Au Fait - Interview avec Jean-Vincent Holeindre

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Média lent 006 DÉC. 2013 Jean-Vincent Holeindre « Les guerres modernes ne sont plus gagnables » ENTRETIEN L s y stem e i n décen t LECLERC L’ systeme indécent LECLERC

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Retrouvez notre interview avec Jean-Vincent Holeindre, chercheur en sciences politiques spécialiste des "guerres modernes".

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Médialent

006DÉC. 2013

Jean-Vincent Holeindre

« Les guerres modernesne sont plus gagnables »

ENTRETIEN

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LECLERC

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Médialent

Décence Un jour, Guy Bedos a écrit : « Ce n’est pas tant l’argent gagné qui compte. C’est la somme de lâchetés, de renoncements et de trahison de soi-même qu’on a dû accom-plir pour parvenir à l’empocher. C’est ça, l’argent cher ».

Au delà de l’avidité qui paraît être une motivation pour le moins tenace chez les pro-priétaires de Centre(s) Leclerc, le décalage entre cet affichage du « moins cher » pour les autres qui permet d’être « plus riche » pour soi-même ne manque pas de sel.

Tout comme l’inévitable rapprochement entre les racines bretonnes du groupe et la situation économique que connaît aujourd’hui cette région. L’idée d’un rapport de cause à effet serait sans doute un peu rapide mais s’interroger vraiment sur le partage de la valeur ajoutée peut donner à réfléchir. Et ouvrir des perspectives.

La plongée dans la vraie vie de ce groupe et de son réseau d’adhérents raconte notre pays, ses blocages, ses envies, ses richesses, ses pauvretés. Les réussites contempo-raines – au moins matérielles – sont désormais à trouver chez des propriétaires de supermarchés. Tous les adhérents Leclerc paient l’ISF. Pas de jugement de valeur ici, juste un constat.

Quelques facilités intellectuelles voudraient que l’on espère trouver dans les nouveaux « espaces culturels » des Centres Leclerc des livres d’Orwell, l’homme qui a inventé le concept de « common decency », une forme de décence partagée par des citoyens se disant appartenir à une même communauté humaine. La recherche est lancée.

Décence et argent, Leclerc et culture, tout cela sent l’oxymore; comme l’idée de la fin de la guerre ou de la guerre propre telle que l’analyse le chercheur Jean-Vincent Holeindre.

L’époque serait-elle à l’indécence ?

Joyeuses Fêtes !

X A V I E R D E L A C R O I X

Directeur de la publication

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ENQUÊTE B E R T R A N D G O B I N

ILLUSTRATION N I K L O S

LES CROISÉS DU TIROIR-CAISSEDES PROMOTEURS IMMOBILIERSTU SERAS LECLERC, MON FILS

UNE CASH-MACHINEENQUETE SUR

103046

Les très riches heures des ducs venus de Bretagne

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Les très riches heures des ducs venus de Bretagne C’est l’histoire d’une étonnante et très secrète confrérie. Ses quelque cinq cents membres sont inconnus du public, leurs réunions ne sont jamais évoquées par la presse et leur patri-moine, qui échappe le plus souvent aux classements des magazines, les abonne année après année à l’ISF, l’impôt de solidarité sur la fortune. Derrière la fi-gure médiatique de Michel-Édouard, ce sont eux les vrais patrons de l’enseigne Leclerc. Les 20 % du montant total des courses des Français qu’ils encaissent jour après jour les placent au cœur de la société. Et avec un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards l’an passé, leur influence sur l’économie du pays est considérable.Il y a soixante ans, au nom de la défense du consommateur, les premiers com-pagnons de route d’Édouard Leclerc étaient des défricheurs. « Avec moi, c’est marche ou crève », disait l’épicier de Landerneau (Finistère). Il en a fait des multimillionnaires, à jamais reconnais-sants. Démarrée avec les Trente Glo-rieuses, leur prospérité continue malgré

les premiers épiciers de France. Pour une majorité d’entre eux, riches des loyers tirés de la location des locaux installés dans leurs galeries marchandes, la promotion immobilière est devenue une activité à part entière et, souvent, la principale source de revenus.Mi-secte, mi-régiment, le mouvement et ses adhérents n’ont en réalité qu’un seul maître, leur tiroir-caisse, et un seul objectif, la consolidation de leurs baron-nies. Le plus discrètement possible, comme en atteste leur peu d’entrain à déposer leurs comptes, quitte à en-freindre les dispositions légales. Cet esprit de bravade est une caractéristique communément répandue dans leur cor-poration. « La loi, je m’assois dessus », a coutume de dire le très médiatique Michel-Édouard Leclerc. Tout en accom-pagnant d’un œil sourcilleux ceux qui l’écrivent, quand il n’est pas accusé de tenir lui-même le stylo. Ainsi, en 2008, la loi de modernisation de l’éco-nomie (LME) a-t-elle été rebaptisée MEL par le milieu professionnel.C’est qu’au point où ils en sont arrivés,

les Leclerc sont désormais bien au-delà du rôle de fournisseur officiel, et à prix modéré, des tables et foyers de France. L’inflexibilité de leurs acheteurs a contri-bué à remodeler le paysage de la filière agro-industrielle tout entier, rognant les marges des industriels, accélérant la mise en péril des plus modestes. En siphonnant leurs clients, leurs usines à consommer installées en périphérie des métropoles exercent une force d’attraction qui contribue à la déserti-fication des commerces de centre-ville. La concurrence, quoi qu’elle en dise, ne fait plus rien sans référence plus ou mois occulte à Leclerc. Les milliers de salariés de l’enseigne constituent, vis-à-vis des collectivités territoriales, un argument massue dans un pays où les nouveaux inscrits à Pôle emploi se comptent par milliers chaque mois. « Où sont les riches en France en 2013 ? », demandent, de manière récurrente, les magazines. Arrogante, m’as-tu-vu, self-made-men plus orientée Q7 (Audi) que QI, la confrérie des adhérents Leclerc répond assez bien à la question.

la crise, à un rythme qu’aucun de leurs concurrents n’est en mesure de suivre. Carrefour, le leader historique du sec-teur de la grande distribution, vient pour la première fois d’être passé par l’enseigne bleue et orange.En quadrillant le territoire de leurs han-gars, ces notables d’un genre nouveau ne se sont pas contentés de devenir

LEURS HANGARS EN PERIPHERIE

DES VILLESONT FAIT

DES LECLERC DES ACTEURS

CENTRAUXDE L’ECONOMIE

FRANÇAISE

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Retrouvez l’intégralité de l’enquête

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L’indécent système

LECLERC

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« Les arméesoccidentalesne peuvent plusgagner une guerre »

HoleindreJean-Vincent

ENTRETIEN B E R N A R D P O U L E T

PHOTO A L A I N M A N D E L

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La guerre a occupé un rôle central dans l’histoire des sociétés européennes. Le grand théoricien de la stratégie Clausewitz disait que c’est un « caméléon ». Et on a en effet l’impression qu’elle est encore en train de changer. Est-ce vrai ?

« Dans l’histoire de l’Europe moderne et contemporaine, on peut considérer qu’il y a eu trois phases. D’abord, celle qui commence avec la paix de Westphalie en 1648. L’histoire de la guerre et de l’État-nation moderne se construisent ensemble. Le sociologue améri-cain Charles Tilly(1) dit que “ l’État fait la guerre et la guerre fait l’État ”. La guerre, en devenant le monopole de l’État, est un instrument de sa puissance. La constitution des armées natio-nales, rendue possible par l’impôt, a façonné le système européen des États, jusqu’en 1914. La première guerre mondiale marque une rup-ture : dans le premier XXe siècle, la guerre n’a plus façonné, mais déchiré l’Europe. Elle a fait voler en éclat le concert des nations, ruiné les économies, traumatisé les corps et les esprits. Durant cette phase que Raymond Aron a nom-mée “ la seconde guerre de Trente ans ” (1914-1945), l’Europe a perdu la main au profit des États-Unis. La troisième phase, après 1945, fait apparaître une volonté de construire un nouvel ordre politique sur le refus de la guerre. Ce refus a été le ciment de la construction européenne. Au niveau international, avec la Charte des Nations Unies de 1947, la guerre a été déclarée “ hors la loi ”, elle n’est plus apparue comme un moyen légitime de régler les différends. Cela a fonctionné : les guerres majeures se sont sensiblement raréfiées après 1945. À l’ouest de l’Europe, plusieurs générations ont vécu en paix.Les Européens ont de plus en plus de mal à penser la guerre alors même que celle-ci réap-paraît sous la forme d’interventions exté-rieures et de conflits asymétriques. De plus, la construction européenne et le système

onusien ont été fondés sur l’idée que les États-nations étaient responsables des conflits du XXe siècle et qu’en cas de guerre, ils n’étaient plus les seuls légitimes pour la conduire. Les États ont donc été privés du droit de guerre qui caractérisait le système westphalien. Toutes sortes d’acteurs infra-étatiques, des sociétés militaires privées aux terroristes d’Aqmi en passant par les insurgés afghans, libyens ou syriens, peuvent devenir entrepre-neurs de violence sans disposer de beaucoup de moyens. Quant aux acteurs supra-étatiques comme l’ONU, ils n’ont pas d’armée à leur dis-position mais sont difficilement contour-

« TOUTES SORTES D’ACTEURS INFRA-ÉTATIQUES, DES TERRORISTES DE AQMI AUX INSURGÉS AFGHANS OU SYRIENS, PEUVENT DEVENIR ENTREPRENEURS DE VIOLENCE SANS DISPOSER DE BEAUCOUP DE MOYENS. »

...(1) 1929-2008

La guerre est l’impensé honteux des sociétés démocratiques.  Depuis 1945, l’Europe, traumatisée par la barbarie, s’est construite sur le refus, ou plus exactement, le déni de la guerre. Jusqu’en 1999, la France ne parlait ainsi que des « événements » d’Algérie à propos de la guerre d’indépendance. Mais ce n’est pas parce qu’on la déclare hors-la-loi que la guerre n’existe plus. Les « interventions », « pacifications » et autres « conflits » figurent le nouveau visage de la guerre moderne. Dans les démocraties occidentales, on constate une incapacité croissante, exprimée par l’opinion publique et les médias, à accepter les sacrifices qu’implique ce grand projet. La guerre s’est peut-être « désétatisée » mais cela n’a rien de rassurant,  soutient  Jean-Vincent Holeindre, maitre de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas, qui s’est fait une spécialité de la reflexion sur les formes contemporaines des conflits.  La guerre pourrait en effet trouver de nouvelles couleurs inquiétantes sous les formes d’une guerre civile mondiale. On le voit en Irak, en Afghanistan ou au Mali : les Occidentaux peuvent mener des opérations militaires « victorieuses », ils ne parviennent plus à gagner leurs guerres. En face, les terroristes et autres djihadistes, incapables de vaincre par des moyens classiques, ont appris à attendre que leurs adversaires se découragent et leur abandonnent finalement le terrain. Notre monde n’en a pas fini avec la guerre.

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l’idée du duel à grande échelle a été mise à l’épreuve par le fait que la guerre nucléaire semblait impossible, sauf à accepter l’idée d’une autodestruction de l’humanité. L’idée que la guerre confronte deux armées dans un système d’action-réaction a été remise en cause également dans les guerres asymé-triques, entre une armée régulière et des groupes “ insurgés ”. Dans le dernier conflit afghan, les insurgés évitent le plus possible l’affrontement direct avec l’ennemi car ils savent qu’ils ne font pas le poids militairement parlant. Ils optent donc pour les bombes arti-sanales et les embuscades. En retour, les ar-mées occidentales prennent de grandes pré-cautions pour éviter les pertes qui sont très mal perçues par leurs opinions publiques. C’est la raison pour laquelle elles utilisent de plus en plus les drones, qui pratiquent des assassi-nats ciblés. Tout cela remet en cause l’idée du face-à-face et du “ duel à grande échelle ”. Quant à la définition politique, c’est l’affaiblissement des États qui la modifie. Ils peuvent difficile-ment prétendre à la victoire car les objectifs politiques avancés lors des interventions exté-rieures, que ce soit la sécurisation du territoire ou la démocratisation, sont difficilement attei-gnables. Politiquement et militairement, la configuration a donc changé. »

Cela est-il le produit de l’affaiblissement des États ou plus profondément celui des sociétés elles-mêmes qui ne veulent plus faire la guerre ?

« L’affaiblissement des États sur la scène mon-diale ne signifie ni la fin du politique, ni la fin de la guerre. L’État-nation moderne n’est qu’une forme politique parmi d’autres et la guerre inter-étatique une forme de guerre parmi d’autres. Le vrai problème se situe ef-fectivement au niveau sociétal, dans le rapport des peuples démocratiques au phénomène

...

« LE RISQUE, C’EST QUE LA GUERRE CIVILE MONDIALE SOIT IMPOSSIBLE À CONTENIR. QUE L’ÉTAT AIT PERDU LA MAIN N’EST PAS FORCÉMENT UNE BONNE NOUVELLE »

nables : le conseil de sécurité est devenu le passage quasi-obligé pour les États qui veulent user de la force hors de leurs frontières. La guerre s’est ainsi “ désétatisée ” par le bas (guerres civiles, terrorisme, insurrections diverses) et par le haut du fait de l’importance croissante prise par l’Onu. Et le caméléon de Clausewitz a pris de nouvelles couleurs. »

Comment expliquer que dans un monde où la violence armée est en baisse, on puisse assister à des formes de violence barbare, d’une brutalité inouïe, comme par exemple on les a vues ressurgir dans les Balkans ?

« C’est un des paradoxes de notre temps. Un retour du refoulé. Ce n’est pas parce qu’on dit vouloir évacuer la violence qu’elle n’existe plus. Je ne sais pas si l’être humain est “ natu-rellement ” violent mais l’histoire montre que la guerre et la violence ont accompagné l’expé-rience humaine en tant que projet politique. Il y a quelque chose de prométhéen, d’illusoire peut-être, à vouloir fonder un projet politique sur le refus complet de la guerre. Si cela mar-chait, cela signifierait que nous sommes sortis d’une condition historique qui nous a façonnés depuis des millénaires. Je n’exclus pas cette hypothèse car je refuse le déterminisme mais je suis sceptique sur sa probabilité. Ce n’est pas parce qu’on la déclare hors-la-loi et qu’on la rebaptise intervention, pacification ou conflit que la guerre n’existe plus. Cette tentation de ne pas nommer la guerre, de ne pas la regarder en face pose problème. À l’époque du système westphalien, la recon-naissance politique de la guerre permettait de donner un cadre juridique et éthique à l’usage de la force. En refusant l’encadrement poli-tique de la guerre, on ouvre une boite de Pan-dore : la violence peut librement se disséminer hors de tout cadre. L’expression de Carl

Schmitt(1), “ la guerre civile mondiale ”, illustre bien cet état de fait : certes, les États ne se font plus la guerre mais l’ensemble des acteurs du système international sont engagés dans une lutte sans fin pour la légitimité et la justice. L’ONU entend incarner ce qui est licite et légi-time au regard du droit international et d’une certaine vision des droits de l’homme. Mais beaucoup d’États ou d’acteurs transnationaux, à commencer par les groupes terroristes comme Al Qaïda, ne reconnaissent aucune légitimité ni légalité à l’ONU, ni d’ailleurs aux États qui ont fondé cette organisation. Le risque, c’est que la guerre civile mondiale soit impossible à contenir alors que la guerre inter-étatique était au moins déterminée par des règles. Que l’État ait désormais perdu la main n’est pas forcément une bonne nouvelle. »

Avec la première guerre en Irak, en 1990-1991, il semble qu’il y ait eu un tournant : primauté apparente de la guerre aérienne, guerre zéro mort, etc. Pourrait-on dire que c’est la nouvelle conception de la guerre pour les démocraties ?

« La réflexion contemporaine sur les transfor-mations de la guerre est antérieure à la pre-mière guerre d’Irak, elle remonte à l’invention de la bombe nucléaire pendant la Seconde guerre mondiale. Jusque-là, la définition de la guerre qui a modelé les esprits, c’était celle de Clausewitz : celui-ci considérait que, sur le plan militaire, la guerre est un “ duel à grande échelle ” et que sur le plan politique c’est le chef d’État qui prend la responsabilité de l’en-trée en guerre et en définit les buts. D’où la célèbre formule : “ La guerre comme continua-tion de la politique par d’autres moyens ”.Depuis, il y a eu une remise en cause à la fois militaire et politique. La définition militaire a été bouleversée d’abord par le fait nucléaire :

« IL Y A QUELQUE CHOSE DE PROMÉTHÉEN, D’ILLUSOIRE PEUT-ÊTRE, À VOULOIR FONDER UN PROJET POLITIQUE SUR LE REFUS COMPLET DE LA GUERRE »

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(1) 1888-1985, fut un juriste et philosophe allemand. Membre du parti nazi en 1933. Principales œuvres : Théologie politique (1922), Le Nomos de la Terre (1950), Théorie du partisan (1963).

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vue, on peut lier deux phénomènes saillants qui témoignent de la crise des démocraties : l’abstention et le refus de l’engagement mili-taire. La pacification démocratique aboutit non seulement à la désertion civique dans les urnes mais aussi à la désertion tout court ! »

Cette description convient très bien à l’Europe, surtout l’Europe de l’ouest ; mais est-elle valable pour les États-Unis ?

La place de la nation et de la guerre y est quand même différente, non ?

« Oui, aux États-Unis, le rapport à la guerre est différent. Les Américains apparaissent souvent comme les héros et hérauts du message démo-cratique, prêts à prendre les armes pour sou-tenir ce que les Européens ne sont plus ca-pables de défendre. Mais cette vision doit être nuancée : on l’a vu avec les hésitations du président américain, Barack Obama, à propos de la Libye et de la Syrie. Il y a toujours, dans la conscience nationale américaine, la convic-

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1979 NAISSANCE À CREIL dans l’Oise.

2002 REJOINT À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (EHESS) où il étudie au sein du Centre de recherches politiques Raymond-Aron ; il suit notamment les séminaires de Pierre Manent (qui dirigera sa thèse), Marcel Gau-chet et François Hartog.

2010 SOUTENANCE DE THÈSE DE SCIENCE POLITIQUE À L’EHESS, Le renard et le lion. La ruse et la force dans le discours de la guerre (à paraître aux éditions Perrin), pour laquelle il obtient le prix Mattei Dogan de l’Association française de science politique et le prix Aguirre Basualdo de la Chancellerie des Universités de Paris.

2011 NOMMÉ MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN SCIENCE POLITIQUE à l’Université Paris II – Panthéon-Assas.

2012 PUBLIE La démocratie et la guerre au XXIe siècle. De la paix démocratique aux guerres irrégulières (en codirection avec Geoffroy Murat) aux éditions Hermann.Dirige parallèlement avec Daniel Brunstetter, de l’Université Irvine en Californie, un dossier de la revue Raisons politiques consacré au thème des « guerres justes ».

ceptent de plus en plus mal l’idée d’aller faire la guerre et de se sacrifier pour la patrie. Ils préfèrent laisser ce risque à d’autres, non seu-lement les sociétés militaires privées mais aussi les soldats de métier qui deviennent, aux yeux des autres citoyens, des hommes qu’on paie pour prendre le risque de la mort. Tout cela renvoie à l’évolution des sociétés démocratiques décrite par Tocqueville, où les individus préfèrent vaquer à leurs affaires privées plutôt que de se consacrer à la vie publique. Qu’est-ce que la guerre sinon le moment le plus intense de la vie publique, avec le vote lors de l’élection ? De ce point de

guerrier. Il y a de ce côté-là un vrai déni. N’ou-blions pas que l’élément politique central, dans le monde occidental, c’est le citoyen-soldat. Si l’on remonte à l’Antiquité grecque et romaine, on constate le lien très fort qui unit la cité et les citoyens prêts à sacrifier leur vie en son nom. Cette idée avait fasciné Machiavel qui considérait que l’Italie était incapable de s’unifier parce que c’étaient des mercenaires qui faisaient la guerre, pas des citoyens-soldats. À présent que le système de la conscription est derrière nous et que la guerre est sortie de notre horizon immédiat, les citoyens ac-

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LA PACIFICATION DÉMOCRATIQUE ABOUTIT À LA DÉSERTION DANS LES URNES ET À LA DÉSERTION TOUT COURT !

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de parvenir à l’adversaire. Mais justement, on peut l’embrouiller. ” Quand on veut qu’une infor-mation vraie et importante ne soit pas détec-table, on la dissimule derrière une série d’infor-mations fausses, anodines ou biaisées. Les militaires et les politiques l’ont bien compris. L’âge de l’intoxication médiatique a succédé à l’ère du secret d’État, ce qui explique l’impor-tance de plus en plus centrale des services secrets, dont le rôle est de collecter l’informa-tion mais aussi d’intoxiquer l’ennemi sur ses intentions réelles. Ce principe n’est pas nou-veau mais a pris de l’importance récemment. »

Le rapport des hommes à la guerre a changé de manière étonnante. Non seulement on parle de syndromes « post-traumatiques » pour les soldats qui reviennent du combat mais on évoque aussi les dépressions qui affectent ceux qui envoient des drones et sont donc très éloignés du champ de bataille. Qu’est-ce que cela veut dire ?

« Toute guerre entraîne des traumatismes qui entrainent des troubles : angoisse, désordre mental, dépression sont autant de consé-quences psychiques des conflits, qui se peuvent se transmettre de génération en géné-ration. Les travaux de François Davoine et Jean-Max Gaudillière (Histoire et trauma. La folie des guerres, Stock, 2006) ont mis en évi-dence ce point, au carrefour de la psychana-lyse et de l’histoire. Même la guerre des drones, qui semble virtuelle, suscite des trau-matismes. On a souvent l’image du pilote de drone qui part au travail le matin comme s’il allait dans n’importe quel bureau, qui se met devant son ordinateur, va détruire des bases ennemies au loin en tuant éventuellement des femmes et des enfants, et qui rentre le soir pour retrouver les siens, comme si de rien

n’était. Cette image du soldat comme fonc-tionnaire de bureau est biaisée car au-delà de l’apparente abstraction de l’écran d’ordinateur, la guerre est bien autre chose qu’un jeu vidéo. L’action du drone a des conséquences san-glantes qui sont bien réelles et qui peuvent générer en retour des traumatismes psy-chiques pour les pilotes. Par les moyens tech-nologiques dont il dispose, le pilote de drone peut très bien voir les dégâts qu’il provoque chez l’ennemi et surtout il peut se les repasser en boucle, comme une scène de film d’horreur. Sauf qu’avec les drones, on n’est pas dans la fiction mais dans la réalité. Le soldat fait bien la distinction entre cette réalité et le film d’hor-reur ou le jeu vidéo de ses enfants. »

Que signifie l’évolution du rôle des soldats, qui sont de plus en plus employés non à faire la guerre pour représenter l’intérêt national mais comme « forces d’interposition », casques bleus, pacifica-teurs, voire humanitaires ?

« Après la fin de la guerre froide, l’ONU a repris résolument la main sur les États et nous sommes entrés dans l’âge des “interventions” : Irak, ex-Yougoslavie, Afghanistan, Libye, Mali, peut-être Syrie. Cet âge des interventions s’est accompagné d’une montée en puissance du droit international, qui révèle elle-même le regain de la philosophie libérale des droits de l’homme opéré dans les années 80-90. Com-ment dans ce contexte articuler moyens mili-taires et finalité politique ? Souvent la mission des soldats n’est pas clairement définie parce qu’on ne sait pas, au fond, pourquoi on inter-vient. Pour défendre les droits de l’homme ? La démocratie ? Des intérêts stratégiques voire économiques ?Peut-être est-ce tout cela à la fois. Mais le moins qu’on puisse dire est que l’exposé des motifs, de la part du politique, reste souvent flou.

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Les militaires ne sont-ils pas parvenus à préserver ce secret, à souvent tenir les médias éloignés des champs d’opération ? On l’a vu au moins pendant la première partie des guerres en Irak, ou encore en Libye ou au Mali.

« Dans une société médiatique, le secret est presque impossible à garder mais il est tou-jours possible de tromper. De Gaulle le disait déjà dans les années 30, dans l’un de ses pre-miers ouvrages Vers l’armée de métier(1) : “ il est presque illusoire d’empêcher des indications

tion qu’une mission démocratique leur a été confiée, qui peut justifier l’usage de la force. Cette attitude était celle du président Wilson et elle a été réactivée de manière belliqueuse par les néoconservateurs, sous la présidence de George Bush fils. Mais en même temps, les États-Unis sont rattrapés eux aussi par la lo-gique démocratique de pacification décrite par Tocqueville. On l’a déjà vu avec la guerre du Vietnam : lorsque les médias ont commencé à montrer les cercueils des “ boys ” qui rentraient, l’opinion publique s’est retournée et les États-Unis ont dû se retirer. Plus tard, au moment de la deuxième guerre d’Irak, en 2003, l’opinion publique, portée par le patriotisme américain et meurtrie par les attentats terroristes du 11 Septembre, a commencé par être très favo-rable à la guerre. Mais cela n’a pas duré. La société américaine, comme toutes les autres sociétés démocratiques, accepte de plus en plus mal la guerre prolongée. »

La guerre dit donc quelque chose de l’état des sociétés, de leur cohésion et de leur sens du collectif ?

« La guerre est un sujet de philosophie politique de première importance. C’est un révélateur de transformations sociétales, anthropolo-giques et politiques. Notre rapport à la guerre traduit notre idée du vivre ensemble. Parler de la guerre, c’est parler de la démocratie.Dans les démocraties occidentales, il y a, d’un côté, la volonté sincère des citoyens de pré-server et de faire évoluer la république, la nation, la communauté et, de l’autre, une in-capacité croissante à accepter les sacrifices qu’implique ce grand projet. On veut bien ad-mettre que certains, qui ont choisi le métier des armes, aillent se faire tuer pour nous mais il ne faut pas qu’il y ait trop de morts, ni que cela dure trop longtemps parce qu’assez vite, la communauté des citoyens, s’exprimant par le biais des médias et de l’opinion publique, estime que le prix à payer est trop élevé. »

« DANS LES DÉMOCRATIES, IL Y A LA VOLONTÉ SINCÈRE DES CITOYENS DE PRÉSERVER ET DE FAIRE ÉVOLUER LA RÉPUBLIQUE, ET UNE INCAPACITÉ À ACCEPTER LES SACRIFICES QU’IMPLIQUE CE GRAND PROJET. »

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(1) Paris, Berger Levrault, 1944, p. 170-171

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veau à faire la guerre, sans que cela soit du reste vraiment assumé par les responsables politiques.Il y a un autre élément qui tient à l’évolution des guerres elles-mêmes. Parce que leurs mis-sions sont devenues plus floues, les militaires doivent s’intéresser à la décision politique. De même, face aux guerres irrégulières et aux terrorismes, dans lesquels la dimension psy-chologique est très forte, ils doivent tenir compte dans leur pensée stratégique des conséquences politiques autant que des effets militaires. Finalement, l’intrication entre poli-tique et militaire n’a peut-être jamais été aussi forte, mais pour des raisons génération-nelles les militaires sont sans doute mieux placés que les politiques pour s’en rendre compte. En France, on constate ainsi le renou-veau d’une pensée stratégique. »

Comment s’expliquent les difficultés, sinon l’impuis-sance, des démocraties occidentales à mettre fin aux massacres en Syrie ?

« Il y a eu de l’incompétence diplomatique, notamment lorsque le président Obama a fixé une “ ligne rouge ”. C’était donner l’initiative à l’adversaire. Par ailleurs, on sait depuis long-temps qu’une intervention en Syrie risquerait de provoquer des réactions en chaîne non maîtrisables. Le Proche-Orient, ce sont les nouveaux Balkans, une région où le système des alliances peut entraîner un conflit géné-ralisé.Mais cette crise met surtout en lumière l’im-puissance des Occidentaux, symbolisée par l’emphase de leur discours. Le président fran-çais entendait “ punir ” Bachar El Assad pour avoir employé des armes chimiques contre son peuple mais il s’est finalement contenté de lui demander de retirer ses armes. Dans la diplomatie actuelle, moins on est puissant, plus on est emphatique. La sobriété et la puis-sance vont de pair, l’emphase et l’impuissance

sans se rencontrer. Le drone, qui coûte des millions de dollars, fait face à des êtres hu-mains qui bien souvent n’ont d’autre arme que leur corps et leur ingéniosité. La cyberguerre d’un côté, la prise d’otage de l’autre. Alors que les armées occidentales imaginent des armes qui n’ont jamais été aussi élaborées, le coût d’entrée dans la guerre pour les nouveaux acteurs de la scène mondiale a, lui, considé-rablement baissé.Dans les guerres irrégulières, le concept de victoire perd beaucoup de sa signification. La leçon des interventions en Afghanistan, en Irak et même au Mali, c’est que les armées occidentales ne peuvent pas “ gagner ” au sens classique qu’on attribue à ce terme. Au mieux, c’est une opération réussie, comme au Mali où les militaires français ont empêché la prise de pouvoir des islamistes radicaux. Au pire, comme ce fut le cas en Irak, en Afghanistan et peut-être en Libye, les armées occidentales doivent se retirer et ce retrait est alors perçu comme un échec. La plupart du temps, il y a tout à perdre dans ces interventions. Car les insurgés, s’ils n’ont pas les moyens de prendre le dessus militai-rement, n’ont en fait pas besoin de vaincre. »

Pourquoi les militaires semblent-ils souvent plus réticents que les politiques à partir en guerre, ou en tout cas plus prudents ?

« C’est une surprise de l’histoire. Cela tient à des facteurs conjoncturels ou plus précisé-ment générationnels. D’une part, les respon-sables politiques actuels sont nés dans les années 50, 60 ; ils n’ont donc pas connu la guerre et ont de plus en plus de mal à la com-prendre. En revanche, les militaires d’active qui sont nés dans les années 60, 70 ont vécu “ l’âge d’or ” des interventions militaires qui a commencé dans les années 90. On a donc d’un côté des politiques qui ont toujours vécu en paix et des militaires qui se sont mis de nou-

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Comme les travaux de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (La guerre au nom de l’humanité, PUF, 2012) le montrent, le mot “ intervention ” s’est imposé à la fin du XIXe siècle, quand le droit humanitaire est apparu avec la Croix-Rouge. Ce terme a une origine médicale et même chirurgicale. Le chirurgien “intervient” sur un corps malade, blessé afin de le guérir. Dans le même ordre d’idées, les coalitions, sous mandat onusien ou pas, interviennent au Kosovo ou en Libye parce que ces sociétés sont perçues comme malades, tandis que les nôtres seraient saines. Les nouvelles guerres justes se présentent ainsi comme des actions réparatrices afin que les sociétés malades de la conflictualité retrouvent la paix, comme on recouvre la santé.Ce positionnement implique que, bien souvent, on fasse fi du contexte local, comme si ces sociétés étaient des corps inertes qui attendent sur la table d’opération qu’on veuille bien les réanimer. Or le Kosovo, l’Afghanistan, la Libye et l’Irak ne sont pas des sociétés inertes ! Ce sont des sociétés bien vivantes, au sein des-quelles vivent des gens qui nourrissent des aspirations et développent des débats contra-dictoires entre eux, qui peuvent parfois débou-cher sur des guerres civiles.Il faut donc s’interroger sur l’idée même d’in-tervention : ce mot problématique révèle une politique qui ne l’est pas moins. Politiquement en effet, la question est que le but des inter-ventions n’est pas explicité. Dans le cas de l’Afghanistan et de l’Irak, le caractère flou voire illusoire des objectifs politiques définis – faire la “ guerre à la terreur ”, rétablir la sécu-rité, exporter la démocratie… – a clairement desservi les États-Unis dans leur politique étrangère. »

Les nouvelles formes de guerre « irrégulière » comme le terrorisme et les attentats suicides sont-elles devenues incontrôlables ?

« Dans les guerres irrégulières, les moyens conventionnels dont disposent les armées nationales sont bien supérieurs à ceux des insurgés. Ceux-ci, s’ils veulent l’emporter, doivent se situer sur un autre terrain, celui de l’action psychologique, dont le terrorisme est la forme la plus violente. L’attentat suicide, c’est l’acte dont les effets psychologiques dépassent le plus les effets physiques et ma-tériels. Les moyens les plus sophistiqués (drones, armes intelligentes) et les plus rustiques (bombes artisanales, embuscades) cohabitent

« LES MOYENS LES PLUS SOPHISTIQUÉS ET LES PLUS RUSTIQUES COHABITENT SANS SE RENCONTRER. LE DRONE, QUI COÛTE DES MILLIONS DE DOLLARS, FAIT FACE À DES ÊTRES HUMAINS QUI N’ONT D’AUTRE ARME QUE LEUR CORPS ET LEUR INGÉNIOSITÉ »

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leur moyen d’éviter d’être surpris, voire d’évi-ter la guerre, c’est de l’envisager sérieusement.Je pense plus généralement qu’il faut raison-ner dans le cadre d’une « anthropologie stra-tégique ». Un des grands périls contemporains de la pensée stratégique – et politique – réside dans la méconnaissance croissante des Occi-dentaux vis-à-vis des autres. Les Occidentaux, via l’anthropologie, avaient appris à connaître les autres civilisations. Ils les ignorent de plus en plus. Pourtant, à l’époque de la mondiali-sation, ce type de connaissance est devenu un enjeu stratégique fondamental. La straté-gie, c’est une science de l’action mais c’est aussi une science de l’autre. »

Vous dites que l’on connaît de moins en moins bien l’autre, pourtant le rensei-gnement joue un rôle de plus en plus important ?

« Les services de renseignement militaire s’intéressent à l’autre sur le plan tactique et stratégique, mais l’aspect anthropologie et culturel est souvent négligé, au motif que ce n’est pas opérationnel. Pourtant la stratégie est fondée sur une bonne connaissance de l’adversaire, sur une bonne information qui ne se situe pas seulement sur le plan militaire. On l’a vu pendant le dernier conflit mondial : le débarquement allié en 1944 a été une réus-site militaire car il avait été préparé par une opération d’intoxication d’envergure, Forti-tude, qui consistait à faire croire aux Alle-mands que les alliés débarqueraient dans le Pas-de-Calais, non en Normandie. L’accent a été mis sur les croyances et les perceptions de l’adversaire, pas seulement sur la dimen-sion opérationnelle.Le rôle de l’intoxication est démultiplié par l’usage des nouvelles techniques de l’informa-tion, ce qui implique d’analyser et de com-prendre les croyances et les perceptions des autres. Le renseignement est donc un aspect essentiel des guerres actuelles, prenant qua-

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siment place au niveau des trois armes tradi-tionnelles, armée de terre, marine et aviation. Le XXe siècle a été l’âge de l’aviation, celui du XXIe siècle sera peut-être celui du renseigne-ment, à l’interface du militaire et du politique.Cependant, l’usage du renseignement pose des problèmes démocratiques. La thèse d’Oli-vier Chopin (La raison d’État et la démocratie, EHESS, 2005) l’a mis en évidence. Le rensei-gnement est une expression contemporaine de la raison d’État, d’un État stratège qui s’in-forme sur ce qui le menace ou le concerne. Mais où doit s’arrêter la raison d’État ? C’est un éternel dilemme. L’affaire Snowden et la révélation de l’ampleur des écoutes améri-caines en a fait prendre conscience. S’informer sur l’autre, c’est violer son intimité, rompre la séparation entre public et privé, qui est

« LE REPLI DES AMÉRICAINS SUR LEURS AFFAIRES INTÉRIEURES PEUT PARADOXALEMENT FACILITER LA MONTÉE DE CONFLITS MAJEURS, CAR IL RÉVÈLE UN SENTIMENT DE PEUR ET D’INCERTITUDE »

également. Sur un pareil drame, il est quand même déplorable que l’Union européenne n’ait rien à dire collectivement. Il n’y a que des positions correspondant aux intérêts natio-naux des uns et des autres, une attitude qui consiste à opter pour l’isolationnisme ou l’abs-tentionnisme. La séquence des interventions, qui s’est vrai-ment amorcée avec les conflits dans les Bal-kans et a culminé avec l’Afghanistan, me paraît se refermer. La Libye et le Mali constituent la queue de la comète interventionniste et on doit sérieusement envisager l’hypothèse d’un repli sur la sphère intérieure. Ce repli n’est pas nouveau à l’échelle européenne mais le fait que les États-Unis se recentrent sur les affaires intérieures l’est davantage. Ce repli peut paradoxalement faciliter la montée de conflits majeurs, car il révèle un sentiment de peur et d’incertitude. »

La guerre économique, la guerre du renseignement et la cyber-guerre ne sont-elles pas en train de remplacer l’affrontement militaire classique ?

« Pour que l’usage de l’économie à des fins de puissance soit crédible, il faut qu’il s’appuie sur l’effort militaire. Par exemple, les Chinois utilisent des méthodes non sanglantes de guerre économique mais avec d’autant plus d’efficacité et de crédibilité qu’ils investissent considérablement dans la puissance militaire et les services de renseignement.Il me semble dangereux de parier que les guerres classiques seront purement et sim-plement remplacées par des guerres “ nou-velles ”, économiques ou cybernétiques. Même si la probabilité d’une guerre majeure est faible, exclure cette hypothèse serait dérai-sonnable, au regard de ce que l’histoire du XXe siècle nous a appris. Lorsque la première guerre mondiale a éclaté, beaucoup d’excel-lents prévisionnistes ont été surpris. Le meil-

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D É C E M B R E 2 0 1 3 – AU FAITAU FAIT – D É C E M B R E 2 0 1 3

La guerre ouverte est de plus en plus difficile à mener parce que l’ennemi fait tout pour l’éviter. En parallèle se développe une guerre de l’ombre, qu’on ne voit pas, qu’on est content même de ne pas voir. Cette guerre est menée par les forces spéciales, les services action, les commandos d’élite, ces soldats sans uniforme dont on connaît l’existence et l’im-portance mais qu’on se plaît à ignorer car ils ne correspondent pas à l’image chevaleresque qu’on se fait du soldat.Ces soldats jouent un rôle capital dans la lutte contre le terrorisme, aussi bien à l’intérieur de nos frontières que dans les opérations extérieures. Tout le monde reconnaît que l’opé-ration au Mali contre l’organisation Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) a été une réus-site. Cela a été possible en grande partie grâce aux renseignements satellitaires et humains collectés par les Français et les Américains, combinée à l’action rapide et efficace des forces spéciales françaises sur le terrain. Cette opération donne une idée de ce qu’est la guerre au XXIe siècle. Elle est menée, de part et d’autre du champ de bataille, par des guer-riers sans uniforme, qu’on ne peut pas distin-guer des civils. Les combattants du XXIe siècle sont des guerriers de l’ombre. Cela nous ar-range bien au fond, car tout en étant fascinés par eux, nous ne voulons pas les voir. »

« UNE PAIX N’EST PAS NÉGOCIABLE AVEC UN CRIMINEL, SEULE UNE CONDAMNATION EST POSSIBLE »

essentielle dans les sociétés libérales. Il y a donc un paradoxe du renseignement dans les sociétés démocratiques : d’un côté, celui-ci n’a jamais été aussi utile et nécessaire ; de l’autre, ses effets néfastes sur les libertés démocra-tiques n’ont jamais été aussi critiqués. »

À quoi pourrait ressembler une « cyberguerre », une guerre informatique ?

« La cyberguerre peut donner l’impression qu’on peut faire la guerre sans en subir les conséquences, ou encore que la guerre ne serait plus menée par des humains. Tout cela est illusoire. La guerre des robots n’est pas une guerre, tant qu’elle n’affecte pas les humains directement. La cyberguerre ne se substitue donc pas à la guerre, elle n’en est qu’un élé-ment supplémentaire. La réflexion sur la cyber-guerre est l’aboutissement de ce qu’on a ap-pelé dans les années quatre-vingt, dans la doctrine stratégique américaine, la “ Révolution dans les affaires militaires ”. L’idée est d’affirmer que l’informatique sera, pour la guerre du XXIe siècle, ce que l’arme à feu a été pour la guerre moderne : une révolution dans la manière de combattre. Jusque-là le principe est bon mais là où la doctrine me semble discutable, c’est lorsqu’on dit que les nouvelles technologies permettront de faire une guerre “ chirurgicale ”, “zéro mort ”. On a cru pouvoir appliquer à la lettre l’enseignement du chinois Sun Zi : “ vaincre sans ensanglanter la lame ”. Ce n’est pas vrai. La guerre “ propre ” n’existe pas. »

Mais cela ne correspond-il pas à la volonté de transfor-mer les guerres en simples opérations de police ?

« L’idée que la guerre serait remplacée par des opérations de police renvoie aux mutations actuelles du droit international. On est passé

du “ droit de la guerre ”, destiné à encadrer l’usage de la force, au “ droit international humanitaire ” qui vise à protéger l’humanité malade de la guerre. Le droit de la guerre se situait au niveau des États tandis que le droit international humanitaire se situe au niveau de l’humanité. C’est un changement majeur de perspective : il ne s’agit plus de considérer ceux qui emploient la violence armée comme des combattants qui défendent une cause, quel que soit notre avis sur celle-ci, mais comme des criminels qui bafouent les droits de l’homme. Il s’agit donc non pas de leur imposer la paix à l’issue d’un combat mais de les “ punir ” parce qu’ils apparaissent comme des criminels. Une paix n’est pas négociable avec un criminel, seule une condamnation est possible.Dans les interventions, il s’agit de soigner une société malade de la guerre en punissant les criminels à l’origine de la maladie. Le pro-blème, c’est que ceux qu’on désigne comme des criminels se considèrent eux-mêmes comme des combattants, qui ont toute latitude pour répliquer. Par conséquent, les interventions sont sou-vent vouées à échouer parce qu’elles n’assu-ment pas leur statut de guerre. Du reste, les militaires ne se perçoivent certainement pas comme des policiers dont la mission serait de poursuivre des criminels. Ce sont des sol-dats dont la mission est de combattre d’autres soldats. »

La transformation de la guerre ne se manifeste-t-elle pas aussi par le rôle de plus en plus important joué par ce qu’on appelle « les forces spéciales » ?

« En effet et ce n’est pas un hasard. Les mili-taires font face à des guerres irrégulières dans lesquelles les soldats de l’infanterie classique, les hoplites contemporains, sont de peu d’uti-lité, en particulier dans les montagnes.

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« L’IDÉE EST D’AFFIRMER QUE L’INFORMATIQUE SERA, POUR LA GUERRE DU XXIe SIÈCLE, CE QUE L’ARME À FEU A ÉTÉ POUR LA GUERRE MODERNE : UNE RÉVOLUTION DANS LA MANIÈRE DE COMBATTRE »

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LIVRES

La démocratie et la guerre au XXIe siècle. De la paix démocra-tique aux guerres irrégulières, Jean-Vincent Holeindre, en codirection avec Geoffroy Muratéditions Hermann

De la guerre Carl von Clausewitz, éditions Rivages

L’art de la guerre, Sun Tzu, éditions Champs

Politique étrangère Vol. 78, numéro 3 Automne 2013 Les guerres de demain : stratégie, technologie, éthique. IFRI

SUR INTERNET

Conférence au Cercle Condorcet d’Auxerre sur la guerrewww.auxerretv.com/content/index.php?post/2013/05/06/La-guerre

Conférence sur la démocratie et la guerre, organisé par Chaos internationalhttp://chaos-international.org/index.php?option=com_content&view=article&id=653%3Apaix-democratique-et-guerres-irregu-lieres-&catid=45%3Atables-rondes-&directory=59&lang=en

Page web sur le site de Paris IIwww.u-paris2.fr/79563458/0/fiche___annuaireksup/

Émissions France Culturewww.franceculture.fr/personne-jean-vincent-ho-leindre.html

Articles disponibles sur le site Academiahttp://u-paris2.academia.edu/JeanVincentHoleindre

À LIRE, À VOIR, À ÉCOUTER

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AU FAIT – D É C E M B R E 2 0 1 3

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La couverture de Au Fait est imprimée sur un papier de création certifié FSC® fabriqué par Arjowiggins Creative Papers et distribué par Antalis(Conqueror Bamboo Natural White 300 g).

Pages intérieures : Munken Print White 20

Pourquoi Au fait ?  Parce que l’essence même du métier de journaliste est de cher-cher à voir ce qui est derrière l’apparence, que cette quête n’est aujourd’hui pas satisfaisante avec une investigation oscillant entre des enquêtes trop brèves dans la presse et des livres trop longs de journalistes. En particulier dans un univers largement déserté par un politique impotent et dominé par un économique impudent.

Parce qu’un ancien monde est à l’évidence en train de disparaître et qu’un autre émerge, il est urgent de laisser de la place à une analyse longue, choisie, qui puisse proposer un autre regard sur l’alternative : parole impuissante, décision impossible.

Parce que l’on a besoin de temps lent, de temps long, de temps apaisé qui refuse un suivisme supposé attendu par des lecteurs-internautes-zappeurs.

Pour ces raisons, le magazine que vous avez entre les mains propose de creuser le réel et de donner la parole à des gens qui nous suggèrent de le regarder autrement.

Deux sujets seulement, une longue enquête travaillée, écrite, charpentée, d’une part ; un entretien qui laisse l’interlocuteur approfondir sa pensée, d’autre part. D’un côté le regard qui perce, de l’autre le regard qui porte.

Le choix délibéré et clair d’une totale absence de publicité.

Tout cela pour permettre au lecteur de re-prendre son temps.

Se poser mieux pour regarder les choses, les comprendre et vous propo-ser de scruter avec lenteur un monde qui voudrait nous faire croire qu’il va plus vite que le monde d’hier alors que l’on ne fait que regarder plus mal le monde d’aujourd’hui.

La rédaction

Au faitDirecteur de la publicationXavier Delacroix

Rédacteur en chef Patrick Blain

Directeur artistique Laurent Villemont

Comité éditorial Lucas Delattre Bernard Poulet Bernard Raudin-Dupac

Ont collaboré à ce numéro :Bertrand Gobin (dossier), Bernard Poulet (entretien), Niklos (illustration), Maria Suleymenova Shutterstock et illustrez-vous - Fotolia.com (photos en-quête) Alain Mandel (photos entretien) Mise en pageIségoria Communication, www.isegoriacom.fr

Gestion des ventes au numéro À Juste TitresJulien Tessier Tél. : 04 88 15 12 42

Service Abonnés Abopress19, rue de l’Industrie - BP 9005367402 Illkirch Cedex Tél. : 03 88 66 11 [email protected]

PhotogravureLe Sphinx93100 Montreuil-sous-Bois

ImpressionLes Presses de Bretagne 35577 Cesson-SévignéTél. : 02 99 26 55 00www.pressesdebretagne.comvia ECB Development 92100 Boulogne-Billancourt Tél. : 01 46 03 53 13 [email protected]

Au Fait 28, rue du Faubourg-Poissonnière 75010 Pariswww.au-fait.fr01 42 46 97 [email protected]

Au Fait est édité par BWC 38, rue des Mathurins75008 ParisSAS au capital de 209 500 eurosSIREN 753 995 737 RCS Paris

Dépôt légal à parution. N° ISSN : 2267 - 0750 N° Commission paritaire : 0618 K 91846

Ce numéro comporte un encart abonnement de 2 pages dans les exemplaires destinés à la France métropolitaine

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L 16920 - 6 S - F: 7,90 - RD

Depuis 1945, l'Europe s'est construite sur le déni de la guerre.Mais cette absence de conflits entre états n’est pas plus rassuranteque cela, soutient Jean-Vincent Holeindre. Car avec les formes modernes de lutte armée, au delà de quelques opérations militaires réussies,il n’y a pas de victoire possible contre des groupes informels, qui jouent sur le temps et le découragement. Avec ces affrontements civilsà rallonge, notre monde n’en a pas fini avec la guerre.

JEAN-VINCENT HOLEINDRE

I S B N : 9 7 9 - 1 0 - 9 2 9 0 0 - 0 0 - 2I S B N : 9 7 9 - 1 0 - 9 2 9 0 0 - 0 3 - 3

Maître de conférences de science politique à l’Université Paris II – Panthéon-AssasMembre de l’Institut Michel-Villey