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Artistes versus Manager Le management culturel face à la critique artiste
Eve Chiapello Ed. Métaillé 1998
Chaire de développement des Systèmes d’Information
MASTER DE SCIENCES DE GESTION Mention Management, spécialité : Prospective stratégique et Organisation
DSY222 : Organisation et Systèmes d’Information Professeur Yvon Pesqueux Fiche de lecture par Ketty SHAHLA Année 2006-2007
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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L’auteur
En 1988, Eve Chiapello obtient du DESS de Gestion des institutions culturelles à l’Université
Paris Dauphine, en 1991, un DEA Sciences sociales à l’ENS – EHESS puis de retour à
Dauphine elle obtiendra un Doctorat en Sciences de Gestion en 1994, sa thèse portant sur le
management des organisations culturelles dont le matériel lui servira 4 années plus tard à
publier Artiste Versus Manager, l’ouvrage dont je propose de faire la fiche de lecture ici.
Ses ouvrages et nombreuses publications, dont Le nouvel esprit du capitalisme coécrit avec
Luc Boltansky aux éditions Gallimard, montrent des intérêts et des innovations certaines dans
des domaines multiples, allant de l’audit, à la sociologie des organisations, en passant par la
sociologie des formes comptables sans oublier son intérêt pour la forme spécifique qu’est le
management culturel.
Elle enseigne actuellement à HEC, responsable de la spécialisation "Information, Contrôle,
Comptabilité et Organisation" du Doctorat et est membre du Groupe de Sociologie Politique
et Morale du CNRS-EHESS. Il n’est pas suffisamment de place ici pour rendre compte de
tous ces champs d’intervention, j’invite donc le lecteur à se rendre sur ce cite pour avoir plus
de précisions : http://www.hec.fr/hec/fr/professeurs_recherche/p_liste/p_bio.php?num=30
Postulats
De ces deux postulats découlent toute la réflexion qui est menée dans cet ouvrage.
- Le produit culturel est un objet délicat à manager.
- Les conflits de l’art et du management se prêtent à l’analyse sociologique et peuvent être
interprétés comme étant des conflits de grandeurs.
Hypothèse
Les managers et les artistes dans les organisations culturelles vivent mal de travailler
ensemble, le conflit semble idéologique. Pour l’auteur des accords et compromis sont
possibles entre les grandeurs des artistes et des managers. C’est ce qu’elle tentera de trouver
au fil de sa démonstration. Elle choisit pour s’aider d’étudier l’héritage historique et
idéologique des deux populations ainsi que l’étude du conflit vécu au quotidien.
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Résumé de l’ouvrage
INTRODUCTION
« Les organisations artistiques emploient de plus en plus de gestionnaires ». Le premier
constat de l’auteur est la méfiance des artistes à l’égard des gestionnaires, de leur
incompréhension de l’art et de ses finalités. L’ouvrage d’Eve Chiapello tente de fournir une
explication aux conflits actuels de l’Art et le Management.
L’auteur expose alors l’héritage des deux parties qui semble expliquer leur opposition : une
critique artiste moderne héritière de la représentation romantique de l’art au 18ème siècle et un
mangement héritier d’une société industrielle capitaliste représentée par le bourgeois.
L’artiste dénonce alors les péchés de la bourgeoisie et sa pauvreté créative.
Pour sa démonstration elle rappelle les grands travaux réalisés sur le sujet, pour constater une
irréductible réalité : « L’artiste et le manager, lorsqu’ils travaillent aujourd’hui ensemble,
actualisent ce débat dans des situations concrètes renouvelées »
Elle propose alors d’enquêter dans dix organisations culturelles de notre temps pour connaître
plus finement dans quelle mesure leur personnel actualise au quotidien ce conflit et quels sont
les compromis et aménagements par lesquels les deux formes de rationalité trouvent à
cohabiter, voire à s’accorder.
Elle annonce alors que l’analyse et son résultat laissent à penser que la critique artiste perd de
sa force et soulève une question quant à une crise majeure de celle-ci. L’auteur propose alors
pour terminer de comprendre pourquoi la critique artiste du management ne trouve plus les
prises lui permettant de se construire avec pertinence.
CHAPITRE 1 : La construction de la critique artiste du management
Pour trouver les fondements des « jeux d’oppositions activés dans le conflit de l’art et du
management », l’auteur propose de porter un regard sur la « société bourgeoise telle qu’elle se
met en place en 1830 au lendemain de la révolution de juillet et à laquelle les artistes et
écrivains français se montrèrent si ouvertement hostiles. »
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1. La société bourgeoise
Tableau sous la monarchie de juillet
« 1830, date du renversement de la Restauration, marque l’avènement politique de la
bourgeoisie et son installation constitutionnelle au pouvoir ». Jusque là, la bourgeoisie ne
pouvait pas imposer ses vertus et son mode de vie. C’est l’époque d’une naissance de
l’hostilité très forte des artistes et des écrivains à la nouvelle société.
Un certain nombre de caractéristiques de la société bourgeoise « génèrent l’exaspération et la
plainte de ses contemporains ».
Un des premiers soins du gouvernement est le « remaniement complet de personnel
administratif », il s’adjoint alors des hommes de classes élevées.
Ils servent leurs intérêts et on assiste à un développement considérable de la sphère financière,
avec les banques de prêt, l’action, les valeurs mobilières et une inégalité des libertés des
femmes, enfants et esclaves construite sur ces recherches d’intérêts personnels.
Aussi « au nom de la liberté des contrat » les pouvoirs publics ne légifèrent pas sur la relation
entre les patrons et les ouvriers entraînant de graves abus. Les salaires baissent, le travail
devient plus dur, la faim augmente et ne trouve de salut que dans la charité.
Les valeurs véhiculées par la société
Ces valeurs sont les suivantes
- L’individualisme afin de « libérer l’individu des contraintes sociales et des traditions » pour
permettre « à l’inventivité des hommes de s’épanouir dans les activités économiques » et
« autorise la prédominance de l’intérêt individuel sur les projets collectifs ».
- La rationalisation avec le progrès considérable des sciences portées au dessus de tout. « La
raison scientifique va s’efforcer de trouver des lois pour chaque phénomène »
- Le matérialisme capitaliste, le travail favorise l’accumulation « Celui qui échappe au
marché […] est dit non productif ». Le travail productif est alors valorisé comme jamais.
- Par voie de fait naît le principe d’économie, exercé avec une certaine prudence, « le gain
issu du travail doit être conservé par l’épargne ». Même la charité est soumise au calcul et à la
mesure.
- l’économie durable pour le profit des générations futures suivant un principe d’ascension
sociale en 3 générations ». La position sociale doit être méritée dès lors « importance énorme
(est) donnée très tôt aux compétences et à l’éducation », pour « certifier l’appartenance à
l’élite ». « Le statut des artistes et des hommes de lettres est (alors) au plus haut ».
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2. L’art de l’âge moderne
L’art du 19ème, porté par le courant romantique connaît un tournant caractérisé par la double
opposition aux conceptions antérieures de l’art et d’autre part à la société moderne.
La revendication de modernité
Ce nouvel âge est marqué par une volonté de rupture et se concentre dorénavant sur le
« relativisme des meurs, des comportements, des sensibilités ». L’art ne croit plus en la
théorie du beau et de l’unique de l’époque et va voir naître de nouvelles conceptions
esthétiques dont les sujets nouveaux vont être la vie quotidienne, les événements historiques
et la science. Les grands genres traditionnels sont alors abandonnés pour renouveler les
formes et les techniques d’expression.
La conception philosophique de l’art moderne
Elle « s’inscrit dans la tradition spéculative de l’art ». L’essor du modernisme, les
mouvements artistico littéraires et philosophiques dialoguent et se nourrissent mutuellement.
L’art moderne se caractérisant par une opposition au bourgeois, on voit apparaître la notion de
« pure création », à l’opposé de l’imitation. L’artiste devient le créateur d’un nouveau monde
et a une autre idée du beau, le beau est l’art lui-même. L’art dissocie le beau du sublime, le
beau s’inscrivant dans le plaisir positif et le sublime relevant de l’horreur et de la douleur.
L’artiste devient le génie au talent inné, inspiré et ayant des qualités supérieures, un charisme
et un aura. L’expression artistique devient alors l’expression naturelle de l’être avec des règles
qu’il impose, éloignées des règles universelles et ne peut être jugé que par ses pairs. On
valorise alors le créateur et non plus l’objet et sa subjectivité sur le monde car elle fascine et
de fait l’intérêt pour sa signature croit. L’artiste obtient son statut socio économique et est
maître de son œuvre, un bien négociable dépendant du marché. Du fait de cette nouvelle
réalité, pour se soustraire au marché on assiste à la naissance de l’ « art pur » caractérisé par
le déni des valeurs économiques. Pour Flaubert l’art est « hors de prix » donc gratuit ce qui en
fait une pratique ouverte aux rentiers ou bénéficiaires de rentes.
C’est alors la naissance de la notion d’avant-garde, un combat contre les générations
précédentes et l’art sans cesse renouvelé. Ils répondent ainsi à ce qu’est l’art, en recherchent
l’essence. Et « l’avant-garde suppose un public averti, fait de pairs […] une élite
intellectuelle et artistique apte à comprendre le projet et son enjeu ». La « capacité critique
de la communauté des artistes est désormais pleinement constituée ».
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La potentialité de la critique
La nouvelle élite spirituelle ainsi constituée acquiert autorité et « cette dignité va conférer une
force à la critique artiste ». L’art fait ses préconisations pour garantir une liberté devenue
sacrée face à la dépendance à des puissances matérielles. L’individualisme est toutefois le
point commun entre le bourgeois et l’artiste que ce dernier ne peut pas critiquer. Mais la
révolution de juillet va donner de bonnes raisons aux artistes d’être impliquée dans la société.
Le passage à l’acte
Le contexte n’est pas particulièrement favorable à l’émergence d’une critique artiste de la
société moderne. La bourgeoisie est grand consommateur d’art. Mais l’artiste ne défendant
pas les mêmes valeurs, se sent en marge de la bourgeoisie qui l’utilise comme faire valoir. Les
réalités du marché produisent de l’anonymat et des injustices et de plus il s’opère une
confusion entre art et morale qui révèle une incompréhension pour les recherches artistiques.
Trois sortes d’artistes se profilent à l’époque : l’artiste bourgeois, jouissant de renommée et
d’un large succès, le bohémien, vivant dans l’anonymat et la misère et l’artiste issu d’un rang
social élevé mais qui comme le bohémien n’a pas les faveurs de la bourgeoisie. Les bourgeois
méconnaissent les choses de l’art et les artistes vont s’opposer dans la marginalité et/ou se
détourner des affaires politiques, « l’art ne pouvant avoir d’avoir fin que lui-même ». « Le
dandy et le bohème vont se retrouver dans le refus du conformisme et le mépris du bien
matériel ». La critique artiste va alors se caractériser de « provocation engagée » et de
« distance méprisante mais non moins impliquée ».
La critique sociale ayant le même ennemi, alors que certains artistes vivent dans des
conditions misérables, elle va trouver des partisans parmi eux voulant mettre l’art au service
du progrès social, « la critique sociale entre alors dans le projet artistique ». L’artiste devient
« le témoin embarqué, l’observateur et l’écho des événements ». Deux formes d’opposition
apparaissent : le retrait ou l’engagement.
Actualité de la critique artiste
Nombreux points favorables à l’émergence d’une critique artiste de la société sont encore des
réalités aujourd’hui. L’opposition de l’artiste et du bourgeois perdure jusqu’à nous dans
l’opposition qui est faite de l’art l’avant-garde et de l’art commercial. Le capitaliste, le
matérialisme et le rationalisme sont les terreaux favorables de la critique artiste. Le
management et celui qui l’incarne, le manager, sont la cible de cette critique.
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3. Le management
Présentation
L’auteur retient la conception du mangement suivante : la systématisation d’outils et de
dispositifs réfléchis pour la réussite économique de l’entreprise. Le management moderne se
caractérise par la rationalisation de tout et de fait des comportements humains au travail. Ses
travaux ont une visée utilitaire, « la mise sous contrôle et la maîtrise du facteur humain » est
« mise au service de l’enrichissement économique », pour une atteinte des objectifs et la
réalisation de profits en minimisant les coûts conduisant à ce qu’on a pu appeler la « nuit
éthique ». Toutes ces caractéristiques sont communes aux sous disciplines du management.
Elles nécessitent réflexion, prévision, action et évaluation, caractérisée par une phase de
recherche d’informations, une prévision des différents scénarios possibles menant à la
décision, à la planification et une mise en œuvre à la façon dont c’est prévu, sans défaillance.
Le processus de mangement est caractérisé par le contrôle. Il existe un certains nombre
d’innovations en management, quant aux éléments pertinents à prendre en compte dans
l’organisation ou le poids de la hiérarchie, la transversalité mais qui ne changent rien au cœur
de la discipline qui est d’ « étudier, clarifier, calculer, programmer, se conformer à la règle ».
Le management, héritier des valeurs bourgeoises ?
Nous pouvons définir comme le cœur du management, le rationalisme (tout quantifier, tout
calculer), le capitalisme (l’ascèse du bourgeois, totalement encré dans la vie économique), une
mise au premier plan de la compétence « conforme à la valorisation bourgeoise du mérite »,
pour appuyer des revendications d’autonomie face à des actionnaires qui ne veulent pas se
voir dépossédés du contrôle des entreprises au profit d’un manager qui veut davantage voir
grandir l’entreprise au détriment de la rémunération du capital.
Le management est plus managérial que capitaliste, mais la figure centrale est le capitaliste
dans la personne de l’actionnaire. L’actionnaire n’a pourtant pas besoin d’être un manager, et
le management peut être mis en pratique dans un but autre que celui du profit. On assiste
d’ailleurs à une volonté de l’élargissement général du management, devenant un ensemble de
réflexions et d’outils, non indissociable du profit.
Quant à l’individualisme, il est entretenu par la Direction par Objectifs dans une compétition
entre les individus ou encore par le marketing dans une offre de dignité égale et commune à
chaque consommateur potentiel. Cet exposé permet de comprendre les prises de la critique
artiste du management aujourd’hui.
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4. La critique artiste du management
Les points de conflit entre l’art et le management apparaissent alors être le rationalisme face à
la créativité, la sensibilité, le plaisir ; la capitalisme face à l’art pur, l’art hors de prix ;
l’utilitarisme face au sacré, au gratuit ; l’hétéronomie face à l’autonomie ; la méritocratie face
à l’aristocratie ; les masses consommatrices face aux boétiennes, vulgaires.
Les éléments qui suivent permettent d’imaginer les conditions quotidiennes de la critique.
Compte tenu de la revendication d’autonomie de l’artiste et son ambivalence face à l’argent,
les contextes clés du conflit sont la transaction marchande d’une œuvre, la commande ou la
relation salariale. Aussi les contraintes des organisations acheteuses quant au temps de
réalisation et au contenu pèsent sur la liberté de l’artiste, a contrario, les organisations peuvent
être prises au piège par la réalité que l’inspiration ne se commande pas. « L’argent ne sera
jamais la bonne façon de mesurer une œuvre » ni le volume d’œuvres vendues. L’artiste
cherche une distinction. Les artistes critiquent les managers et ces derniers disent des artistes
qu’« ils n’ont pas le sens des réalités », « ils sont prétentieux », « ils méprisent les autres ».
Il existe toutefois des points de convergence et de compréhension : recherche d’un progrès
permanent, l’individualisme et la recherche de singularité, mais ces points semblent
insuffisants compte tenu du contenu de la critique.
CHAPITRE 2 : Enquête sur l’actualité du conflit
Ce chapitre s’attache à relever les témoignages de refus du management et des outils de
gestion dans certaines organisations culturelles et révèle certains faits inattendus,
d’acceptation de ceux-ci voire de valorisation.
L’enquête réalisée par Eve Chiapello porte sur 10 organisations choisies dans une volonté de
diversification des situations à étudier : une société de production audiovisuelle, quatre
maisons d’éditions et cinq ensembles musicaux.
Une première partie du travail de recherche porte le cas Alphimages, une recherche
approfondie offrant une base de travail pour l’étude des 9 autres structures qui sera l’objet de
la deuxième partie.
L’étude du degré de présence de la critique artiste porte tout d’abord sur le discours des
interlocuteurs au sujet du management et ensuite sur le niveau effectif d’intégration de ceux-ci
et/ou la présence de leurs représentants dans l’organisation.
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1. Le cas Alphimages ou le refus du management
Deux points caractérisent ce cas, les dirigeants d’Alphimages cherchent à s’inscrire avec
cohérence dans la conception moderne de l’art et l’organisation vit une transformation
nécessitée par son développement.
Les ambitions artistiques d’Alphimages
Pour les producteurs d’Alphimages, être producteur c’est créer. Il initie le projet, il l’estime et
il revendique sa signature. Les premiers constats montrent une envie de créer associée à une
volonté critique, qui se caractérise par une ascension étape par étape du film d’entreprise à la
fiction lourde, à même de leur donner le mode d’expression qu’il faut à la critique. Cette
ascension est chargée des désirs personnels et profonds du producteur Jean et qui oriente
l’organisation de sorte qu’elle est très marquée par la représentation romantique de l’art et
relègue au rang de moyen ce qui relève des finances et n’y consacre que peu de compétences.
Le refus du management
Ce refus est tout d’abord caractérisé par une exclusion du personnel comptable des réunions
de production et par l’organisation physique des bureaux. Jean et Pierre « partis de rien »
expliquent leur succès par leur capacité à prendre des risques, leur esprit d’aventure et leur
créativité, alors que dans les faits ils bénéficiaient d’un contexte favorable, pour leur
croissance et l’indépendance économique qui leur est cher. Toutefois, une ambiguïté est née
de l’agrandissement de l’entreprise marquant alors la fin d’ « une époque affectivement
forte ». Jean et Pierre voient leurs responsabilités augmenter et ressentent un « bonheur mêlé
d’angoisse ». « Le succès induit un changement de métier » que les créateurs d’entreprises ont
du mal à gérer. Mais alors pourquoi grandir ? « Grandir est la seul solution pour ne pas
changer ». Nombreux sont les éléments qui montrent que Alphimages méconnaît et méprise
les valeurs portées par le management, mais son agrandissement commence à faire souffrir les
producteurs et c’est pourtant le choix de grandir qui est retenu.
Les difficultés financières et l’obligation de procéder à une rationalisation économique
Une première crise de trésorerie a été résolue par une augmentation du capital par
l’investissement personnel des proches d’Alphimages et une deuxième crise a amené à
rechercher des investisseurs, marquant ainsi l’entrée d’actionnaires, aux logiques différentes
des deux producteurs et vont exigé un changement de pratique. Du jour au lendemain les
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pratiques changent mais sous la contrainte pour Pierre et Jean « car ce qui leur est demandé
est beaucoup trop éloigné de ce en quoi ils croient ».
Les conflits entre la conception artiste et les réformes demandées
L’organisation semble alors mieux gérée mais quelque chose d’impersonnel, procédures et
formalités se mettent en place, désarmant les producteurs et désinvestissant les personnes de
leur travail. Des directeurs de productions ont été engagés successivement pour contrôler la
production. Pour Pierre et Jean tous sont partis car la réorganisation d’Alphimages est un gros
chantier, mais le discours révèle une résistance manifeste, mais non avouée, de tout le
personnel, Pierre et Jean inclus. La cause en est leur peur de perdre la légitimité de la
direction d’une organisation de leur propre création et de se laisser dépasser.
Le premier point conflit artiste-manager porte sur le plaisir que Jean prend à son travail qui
s’altère de plus en plus. La forme qu’il appelle de ses vœux, comme étant la meilleure pour
Alphimages, donne le pouvoir symbolique le plus fort à la création, mais ce n’est plus
envisageable depuis sa dépendance aux actionnaires. Devoir rendre des comptes aux
actionnaires, « quémander » est humiliant et intolérable. Tout serait plus simple s’il n’avait
pas à y penser s’il pouvait investir comme il veut…
Le deuxième point de conflit porte sur la prise de risque. La prise de risque, basée sur
l’intuition et la créativité est considérée par les deux producteurs comme le facteur majeur de
succès d’Alphimages et au cœur du processus de production, alors que cette même prise de
risque est en forte opposition avec les principes de management qui cherche à la modérer.
Le dernier point de conflit porte sur les individus recrutés, dans un cas pour leurs
compétences dans l’autre cas par affinité et goût. La dépersonnalisation de relations et des
postes attriste les anciens. « Le cas Alphimages présente ainsi une version contemporaine de
la critique artiste de la modernité économique. »
2. Diversité des maisons d’édition
Présentations des maisons
Les éditions Azimuts ont une ouverture très large à tous les genres éditoriaux, Phoenix est un
label chargé d’histoire, appartenant à un grand groupe, Parthénon une grande maison
classique, Globe une jeune maison, spécialisée dans la littérature étrangère et les premiers
romans. La ligne éditoriale fournira la base de l’analyse et de la comparaison. Les quatre ont
des stratégies différentes selon leur notoriété et leurs fonds. Les deux premières sont dans le
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sous-champ de la grande distribution et les deux autres de la production restreinte. Quatre
profils se dessinent : Azimuts met l’objectif financier au premier plan, Phoenix l’équilibre
avec l’objectif littéraire, Parthénon le relègue au deuxième plan, ainsi que Globe mais ce pour
ce dernier l’objectif financier appelle une attention particulière du fait de la plus grande
vulnérabilité de la structure. Nous pouvons alors anticipé un refus du management plus
prononcé dans les deux dernières structures. Qu’en est-il de leurs déclarations et de leurs
actes.
Le refus du management dans les déclarations
Les responsables de Parthénon et Globe sont particulièrement réticents aux outils de contrôle
de gestion, la mesure financière ne pose pas de problème en revanche, c’est dès lors qu’elle se
mêle à la décision qu’elle gêne, « il faut s’assurer que la gestion restera toujours soumise à
l’objectif créatif ». L’opposition se situe par ailleurs aux niveaux gestion/création et
calcul/intuition. Les critères de choix de livres doivent rester littéraires, même si les maisons
sont disposées au recrutement de contrôleurs de gestion.
Les responsables de Azimuts et Phoenix sont moins réticents mais les conflits y sont quand
même présents. Ils se montrent méfiants et gardent le monopôle du choix sur la base du goût.
Le parcours et le profil des éditeurs varient et les explications qu’ils donnent des échecs et des
succès peuvent relever du management mais la prévision n’y est que faiblement soumise. Les
quatre maisons d’éditions ne donnent aucun pouvoir potentiel aux gestionnaires dans la
définition d’une politique éditoriale, de plus littéraires et gestionnaires se raillent
La présence effective du mangement
Plusieurs indicateurs peuvent révéler la présence effective du management : l’étude des
formations du personnel selon si elles sont scientifiques ou littéraires, la qualité des outils
techniques de contrôle de gestion (abondance des données, qualité de la comptabilité
analytique), la participation des financiers aux décisions.
Le résultat du premier indicateur n’est pas surprenant. Le personnel des maisons appartenant à
des groupes sont plus scientifiques, notamment à la direction littéraire. Pour les autres, plus
familiales, la double compétence est importante, et révèle une prise très au sérieux des aspects
financiers de la structure. Le deuxième indicateur montre que plus la maison est littéraire
moins les outils techniques de comptabilité sont développés. Le troisième indicateur montre
en revanche qu’à la prise de décision, les gestionnaires sont plus consultés dans les maisons
plus littéraires. L’explication se trouve dans la nécessaire intervention des gestionnaires pour
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personnaliser les résultats et pour palier à la faiblesse des outils techniques de contrôle de
gestion.
Quelques conclusions
Les 4 maisons d’édition montrent une réticence au management proportionnelle à leur
ambition littéraire. Toutes vivent intensément la difficulté à prévoir le succès d’un manuscrit
ce que le gestionnaire ne peut en rien solutionner. Toutefois Globe combine une critique
artiste forte du management et un directeur financier en même temps DG. Cette combinaison
peut s’expliquer par la fragilité économique de la structure qui nécessite de fait une bonne
gestion. Une autre explication est proposée par l’auteur et qui évoque la différence entre une
jeune maison d’édition et la connaissance accumulée des principes de management et du
capital de renom dont les anciennes profitent. Parthénon présente aussi une spécificité
paradoxale dans l’importance donnée à la direction financière au moment de la décision.
Si à certains égards les maisons d’édition offrent quelques surprises, elles participent
néanmoins dans l’ensemble à la perpétuation de l’opposition art et management et à la
dichotomie entreprise commerciale et entreprise littéraire.
3. Les orchestres ou la faible pertinence du débat
Présentation des orchestres
L’auteur présente 5 orchestres et tente d’évaluer la force de la critique artiste du management
de chacun d’eux. La mise classique est par définition consacrée, ici « un profil élitiste et
créatif laissant a priori présager une critique plus virulente ».
Le premier élément d’analyse est le pourcentage de recettes propres. Pour les orchestres
régionaux, qui appartiennent le modèle proposé par le plan Landowski, les recettes propres
s’élèvent à 17 ou 19% et est un bon score, mais est inférieur en comparaison avec leur
équivalent dans les pays étrangers. Il faut noter que « les orchestres régionaux ont des
objectifs de service public » et leurs cahiers des charges ne leur permettent pas d’obtenir des
pourcentages élevés. Certains orchestres ne sont pas rémunérés parfois.
Dans un deuxième temps nous remarquons l’existence de plusieurs types d’organisation.
L’orchestre baroque qui embauche au coup par coup présente une bonne qualité musicale,
moins de musiciens, une bonne activité commerciale, du sponsoring par une grosse entreprise
et obtient 56% de recettes propres.
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L’orchestre lyrique présente le plus bas pourcentage de recettes propres et les plus grandes
difficultés. C’est un orchestre « mal né », de musiciens mal payés, un gros turn over de
directeurs musicaux et un administrateur à temps partiel.
L’auteur présente une évaluation de la qualité de la production des orchestres (sur 10 critères
de qualité, en passant par le niveau éducatif, l’innovation…) en matière de qualité artistique le
baroque est le mieux noté à l’opposé de l’orchestre lyrique.
Discours et déclarations concernant la gestion
Quant aux discours, la présence d’une critique artiste du management y est dans l’ensemble
assez faible tant au niveau de la direction que dans les impacts sur la décision. Les meilleurs
d’entre eux, potentiellement ceux qui airaient pu opposer un refus du management ou une
critique plus forte sont ceux là même où elle est la plus faible.
Les chefs d’orchestre paraissent plus ouverts à la gestion que les éditeurs.
Ces différences sont attribuées à :
- L’ampleur des projets et des budgets auxquels les chefs d’orchestre ne veulent pas être
confrontés (mépris pour le musicien qui ne s’occupe pas de musique)
- Les difficultés financières sont attribuées à l’insuffisance de moyens non au
management. Puisque le rôle des orchestres est de créer de la valeur culturelle et non
de dégager du profit, les orchestres sont dans la logique « qu’il est du devoir des
collectivités de les financer ». La critique porte alors sur la puissance publique et les
faibles moyens qu’elle octroie, en revanche administrateur et chef d’orchestre font
cause commune
La critique est alors davantage portée sur le capitalisme non sur le management. Dès lors une
critique du management est possible à l’encontre des puissances publiques sur le concept de
« subventionnement sur objectifs ».
Ensuite l’auteur attire l’attention sur le faits suivant : des spécificités de l’art d’interprétation
sont communes au management : rigueur, structure, précision, routine et procédure. Les
musiciens ne sont pas libres, ils sont soumis à l’ensemble et constitue ainsi « une forme de
compromis relativement exceptionnel entre la grandeur industrielle et la grandeur inspirée ».
L’étude fait apparaître aussi l’existence de musiciens gestionnaires (victime du mépris des
autres musiciens). Il faut comprendre que le rapport à l’argent issu de fonds publics, et ainsi
plus noble, dédiabolise la gestion. Les musiciens n’acceptent pas pour autant les arguments
financiers avec facilité et certains administrateurs usent de ruses pour éviter les affrontements.
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En conclusion de l’étude de ces premiers indicateurs, on peut voir que contrairement aux
maisons d’édition, les orchestres les plus qualitatifs ne sont pas nécessairement ceux qui
présentent les discours les plus critiques, voire ils apparaissent comme étant les plus ouverts
au management. Cette ouverture s’explique soit par la vulnérabilité économique de
l’organisation et dès lors que les risques sont pris en charge par les puissances publiques
subventionnantes, la gestion interne exerce alors une pression plus faible sur les acteurs.
Présence effective du management
Comme pour les maisons d’édition le 1er critère choisi est la nature des formations reçues par
les administrateurs. Les résultats montrent en effet que la vulnérabilité économique coexiste
avec des administrateurs aux formations plus scientifiques. En revanche, le lien qu’il était
attendu entre le profil culturel et une présence plus faible de personnel au profil scientifique,
n’est pas confirmé. L’autre indicateur d’évaluation de la présence effective du management
est le niveau de sophistication des outils de gestion. Les outils sont dans l’ensemble très peu
développés. Les masses salariales sont fixes, il suffit d’un peu d’expérience et les budgets
sont tenus. Aussi peu de personnes savent lire les données comptables, alors elles ne sont pas
détaillées. Par ailleurs, il n’y a pas d’outils de prévision, les budgets sont fait un an à l’avance
tout au plus.
L’auteur nous fait part de trois points sur lesquels la critique artiste du management formulée
par les orchestres est différente des maisons d’édition.
- la musique savante légitime par définition est toutefois celle qui est la plus ouverte au
management.
- la position culturelle ne coexiste pas avec le refus du management
- une correspondance plus forte entre les discours et les faits
Ces éléments amènent à deux séries de remarques :
- l’ouverture des organisations à la gestion provient de leur vulnérabilité économique
- les différences constatées entre les orchestres d’une part et les maisons d’édition et
Alphimages d’autres part, s’expliquent de deux façons :
- Une première raison réfère à la communauté de valeurs qu’il existe entre l’art
d’interprétation et le management et le fait que les chefs d’orchestre ne veulent pas s’occuper
de gestion de gros moyens.
- La deuxième raison est l’activité non marchande des orchestres alors que les maisons
d’édition combinent les deux aspects, artistique et marchand et sont de fait plus vigilants.
L’entreprise privée est enserrée par un double contrôle amont et aval (propriétaires et
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consommateurs). L’O.N.M. (organisation non marchande) subit un contrôle plus faible et
dispose donc d’une plus grande marge de manœuvre. Pour l’O.N.M., il s’agit juste de
convaincre « les bailleurs de fonds » et conduit à ce que Dupuis (1987) dise que « la
subvention n’est pas un mode de régulation économique mais un mode de régulation
politique ». Les dirigeants peuvent alors présenter une palette de comportements allant de la
bonne gestion des subventions reçues au gaspillage. Le manque de critères clairs d’évaluation
n’incite pas la bonne gestion. Cette dernière, si elle est qualitative en interne, permettra
uniquement à l’organisation d’avoir une plus grande marge de manœuvre. Il y a donc peu de
raison dans ce cas de construire une critique artiste du management.
4. Quelques conclusions
« Le refus du management n’est pas présent dans tous les mondes de l’art » et « la vocation
commerciale […] ne suffit pas à épuiser la question ».
Pour que la critique artiste émerge il lui faut un danger immédiat ou le ressenti d’une
souffrance. Plus l’organisation est vulnérable au niveau économique, des financements, plus
elle se trouve dans l’obligation de gérer ses finances, cette situation inclus les organisations
non subventionnées et devant jongler avec les aspects artistiques et financiers. Cette
obligation à gérer peut alors être perçue comme menaçante si le projet financier est
incompatible avec le projet artistique, et provoque des conflits durs. Certaines structures
d’avant-garde qui s’attachent à concilier inventivité et précarité économique, sont celles qui
représentent ce qu’il en est de la critique artiste du management. Eve Chiapello propose, dans
le chapitre suivant, d’étudier comment ces organisations fonctionnent compte tenu des
tensions provoquées par la présence des deux rationalités.
CHAPITRE 3 : les organisations d’avant-garde et le management
Les organisations sentent un danger lorsque le management exerce une pression. Rappelons
que les situations de pression dangereuses apparaissent dès lors que « l’œuvre est à inventer
en totalité » ou encore « lorsque l’obligation de gestion est forte ».
Les organisations que l’auteur se propose alors d’étudier sont celles qui combinent ces deux
aspects. Pour plus de commodité elle les nomme « organisations d’avant-garde ».
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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Pour bien cerner le problème, elle propose de mettre en valeur ce qui, du management, peut
constituer un danger pour la création. L’étude commence par une recherche des conditions
favorables aux travaux d’avant-garde.
1. Les conditions organisationnelles du travail artistique d’avant-garde
Les travaux portant sur la créativité traitent essentiellement des individus créatifs ou encore de
leur environnement. Les deux aspects que l’auteur retient sont d’une part celui référant aux
motivations intrinsèques des artistes et de leur épanouissement et d’autre part aux spécificités
des relations interpersonnelles des acteurs de l’ « organisation d’avant-garde ».
L’épanouissement des « motivations intrinsèques »
L’auteur rappelle que l’artiste est spécifiquement animé d’une vocation et d’une motivation
l’impliquant totalement. Les études de D.K. Simonton évoquent l’énergie et la motivation des
« génies » et donnent l’explication que la recherche et la création nécessitent une grande
implication. Des recherches en psychologie précisent que « les grands créatifs se
caractérisent par une très forte motivation intrinsèque » (motivation par la tâche elle-même).
L’auteur cite un exemple des travaux de T.M. Amabile (1990) pour mettre en valeur les
propriétés inhibitrices des motivations extrinsèques (de réussite, d’argent, de reconnaissance).
La pertinence des ces résultats réside dans le fait que l’attente d’une évaluation ou le concours
à des prix font partie des outils de gestion. Nous pouvons alors aisément identifier les
conditions organisationnelles favorables à l’épanouissement des motivations intrinsèques de
l’artiste. La délicatesse de l’accord entre gestion et libre-cours à la créativité trouve le vecteur
des relations interpersonnelles.
Le rôle des relations interpersonnelles
L’enquête d’Eve Chiapello sur les relations interpersonnelles éditeur/auteur ont révélé
l’importance de celles ci dans la motivation de l’auteur. Elle constitue un élément
organisationnel très important, dans la mesure où tout se finalise dans ce rapport, l’auteur
arrive avec un manuscrit imparfait et l’éditeur l’aide à le parfaire, ainsi débute une relation
permanente jusqu’à l’édition de l’œuvre. Elle propose de présenter les déclarations des
éditeurs, et enfin de définir les conditions organisationnelles favorable à l’avant-garde.
La première remarque porte sur le cloisonnement des temps de travail et de vie privée porté
par les valeurs bourgeoises du travail qui n’existent pas dans les maisons d’édition. La
dimension existentielle de leurs tâches respectives les réunit, dans l’implication totale dans ce
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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qu’ils font. L’auteur envahit les sphères privées et professionnelles de l’éditeur qui construit
une légitimité à le faire, à cause de l’angoisse qui l’anime, du fait qu’il mette sa vie au service
de l’art et parce que l’éditeur est son ami. L’éditeur quant à lui, même s’il arrive à obtenir des
temps de repos, ils n’en sont pas moins utilisés pour travailler au calme sur les manuscrits.
« L’un des apports essentiels des travaux des psychosociologues de la créativité est d’avoir
montré que les créateurs ont besoin de feed-back pour être créatifs ». L’auteur veut qu’on
l’aide à parfaire son manuscrit mais la critique que doit formuler l’éditeur doit être délicate et
ne pas donner l’impression à l’auteur de lui ôter une part de sa liberté. La confiance de
l’auteur dans l’éditeur devient alors une condition importante et explique la dimension
amicale de leur relation. L’éditeur doit montrer à l’auteur qu’il l’aime et qu’il croit en lui et
que tous ses intérêts vont vers l’œuvre, qu’il met toute son intelligence et son intuition au
service de sa réussite et ne doit pas faire penser que ces intérêts sont orientés vers la notoriété
de la maison d’édition ou vers des intérêts financiers. L’éditeur acquiert alors la capacité
reconnue à faire travailler l’auteur et de plus sa fidélité, essentielle pour l’éditeur qui ne veut
pas voir ses auteurs, ayant vécu un succès, partir vers des maisons d’édition plus grosses.
La relation d’argent tient une place importante quant à elle, non dans le relation contractuelle
classique client/fournisseur mais dans la relation de confiance entre l’auteur et l’éditeur. Dans
ce contexte, l’affectivité rend cette relation tendue. L’auteur mesure la volonté de l’éditeur à
défendre son ouvrage dans le prix qu’il compte mettre. C’est la relation de confiance qui
permet de surmonter les jugements et les réponses du marché aux initiatives de l’éditeur.
Cette confiance peut être préservée par la relation d’amour/amitié et sa preuve sans cesse
renouvelée par l’éditeur, mais nous dit que les questions d’argent sont le point délicat de
rupture possible de cette relation.
Eve Chiapello cite les travaux de Morley et Sliver, et ceux de Lapierre pour confirmer
l’importance de cette relation de confiance chez d’autres pratiques artistiques, notamment
dans la relation comédien/metteur en scène. Elle précise toutefois, que la légitimité d’un
réalisateur ou d’un metteur en scène est d’autant plus grande que les comédiens sont dirigés
pour réaliser l’œuvre du metteur en scène, ce qui n’est pas tout à fait la configuration de
l’édition, où l’éditeur s’emploie à diriger une œuvre qui restera celle d’un autre. La relation de
confiance entre comédien/réalisateur est néanmoins une sous problématique nouvelle
intéressante dans « la logique de l’amour » ou encore « logique du contrôle par le don »
importante dans la problématique plus générale de la créativité de l’artiste en contexte
organisationnel.
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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Quel est le lien effectif entre la logique de l’amour et l’art ? La dimension existentielle de
l’artiste en création est l’explication de son désir d’être aimé « a priori », qui permet à ceux
qui aiment l’artiste de le juger, sans quoi le jugement inhiberait sa créativité. Le deuxième
aspect est la « proximité idéologique » de l’art et de l’amour autour de la notion de don.
L’artiste a reçu un don et se donne totalement et gratuitement à l’art. L’amour circule par
l’œuvre, aimer une œuvre c’est aimer l’homme. Les configurations relationnelles exposées
dans ce chapitre ne trouvent que de rares échos dans les sciences de gestion. Eve Chiapello
attire l’attention sur l’analogie possible de la relation entre l’éditeur et l’auteur avec la relation
entre un individu et son coach.
En définitive les éléments constitutifs d’une organisation favorable au travail d’avant-garde
sont : l’innovation pour l’épanouissement des motivations intrinsèques, un renforcement de
l’affectivité entre l’artiste et son environnement. Or ces deux éléments n’existent pas dans le
management, qui, s’il s’exerçait dans sa forme classique pourrait en effet détruire la créativité.
Mais pour que le management s’adapte il lui faudrait fortement réduire « ce qui est cœur
même de son projet : la maîtrise des événements ».
2. Du travail artistique innovant aux organisations d’avant-garde
L’auteur propose, dans le paragraphe suivant, d’étudier l’organisation et de s’éloigner de
l’environnement de l’artiste. Deux facteurs sont importants pour que l’organisation perdure :
un durcissement de la logique de gestion dans les organisations d’avant-garde dont
l’économie est vulnérable et le maintient de la logique de créative. L’auteur propose alors une
configuration organisationnelle idéale.
La généralisation de la logique artistique
Pour éviter que l’artiste soit mis en présence de motivations externes, l’ensemble des acteurs
de l’organisation doit œuvrer dans une logique artistique, où chacun est motivé et adhère au
projet dans une organisation démocratique et d’autocontrôle. Si on étend la relation d’amour,
exposée au dessus, à l’ensemble des personnes de l’organisation, la structure devient
organique. L’auteur fait alors référence aux différences exposées par la littérature entre les
« structure organiques » et les « structures mécanistes » : The Management of Innovation de
Burns et Stalker (1961) et de fait aux différences entre la perspective du but global et la
différenciation fonctionnelle des tâches. Elle propose ensuite, d’envisager une coordination
par ajustement mutuel caractéristique de l’organisation innovatrice, nécessitant donc des
structures réduites. La structure organique semble être le modèle le plus favorable dans la
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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mesure où certaines structures ne peuvent pas assurer la petite taille conseillée (cinéma) et
assumer leur activité avec un trop petit nombre d’experts. Par ailleurs les tensions liées à la
précarité économique et à la logique artistique sont solutionnées par la nature des relations
interpersonnelles entre les gestionnaires des organisations et les directeurs artistiques. Eve
Chiapello propose d’étudier la logique du binôme ainsi évoqué.
La logique du binôme
Le binôme est la rencontre amoureuse entre le représentant de la logique artistique et celui de
la logique économique. L’auteur attire notre attention sur l’équilibre nécessaire de ces deux
principes. Aucune marginalité, aucune réduction de rationalité de l’un ou de l’autre ne doit
survenir. La configuration proposée est alors que les principes économiques se mettent au
service du projet artistique (en qualité de moyens) et qu’ils devront être respectés, l’affectivité
étant le vecteur de cet accord. « Le binôme de direction est ainsi une façon de vivre le conflit
de rationalités entre l’art et la gestion ». Les deux rationalités peuvent aussi coexister dans
une même personne, mais ces cas sont rares et présentent un certain nombre de problèmes,
notamment la complexité de la diversité des tâches à gérer.
Trois des organisations étudiées par Eve Chiapello répondent au modèle d’organisation
qu’elle propose : Alphimages, Globe et l’orchestre baroque.
3. Le cas Alphimages : un modèle de l’entreprise d’avant-garde mais un binôme imparfait
L’entreprise-famille et l’intense implication de tous
Tout d’abord la dimension affective d’Alphimages passe dans le tutoiement. Dans les discours
l’entreprise est une grande famille. Ils sont tous liés par l’exigence première de solidarité due
à l’aventure que constituait la création d’Alphimages et ne connaissent pas la distinction vie
professionnelle/vie privée. Les anciens perpétuent le sentiment de clan, y intègrent les
nouveaux dans un « état d’esprit » Alphimages. On demande aux nouveaux de ne pas
poursuivre des intérêts personnels et de « se donner » dans la configuration favorable du désir
à faire aboutir les projets, mais qui est affectivement périlleuse. Le don de soi et de son temps
demande à ce que tous, les patrons inclus agissent de la sorte. « La logique de l’amour »
s’étend alors de l’entreprise aux patrons, favorisée par la structure peu formalisée de
l’entreprise.
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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Une structure solaire faiblement formalisée
La logique de dévouement qui entoure les deux patrons conduisent à une structure
organisationnelle en forme de soleil. On note uniquement deux niveaux hiérarchiques et deux
groupes de personnes, chacun dépendant d’un des deux patrons (Jean et Pierre). Certains ont
une responsabilité, un département, mais tous, quelque soit le niveau hiérarchique, assistent
aux réunions hebdomadaires, tous ont ainsi accès aux patrons ce qui constitue un élément
important de l’implication des membres du clan. « La faible structuration du travail fait de
l’ajustement mutuel le mécanisme de coordination par excellence ». La discussion est déliée
et abondante, mais l’information tend à mal circuler, ce que certains expliquent par « le
désordre ambiant ». En effet, une des particularités d’Alphimages est l’urgence permanente.
Les rendez-vous à heures fixes n’entrent pas dans la logique de l’organisation. L’auteur fait
ainsi référence au fonctionnement « polychronique » de Hall (1984). Toutes ces remarques
confirment le caractère organique de la structure d’Alphimages.
Le binôme de Jean et Pierre
« Jean s’occupe du développement des projets, Pierre de la négociation financière… ». Pierre
ne se sent pas bien dans son rôle, alors vêt de plus l’habit du garant de l’ambiance chaleureuse
d’Alphimages. Jean lui est distant et s’attache à alimenter l’implication des personnes en
charge des projets, alors que Pierre s’intéresse à tous, dans un rôle social essentiel. Tous
reconnaissent la différence des rôles et leur complémentarité. Cette configuration de sommet,
considérée comme exemplaire, se reproduit aux niveaux hiérarchiques inférieurs. Le binôme
est alors vu comme un moyen de ne pas être en mal face aux difficultés. Le couple de
direction fonctionne selon eux sur un mode de soutien inconditionnel, excluant la critique.
L’auteur alors « met le doigt » sur le manque de critique, qui est également constructive, mais
absente de la relation entre Pierre et Jean.
Les difficultés liées à l’absence de critique
Chacun s’occupe de son domaine sans rien refuser à l’autre et en se déresponsabilisant du
domaine de l’autre. Pierre protège Jean des informations financières qui pourraient nuire à son
travail. Jean en est plutôt content, les affaires comptables ne l’intéressent pas. Mais cette
situation conduit Pierre à suivre Jean de près sans pouvoir intervenir sur ses choix éditoriaux,
au nom de leur amitié, ce qui impacte son travail. Jean mène progressivement la barque vers
des décisions de plus en plus dangereuses économiquement, mettant Pierre chaque jour dans
une difficulté plus grande, difficulté qui conduit au recul de sa légitimité et sa compétence
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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manifeste en tant que gestionnaire. Cette situation trouva sa solution dans la révolte de Pierre,
mais « l’hostilité à la gestion était trop forte ». Ce récit est un assez bon exemple des
difficultés encourues dans les organisations fortement marquées par la représentation
romantique de l’art et sont très fréquentes. Et le binôme parfait, lui, est rare.
4. Les maisons d’édition : l’exemplarité du Globe ou le travail en famille
Critères de choix de l’activité professionnelle
Parmi les maisons d’édition, le résultat du questionnaire administré par l’auteur montre que
Globe met au rang du critère le plus important « la créativité du milieu », les autres y mettent
« l’intérêt pour la fonction » néanmoins indissociable de sa part littéraire. « Plus
l’organisation est innovante plus les personnes qui y travaillent se déclarent fortement
attirées par le projet culturel de la maison ».
Les structures des maisons vues à travers leurs organigrammes
Sur les quatre maisons, seuls Azimuts et Globe ont un organigramme. Par le seul fait du
manque d’organigramme dans les deux autres, il est interprété une structure davantage
organique. Les deux organigrammes étudiés ont comme point commun un écrasement de la
hiérarchie et les relations sur un mode très informel. La tendance générale de la structure
organique est alors confirmée. Une petite différence subsiste toutefois dans l’organigramme
d’Azimut qui est plus classique et qui est parallèlement le plus ouvert aux outils de gestion, la
bonne définition des postes permettant une bonne mesure de l’impact des départements sur les
comptes de l’entreprise. Globe quant à elle est mal à l’aise avec cet outil mais rappelle la
gymnastique que nous lui connaissons entre son projet artistique et ses impératifs de gestion.
Parthénon refuse carrément l’organigramme. Les deux maisons les plus organiques se
dessinent alors dans Globe et Parthénon. Et la forme binomiale caractéristique du jeu entre
avant-garde et considération économique se retrouve chez Globe dans un « quatuor de
direction ».
Des relations interpersonnelles plus ou moins poussées
Le lien familial entre directeur financier et éditeur existe chez Parthénon et Globe. Partout les
relations sont amicales quand elles ne sont pas familiales, et sont plus nombreuses et plus
fortes chez Globe. A l’inverse c’est chez Azimuts qu’elles sont moins nombreuses et restent
au stade de la relation professionnelle.
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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Chez Globe on voit deux éditeurs et deux financiers : un quatuor. Trois d’entre eux sont de la
même famille favorisant ainsi le relation inter-rôles, le système de contrôle de gestion est
alors assez développé et le profil très littéraire. On note une implication des responsables
économiques, leur passion pour la littérature et leur goût pour les choix éditoriaux et un
respect réciproque avec la direction littéraire. Les relations ainsi tissées permettent aux
gestionnaires de faire prendre conscience aux autres des impératifs économiques. L’auteur
rappelle alors le cas de Gallimard développée sur le binôme des frères Gallimard. Parthénon
en revanche s’éloigne du modèle organisationnel de la structure d’avant-garde, pour laquelle
le PDG ne fait pas partie de la famille des actionnaires et gère essentiellement une signature
reconnue. Le binôme d‘Alphimages est celui de deux amis, dans le cas de Globe les liens sont
familiaux, pour l’orchestre baroque c’est encore différent.
5. Les orchestres : l’ensemble baroque ou la logique binomiale dans la distance
Des 5 orchestres étudiés, seul l’orchestre baroque fonctionne en mode projet, sur une structure
organique et présente un autofinancement bien plus fort que les autres.
La structure organique de l’orchestre baroque
L’orchestre baroque est caractérisé par sa grande flexibilité et la grande adaptabilité de son
personnel selon le projet ou les participants, dessinant ainsi la structure organique.
L’ambiance de l’équipe administrative y est conviviale et ludique, les temps personnels et
professionnels confondus, les personnes impliquées, mais à distance des musiciens qui ne sont
pas permanents. Cette convivialité joue de rôle de « patch » pour éviter de se laisser envahir
par les exigences des artistes et continuer à servir le projet musical. Le chef d’orchestre ayant
une très grande, voire trop grande confiance en lui, n’a pas besoin d’être rassuré, au contraire,
l’équipe administrative constitue sa seule force critique.
Le cas des orchestres régionaux
En général les orchestres régionaux ne sont pas des structures organiques, les fonctions sont
fixées une fois pour toutes. L’emploi des musiciens et de leurs temps de travail et de repos est
régi par des conventions strictes et rigides. De plus les volumes ne permettent pas les relations
interpersonnelles. L’hostilité règne entre les administratifs et les musiciens qui ne se montrent
pas « inspirés » mais calculent les demi heures de travail, cette attitude résultant du caractère
impersonnel de leur fonction. La convivialité même entre musiciens n’existe pas, leur nombre
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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et le mode de recrutement sur la compétence rend les relations interpersonnelles difficiles et
constitue un ensemble plutôt mécanique.
Leur relation avec l’administration s‘en ressent. L’administration serait responsable des
mauvaises ambiances. Tous souffrent de la vie d’orchestre et les chefs d’orchestres régionaux
ignorent la qualité qui consiste en aimer leurs musiciens. Dans ce contexte la flexibilité et la
souplesse sont hors d’acquisition mais l’exigence de créativité est moindre dans l’art
d’interprétation. L’orchestre baroque est le seul à présenter la structure organique d’avant-
garde mais tous fonctionnent grâce à un binôme de direction.
Les différents binômes de direction
L’auteur propose de déceler la présence effective dans les orchestres des conditions
nécessaires au binôme d’opérer. La première condition, qui demande à ce que les rôles soient
bien identifiés, est de fait commune à tous les orchestres.
Trois orchestres donnent la position hiérarchique la plus élevée au chef d’orchestre. Les deux
autres la donnent aux administrateurs, le projet artistique prédominant toutefois, elles
remplissent la deuxième condition du rôle égalitaire du binôme. Trois administrateurs
remplissent la troisième condition d’une forte implication de leur part dans le projet artistique.
Administrateurs et chefs d’orchestre, des cinq structures, se respectent réciproquement et ainsi
remplissent la quatrième et dernière condition, mais ne prend que rarement les traits de
l’amitié et aucun lien familial n’est noté. L’administrateur et le chef de l’orchestre baroque,
qui combine le mieux ses positions d’avant-garde et de gestionnaire, s’entendent mais ne sont
pas amis, le soutien est en effet inconditionnel mais dénué d’affect. Le binôme présente
toutefois une originalité : l’administrateur materne complètement le chef d’orchestre qui est
totalement dans ce qu’il fait et qui se laisse materner parce qu’il sait que c’est « pour son
bien ». L’administrateur quant à lui est fier du résultat de cet équilibre trouvé.
6. Quelques conclusions
Les conseils de ce chapitre pour un bon management des organisations culturelles profilent des
modèles organisationnels connus mais un management très différent du management traditionnel.
Toutefois une remarque importante est à faire. Dans le champ même du management, la critique
des processus managériaux traditionnels s’opère. Cette critique porte sur des points évoqués dans
le management de la culture, tel que la confiance ou les principes du coaching qui se rapprochent
de la relation éditeur/auteur. Les postures managériales évoluent donc et la critique artiste du
management trouve de moins en moins à redire, perd des repères et s’affaiblit de fait.
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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CONCLUSION : La crise de la critique artiste du management
La critique artiste du management perd ses points d’appui et les logiques de management et
de l’art se rapprochent en ces points depuis les années 80. La politique culturelle de J. Lang,
avec l’augmentation des fonds publics ou le rôle des associations et des territoires pour
relayer le service public, serait à l’origine de la tonalité entrepreneuriale qui environne les
projets culturels. Le Ministère public promeut le management culturel, protège les industries
culturelles et participe à la réconciliation de l’économie et de la culture, conduisant à une
« hybridation des logiques ». Le dernier élément notable de cette politique est le soutien à
l’art d’avant-garde. La reconnaissance des artistes change, leurs droits et de fait leurs statuts.
Des effets de glissement de repères impactent les conditions de la construction potentielle
d’une critique artiste du management.
1. La modification des conditions permettant la critique artiste du management
Peu des conditions nécessaires à la construction d’un critique artiste du management
subsistent. Le premier élément fondateur de la critique, l’inégalité des revenus des artistes, est
réduit par la politique de formation, de reconnaissance des formes artistiques nouvelles et par
l’accroissement des protections sociales. D’autre part, l’artiste jouit d’un certain respect et ne
force plus l’écoute, grâce aux médias, mais il perd de son aura, étant vu davantage comme un
travailleur comme un autre. Aussi pour que le critique soit recevable il lui faut être cohérente
avec un ensemble idéologique validé de tous, or la notion d’œuvre elle-même est floue et le
management a beaucoup évolué par rapport à sa forme fordienne traditionnelle. Enfin, on doit
pouvoir se passer de ce qu’on critique, or les enjeux économiques sont aujourd’hui tels que
« le manager est en passe de devenir le meilleur allié de l’artiste après avoir été considéré
comme bourreau ».
2. Les transformations du management et de l’économie
Les nouvelles formes de management, construites sur une volonté de compétitivité, se
rapprochent très sensiblement du modèle organisationnel des structures d’avant-garde. La
place donnée aux motivations intrinsèques trouve son pendant managérial dans la recherche
toujours plus grande de l’autonomie des personnes pour plus d’autocontrôle. Le but commun,
l’implication supérieure et forte sont recherchés chez les collaborateurs. Le caractère
organique de la structure d’avant-garde trouve son pendant managérial dans le courant très
populaire du modèle Twingo chez Renault. Il s’agit de mettre tous les acteurs sur le même
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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plateau, favoriser les relations interpersonnelles quotidiennes et travailler en mode projet.
D’autre part le modèle bureaucratique trouve la critique des écoles du management, pour
proposer un nouveau modèle caractérisé par une réduction des niveaux hiérarchiques, un
accroissement de la flexibilité, une prise de décision par une contribution plus large des
collaborateurs. L’entreprise-réseau de Snow, Miles et Coleman ou encore la régulation par les
normes ou la culture pourrait remplacer ce modèle bureaucratique. La confiance tient une
grande part dans le modèle en réseau. La notion de confiance et celle de culture d’entreprise
de plus en plus présentes dans les organisations démontrent une prise en compte croissante
des valeurs affectives et sociales par le management. Les préceptes du management servaient
essentiellement au management des industries et étaient considérés comme universels, or elle
s’occupe maintenant davantage des services et ne laisse ainsi plus dominer l’image mécaniste
de l’entreprise. L’arrivée du toyotisme participe à la transformation du management. Nous
pouvons donc imaginer voir croître le respect des managers envers le fonctionnement de
l’entreprise d’avant-garde. Alors quelles prises restent-ils aux artistes pour construire leur
critique pertinente ? Le paysage économique a évolué et explique l’évolution du management.
Le développement de la concurrence en est la première cause, avec tout d’abord l’automobile
japonaise, puis les services. Les modes organisationnels nécessités par les sociétés de services
font apparaître des nouveautés nombreuses : informatisation, flexibilité, délocalisation,
confiance entre client et producteur… De plus en plus aussi le « marché des idées »
accompagné de sa valeur médiatique est rendu très attractif. Compte tenu des réalités de l’un
et de l’autre, le monde artistique serait précurseur pour une partie du monde économique
d’aujourd’hui. Les frontières ne sont alors pas suffisamment distinctes pour favoriser la
construction de la critique artiste du management.
Mais le management codifie et réfléchit les conditions de l’affectivité et de l’innovation.
L’auteur suggère alors une question quant au naturel de cette codification. Même si tout est
mis en œuvre pour susciter, protéger et reproduire les conditions de l’affectivité de
l’innovation, la question porte sur la programmation et alors l’authenticité de celles-ci dans un
contexte qui reste contrôlé. Peut-être est-ce à ce niveau que l’artiste peut formuler une critique
du management. La critique artiste n’en reste pas moins faible face au management, ne
pouvant s’en passer et d’autant que la définition de l’art et de l’artiste sont aussi en crise.
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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3. Les transformations socio-économiques du champ artistique
Ces transformations prennent la forme du développement continu des industries culturelles,
des nouveaux publics de l’art, des nouvelles formes d’expression artistiques le tout en lien très
étroit avec les innovations technologiques et des moyens financiers toujours plus gros,
resserrant progressivement le lien de la culture à l’économie et une interdépendance
croissante des managers et des artistes. Les industries culturelles et l’innovation
technologiques sont rendues responsables de la consommation de masse, de l’atteinte de
niveau de notoriété jusqu’ici inégalés et de nouvelles formes de rémunération et d’emploi. Les
consommateurs de produits culturels présentent aussi quelques caractéristiques d’évolution,
notamment dans son augmentation, surtout pour les publics d’œuvres d’avant-garde, dont les
auteurs sont aussi les plus à même de développer une critique artiste du management. La
consécration par les pouvoirs publics va jusqu’à constituer un label conférant aux œuvres une
plus grande valeur économique. Le décalage entre l’offre et la demande diminue, alors que ce
décalage conduisait à la plainte constitutive de la critique. Certaines formes d’art onéreuses ne
peuvent que reconnaître leur dimension économique, qui pousse parfois certaines
organisations à s’adjoindre des spécialistes de la gestion tant les budgets à gérer sont gros et
complexes. Le management est devenu un moyen primordial de la réussite des projets
culturels amenuisant de fait la potentialité d’une critique. Par ailleurs le circuit entonnoir que
représente le chemin de la création à la distribution ne permet pas de soulèvement.
Par ailleurs, face à la multitude d’œuvres produites, le consommateur doit se fier aux labels.
Les entreprises quant à elles dépensent des sommes folles pour attirer l’attention sur des
produits très concurrencées et aux vies courtes et une concentration des consommations et des
productions s’opère. C’est à ce niveau que la critique artiste peut trouver son accroche mais
ne sait pas dépasser le producteur, d’autant qu’elle a du mal à expliquer les effets de
l’accroissement du nombre d’artistes. Les producteurs eux ont l’embarras du choix et se
reposent sur la reconnaissance de certains pour agir. Le nombre rend la sélection arbitraire.
L’artiste sélectionné, dans sa chance, ne tente plus de porter une critique sur les contraintes de
la création. Les artistes restent en revanche actifs pour leurs droits, quant à leur rémunération
mais aussi sur le respect de leurs créations.
Ainsi les nouvelles conditions socio-économiques participent au retrait de la construction du
critique artiste du management et quand elle s’exprime elle rate sa cible. Il y aurait pourtant à
faire dans ce contexte pour éviter que la sélection s’endurcisse. Mais c’est aussi parce que la
sélection s’endurcit que la critique se tait.
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4. La crise de la représentation romantique de l’art et des artistes
A la moitié du 20ème siècle, on voit se profiler une remise en question de la représentation
romantique de l’art. Le travail de longue haleine et les processus cognitifs classiques qui
accompagnent la création, ressemblent à n’importe quel autre travail, démythifiant ainsi
l’artiste et son rôle de « créateur ». De plus, Becker (1983, 1988) met en évidence le
processus social qui entoure l’artiste en création, les nombreux intervenants qui font de
l’œuvre une production collective dont le succès revient toujours à un seul homme. Bourdieu,
quant à lui, pense que l’œuvre a la valeur que la croyance collective veut lui donner, en raison
du son caractère symbolique qu’elle lui confère. L’ensemble des sociologues de l’art
s’accordent sur le caractère collectif de la mystification de l’œuvre et remettent en cause la
définition romantique de l’artiste. Foucault (1969) participe à la contestation de la notion
d’auteur pour la remplacer par la notion de fonction-auteur. Certains artistes participent à la
remise en question (Passeron,1985) du caractère créateur et divin de l’artiste. Le
détournement de la notion d’œuvre au profit de produits manufacturés participe à l’altération
de la notion d’œuvre. L’art d’avant-garde contestant l’art bourgeois est taxé d’élitisme, non
reconnu auparavant ou inaccessible il ne l’est plus depuis l’intervention des pouvoirs public à
son égard. L’œuvre d’art est aujourd’hui plus facilement assimilable à un point de vue sur le
monde que comme vérité transcendante de celui-ci. L’art perd de sa supériorité spirituelle et
de son charisme qui lui avait fait prendre un jour le relais sur la religion.
Conclusion : la critique artiste aujourd’hui
L’artiste, « sa grandeur spirituelle attaquée, lui-même ramené au rang de simple témoin de
son temps », sa critique « s’incorpore dans le groupe des revendications […] que la
démocratie permet ». « Par ailleurs, les objets critiqués ont bien changé » : le bourgeois
inculte, le management assassin d’art, les pouvoirs publics ignorant… La critique artiste et sa
valeur morale peut alors s’exercer, dans la nouvelle société, sur le sujet des valeurs
esthétiques, artistiques, intellectuelles reconnues et non rentables, face aux valeurs
économiques. L’art s’oppose à la volonté de devoir tout maîtriser par la science et peut alors
prendre l’habit du garant de enchantement de monde.
Fiche de lecture : Artiste versus Manager, Eve Chiapello juin 2007
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Discussion
Sociologie, sociologie des organisations, sociologie de l’art, économie, économie de la
culture, gestion, comptabilité, anthropologie et psychologie, tout y passe. L’ouvrage est
étonnant d’expertises diverses. La deuxième qualité de cet ouvrage est la particulière
bienveillance dont l’auteur fait preuve à l’égard de toutes les personnes interrogées et
l’humanité des récits. Ces deux grandes qualités en font un ouvrage à la fois pertinent et
touchant, utile et accessible au plus grand nombre. En effet très peu de critiques sont
formulables tant le sujet est richement traité.
La problématique soulevée par Eve Chiapello dans son ouvrage fait écho à l’oeuvre de Pierre-
Michel Menger. Ses recherches sur les conditions de travail des artistes et des réalités
socioéconomiques encadrent l’emploi culturel ont le mérite d’offrir des éclairages techniques
supplémentaires. J’invite donc le lecteur à découvrir Le paradoxe du musicien (éd.
l’Harmatthan), Portrait de l’artiste en travailleur : métamorphose du capitalisme, (éd. Seuil),
ainsi que ses articles traitant des dérives de l’assurance chômage des intermittents du
spectacle et de l’employabilité des artistes.
Nous avons vu à plusieurs égards que le management des organisations culturelles semblait
apporter des éclairages intéressants au management dans son ensemble tant il était délicat et
participait aux réflexions que les écoles de management mènent actuellement. Les notions de
confiance, la logique d’amour, d’implication et de but collectif sont relayées par les études sur
le leadership. Nombreux sont les chercheurs qui mènent des réflexions parallèles voire
croisées sur ces deux sujets. J’invite donc le lecteur à s’intéresser aux travaux de Laurent
Lapierre, professeur titulaire à HEC Montréal.
La dimension organisationnelle n’est pas le seul apport des entreprises culturelles. L’autre
grande difficulté est la gestion du produit qui ne répond pas facilement aux principes de
management et de marketing. Beaucoup s’accordent à dire que les résultats proviennent de
prouesses techniques que le management d’autres produits peut prendre en exemple.
Dans ce contexte, des formations spécialisées dans le management des organisations culturelles éclosent
dans toutes les grandes universités du monde, qu’elles portent sur les aspects sociologiques ou
économiques du secteur culturel. J’attire donc l’attention sur des petites formations naissantes dans les
écoles professionnelles du spectacle à qui nous pouvons accorder le mérite de former des managers dans
les mêmes locaux que les artistes. La création de lien faisant ainsi naître des projets est évidente, mais il
est intéressant de noter que cette configuration permet aussi aux managers qui souhaitent se lancer dans
le secteur culturel de se confronter aux personnalités des artistes et à se former sur leur singularité.