrs lors des prgrinations de jeunes stagiaires en dbut de carrire, qui ont subi les mmes expriences pendant la Grande Guerre ou qui se ctoient rgulirement dans les conseils d'administration des diffrentes forges qu'ils reprsentent. La compilation d'une base de donnes partir d'innombrables curriculums vit, de notices ncrologiques ou d'autres indications personnelles recueillies au cours de nos investigations drive ainsi sur une espce de sous-produit des plus utiles au regard des futures recherches. L'exploitation mthodique et la mise en valeur du matriel recueilli restent en fait entreprendre.

Insistons, pour terminer, sur les nombreuses dettes de reconnaissance contractes pendant la quinzaine d'annes que dura la collecte des sources et la rdaction du prsent ouvrage. Parmi toutes les personnes qui mritent ma profonde gratitude, le Professeur Gilbert Trausch occupe sans conteste la premire place. Depuis que, jeune tudiant inscrit en premire anne au Centre Universitaire Luxembourg, j'ai fait sa connaissance, il n'a cess de m'encourager, d'abord terminer mes tudes avec un mmoire de matrise que, sans tre patron, il a largement inspir grce ses conseils. Ensuite, aprs le stage pdagogique de professeur de lyce, il m'a incit renouer avec la recherche scientifique en m'invitant rejoindre une quipe de jeunes chercheurs runis au Centre d'tudes et de recherches europennes Robert Schuman frachement cr l'poque. Il n'a eu finalement de cesse avant de m'avoir convaincu, un peu malgr moi, d'utiliser la quantit des notices entre-temps amasses pour en faire autre chose qu'un modeste article. Aujourd'hui, je sais qu'il avait raison de me talonner et de me mettre en contact avec celui qui devint mon patron de thse. Le Professeur Philippe Mioche de l'Universit de Provence voulait bien s'intresser moi. En acceptant sans dtours de diriger mes travaux, il me donna sa confiance et son expertise judicieuse pour mener bon port l'exploitation du matriel documentaire. En m'orientant vers des pistes nouvelles, ses conseils et remarques critiques m'ont donn la sensation d'une collaboration sincre et fertile. Je lui dois honneur et respect. Les temps passes dans les caves et les greniers de l'Arbed, qui aujourd'hui fait partie intgrante du groupe sidrurgique Arcelor, m'ont amen faire la connaissance d'une foule de gens sympathiques parmi lesquels j'aimerai relever particulirement Monsieur Albert Rinnen, ainsi que Monsieur Patrick Seyler, le chef du service des Communications & Relations publiques, et ses proches collaborateurs, Messieurs Paul Bertemes et Augusto Volpolini. Responsables des archives25

Pour la composition des gouvernements luxembourgeois, cf. THEWES G., Les gouvernements du Grand-Duch de Luxembourg depuis 1848, Service Information et Presse, Luxembourg, 2003.

Introduction

19

d'un groupe mtallurgique qui a profondment marqu le Grand-Duch contemporain, ils ont fait preuve d'intelligence et de clairvoyance en se rendant compte de l'importance capitale, au point de vue de l'histoire nationale, des trsors dont il ont la garde. Ils m'ont ouvert leurs armoires que je pouvais consulter librement, ma guise. L'accueil chaleureux et prvenant qu'ils m'ont rserv fut toujours pour moi un vrai plaisir. Sans leur soutien, mon travail n'aurait jamais vu le jour. La mme remarque vaut, plus forte raison, pour Monsieur Joseph Kinsch, prsident de l'Arbed, puis d'Arcelor. Son intrt trs marqu pour la sidrurgie d'autrefois a t pour moi un puissant stimulant supplmentaire. J'aimerai galement exprimer ma gratitude Madame Franoise-Marie Peemans des Archives du Ministre des Affaires trangres Bruxelles, Monsieur Jacky Robinet et Madame Sabrine Gillespie-Lcuyer des Archives Industrielles de Saint-Gobin-Pont--Mousson de Blois, Messieurs Yvan Kharaba et Yves Mnager de l'Acadmie Franois Bourdon au Creusot, Monsieur Claude Meintz des Archives Nationales Luxembourg, Monsieur Jean-Pierre Wagener de l'Association Luxembourgeoise des Ingnieurs et Architectes, et l'ensemble du personnel de leurs institutions respectives. Leur dvouement m'a beaucoup facilit la tche. Recht herzlicher Dank

gebhrt auch Frau Dr. Angela Keller-Khne von der Konrad-Adenauer-Stiftung in Sankt Augustin und Herrn Jrgen Kley, Chefjustitiar der Stinnes A.G. in Mlheim an der Ruhr. Ihre Bemhungen haben mir den Zugang zu den privaten Nachlasspapieren von Hugo Stinnes erffnet, ohne deren Einsicht sicherlich so manch interessanter Teilaspekt der Nachkriegsgeschichte nicht htte errtert werden knnen. Merci aussi Monsieur Jean-Jacques Massart et Madame ColetteDelplancke de la Gnrale de Banque Bruxelles, aux historiens belges Ren Brion et Jean-Louis Moreau qui m'ont donn accs aux archives de la SGB, ainsi qu'au personnel des ambassades de Belgique et du Danemark Luxembourg, Madame Caroline Boyer, Messieurs Jacques Maas, Horst Wessel, Guido Mller, Piers Ludlow, Jean-Marie Moine et Guy Gengler, qui m'ont fourni des informations d'appoint sur la biographie de certains personnages importants de l'poque. Un grand merci revient galement Monsieur Frank Eyschen. En expert des nouvelles technologies, il a fait un remarquable travail en composant des cartes schmatises du bassin sidrurgique lorrain-luxembourgeois ainsi que du bassin houiller lorrain-sarrois au lendemain de la Grande Guerre. Finalement je ne voudrai pas manquer d'voquer le concours dvou de mon collgue historien mile Krier, malheureusement dcd dans la fleur de l'ge. Maintes fois, il avait su me donner un coup de main en me fournissant des renseignements fort comptents ou en me prtant des notes et documents en sa possession. Ma profonde reconnaissance revient aussi mon ami Sylvre Sylvestrie qui a eu la gentillesse, et l'assiduit, de passer au peigne fin le manuscrit en veillant l'orthodoxie grammaticale et orthographique. En tiers lecteur non spcialiste de la matire traite, il a plus d'une fois su me prserver de sauter un peu trop rapidement d'ide en ide quand la passion m'emportait dvelopper, dans le jargon des matres de forges, des dmonstrations tortueuses et complexes tisses de sous-entendus et de supposs connus, mais que les non initis forcment prouvent parfois du mal suivre. Sylvre m'a alors aid retrouver la juste mesure, aussi et notamment pour arrondir quelque peu les angles de mon vocabulaire par trop inspir de la verve caractristique de la plupart des courriers changs dans le contexte des frictions qui jadis ont chauff les esprits des deux cts de la frontire belgoluxembourgeoise.

20

Introduction

La communaut d'intrts ARBED Terres Rouges

fonderie d'Eich1847

usine de Dommeldange1866

usine de Esch-Schifflange1870

usine de Burbach1857

Socit en commandite des Forges d'Eich, Le Gallais, Metz & Cie. 1904(anc. Auguste Metz et Cie., fonde en 1838)

Eschweiler Bergwerks-Vereincommunaut d'intrts:

S.A.des HautsFourneaux et Forges de Dudelange 1882

S.A des Mines du Luxembourg et des Forges de Sarrebruck 1862(anc. Soc. en participation des Forges de Sarrebruck, fonde en 1856)

1913

usine de HostenbachS.A. des Aciries Runies de Burbach-Eich-Dudelange

S.A des Ciments Luxembourgeois1911 / 1920

ARBED 1911

achat: 1912

BrohltalA.G. fr Stein- und Tonindustrie reprise: 1917

Mtallurgique d'AubrivesVillerupt

Charbonnages Helchteren-Zolder Laura-Vereeniging1920

communaut d'intrts:

Clouterie et Trfilerie des Flandes1922

Felten Guilleaume Carlswerk A.G. Kln 1920 Companhia Siderurgica Belgo-Mineira (Brsil)1920 1921

COLUMETA

Transaf. S.A. de Transports et d'Affrtements (Anvers) S.A.Talleres Metalurgicos San Martin Tamet (Argentine)1921

S.A. Mtallurgique des Terres Rouges S.A. Minire des Terres Rouges

TERRES ROUGES 1919

absorbe par la Gelsenkirchener:

Aachener Httenverein1907

Gelsenkirchener Bergwerks A.G.

Adolf-Emil Htte(Esch Belval) 1909-1912

usine Brasseuracquisition par Aachener:

(Esch Terres Rouges) 1870 1892

usine Rothe Erde(Aachen)

trfilerie d'Eschweiler(Aachen)

usine d'Audun-le-Ticheacquisition par la Aachener:

1902

Introduction

21

Carte I Le bassin industriel lorrain-sarrois-luxembourgeois, dit du Sud-Ouest (1914)source: Comit des Forges de France, Imp. Sur zinc Monrocq, Paris, 1914

22

Introduction

Carte II Les principales usines du bassin sidrurgique lorrain-luxembourgeois (annes 1920)Carte compose par Eyschen Frank

Introduction

23

Carte III Le bassin houiller lorrain-sarrois (annes 1920)Carte compose par Eyschen Frank

Un mauvais dpart

I.1. Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge: la liquidation de la Gelsenkirchener Bergwerks A.G.

Dans ce mariage de raison qu'est l'UEBL, les choses sont dcidment mal parties. La constatation est vraie au niveau de la politique, en ce qui concerne les sphres gouvernementales et diplomatiques. Elle est justifie aussi, et en particulier, pour caractriser les relations entre mtallurgistes. Un malaise latent les oppose depuis l'poque de la guerre. Avec la fin des hostilits, les irritations accumules pendant les dernires annes se dchanent en un violent conflit d'intrts qui passe par la tourmente des annes 1918 1920 comme un fil d'Ariane.

Les prsums profits de guerre de l'Arbed, source de rancunesLa brouille clate au grand jour le 20 novembre 1918, peine deux semaines aprs l'entre en vigueur de l'armistice de Rethondes. En pleine sance du Comit Central Industriel de Belgique runi au grand complet, Gustave Trasenster,1 le directeur-grant et prsident du conseil d'administration des forges d'Ougre-Marihaye, provoque de toutes pices un srieux incident. En faisant sienne la pense partage par une bonne partie de ses homologues wallons, il heurte de front ses compatriotes Gaston Barbanson2 et Georges Dewandre3 auxquels il1

2

3

TRASENSTER Gustave (1855-1931). Ingnieur des mines sorti de l'Universit de Lige, Gustave Trasenster dbute sa carrire (1880) auprs de la Fabrique de fer. Il s'y distingue par l'introduction du procd Thomas. En 1892, il organise la fusion avec la S.A. des Charbonnages et Hauts-Fourneaux d'Ougre (fonde en 1835) au sein de laquelle il accde aux responsabilits de directeur-grant. ce titre il joue galement, en 1900, un rle dterminant dans la fusion constitutive de la S.A. d'OugreMarihaye dsormais lance dans la voie des extensions, des prises de participations et des absorptions. Trasenster cumule jusqu'en 1919 les postes de directeur et de prsident d'Ougre. partir de cette date, il conserve uniquement ses fonctions de chef du conseil; son mandat de directeur gnral, il le cde son gendre Jacques van Hoegaerden. KURGAN-VAN HENTENRIJK G., JAUMAIN S., MONTENS V., Dictionnaire des patrons en Belgique, Bruxelles, 1996, p.586; BRONNE Ch., L'industrie belge et ses animateurs, s.l. [sans lieu], s.d. [sans date], pp.113-119. BARBANSON Gaston (1876-1946). Gaston Barbanson est le fils du vice-gouverneur de la Socit Gnrale de Belgique Lon Barbanson et de Wilhelmine Tesch originaire d'une illustre famille de souche luxembourgeoise. Il tudie la philosophie et le droit l'Universit de Bruxelles. Aprs un court passage au barreau de la capitale belge, il passe un stage d'un an dans une banque Cologne pour se lancer ensuite fond dans les affaires. Directeur de la Socit des Ciments de Buda Haren, il devient commissaire des Hauts-Fourneaux et Forges de Dudelange, une des trois socits qui fusionnent en 1911 pour former l'Arbed. En aot 1914, Barbanson s'enrle comme volontaire dans l'arme belge, d'abord au front pendant six mois, puis comme dlgu du ministre de la Guerre jusqu' la fin des hostilits. Durant son exil Sainte-Adresse et Paris, il dirige aussi le secrtariat gnral du conseil conomique rattach au ministre belge des Affaires conomiques. ARBED, P[rsidence].VII-A, Curriculum vit, 16.04.1946; P.XXIX (29), Note de Barbanson, s.d. DEWANDRE Georges (?-1932). Sorti ingnieur de l'cole de Lige, Georges Dewandre fait ses premires armes aux Forges de la Providence Marchienne et Hautmont, avant de devenir rgisseur la socit des Hauts-Fourneaux de Monceau-sur-Sambre et directeur-grant des Aciries du Sclessin en Belgique. Sa prsence dans la sidrurgie luxembourgeoise remonte la constitution de l'Arbed. Ds le mois de juillet 1911, il sige au conseil d'administration de la socit nouvellement cre (avant cette date, il exerait un mandat au Aufsichtsrat de la forge sarroise de Burbach). Dewandre est en outre administrateur d'innombrables compagnies industrielles (Leather Cloth Ltd. Londres; Socit La Glace Pure Lille; Cramique de Maastricht; Faenceries de Nimy; Socit des Boulonneries Lige; Charbonnages du Nord-Ouest de la Bohme; Banque Centrale de Lige; etc. Ensemble avec ses deux

28

Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge

refuse de reconnatre le statut de reprsentants des industriels belges. Le prtexte que ces deux derniers exercent les fonctions respectivement d'administrateur et de membres au comit de direction d'une entreprise mtallurgique du Grand-Duch, n'induit personne en erreur sur les vritables dessous de ce coup d'clat. Plutt que de s'en prendre aux hommes, le patron ligeois vise la socit des Aciries Runies qu'ils reprsentent. Les vraies intentions de Gustave Trasenster se concrtisent le lendemain, 21 novembre, lorsque la polmique reprend de plus belle devant une espce de cour d'honneur improvise la hte. Le prsident du Comit Central, Jules Carlier,4 y assiste en observateur neutre, tandis que deux autres administrateurs du groupe sidrurgique luxembourgeois, le comte Adolphe Ziane5 et l'ingnieur Flix Lacanne,6 tous les deux ressortissants de nationalit belge, sont convoqus d'urgence pour soutenir la dfense de Barbanson. De concert avec l'avocat bruxellois et conseil juridique de l'entreprise, Maurice Despret,7 ils somment le dirigeant d'Ougre de s'expliquer sur les griefs lancs la veille l'adresse de l'Arbed au sujet du travail intensif accompli par cette socit dans ses usines luxembourgeoises depuis le jour de l'invasion en aot 1914.8 Le rquisitoire de Gustave Trasenster est svre. Sans s'exprimer ouvertement sur la question de la production de matriel de guerre, il accuse les confrres du Grand-Duch d'avoir fait travailler en plein les usines alors qu'ils auraient pu s'en dispenser. Sur un ton cassant il pour-

4

5 6

7

8

frres, il fait galement figure de pionnier de lindustrie automobile en Belgique (dveloppement des servofreins). ASSOCIATION DES INGNIEURS SORTIS DE L'COLE DE LIGE, Mmorial du Cinquantenaire. 18471897, Lige, 1898, p.314; FINARBED, s[ans].c[ote]., Relev des administrateurs, 28.07.1949. CARLIER Jules (1851-1930). Prsident de la Socit civile des Charbonnages du Bois-du-Luc, administrateur et vice-prsident (depuis 1924) de la S.A. John Cockerill, Jules Carlier assure de 1917 1930 la direction du Comit Central Industriel de Belgique. Cet organisme qui rassemble les diffrentes associations patronales poursuit entre autres la dfense des intrts gnraux communs de ses affilis. Aprs la Premire Guerre mondiale l'institution prend une importance croissante. Dictionnaire des patrons, op.cit., pp.87-88. Voir la notice biographique, p.501. LACANNE Flix (?-1919). Flix Lacanne commence sa carrire en 1875 comme jeune ingnieur volontaire l'usine de Dommeldange, une extension de la forge d'Eich situe aux portes de la ville de Luxembourg. Trois ans plus tard, il rentre en Belgique et s'engage d'abord auprs de la Socit de Marcinelle et Couillet avant d'entrer, en 1887, au service de la Providence o il devient successivement directeur technique des hauts-fourneaux ( Rhon), rgisseur des usines, directeur de la socit et enfin administrateur. Du ct de l'Arbed, il est nomm commissaire par l'assemble gnrale (1914) pour occuper, partir du 27 octobre 1917, un mandat d'administrateur en remplacement d'Auguste Laval. Trs souffrant au lendemain de l'armistice, Lacanne meurt en juillet 1919. ARBED, P.XXXVI (36), loge funbre. Conseil d'administration, 12.08.1919. DESPRET Maurice (1861-1933). Docteur en droit, avocat la cour de cassation, btonnier au barreau de Bruxelles, Maurice Despret est aussi prsent au conseil d'administration d'une vingtaine d'entreprises et de banques belges, dont la Banque de Bruxelles qu'il prside partir de 1919. Il joue un rle trs important dans la cration de l'Arbed en 1911. C'est ce moment que Gaston Barbanson fait appel ses services de jurisconsulte, spcialiste des fusions d'entreprises. Despret intervient une deuxime fois en 1912 pour mener bon port la rdaction de la convention instaurant la communaut d'intrts ngocie entre l'Arbed et l'Eschweiler Bergwerks-Verein. Grce ses talents, il russit chafauder une formule de contrat qui permet de contourner les inextricables dispositions de la fiscalit prussienne et d'conomiser du coup plusieurs millions de marks! Depuis lors, Barbanson recourt rgulirement aux conseils du juriste belge. En reconnaissance pour les services rendus, il lui offre en dcembre 1918 un poste d'administrateur l'Arbed. Despret exerce ce mandat jusqu' sa mort en juillet 1933. ARBED, P.1, Discours de bienvenue prononc par Barbanson l'assemble gnrale et au conseil, 25.10.1919, resp., 27.11.1919; Dictionnaire des patrons, op.cit., pp.224-225. Trasenster insiste pour limiter son accusation aux seules usines de l'Arbed sises en territoire grandducal, l'exclusion des installations situes en Allemagne, celles-ci n'ayant pu se dispenser de travailler. La distinction qu'il fait entre usines allemandes et installations luxembourgeoises s'explique aisment: Ougre-Marihaye possde jusqu'en 1917 la fabrique allemande de Quint qui non seulement a travaill en plein mais a mme, ce que l'on dit, fabriqu du matriel de guerre.

Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge

29

suit sa diatribe contre le directeur mile Mayrisch9 qui aurait couru de tous cts pour se procurer des matires premires et qui aurait mme entrepris des dmarches auprs des

autorits allemandes en vue d'obtenir la mise sous squestre de fours chaux belges afin de les contraindre lui fournir de la chaux.10Les reproches accablants du matre de forge ligeois mettent le doigt sur le chapitre complexe et dlicat des activits de l'Arbed pendant la Premire Guerre mondiale. L'entreprise est l'poque la seule des cinq grandes socits sidrurgiques du Grand-Duch mriter le qualificatif de luxembourgeoise, quoique les deux tiers environ de ses parts sociales soient souscrites par des actionnaires d'origine belge. Des quatre autres forges, trois sont directement contrles par les Allemands: la Gelsenkirchener Bergwerks A.G., la Deutsch-Luxemburgische Bergwerks- und Htten-Aktiengesellschaft et la Socit des Hauts-Fourneaux de Steinfort passe en 1912 sous le contrle des cbleries Felten & Guilleaume de Cologne.11 Sous le rapport de la production destine soutenir l'effort de guerre du Reich, elles occupent donc de toute manire une position part. Quant la quatrime usine, la S.A. des Hauts-Fourneaux de Rodange, elle est depuis 1905 une filiale d'Ougre-Marihaye et constitue un cas spcial en ce sens que la division continue de travailler, mais une allure fort rduite, avec un ou deux hauts-fourneaux seulement sur un total de cinq appareils. en croire Barbanson, l'entreprise aurait toutefois pendant l'occupation song remettre son acirie et ses laminoirs en marche et a mme fait des

dmarches en vue de se procurer les matires premires ncessaires. Je m'abstiendrai d'mettre des hypothses sur les raisons qui ont fait renoncer ce projet.Sans vouloir pntrer une problmatique peu tudie jusqu' prsent, il y a quand mme lieu de retenir certaines choses qui ne sont pas aussi simplistes que Gustave Trasenster l'admet. Ainsi, aprs avoir temporairement bouch ses hauts-fourneaux en t 1914, l'Arbed reprend sa fabrication sur les instances expresses des pouvoirs civils luxembourgeois, soucieux d'viter la mise au chmage de 10.000 ouvriers. La dcision a t approuve au pralable par les administrateurs belges du groupe mtallurgique. Selon toute apparence, le choix opr bnfice mme de l'aval du chef de gouvernement du roi, le baron Charles de Broqueville, que Barbanson frquente rgulirement Sainte-Adresse pour le mettre au courant de la situation.12 Encore faut-il ajouter que les usines de la socit ne marchent qu'au ralenti, environ 60% de leur9

10 11

12

MAYRISCH mile (1862-1928). Fils du mdecin douard Mayrisch venu s'installer dans le modeste hpital tabli dans une des annexes de la forge d'Eich, mile termine ses tudes secondaires l'Athne de Luxembourg avant de s'inscrire l'cole Polytechnique d'Aix-la-Chapelle. En 1885, il revient dans le pays, sans diplme. (En 1927 son universit lui dcernera le titre de docteur-ingnieur honoris causa). Engag d'abord comme volontaire (stagiaire) la S.A. des Hauts-Fourneaux et Forges de Dudelange dont son grand-oncle Norbert Metz tait co-fondateur, le jeune homme passe temporairement aux services de la socit concurrente de Rodange o il remplit les fonctions de chef de fabrication. En fvrier 1891, il retourne Dudelange pour diriger le laboratoire. Peu de temps aprs, il devient secrtaire gnral, ensuite directeur de la forge (1897). ce titre mile Mayrisch devient un des principaux artisans de la fusion de l'usine qu'il dirige avec la Socit en commandite Le Gallais, Metz et Cie. et la S.A. des Mines du Luxembourg et des Forges de Sarrebruck. Les trois entits sont troitement lies de longue date, la fois par la composition de leurs capitaux, la poursuite des intrts industriels communs et les nombreuses relations de parent existant entre les principaux dirigeants. N'empche, il a fallu vaincre un certain nombre de rsistances avant d'aboutir, le 30 octobre 1911, la fondation des Aciries Runies de Burbach-Eich-Dudelange. Mayrisch accde depuis lors au poste de directeur gnral technique de la nouvelle socit. Quand vers la fin de la guerre son collgue allemand, le directeur gnral commercial Edmund Weisdorff est invit dmissionner, il cumule les deux fonctions avant d'tre promu prsident de la direction gnrale du groupe Arbed en 1920. WAGNER J., ASCHMAN C., Fondateurs d'usines, matres de forges et grands matres de l'industrie sidrurgique luxembourgeoise, tir--part de la Revue Technique Luxembourgeoise, Luxembourg, 1937, pp.15-19. ARBED, P.XXIX (29), Note de Barbanson, 05.12.1918. Au sujet des usines de Steinfort, voir MAAS J., Walther Rathenau et les hauts fourneaux de Steinfort (1911-1919), in: Hmecht, 2(1991), pp.141-183. Le baron de Broqueville et Gaston Barbanson sont apparents. Voir AGR [Archives Gnrales du Royaume, Bruxelles], Papiers Broqueville, farde 43, Correspondance Gaston Barbanson.

30

Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge

capacit de production organise strictement dans les limites du programme de travail tel qu'il existait avant la guerre. Ce faisant, les Aciries Runies s'attirent les foudres de l'occupant. Une premire fois en 1916, quand l'administration militaire coupe les envois de ferromanganse; une seconde fois en automne 1917, lorsque la suspension des fournitures de coke provoque pendant plusieurs semaines l'arrt complet des installations. chaque fois les mobiles des Allemands sont identiques. Ils se servent de la rpartition des matires premires pour contraindre l'entreprise couler de l'acier obus. L'Arbed rsiste.13 Pourtant les commrages de la pire espce continuent d'clabousser l'image de la forge et de ses dirigeants. Bien sr, en dpit du refus de fabriquer des grenades et malgr le ralentissement de la production, le seul fait de continuer le travail dans les usines du Grand-Duch sert d'une faon ou d'une autre l'industrie de l'armement du Reich. Mais quelle eut t l'alternative? Bien sr, Mayrisch a invit aussi l'tat-major des Allis bombarder les units sidrurgiques allemandes de la Gelsenkirchener Belval et de la Deutsch-Luxemburgische Differdange, plutt que les divisions de l'Arbed Esch-Schifflange ou Dudelange. Mais de l raconter qu'il aurait vers des primes pour faire abattre les avions de l'Entente ( remarquer en passant: Franois De Wendel et bien d'autres mtallurgistes franais de la Moselle ont eux aussi t exposs aprs la guerre des critiques similaires pour avoir tent de prserver leurs usines en Lorraine contre les destructions causes par les appareils allis).14 On accuse galement le directeur gnral d'avoir sabot le systme du ravitaillement de la population civile par ses achats de nourriture sur le march noir. Au lieu de louer la prvoyance d'un patron suffisamment intelligent pour acqurir ds les premiers jours de l'invasion un stock de vivres distribu plus tard sous forme de deux millions de repas aux ouvriers et leurs familles,15 ses dtracteurs s'acharnent sur ses pourparlers mens avec les bureaux militaires et civils d'outre-Rhin. D'accord. Mais vu la constellation gopolitique du moment, toute qute pour arracher des rations de vivres supplmentaires devait forcment passer par Berlin. Il n'y avait pas d'autre option. Et on peut aujourd'hui se demander quels blmes autrement plus graves le matre de forge se serait expos s'il n'avait rien entrepris du tout pour soulager la misre de son personnel? Les mauvaises langues prtendent encore que les Aciries Runies auraient, de connivence avec les Allemands, dress des listes noires afin d'interdire la rembauche des ouvriers qui ont particip la grve d'aot 1916. C'est vrai, mais le licenciement des grvistes surtout des meneurs est une pratique courante dans le milieu patronal de l'poque, pendant la guerre, tout comme avant et aprs!16 En faire un acte de collaboration avec l'ennemi peut paratre assez absurde, surtout quand le reproche sort de la bouche des directeurs de socits belges qui pratiquent exactement les mmes mthodes pour rprimer la contestation proltarienne. Le mythe du mirifique butin de guerre est n sous le mme signe. la lumire des rapports financiers soumis au conseil d'administration et au su de l'ternel manque de liquidits au lendemain du conflit, il est aujourd'hui du moins permis d'mettre des doutes fonds son sujet.17 La reprsentation graphique des pertes & profits tablie partir de donnes statistiques usage strictement interne (voir le graphique) fait en tout cas ressortir qu'en 1921/22 par exemple il s'agit d'une anne franchement mauvaise cause de la crise internationale due aux13

14

15

16 17

ARBED, P.XXIX (29), Mayrisch au Ministre d'tat Kauffman, 05.03.1918; Dclaration de l'Arbed, s.d. [fin 1919, dbut 1920]; Rapport de Meyer Mayrisch, 04.11.1917; Rechtsgutachten fr die Vereinigten Httenwerke von Burbach-Eich-Ddelingen ber die Unzulssigkeit von Kriegslieferungen (rdig par le Dr. R. Brasseur), 04.11.1917. Voir, WORONOFF D., Franois De Wendel, Paris, 2001, pp.56 sqq.; DE WENDEL M., tude sur la Maison de Wendel et sur les attaques dont elle est l'objet, Hayange, 1936, pp.28-29. Les achats effectus au dbut de la guerre reprsentent une valeur qui dpasse 5 millions de francs. ARBED, P.XXXVIII (38), Note de Mayrisch au conseil d'administration, s.d. ARBED, AC. Confrences des directeurs techniques, Divers procs-verbaux, 1919 1921. ARBED, P.XXXVI (36), Diffrents procs-verbaux du conseil; FINARBED, Service Participations Profits et Pertes, tat comparatif des comptes de pertes et profits depuis la cration de la socit, 1925; Notes sur bilan, 1920-1923, Situation comparative de l'Arbed la fusion et au 1er aot 1921: rsultats de cette priode et affectation des bnfices bruts, 27.09.1921.

Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge

31

mventes et la dsorganisation de la production la suite de la grve gnrale de mars les bnfices (30,2 millions) dpassent quand mme et malgr tout de quatre cinq millions les actifs nets raliss pendant les deux meilleures annes de guerre, c'est--dire les exercices de 1916/17 (25,6 millions) et de 1917/18 (26,4 millions). Une comparaison avec les rsultats de 1911 1914 nous parat en revanche assez prilleuse. D'une part, la priode prcdant l'attentat de Sarajevo a t globalement une phase particulirement difficile pour la sidrurgie europenne; de l'autre il ne faut pas oublier que les trois socits rcemment runies sous une mme raison sociale subissent dans la foule du fusionnement d'importantes restructurations accompagnes d'une srie de grands investissements qui demandent aux actionnaires des sacrifices substantiels. En rapprochant ainsi les faibles excdents laisss par les exercices d'avant-guerre avec les gains suprieurs raliss pendant les hostilits, les ennemis de l'entreprise ont videmment le jeu facile. Toujours est-il que leurs arguments, au lieu d'tre fonds sur une analyse pertinente des bilans prsents aux assembles gnrales, sont davantage l'expression de la pure malveillance l'gard d'une forge qu'on veut dnigrer de propos dlibr.18

Bnfices de l'Arbed pendant les exercices de 1911 1924source: FINARBED, s.c., Etat comparatif des comptes de pertes et profits, 1925 (en millions de francs belges constants)

60 50 40 30 20 10 019 20 /2 1 19 21 /2 2 19 15 /1 6 19 14 /1 5 19 18 /1 9 19 19 /2 0 19 13 /1 4 19 16 /1 7 19 11 /1 2 19 12 /1 3 19 17 /1 8 19 23 /2 4 19 22 /2 3

56,5

37,3

14,8

19,710,87,1

25,6

26,417,9

30,2

28,1

34,5

18,6

Au Grand-Duch, ces mdisances sur l'enrichissement scandaleux des dynasties locales du fer sont largement stimules par un climat social en train de se gter. Non sans arrire-penses, les propos venimeux sont entretenus par les forces ouvrires socialistes et la droite catholique appuye sur la population rurale dans leur combat contre les libraux proches du grand capital. Les luttes politiques intrieures de plus en plus vhmentes contribuent de la sorte dvelopper dans le pays une atmosphre de suspicion, sinon d'hostilit. Elle ne passe pas inaperue l'tranger. Voil qui est grave car, en Belgique occupe et Sainte-Adresse, la campagne diffamatoire contre l'Arbed est suivie de trs prs. Elle apporte de l'eau au moulin des industriels du Royaume aigris par l'impuissance dans laquelle l'occupation les confine. Pleins d'amertume, ils subissent prlvements et dmontages. Assoiffs de revanche, ils assistent aux destructions qui laissent leurs sites dans un tat piteux. Sur 59 hauts-fourneaux existants, une quarantaine environ doivent tre entirement reconstruits neuf.19 Et au Luxembourg? Les chemines des usines plus ou moins intactes y fument toujours.

18

19

Cf. aussi la dclaration de Mayrisch devant l'assemble gnrale des actionnaires de l'Arbed [29.10.1918], in: Luxemburger Zeitung, dition du soir, 29.10.1918. Voir aussi KERCHOVE de DENTERGHEM Ch., L'industrie belge pendant l'occupation allemande. 19141918, in: SHOTWELL J.T., Histoire conomique et sociale de la guerre mondiale, Paris et New Haven, 1927, notamment la 3e partie Bilan de l'exploitation allemande, pp.180 sqq.

32

Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge

Le pas est alors vite franchi pour chercher la bte noire partout. Surtout, dans cette catgorie de jalousies teintes d'animosit, l'objectivit reste d'ordinaire sur le carreau. L'affaire des fours chaux voque par Trasenster devant le Comit Central Industriel est dans ce contexte trs difiante. Pendant l'occupation, la Socit des fours chaux de la Meuse a effectivement t place sous squestre par les Allemands, non pas la suite d'une action de Mayrisch, mais parce que l'usine se rebiffe contre des livraisons au profit du Stahlwerk Hagendingen de Thyssen en Lorraine. C'est alors seulement que les Luxembourgeois entrent en lice. Lies l'entreprise belge en vertu d'un contrat de fourniture longue dure pass avant la guerre dj, les Aciries Runies s'adressent l'intendance militaire allemande et ce, afin d'obtenir la leve des mesures coercitives dcrtes l'gard de la socit menace. La vrit sur le triste sort des fours de la Meuse correspond donc exactement le contraire de la version donne par le patron d'Ougre. Rien n'y fait, Gustave Trasenster campe sur sa position: il clame devant tout le monde que les explications fournies par Gaston Barbanson et ses amis ne l'avaient pas convaincu et

qu'il maintenait sa manire de voir, savoir que les usines luxembourgeoises de la Socit [Arbed] auraient d travailler moins.Les fronts se durcissent dans la foule quand l'homme appel sous peu la prsidence du conseil de l'Arbed passe la contre-attaque. Il rend la monnaie son rival wallon sans autre forme de procs. La Socit des Aciries Runies [] n'a pas fait autre chose que ce qu'ont fait en Belgique tous les charbonnages belges, y compris celui d'Ougre-Marihaye; je dirai mme

plus: Ougre-Marihaye a mis fruit pendant la guerre un nouveau charbonnage, celui de Braye, ce qui n'tait nullement indispensable. Le dml dgnre ds lors en une cascade d'invectivesrciproques domines par les piques personnelles. On peut du reste se demander si Gustave Trasenster a sincrement voulu accorder aux gens de l'Arbed une chance pour rfuter les critiques. Le parti pris de laisser l'entreprise luxembourgeoise sous le coup des accusations n'arrange-t-il pas merveilleusement les mtallurgistes du Royaume parce qu'il leur fournit un excellent motif supplmentaire pour appuyer leurs revendications aux dpens des GrandDucaux? Nous en reparlerons. Envisag sous cet angle, le tribunal d'honneur est d'office condamn l'chec. Flix Lacanne en est parfaitement conscient. De guerre lasse, il se rsigne reconnatre son impuissance face aux prjugs partisans du chef de la maison concurrente d'Ougre: vous [Trasenster] seul, [] vous tes impeccable, comme toujours d'ailleurs, et nous ne le sommes pas. La mise en exergue du caractre d'un patron belge, qui veut toujours avoir le dernier mot, en dit long. Quand on sait que ce temprament distingue galement le trs autoritaire et rancunier Barbanson, on parvient se faire une ide des sentiments, ou plutt des ressentiments, qui dominent les relations entre industriels des deux nations. Ils sont de mauvais augure, ds le dpart.

La dispute atteint un premier point culminant au cours de l'anne 1919. L'occasion en est fournie par la liquidation des proprits industrielles allemandes. l'exemple de ce qui se passe en Lorraine dsannexe, les konzern tablis au Bassin minier du Grand-Duch sont obligs de se retirer. C'est le coup d'envoi pour la rue sur le complexe de la Gelsenkirchener Bergwerks A.G., le fleuron des installations offertes en vente dans le pays. L'alination ne manque pas d'attiser les tensions belgo-luxembourgeoises, tel point qu'on aimerait parler d'une vritable bataille range entre l'Arbed d'un ct, le groupe ligeois Ougre-Marihaye et la Socit Gnrale de Belgique (SGB) de l'autre.

Le mystre des conciliabules Barbanson-SchneiderLa liquidation de la Gelsenkirchener, avec ses rserves minires au Grand-Duch et dans le bassin voisin de Briey, ses installations de la rgion d'Aix-la-Chapelle (Allemagne), ses hauts-

Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge

33

fourneaux Audun-le-Tiche (Lorraine) ou encore, ses usines luxembourgeoises (l'ancienne Brasseurschmelz Esch et la trs moderne Adolf-Emil Htte Belval), a fait l'objet d'une publication scientifique de l'historienne Monique Kieffer.20 Il n'entre par consquent pas dans nos intentions de reproduire ici les rsultats de cette enqute qui ajoute une srie d'lments nouveaux nos connaissances sur cet pisode cl pour le dveloppement ultrieur de l'Arbed. Nous nous contenterons simplement d'y apporter plusieurs complments rvls notamment par les archives entreposes aux Affaires trangres Bruxelles. Avouons aussi de suite que ces nouveaux apports soulvent en dfinitive plus de problmes qu'ils n'en rsolvent parce qu'ils nous font deviner des aspects inconnus sans qu'il soit toujours possible de les saisir avec prcision, d'apprcier leur juste importance ou encore, de trouver une rponse adquate aux multiples interrogations supplmentaires qu'ils soulvent. D'un autre ct, lesdites sources d'origine belge ont cependant le grand avantage d'tre trs parlantes deux titres. D'abord, elles talent les vises de certaines lites politiques et conomiques du Royaume dont l'attitude dans la question des avoirs allemands trahit sans ambages le sort qu'elles entendent rserver l'ensemble de la mtallurgie luxembourgeoise. Ensuite, en raction aux intentions avoues des Belges, l'approche des matres de forges du Bassin minier, tant propos de l'acquisition des installations de la Bergwerks A.G. qu'en matire de l'union conomique et douanire conclure, apparat bien plus htroclite et complexe qu'on ne l'admet dj. Envisags dans leur globalit, les renseignements recueillies dbouchent finalement sur la possibilit d'une interprtation plus nuance du comportement de Gaston Barbanson et d'mile Mayrisch au long d'une des phases les plus troublantes de l'histoire politique et industrielle contemporaine du Grand-Duch. Flix Chom, un ancien prsident du conseil de l'Arbed qui a dit en 1964 une volumineuse chronique de l'entreprise,21 ainsi que Monique Kieffer, dans ses travaux achevs il y a une dizaine d'annes, nous prsentent en fait une vision assez linaire, on oserait presque dire, dterministe, de la reprise du complexe appartenant autrefois aux patrons du Gelsenberg. l'instar des notices historisantes labores la fin des annes 1920 pour commmorer le dixime anniversaire de la transaction, les deux auteurs insistent par ailleurs beaucoup sur la parfaite unit de vues entre le prsident Barbanson et son directeur gnral Mayrisch d'une part, et d'autre part sur le parcours harmonieux et sans faute d'une affaire deux cents millions de francs o, apparemment, toutes les tapes se succdent avec une merveilleuse facilit en fonction d'un scnario prconu: une alliance conclue pendant la guerre entre les Aciries Runies et le groupe sidrurgique franais Schneider & Cie. du Creusot-Loire; des ngociations entames aprs l'armistice avec les Allemands pour fixer les modalits de vente; la constitution rapide d'un consortium international franco-belgo-luxembourgeois prludant la cration, en dcembre 1919, des deux socits S.A. Mtallurgique des Terres Rouges et S.A. Minire des Terres Rouges appeles absorber le patrimoine du konzern d'outre-Rhin, Aprs coup, l'opration termine avec succs, cette transmission des droits de proprit peut avoir l'air logique et vidente. Mais la question se pose: l'a-telle t en ralit?

Dans le discours de bienvenue adress Eugne Schneider22 le jour de son entre au conseil d'administration de l'Arbed en janvier 1920, Gaston Barbanson s'appuie avec une trange20

21 22

KIEFFER M., La reprise du potentiel industriel de la socit Gelsenkirchen et la constitution du groupe Arbed-Terres Rouges (1919-1926), in: Les annes trente, Hmecht, numro spcial, 1996, pp.69-97. CHOM F., Arbed. Un demi-sicle d'histoire industrielle. 1911-1964, Luxembourg, 1964, pp.52-63. SCHNEIDER Eugne (1868-1942). Appel couramment Eugne II, le petit-fils du fondateur de la maison Schneider du Creusot (tablissement fond en 1836) frquente le collge des jsuites Paris avant de prparer son entre la Polytechnique. Aprs avoir interrompu ses tudes pour le service militaire, il revient au Creusot o il passe une srie de stages qui l'amnent aussi en Allemagne pour se familiariser l-bas avec les techniques de fabrication d'artillerie lourde. la mort de son pre (1898), le jeune grant-propritaire hrite d'une entreprise dj en pleine transformation. Conscient des nouveaux dfis de la seconde rvolution industrielle, il poursuit l'uvre de restructuration et de diversification entame. ct des spcialits classiques de l'entreprise (canons, constructions mtalliques, locomotives, etc.), il largit les fabrications de la socit dans le domaine de l'lectricit. Celles-ci prennent un

34

Les premiers revers de l'imprialisme conomique belge

force sur cette bonne fortune qui, lorsqu'il tait en exil Paris, aurait uni les deux sidrurgistes anims par la mme confiance inbranlable en la victoire finale des Allis. Ds le[ur]s premiers entretiens, pendant que la bataille fait rage en Artois et en Champagne, ils auraient t fixs sur la commune vision de supplanter les Allemands dans les importantes entreprises

mtallurgiques qu'ils avaient cres et dveloppes formidablement dans le bassin Lorrain Luxembourgeois.23Les faits relats sont trop entachs des vrits tablies a posteriori afin qu'on puisse les recevoir pour authentiques. Ils ne fournissent en outre pas de rponse claire et crdible au mystre qui entoure les relations prcoces entre le Creusot et la maison luxembourgeoise, savoir, quel tait exactement le sujet des conciliabules de Barbanson avec Schneider et son directeur gnral Achille Fournier?24 Est-ce que la coopration entre les deux tablissements aspire d'emble l'achat de la Gelsenkirchener, soit, la limite, l'acquisition de l'une des deux autres usines allemandes du Grand-Duch?25 Ou est-ce que les conversations portent, au dpart, sur des desseins tout fait diffrents, comme par exemple une plus troite association de l'Arbed la

23 24

25

tel essor qu'il en fait ds l'aube du XXe sicle une branche d'activits autonome. Paralllement la dcentralisation et la dissmination gographique des productions se poursuit. la veille de la guerre, le tissu des sites formant l'empire franais des Schneider s'tend sur huit dpartements. La dimension nationale se double en mme temps des nombreux investissements du Creusot l'tranger. Ces aventures internationales elles ne s'avrent pas toujours rentables sont paules par la Banque de l'Union europenne, un institut de crdit fond en 1904 par Schneider en coopration avec plus