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Guy Nicolas Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de la principauté hausa du Gobir In: Journal de la Société des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232. Citer ce document / Cite this document : Nicolas Guy. Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de la principauté hausa du Gobir. In: Journal de la Société des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232. doi : 10.3406/jafr.1969.1448 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1969_num_39_2_1448

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Guy Nicolas

Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de laprincipauté hausa du GobirIn: Journal de la Société des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232.

Citer ce document / Cite this document :

Nicolas Guy. Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de la principauté hausa du Gobir. In: Journal de laSociété des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232.

doi : 10.3406/jafr.1969.1448

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1969_num_39_2_1448

J de la Soc. des Africanistes XXXIX, 2, 1969, p. 199-231.

FONDEMENTS MAGICO-RELIGIEUX DU POUVOIR POLITIQUE

AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR x

PAR

Guy NICOLAS

Le vaste mouvement de « Guerre sainte » islamique {Jihâd) 2 qui bouleversa, au cours du siècle dernier, une vaste partie de l'Afrique soudanaise et aboutit à la mise en place d'un pouvoir musulman peul en Nigeria du Nord et au Nord Cameroun est né au sein de la capitale d'une principauté hausa : l'État du Gobir, où son promoteur : Usmay dan Fodyo, enseignait le Coran aux enfants du souverain local. Il appartenait, en effet, à une élite d'étrangers intégrés par les princes hausa à leurs Cours en raison de leurs connaissances et, surtout, d'une expérience politique acquise au sein des empires déchus du Mali ou de Gao. A l'époque considérée, les dynasties qui gouvernaient les principautés hausa professaient l'Islam, religion officielle des États qu'ils s'efforçaient d'égaler (Songhaï à l'ouest, Bornou à l'est, Constantinople au nord), de leurs voisins touareg et des marchands méditerranéens qu'attiraient dans leurs capitales les importantes transactions qui s'y déroulaient. Toutefois, les pratiques musulmanes locales s'accommodaient de combinaisons syncré- tiques fort éloignées de la lettre du Coran et les plus orthodoxes des disciples du Prophète, pour la plupart d'origine étrangère, s'efforçaient en vain de prêcher la pureté islamique. La vocation à'Usmatj dan Fodyo fut ainsi, à l'origine, essentiellement réformatrice. Ses remontrance's s'adressaient à une aristocratie se prétendant convertie à l'Islam et non, semble-t-il, à la masse « païenne » des populations locales gouvernées par celle-ci. A la même époque, la plus grande partie des Foulbé nomades qui allaient constituer les troupes de la réforme n'adhéraient pas eux- mêmes à la religion qu'il enseignait aux princes locaux. L'action du futur « Commandeur des musulmans » {sarkim miïsûlmï) ne s'exerça donc, à ses débuts, qu'au sein de la classe dirigeante d'une capitale et le succès du Jihâd semble dû à la fai-

1. La présente étude porte essentiellement sur des documents recueillis par nous au cours de plusieurs missions effectuées, sous l'égide du C. N. R. S., dans la région de Maradi (Niger), de 1956 à 1965. Une partie de ces données a été reprise, depuis sa rédaction, dans notre ouvrage : Organisation sociale et appréhension du monde au sein d'une société africaine (vallée de Maradi, Niger), en cours d'édition.

2. Le mode de transcription utilisé est celui proposé par R. С Abraham dans son Dictionary of the hausa, language, 2e éd. Londres, University of London Press, 1962.

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blesse de celle-ci, elle-même d'origine étrangère, mal intégrée au reste de la population, vraisemblablement divisée par des querelles intestines et dont le pouvoir, en conséquence, se trouvait mal fondé.

On sait que les premiers prêches du réformateur n'eurent guère d'influence sur le comportement de ceux auxquels Us s'adressaient. Par contre, ils semblent avoir trouvé un écho plus favorable auprès des Foulbé, sédentaires et nomades, des lettrés locaux et, vraisemblablement, de membres de l'aristocratie locale tentant de s'appuyer sur les formes nouvelles qu'il mettait en mouvement pour s'emparer du pouvoir.

Le Jihâd n'aurait peut-être pas eu lieu si le Gôbir n'avait connu un changement de souverain, à l'occasion du décès du puissant roi Bàwa Jaygwarzô, dont le règne fut l'apogée du royaume et qui semble avoir maintenu, de son vivant, une main de fer sur son pays. Sa mort dût être l'origine de conflits entre candidats au trône, comme il en est à l'occasion de toutes les successions hausa. Le nouveau prince : Yunfa, n'avait pas l'autorité ni la puissance de son père. De plus il avait été l'élève du réformateur et celui-ci détenait une plus grande influence sur lui. Poussé à la fermeté par son entourage, qui voyait d'un mauvais œil s'étendre la puissance des « marabouts », il prit ombrage des reproches de son ancien maître. Celui-ci dû s'enfuir de la capitale et se cacher en « brousse », où il trouva refuge parmi des pasteurs de son ethnie. Il parvint à rallier suffisamment de partisans pour mettre en déroute les troupes envoyés contre lui puis, fort de ce succès, s'emparer de la capitale du Gôbir et substituer un pouvoir théocratique musulman dirigé par lui et soutenu par les pasteurs foulbé à celui de l'ancienne dynastie- hausa. Maître du Gôbir, il entreprit alors d'étendre sa réforme, s'adressant tout d'abord aux souverains hausa voisins pour les inviter à purifier de leur propre gré les mœurs de leurs États. C'est, ici encore, le refus de ceux-ci qui le conduisit à proclamer la « Guerre sainte » qui devait détruire ces royaumes.

On est surpris, à l'audition des traditions orales locales, de voir les misérables pasteurs foulbé s'emparer ainsi rapidement des États hausa. Riches et apparemment puissants, ceux-ci disposaient de forces militaires importantes constituées, d'une part, par des armées basées à l'abri des fortifications de vastes citadelles et, d'autre part, par une organisation villageoise forgée pour faire face aux périls permanents résultant des conflits entre princes et des rezzou des nomades. Chaque armée locale se trouvait constamment en état d'alerte, gardant les routes que parcouraient les caravanes, prête à courir sus aux rezzou dès que l'attaque d'un village ou d'un groupe de marchands était signalé ; prête, également, à organiser elle- même des expéditions dont le but principal était le pillage de territoires voisins ou insoumis et la capture d'esclaves. Elle se composait d'une chevalerie à laquelle appartenaient de droit princes et nobles, possesseurs de chevaux, d'un corps d'archers redouté et de fantassins. Face à ces forces, les partisans d'Usmay dan Fodyo ne pouvaient aligner, à l'origine, que des fantassins. Mais, très rapidement, ils s'organisèrent sur le modèle des aristocraties sédentaires, empruntant aux vaincus leur organisation et se constituèrent une cavalerie avec les montures prises à leurs adversaires. Car ceux-ci paraissent s'être débandés dans la plupart des cas, fuyant plutôt que de combattre, délaissant leurs forteresses sans soutenir de sièges, cherchant refuge en « brousse » ou auprès des souverains alliés.

Quelle fut la raison de cet effondrement des principautés hausa, apparemment au faîte de leur gloire, de la réussite des Foulbé puis, ultérieurement, de celle des

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soulèvements et de la résistance des vaincus, en certains points ? Ces questions, il nous a paru intéressant de les examiner à travers l'étude de la principauté hausa du Gobir, telle qu'elle subsiste encore de nos jours dans les lieux où elle s'est réfugiée et reconstituée, après avoir repris les armes contre ses vainqueurs. Au terme de multiples vicissitudes historiques, en effet, les héritiers des souverains et de la population du royaume qu'affronta Usmarj dan Fodyo ont rétabli l'ancien État hausa sur une fraction reconquise de son territoire. Or, malgré les transformations qui se sont produites au sein des croyances et des pratiques locales et, notamment, une adhésion croissante, apparemment libre et spontanée, à l'Islam, cette société demeure justiciable des reproches adressés à ses souverains par le « marabout » peul. Aussi nous semble- t-il intéressant, pour un approfondissement de la connaissance de la culture hausa, submergée en Nigeria par le pouvoir peul, qui lui a imprimé sa marque et l'a fortement transformée, ainsi que pour une meilleure approche des documents dont nous disposons sur les origines et les circonstances du Jihâd soudanais, d'étudier la nature et les fondements du pouvoir hausa au sein de cette principauté.

La principauté hausa du Gobir.

Le Gobir appartient aux territoires peuplés par l'ensemble ethnique hausa, qui s'étendent du fleuve du Niger aux limites de l'ancien Empire du Bornou et de l'Aïr à la forêt guinéenne. Il s'est établi au sein de la fraction de ces territoires qui touche aux confins sud sahariens, entre le Kebbi et la région de Tessaoua, l'Aïr et les États hausa de Kano et Katsina, sur les ruines d'une ancienne principauté conquise par ses fondateurs : le Zamfara.

La zone où il se situe reçoit suffisamment d'eau pour permettre l'implantation d'une population sédentaire importante, s'adonnant principalement à l'agriculture. La principale production est le nul. Suffisante en année de pluviométrie « normale », permettant même l'accumulation de surplus dont bénéficient les pasteurs touareg et foulbé qui nomadisent sur les lieux en saison sèche, cette production est constamment menacée par les sécheresses, et le passé de la population locale est jalonné de famines. La régularité du cycle des pluies est ainsi un souci constant pour le paysan comme pour l'éleveur.

Mais l'agriculture n'est pas la seule activité économique importante du Gobir. Elle ne s'exerce, d'ailleurs, qu'en saison des pluies, sauf en de rares zones irriguées. La population locale s'adonne, depuis des siècles, à diverses activités artisanales et commerciales. Le marché y est une institution très ancienne. Il reposait autrefois sur des échanges très importants entre marchands méditerranéens venus des cités " nord-africaines avec les chameliers touareg acheter des esclaves, de l'or, de l'ivoire, des peaux et vendre des métaux, des chevaux, des produits manufacturés aux commerçants locaux. Ces courants économiques ont provoqué la constitution de villes et d'un réseau de voies de communications très étendu favorisant l'édification d'États bien organisés.

Le centre du Gobir s'est déplacé, d'après la tradition locale, des confins de l'Aïr à la région de Tibiri, puis de celle-ci aux environs de Sokoto, où se trouvait située sa capitale : Alkalawa, au début du siècle dernier. De nos jours, son ancien territoire se trouve partagé entre l'Empire de Sokoto, dominé par les Foulbé, et diverses

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« chefferies » instituées par ces derniers ou le colonisateur. Toutefois, nous l'avons vu, une partie de sa population s'est réfugiée, à l'époque du Jihâd, dans la région de Tibiri. L'autorité politique de l'héritier de ses souverains ne s'étend plus aujourd'hui que sur cette zone, laquelle correspond à la province du Gobir, fraction administrative de la préfecture de Maradi (Niger), couvre 3 000 km2, et comptait 52 222 habitants en 1953.

On sait que l'ethnie hausa s'est construite autour de cités fortifiées dont la tradition attribue la fondation à des immigrants issus des horizons méditerranéens. Ceux-ci auraient intégré diverses populations autochtones au sein de principautés fortement organisées et constitué ainsi une culture originale, propre à des millions d'hommes. Parlant la même langue, obéissant aux mêmes coutumes, se soumettant aux mêmes institutions politiques, les Hausa constituent l'un des plus importants ensembles ethniques d'Afrique. Nombreux sont les peuples voisins qui, attirés par leur culture, ont abandonné leurs langues et leurs coutumes d'origine pour s'y intégrer, tel celui de Zinder, d'origine béribéri, ou les groupes foulbé conquérants, qui se sont fondus en elle au point que l'on considère leur Empire comme hausa.

En dépit de son unité culturelle, toutefois, l'ethnie hausa n'a jamais connu d'unité politique. Son histoire, telle que la rapportent tradition orale et textes écrits en arabe, commence, certes, par le partage d'un Empire initial commandé par une reine et dont la capitale aurait été située à Daura entre les enfants de celle-ci et d'un héros venu de l'est. Mais il s'agit d'un mythe, et celui-ci n'explique pas comment cet État se serait constitué au sein de l'Empire du Bornou, qui s'étendait vraisemblablement alors sur les régions qu'il concerne. Toutefois, ce mythe sert à fonder la cohésion d'un ensemble de principautés possédant un même patrimoine culturel, en rattachant les dynasties qui gouvernent celles-ci, à une même souche, sur une base de fraternité. On distingue des États hausa « légitimes » d'autres peuples hausaphones se rattachant à leur mouvance, mais de manière marginale. Les premiers seraient ceux dont les dynasties seraient issues de la reine et du héros de Daura. Leurs ancêtres ayant été au nombre de sept, ces États se désignent eux- même du nom collectif de « Sept Hausa » (Hausd bakwai), les peuples « illégitimes » étant qualifiés de « Faux Hausa » (Hausa hanza). Toutefois, les traditions divergent parfois quant à la désignation de ces sept principautés 1. Les versions locales établissent que les « Sept Hausa » consistent, en fait, en six «chefferies » territoriales et en uri septième commandement, de caractère distinct et se superposant aux premiers. Ce commandement porte sur les plus anciennes populations autochtones, qui conservent, avec la « maîtrise de la terre » l'essentiel de leur héritage ancestral : les Anna (sing. : Anne) 2.

Parmi les principautés admises par ces traditions dans la classe des « Sept hausa », le Gobir figure en bonne place, aux côtés des États de Daura, Kano, Katsina, Zazzau

1. Cf. notamment Abraham, op. cit. 2. Selon ces versions, après qu'un cavalier étranger ait décapité un serpent qui, du puits de la cité de Daura,

dominait l'Empire de la reine de Daura, et épousé celle-ci, le premier aurait eu, en premier lieu, un enfant d'une esclave de sa cour. Cet enfant, appelé Karôâ garî (c'est-à-dire : «j'ai pris le village ») aurait ensuite été dépossédé du pouvoir au profit de son frère cadet, fils du héros et de la reine, appelé, pour cette raison, Bawo abuna (c'est- à-dire : «rends moi mon bien»). Celui-ci aurait ensuite enfanté six fils, entre lesquels aurait été partagé l'Etat initial de leur grand-mère. Une autre variante élude Bawo abuna et situe les six fondateurs des dynasties territoriales comme demi-frères cadets de Karôâ garî, fils du tueur de serpent et de la reine. Les descendants de Кагбп garî, appelés « Kar6ag±râwa », habitent aujourd'hui le Gôbir où leur représentant, qui porte le nom de « roi des Anna » (sarkin Anna) occupe de hautes fonctions à la Cour et se trouve considéré comme le « frère » du roi.

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et de l'ancien royaume de Rano, aujourd'hui disparu. Le mythe précité rattache sa dynastie à l'un des fils de la reine de Daura, lequel serait même le jumeau de l'ancêtre des princes actuels de Daura, lien qui fonde des relations à plaisanterie entre les membres des deux royaumes. Cette origine est constamment proclamée et admise par tous.

Cependant, une autre tradition locale, également proclamée à la Cour voisine de Katsina (« chefferie » de Maradi), fait état d'une origine très différente. Selon celle-ci, les fondateurs du Gobir seraient venus du Nord, à travers le Sahara, avec les Touareg. Refoulés par ceux-ci de l'Aïr, ils se seraient ensuite heurtés à des royaumes déjà établis, avec lesquels ils seraient entrés en conflit. Ils auraient alors conquis l'un d'eux, appelé : Zamfara. Et c'est seulement après cette conquête qu'Hs auraient été admis dans le chœur des « Sept Hausa », par le truchement d'une adaptation du mythe d'origine des dynasties locales.

Cette tradition, bien vivante, indique, avec la liste des étapes successives de la longue marche des ancêtres des fondateurs du Gobir, l'origine de ceux-ci, leur nom le plus ancien, les circonstances de leur entrée dans le monde hausa et confirme leur origine distincte de celle des populations qu'ils ont dominées et avec lesquelles ils ont constitué cet État. Nous résumerons les données qu'elle indique concernant la formation de celui-ci : le Gobir serait né, aux environs du xve siècle, au mement où la pression des Touareg, de plus en plus forte, aurait contraint le petit groupe qui en a été l'auteur à chercher refuge parmi les principautés établies à la limite du désert et de la savane. Ayant quitté l'Aïr, ce groupe se serait installé un temps dans la région de Birnin Lallé, où il aurait fondé la citadelle de même nom. Ses membres auraient alors porté le nom de « fils de Tawa », d'après celui d'une reine qui les aurait commandés à cette époque 1.

Chassés de Birnin Lallé, ils auraient demandé l'hospitalité du souverain hausa de Katsina. Ce dernier les aurait reçus sur son territoire. Peu reconnaissants, les « fils de Tawa » auraient alors tenté de s'emparer de sa capitale, à la faveur d'une cérémonie religieuse rassemblant ses guerriers hors des murs de celle-ci. Leur tan- tative ayant échoué, chassés du royaume qui les avait accueillis, ils auraient trouvé un nouvel asile dans l'État voisin du Zamfara, qui s'étendait alors du Kebbi à la frontière du royaume de Katsina et dont le souverain résidait dans la cité d'Alka- lawa, près de l'emplacement actuel de Sokoto, dans la fraction occidentale de ses terres. La région actuelle de Tibiri constituait à cette époque une province de ce royaume. Elle était administrée, en effet, par un vassal du souverain du Zamfara : le sarkin Naya, qui résidait dans la citadelle de Birnin Naya, proche du site actuel de Tibiri. La fonction du sarkin Naya consistait à garder les marches orientales du Zamfara et à assurer les contacts entre ce royaume et les États voisins : Bornou et Katsina. Notons que ce chef avait commis un groupe d'immigrants du Bornou au commandement des Anna locaux, constituant ainsi la chefferie de Mazu, dont le titulaire actuel joue un certain rôle au sein de la cour actuelle du Gobir. Le sarkin Zamfara accueillit à son tour les nouveaux venus, qui s'étaient primitivement installés près de Birnin Naya, et les invita à s'établir près de sa capitale. Peu après, moins heureux que son voisin de Katsina, il se trouvait dépossédé de son trône par ses hôtes, avec la complicité des Anna locaux, et les nouveaux venus établirent leur domination sur le Zamfara, qui prit alors le nom de Gobir. Les « fils de Tawa »

1. Le tombeau de la reine Tawa est toujours vénéré par les populations de la région de Birnin Lallé.

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auraient, en effet, entre temps, acquis le nom de Gôbïrâwâ (sing. : bogobrï), lequel aurait été à l'origine un sobriquet signifiant : « incendiaires », revendiquant la réputation de guerriers pillards et cruels qui s'était répandue autour d'eux. Ce nom se serait ensuite étendu à l'ensemble des populations soumises à leur pouvoir, celles-ci ne l'acceptant, toutefois, qu'à un premier niveau de signification, marquant le fait de leur appartenance à l'État du Gobir, et continuant à l'utiliser pour désigner, selon un sens plus restreint, les fondateurs de celui-ci.

Le Gobir devait s'effondrer, peu après son édification, sous les coups des Foulbé, que ses souverains avaient laissé s'infiltrer en son territoire et jusqu'au sein de leur Cour. Il devait, néanmoins, renaître de ses cendres quelques années après sa défaite, à la suite d'un soulèvement des Gôbïrâwâ, dont une partie put trouver asile dans la citadelle de Maradi, bâtie par le roi de Katsina sur une terre arrachée par lui aux mêmes conquérants. Au terme de combats heureux, la chefferie du Gobir pût, enfin, reprendre pied sur une fraction de son ancien territoire, correspondant à la province actuelle de Tibiri, et y installer sa capitale, en attendant une reconquête générale de son ancien Empire qu'elle ne parvint pas à réaliser et dont la venue des Européens devait situer le dessein hors du camp des possibilités.

Le pouvoir politique au Gobir.

L'organisation politique de la principauté du Gobir, telle qu'elle existe aujourd'hui dans le cadre de la « Province » de Tibiri, est sensiblement conforme au modèle général des États hausa. Elle repose, en premier lieu, sur une division traditionnelle de la population locale en trois classes de statut : aristocratie (saranta), hommes libres du commun (talakâwâ) et esclaves [bay г). De nos jours, cette dernière classe a disparue en tant que telle. La sarauta constitue un groupe important. Elle se compose d'un certain nombre de lignages attachés à l'exercice du pouvoir par monopole héréditaire ou volonté du prince. Ces lignages se répartissent eux-mêmes en trois catégories. La première groupe les membres du lignage royal, dont le nombre est tel, par suite de la pratique d'une polygamie très étendue (certains rois du Gobir auraient eu plus de cent épouses), qu'ils constituent une force sociale importante au sein du royaume. Les voisins des Gôbïrâwâ prétendent, en guise de moquerie, que ceux-ci sont tous princes. Les « fils de roi» {y an sarkï) — ainsi se désignent- Us eux-mêmes collectivement — sont particulièrement fiers de leur « race », et leur devise collective proclame que 1' « on ne mélange pas le bouillon avec la pâte de mil ». Ils se répartissent en lignées se rattachant à divers souverains qui se sont succédés sur le trône. Chaque « prince » peut prétendre à la succession d'un roi défunt. Cette règle théorique sous-tend d'incessants conflits entre « fils de roi ». En réalité, la difficulté d'accéder au tronc est telle qu'il existe des grands candidats, entre lequels se partagent les autres, dans l'espoir de se voir attribuer des titres et fonctions prestigieux ou rénumérateurs au cas où leur candidat parviendrait au pouvoir. Il est arrivé fréquemment, au cours de l'histoire du Gobir, que des postulants impatients entrent même en conflit avec le roi désigné. Aussi, ce dernier se méfie-t-il particulièrement de ses « frères ». La nécessité de protéger le trône des ambitions de ce groupe orgueilleux et remuant a conduit les souverains du Gobir, comme des autres États hausa, à instituer deux autres corps de noblesse, d'extraction plus humble, dont les membres sont respectivement qualifiés de « serviteurs »

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(barôrï, sing. : bar a) et ď « esclaves » (bàyï, sing. : báwa) royaux. Les premiers comprennent des lignages attachés le plus souvent à des fonctions d'autorité précises par leurs héritages. Ils ont un statut libre. Certains d'entre eux appartiennent à la fraction anne de la population et jouent un rôle de « maîtrise de la terre ». Les seconds, choisis à l'origine parmi des esclaves étrangers, héritent aujourd'hui de leurs charges dans les mêmes conditions. Ils sont considérés comme plus attachés que les autres au service de la personne du roi et reçoivent des tâches de confiance. Ces trois corps constituent une même classe politique assurant à son profit un encadrement rigoureux des populations soumises à son autorité par le truchement d'un appareil politico-administratif complexe, organisé sur une base hiérarchique. Cette organisation, commune, dans ses principes, à toutes les principautés qui se considèrent comme les héritières légitimes de l'Empire initial de Daura, selon le mythe évoqué ci-dessus, est l'une des institutions les plus caractéristiques de la culture hausa.

A la tête de cet appareil figure le souverain, appelé sarkï. Celui-ci est élu par un collège de neuf dignitaires, sur la base de pratiques divinatoires, au sein du lignage royal. Héritier des fondateurs du Gôbir et du héros mythique de Daura, il possède un pouvoir théoriquement absolu. En particulier, il nomme les titulaires des offices de la sarauta et décide de la politique du royaume. Il réside dans un palais situé au centre de la capitale et s'entoure d'un faste et d'une étiquette qui rehaussent son personnage. Tel est le modèle traditionnel. De nos jours, son pouvoir s'est affaibli et il ne dispose plus de l'autorité que lui conférait la maîtrise de la guerre ni les moyens économiques d'entretenir l'appareil de la sarauta. Soumis à l'administration centrale de la République du Niger, qui joue à son égard le rôle d'une sarauta plus élevée, son autorité repose de plus en plus sur l'appui du gouvernement, qui l'a accepté ou maintenu sur le trône de ses ancêtres. Toutefois, le fait que le sarkï actuel soit député et questeur à l'Assemblée Nationale renforce son prestige et lui confère une certaine indépendance à l'égard des administrateurs locaux. Du point de vue du gouvernement, qui l'a imposé aux grands électeurs du royaume, il dispose seul de l'autorité sur celui-ci, par délégation administrative, en tant qu'agent, à charge pour lui, s'il le désire, d'entretenir la sarauta sur ses propres revenus. Cette position assure son autorité auprès de son entourage, tout en lui retirant certains de ses fondements traditionnels les plus profonds.

Si l'essentiel du pouvoir repose entre les mains du sarkï, celui-ci le partage traditionnellement, en fait, avec neuf dignitaires constituant un conseil du trône et désignés du nom de « Neuf du Gobir » [Tararj Gôbir). Ces hauts personnages sont nommés par lui. Mais, à sa mort, tout prétendant à sa succession doit subir leur loi. Grands électeurs, ils détiennent, en effet, la charge d'assurer la permanence du pouvoir royal, dont ils sont les gardiens et les garants. Et si le choix du roi est soumis à des pratiques de divination, leur rôle réel semble plus important. Tout candidat à la succession s'efforce de se concilier leur bienveillance. Siégeant, avec le sarkï, dans la salle du trône, où chacun d'eux occupe une place déterminée par l'étiquette, ils règlent avec lui la marche du royaume et dirigent l'appareil de la sarauta. Il semble qu'il y ait eu des moments dans l'histoire du Gôbir où leur pouvoir ait été supérieur à celui du souverain. Ils détenaient, d'ailleurs, par le passé, le droit de disposer de la vie de celui-ci, et il existe une procédure permettant de supprimer un sarkï incompétent ou invalide. Un notable de la cour, appelé : « l'héritier qui terrasse l'éléphant » {magajir/ káda giwa), a pour charge de procéder à cet

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acte, au cas où les Taray Gobir le décideraient. Il est même arrivé que ceux-ci trompent le peuple, faute de candidat, en des moments difficiles, en plaçant une souche de bois (kututturç) revêtue des habits royaux sur le trône. Depuis, le nom Ktjtutture figure dans la généalogie royale. Ainsi, ce Haut conseil est-il un organe essentiel du pouvoir au sein de la principauté. Trois1 de ses membres appartiennent à la famille du sarkï. Quatre autres ont le statut de « serviteurs », dont deux représentent l'ancienne chefferie locale de Mazu. Deux autres sont « esclaves » du roi.

Le reste de la sarauta est organisé, comme toute autre Cour hausa, sur la base d'une hiérarchie d'offices dont les titulaires portent des titres particuliers et occupent des fonctions diverses, déterminées par une étiquette minutieuse et rigide. La plupart de ces titres sont l'apanage de certaines familles, au sein desquelles le sarkï ou les plus grands dignitaires choisissent leurs détenteurs. Cette hiérarchie forme l'armature de la sarauta, dont tous les membres prétendent à une office eminent et assistent les dignitaires désignés. La liste actuelle de la cour du Gobir compte cent quinze titres, répartis en neuf classes, dont chacune est gouvernée par un grand officier. La première comprend le sarkï, la reine, les chefs des Foulbé et des Touareg du royaume, un chef des marches (sarkin kaya), quatre des membres du Haut conseil, le « sarkin Anna » et le prieur coranique (Lima y). La seconde compte dix- huit membres du lignage royal, placé sous l'autorité d'un chef des princes (Galâ- dïma). La troisième classe comprend neuf offices ď « esclaves » commandés par le principal d'entre eux, membre du Haut conseil appelé « dan Galâdïma ». Trois autre classes comprennent quarante titres de « serviteurs » ou ď « esclaves » ; une septième, six titres de « marabouts » ; une huitième, cinq titres de « griots ». La neuvième compte six titres de princesses. Une dixième classe comprend dix offices constituant la cour du sarkim Mâzu, c'est-à-dire l'ancienne chefferie locale de Mazu, dont deux représentants siègent parmi les Taray Gobir.

Parmi tous ces dignitaires, certains ont une importance particulière, qu'il nous faut souligner :

— Le premier est appelé Innq. Deuxième personnage du royaume, selon l'étiquette, la Inna est une femme du lignage royal choisie par le sarkï pour l'assister dans sa charge. Son autorité officielle s'étend sur les femmes et les adeptes des cultes de possession (bôrï), dont elle est la grande prêtresse. La fonction de reine se retrouve au sein de toutes les sarauta hausa, avec des prérogatives analogues. Ses homologues portent le ncm de Iya à Katsina, de Magaram à Zinder, de Magâ- jiyâ à Daura. Son personnage se rattache à toute une tradition selon laquelle le pouvoir aurait été détenu par des femmes à une époque antérieure à la constitution des dynasties issues du héros et de la reine de Daura : Tawa pour le Gobir, Magâjiyd à Daura, Tiytiy à Kantché. La puissance de la reine est si grande que la Magaram fut le seul dignitaire de Zinder auquel l'administration française se crut tenue de fournir une pension, après la déposition du sultan de cette ville, en 1905. De même, le gouvernement du Niger eut de graves difficultés avec l'ancienne Inna du Gobir, lors de l'avènement du sarkï Agada, en 1963. Celle-ci fut convoquée à Niamey et reçut une compensation monétaire importante en échange de son acceptation du nouveau chef.

— Un second important dignitaire de la sarauta est le sarkin Anna. Ce personnage est le représentant, selon la tradition locale, de l'un des sept lignages issus du héros de Daura. Selon la variante locale du mythe de référence, en effet, celui-ci aurait engendré en premier lieu un fils avec une esclave de la reine puis, en second lieu, six fils avec celle-ci. Par la suite, cette dernière aurait chassé le premier du

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trône au profit de ses propres enfants. Privé d'héritage territorial, celui-ci aurait, néanmoins, reçu le commandement des populations les plus anciennes (Anna), d'où le titre de « roi des Anna » que porte son héritier. Considéré comme l'un des « Sept Hausa », le sarkin Anna est l'égal du sarkin Gobir, son « frère ». Mais il ne doit pas séjourner dans la capitale et réside en « brousse ». Son autorité s'exerce, en principe, sur tous les Anna. Il prélevait jadis un impôt particulier auprès d'eux. Toutefois, il devait partager son pouvoir avec un autre chef : le sarkim Mazu, qui commandait également les Anna de la région de Tibiri antérieurement à l'avènement des fondateurs du Gobir et se proclame lui-même Anne.

Le sarkim Mâzu est, en effet, le représentant d'un groupement de « chasseurs », issu du Bornou et installé dans la principauté vassale de Naya avant l'arrivée des «. Gôbïrâwâ ». Ayant conclu une alliance avec le souverain local, comme le firent plus tard ceux-ci, il aurait reçu de celui-ci des terres et le commandement des Anna locaux, le « sarkin Naya » se réservant le commandement des « musulmans ». Par la suite, au moment où les souverains du Gobir, vaincus par Usmarj dan Fodyo et ayant repris les armes, tentèrent de reprendre pied sur leur ancien territoire, c'est un chef de Mazu qui les accueillit sur ses terres. A ce moment-là, en effet, le sarkin Naya avait perdu tout pouvoir et n'était plus qu'un dignitaire de la Cour du Gobir en exil, tandis que les Anna constituaient la force de résistance principale contre les troupes du « Commandeur des musulmans ». L'installation, en principe provisoire, de la cour d'Alkalawa à Tibiri a réduit l'importance de celle du sarkim Mázu. Toutefois, celui-ci s'est trouvé, de ce fait, intégré au sein du conseil des Tararj Gobir. Il porte également le titre de « Portail » (kyaurê), en maison du fait que son ancêtre a ouvert aux rois du Gobir l'accès à leur royaume occupé par les Foulbé. Cette position lui confère une certaine autorité au sein de la sarauta actuelle. Considéré comme l'hôte du roi, censé devoir reconquérir sa propre capitale, il s'entoure, nous l'avons vu, d'une Cour personnelle constituant un pouvoir local, en marge de la sarauta du Gobir proprement dite, comme il en est au sein du territoire voisin de Maradi, où le représentant de l'ancienne chefferie locale des Maradi occupe une fonction particulière au sein de la Cour du Katsina en exil sur ses terres. Les chefs de Mazu et leurs sujets affirment, d'ailleurs, avec force leur autonomie et proclament, ainsi que le fit, devant nous, en présence du sarkl Labo, le précédent K'yaurë : « Nous sommes des Anna, non des Gôbïrdwâ ». Toutefois, pas plus que leurs voisins de Maradi, les princes du Gobir ne peuvent espérer reconquérir leur capitale ni recouvrer le commandement de leur ancien territoire, et l'autorité du sarkim Mâzu s'affaiblit peu à peu.

Jusqu'à la colonisation, tous les dignitaires de la sarauta recevaient des commandements territoriaux. Certains d'entre eux gouvernaient de véritables provinces, constituant des chefferies vassales. Les autres recevaient seulement le gouvernement de quelques villages, en nombre plus ou moins grand, selon leur importance. Le plus souvent, ces territoires étaient répartis de manière hiérarchique au sein des « maisons » des plus hauts dignitaires, entre les officiers de ceux-ci. Ces commandements comportaient une charge de contrôle et d'autorité auprès des populations concernées. Ils constituaient également un système de perception des prestations annuelles dues par tout chef d'enclos. La levée de ces impositions laissait des bénéfices à ceux qui en étaient chargés et permettait à la sarauta, avec la guerre et le commerce des esclaves, d'entretenir un certain faste, une armée sur le pied de guerre et de constituer des réserves permettant de faire face à des famines

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éventuelles ou à des sièges. Elle favorisait le fonctionnement d'un appareil administratif relativement lourd, mais constituant un encadrement efficace de la population. Il arrivait que les percepteurs, qualifiés par les humbles paysans du nom de « hyènes », en raison de la réputation d'avidité et de cruauté de ces animaux, dépassent les limites de leurs attributions. Une telle situation provoquait périodiquement des révoltes ou, de manière latente, une attitude de retrait à l'égard du pouvoir, qui pouvait s'avérer dangereuse pour celui-ci au cas où il se trouvait menacé. Parfois, également, les Talakâwd se ralliaient à un chef étranger ou dissident promettant d'alléger leur sort. Une telle conjoncture pourrait avoir favorisé les entreprises d'Usmay dan Fodyo, dont le programme était favorable aux humbles, comme elle a souvent facilité celles des conquérants ou des meneurs dissidents, du début du Gobir à la colonisation française.

Depuis celle-ci, la sarauta continue d'exercer ses fonctions d'autorité et de perception des impôts. Mais le territoire de la province du Gobir a été divisé en « cantons », circonscriptions administratives à la tête desquelles des dignitaires de la Cour se sont trouvés promus en permanence. Le pouvoir de ces « chefs de cantons » se trouve désormais transmissible à leurs héritiers, en ligne patrilinéaire. Ces nouveaux chefs territoriaux ont pris le titre de « sarkï » et se conduisent au sein de leur circonscription à la manière de souverains vassaux. Vivant au chef-lieu de leur circonscription, ils s'entourent d'une Cour. Néanmoins Us se trouvent toujours soumis à l'autorité du sarkin Gobir, nommé « chef de province ». Le schéma traditionnel se trouve donc fortement transformé, puisque la cour du Gobir comprend, d'une part, des officiers du palais dépourvus de commandements territoriaux et constituant l'état-major du sarkï et, d'autre part, des « chefs de cantons » portant également le titre de sarkï et constituant un ordre nouveau de chefs subalternes.

L'aristocratie de la sarauta ne constitue qu'une fraction supérieure de l'encadrement politique de la principauté. A l'échelon inférieur, le commun de la population (talakâwâ) se répartit en collectivités résidentielles appelées garuruwa (sing. : garï). Un garï peut comprendre de 500 à 3 000 membres. Il porte un nom particulier et dispose d'un territoire bien délimité. Sa population réside au sein d'une agglomération groupée aux abords d'un point d'eau. Cette agglomération, jadis fortifiée, est divisée en enclos délimités par des palissades de nattes ou de tiges de mil appelés gidâjë (sing. : gidâ). Chaque enclos est la demeure d'un groupement familial comprenant, le plus souvent, un homme, ses enfants non mariés, parfois ses petits-enfants, ses frères, neveux et petits-neveux, ainsi que leurs épouses, issues d'autres gidâjë. Le gidâ dispose de terres au sein du territoire villageois et ses biens se transmettent collectivement entre ses membres, en ligne patrilinéaire. Mais le garï est une institution dynastique constituée, à l'image de la cité où réside le roi (appelée birnï), par adjonction de fragments de clans différents. La collectivité qu'il forme s'oppose ainsi à la communauté clanique. Elle est commandée par un « chef de village » {mai garï) choisi, en principe, par le sarkï, au sein de la famille de son fondateur. Toutefois, le mai garï n'est qu'un « primus inter pares » parmi les chefs d'enclos et n'appartient pas à la sarauta. Néanmoins, il détient une certaine autorité, que renforce, le plus souvent, l'exercice d'un culte particulier, effectué au nom de l'ensemble de la population du gari. Il représente également celle-ci auprès de la sarauta. Les jeunes gens du village sont groupés en une association commandée par un « chef de jeunesse ». Seuls les chefs d'enclos disposent de la pleine personnalité civile.

POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 211

En milieu anne, les clans {dayguna, sing. : datjgi) les plus importants peuvent constituer à eux seuls des villages ou des hameaux {kauyuka, sing. : Ыиуе), ainsi qu'il en était, selon la tradition locale, antérieurement à l'institution du gari. En ce cas, le chef de la communauté correspondante est Г « héritier » (magâjï) du daygi, c'est-à-dire l'aîné de la branche aînée ou l'un de ses « frères » désigné par lui.

Si les anciennes « chefferies » locales de Naya ou du Zamfara se sont trouvées dominées ou intégrées par les fondateurs du Gobir, c'est que leur pouvoir sur les Anna était faible. Comme leurs conquérants Gôbïrâwâ, il s'agissait vraisemblablement d'immigrants ayant imposé par la force leur domination aux paisibles populations autochtones ou ayant conclu des alliances avec elles. Installés dans leurs citadelles, ils ne contrôlaient que superficiellement ceux qu'ils considéraient toujours comme les « fils de la terre » Çyây kasa). C'est la complicité de ces derniers qui permit aux fondateurs du Gobir de conquérir Alkalawa. Par contre, le pouvoir du sarkim Mázu repose sur ses relations avec les Anna du territoire qu'U gouverne, dont l'intensité lui permet d'ailleurs de se proclamer lui-même Anne, alors que ses origines ne l'y autorisent point, en principe. La position du sarkin Anna est plus complexe. Il semble bien qu'il occupe, en fait, au sein de la Cour du Gobir, une place analogue à celle du « roi des Touareg » {sarkin Abzinâwâ) et du « roi des Foulbé» {sarkin Fillânï), lesquels portent également le titre de sarkï, sont considérés comme égaux du sarkin Gobir et détiennent des titres élevés dans la hiérarchie de la sarauta, comme lui. De même que ceux-ci ont autorité sur les membres des ethnies dont ils ont la charge, au sein du royaume, de même, semble-t-il, le sarkin Anna d'Alkalawa avait jadis juridiction sur les Anna sans se trouver véritablement intégré à eux. Autrement dit, sa fonction, comme celle du sarkim Mâzu, n'était pas un pouvoir anne, mais une institution « dynastique ». Car le mythe de Daura, duquel il tire son autorité, comme les souverains, ne concerne pas les Anna, mais les étrangers fondateurs des États « hausâ ». Autant qu'il est possible de remonter dans le passé en s'appuyant sur les traditions locales, les institutions politiques des Anna ont toujours correspondu au cadre clanique. Cette situation explique la facile domination des conquérants étrangers, laquelle dût se réaliser principalement sur la base de conventions par lesquelles les nouveaux venus s'engageaient à protéger les autochtones contre leurs semblables en échange de prestations et d'assistance. Mais de telles alliances sont demeurées fragiles, et les Anna semblent avoir toujours constitué une force dangereuse pour le pouvoir bogôbrï. C'est d'ailleurs leur révolte contre les conquérants foulbé, devant qui s'étaient effondrées les sarauta hausa, qui permit à celle du Gobir de se reconstituer. Certains fragments de tradition orale paraissent, en revanche, laisser entendre que l'effondrement en question aurait été favorisé, comme celui du Zamfara devant les Gôbïrâwâ, par une sorte de complicité entre Anna et étrangers conquérants, tous « hommes de la brousse », à un moment où l'aristocratie des villes, au faîte de sa puissance, s'était « coupée » d'eux. A l'époque de l'hégémonie du Gobir, qui fut en réalité celle de la sarauta et du Gobir urbain, et non des talakâwâ, qui se désintéressaient des jeux guerriers des nobles et des princes et n'avaient guère accès aux richesses que procuraient razzia et commerce d'import-export, les Anna vivaient à la manière de leurs ancêtres. L'insécurité, l'influence des villes et des marchés, la création de bourgades fortifiées constituées de fragments de lignages d'origines diverses, l'afflux des immigrants, l'ouverture du territoire et des terroirs devaient amener progres- sivements certains d'entre eux puis, plus récemment, la plus grande partie, à

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adhérer à un mode de vie et à des valeurs nouvelles, empruntées à l'aristocratie. Ne sont plus considérés de nos jours comme Anna que ceux qui demeurent fidèles aux cultes ancestraux et refusent toute adhésion à l'Islam. Mais, que des conflits éclatent entre la sqrauta et le commun du peuple rural ou urbain, et la partie demeurée la moins islamisée de celui-ci, bien que devenue souvent étrangère à la coutume des ancêtres, retrouve son identité et sa cohésion en se proclamant Anne. Ce nom, habituellement utilisé pour désigner une appartenance religieuse, devient alors le signe de référence d'une autochtonie que l'on oppose à l'étrangéité des membres de la sqrauta. Il existe ainsi un pouvoir апщ, avec lequel celle-ci est obligée de compter. Et ce pouvoir est d'autant plus fort que les Anna ont le statut de « maîtres de la terre » et se trouvent en relation avec les puissances surnaturelles du lieu, sans l'alliance desquelles aucun pouvoir ne saurait s'établir ou persister.

Face aux Anna, l'extension de l'Islam a favorisé la formation de groupes de pression fondés, au contraire, sur une adhésion personnelle et, en principe, exclusive de leurs membres à la règle musulmane. A la tête de ces groupes, figurent les mâlq- mai ou « marabouts », lettrés ayant suivi durant de longues années l'enseignement de maîtres coraniques. Ces derniers résidant le plus souvent en Nigeria, ce milieu particulier subit ainsi l'influence de Sokoto et voue une profonde vénération aux successeurs d'Usmay dan Fodyo. Il est également en relation avec des étrangers, dans le cadre des sectes auxquelles adhèrent les musiilmai locaux, dont l'influence s'étend à tout le monde musulman et dont les fondateurs vivaient loin du Gobir. Ses modèles sont donc très différents de ceux du commun des Gôbirâwâ et il fait preuve d'un prosélytisme tendant à mettre en cause la tradition pré-islamique. Ceux de ses membres qui sont parvenus à réaliser le vœu de tout musulman d'accomplir le pèlerinage à La Mecque entrent dans le groupe plus restreint des alhazai (sing. : alhaji), ou « pèlerins ». Ces individus appartiennent, en général, à la catégorie des riches marchands qui s'est développée autour des marchés et dans les cités locales et détiennent, de ce fait, un pouvoir économique important. Au moment où la puissance de la sarauta s'affaiblit, du fait de son appauvrissement et de son intégration à l'administration moderne, ces personnages ont tendance à étendre leur influence au sein des domaines politique et religieux. Ils jouent, notamment, un rôle dominant au sein du parti politique unique et des nouvelles instances électives, utilisant leurs relations au sein du gouvernement et de l'administration pour tenter de mettre la main sur le pouvoir traditionnel en plaçant à sa tête leurs « clients » membres de l'aristocratie. Cette situation rappelle fortement celle des origines du Jihâd -puiqu-'Usmay dan Fodyo, précepteur des princes du Gobir, appartenait à un corps identique, occupant une position vraisemblablement d'autant plus forte que le marché caravanier jouait un rôle essentiel dans la vie de la capitale du Gobir et de la sarauta d'alors. Depuis longtemps, donc, les souverains du royaume doivent tenir compte de ces personnages, aussi bien que des groupes sur lesquels repose le pouvoir traditionnel dont ils sont les détenteurs. Le fait que le sarkï actuel soit lié au milieu « musulman », auquel il doit, semble-t-il, en partie, de régner aujourd'hui, semble avoir renforcé sa position, tandis que celle de son prédécesseur était contestée par les membres de celui-ci. Par contre, de ce fait, il se trouve plus éloigné du milieu traditionnel et sollicité de s'écarter de la tradition, à laquelle adhère encore la grande masse des Gôbïrâwâ et à laquelle il doit son trône. Sa situation est donc délicate, et la stratégie qu'il doit déployer pour asseoir son autorité particulièrement complexe.

pouvoir politique au sein de la principauté hausa du gobir 213

Pouvoir et religion. Le Gôbir est considéré comme une principauté musulmane. De fait, le voyageur

y trouve toutes les apparences d'une adhésion générale aux principes islamiques. Les militaires français, dont certains avaient séjourné en Afrique du Nord, qualifièrent son souverain de « sultan » et le considérèrent comme un potentat du type de ceux du Maroc ou de Tunisie. Les missionnaires chrétiens eux-mêmes, abusés par les apparences, renoncèrent à convertirent ses sujets.

En réalité, si l'islamisation a progressé considérablement depuis un siècle, en ce sens que de plus en plus de Gôbïrâwâ se déclarent « convertis » à la règle coranique et affectent de se comporter en musulmans {musulmai), l'orthodoxie de ces pratiques est généralement très relative. La pratique « musulmane » locale admet, en effet, bien des accommodements syncrétiques, tandis que subsiste le vieux culte clanique anne. La société bggôbrï oppose couramment les Anna aux musulmai, considérant parfois les premiers comme les représentants d'une culture particulière, non intégrée. De fait, les Anna sont nombreux et se comportent ostensiblement en non-musulmans, se moquant même des convertis et proclamant leur fidélité aux valeurs et aux rites ancestraux.

Le culte anne est avant tout un culte clanique. Il relie chaque darjgi à un certain nombre de divinités (iskôkï, sing. : iskq) associées à l'héritage (gâdo) du clan. Le gâdo comprend, en premier lieu, l'accès à un domaine d'activité précis : chasse, pêche, agriculture, forge, dont chacune s'effectue au sein d'un champ spatial, temporel, rituel particulier. Chacun de ces domaines relève de certains iskôkï. Ceux-ci sont personnalisés, bien qu'invisibles. Ils ont chacun un nom, des caractéristiques « physiques » précises, une devise, un sexe, et exigent, en guise d'offrande, le sacrifice d'un animal d'une couleur particulière. Les iskôkï de la « brousse » protègent les clans de « chasseurs », qui sont seuls à avoir pleinement accès à ce domaine redoutable. Ceux de l'agriculture vivent dans le grenier en saison sèche, avec la gerbe de semence, et dans le champ en saison des pluies. Ils protègent le mil et sont sollicités en vue d'assurer une récolte fructueuse. Ceux des points d'eau permanents se comportant de même dans leur propre domaine et favorisent les entreprises des clans de « pécheurs ». Chaque darjgi vit ainsi au sein d'un domaine religieux correspondant au champ de ses activités héréditaires, peuplé de divinités ancestrales et jalonné d'autels, lieux de sacrifices périodiques au cours desquels le sang des animaux réservés à celles-ci leur est offert, les membres du clan consommant les chairs des victimes, communiant ainsi avec les iskôkï. Les rites des « chasseurs » inaugurent la saison sèche, dont ils ont le monopole, et qui est celle de la chasse. Ceux des « maîtres de culture » (sarakin пота) concernent la production du mil et la saison des pluies, qui relève de leur domaine. Ne participent à ces rites que les membres du clan, sous l'autorité du plus ancien, qui en est le prêtre. Les Anna respectent encore des interdits héréditaires, rejettent les principes coraniques, boivent de la bière de mil et mangent des « cadavres », c'est-à-dire des animaux n'ayant pas été égorgés de manière rituelle par un musulman. Tous les événements de leur vie (naissance, mariage, funérailles, initiation, etc.) sont également marqués par des rites précis, propres à leurs héritages respectifs.

Si la pratique anne est sujette à certains accommodements avec l'Islam, admettant même aujourd'hui l'invocation du nom du Dieu coranique aux cours des sacrifices, elle demeure largement fidèle aux vieux cultes pré-islamiques.

214 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

La religion de ceux qui se proclament « musulmai » est beaucoup plus variée. D'une manière générale, elle comporte l'observance de pratiques « musulmanes » essentielles : prières quotidiennes, jeûne annuel de Ramadan (azumï), respect de l'interdit de l'alcool et de la chair des suidés. Ces observances s'accompagnent du port de la robe (rïgd) couramment appelée « boubou » en français, considérée comme le signe de l'Islam (les Anna portent en principe un pagne de cuir, mais tendent à adopter ce même vêtement pour « s'habiller », ce qui renforce l'impression d'une islamisation générale), de l'érection de mosquées en paille ou en pisé et de cérémonies collectives célébrées à l'occasion des grandes fêtes musulmanes. Le voyage à La Mecque demeure l'apanage d'une minorité. On compte également, partout, des écoles coraniques, fréquentées par de nombreux enfants ou jeunes hommes. Mais les maîtres les plus réputés sont ceux de Nigeria où se rendent de nombreux élèves (almâjirai), lors de la saison sèche. Par ce canal, les coutumes nigérianes pénètrent lentement les mœurs locales. Quiconque sait lire le Coran en arabe est proclamé « marabout » (mâlam) et peut enseigner. En fait, le màlam remplit des fonctions très diverses : il intervient dans les cérémonies familiales, soigne les maladies, vend des talismans. Ses connaissances magiques sont souvent plus grandes que sa compétence en matière coranique ou en arabe. Les « marabouts » s'entremettent également entre les autres hommes et la Divinité en cas de désastre : sécheresse, menace pesant sur la collectivité, etc.

Toutefois, ces pratiques ne constituent souvent qu'une faible part du comportement religieux de ceux qui s'y adonnent. Les anciennes divinités annd, assimilées aux « génies » islamiques et donc considérées comme « légitimes », sont l'objet d'un culte très étendu. Ce culte est le plus souvent à caractère individuel. Il arrive qu'un particulier transmette le sien à ses descendants, mais il ne s'agit plus d'un culte clanique. L'attachement à certaines divinités, qui le motive, résulte le plus souvent d'incidents personnels de la vie des intéressés, qui se vouent à celles-ci pour échapper à leur sanction à la suite d'une faute plus ou moins consciente à leur égard, ou obtenir d'elles une protection particulière. Quiconque s'attache ainsi à certains iskôkï s'engage à leur sacrifier des animaux, sur le modèle anne, en certains lieux et en certaines circonstances. Le panthéon que concerne ces rites est considérablement plus nombreux que celui des cultes annâ. Si l'on y retrouve les principaux iskôkï auxquels s'adressent ces derniers, ceux-ci ont perdu en général leur caractère proprement anne et se trouvent moins attachés aux activités techniques ou à la Nature. A côté de ceux-ci figurent des esprits à figure de dignitaires empruntées à la sarauta et même des dieux « musulmans ». Ainsi transformés, les iskôkï prennent souvent l'aspect et le nom des génies (aljannu) arabes. A côté de ces réalités bienveillantes, figurent des puissances plus ou moins maléfiques, considérées comme d'ethnies étrangères et se comportant de manière déréglée. Ces iskôkï « noirs » sont le plus souvent « chassés » hors des espaces humanisés. Mais ils peuvent être appelés au secours des humains en certaines circonstances, comme l'étaient jadis, sur le plan politique, les alliés occasionnels.

Parmi ces pratiques, il en est qui relèvent du principe des cultes de possession x. Elles portent le nom de bôrï. Elles consistent en l'incarnation des iskôkï dans le corps d'adeptes exclusivement féminines, au cours de transes contrôlées et pro-

i. Cf. Nicolas, Jacqueline : Ambivalence et culte de possession. Contribution à l'étude du Bori hausa (vallée de Maradi, Niger). Thèse 3e cycle, 1969, Bordeaux.

POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 215

voquées par l'évocation musicale, sur des instruments divers, des devises de leurs divinités. Une femme peut se vouer à des divinités bénéfiques (blanches) ou « noires », selon la volonté de celles-ci et les diagnostics des initiatrices.

Toutes ces pratiques se retrouvent au sein des cultes royaux ou « nationaux » (dans le cadre de la principauté) contrôlés par la sarauta et effectués par le Sdrkl ou la Inna, ou en leur nom.

En premier lieu, le « sultan » du Gobir est le chef de la communauté musulmane à la tête de laquelle il se trouve placé par suite d'un choix divin. Sa désignation résulte, en effet, de pratiques de divination manifestant la volonté du Créateur. Une fois nommé, il devient l'homologue des souverains musulmans et les prières islamiques sont dites en son nom. C'est lui qui préside les grandes cérémonies musulmanes, notamment celles de la Tabaski (sallal Layya) et de rupture du jeûne coranique (sallal Azumï), qui prennent l'aspect de fêtes « nationales ». Jusqu'à la colonisation, le Sarkï prélevait, également, la dîme coranique, sous forme d'un impôt annuel. En principe, cette prestation servait à entretenir l'armée, les « marabouts » chargés d'intercéder par leurs prières auprès du Créateur et à effectuer des aumônes aux infirmes, conformément aux prescriptions coraniques. En ce qui concerne la première dépense, elle était censée correspondre à l'obligation de « Guerre sainte » faite par Allah à tout musulman. Paradoxalement, en effet, et contrairement aux prétentions des Foulbé, la résistance hausa aux attaques lancées par ces derniers sous l'étendard du « sarkim musijlmï » relevait, également, du principe du « Jihâd », ainsi que celle du Bornou. XJsmarj dan Fodyo n'était pas considéré, ici, comme un réformateur, mais comme un perturbateur de l'Ordre divin et un conquérant étranger, plus magicien qu'homme de Dieu. Les incursions dans les territoires voisins destinées à fournir le marché en esclaves étaient considérées, de même, comme un acte de « Guerre sainte ». En effet, on n'asservissait, en principe, que les « païens » (kàfiraï), et ceux-ci se trouvaient convertis et circoncis de force au moment de leur vente. Les « musulmans » ne pouvaient être capturés ni vendus. La seconde obligation royale est liée au rôle de la classe des « mâlamai », détenteurs de la connaissance du Coran et de l'Écriture arabe, dans le culte musulman local. Ces personnages, considérés comme des sortes de courtisans du « sarkï Allah », sont censés avoir plus d'influence auprès de celui-ci, par leurs prières, que le commun des « musulmai ». Chaque année, en particulier, au moment de la fête musulmane d'Ashoura (sallal cika ciki), par laquelle débute le calendrier liturgique islamique, appliqué dans tout le Gobir, les « marabouts » de la capitale se réunissent devant le palais du « sarkï », « lisent » dans certains textes des prévisions concernant l'année qui commence et recommandent au prince des actes de « charité » destinés à apaiser le courroux divin, motivé par les péchés des membres du royaume. Selon le jour de la semaine auquel commence l'année, en effet, celle-ci est placée sous le signe de l'un des sept grands prophètes musulmans et les événements qui auront lieu seront ceux-là même qui ont marqué le temps du prophète correspondant, à moins que le sarkï n'accomplisse le rachat demandé. Celui-ci est effectué par les « mâlamai » qui reçoivent à cette occasion de substantielles offrandes de sa part. De même, lorsque de graves menaces : guerre, éclipse de soleil, sécheresse, coup de vent, inondation, épidémie, etc., pèsent sur le Gobir, le « sultan » rassemble les « mâlamai » du royaume et leur demande de prier pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que le danger soit écarté. Ici encore il doit leur offrir un don, ainsi qu'aux infirmes. Ces derniers, surtout les aveugles, sont considérés, en effet, comme des protégés de

2l6 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

Dieu et toute « aumône » (sadaka) qui leur est faite attire des bénédictions sur le donateur, pour lequel la « charité » est une obligation. En offrant ainsi périodiquement ou exceptionnellement une sadaka — pendant musulman du sacrifice (sdhi) anne — le sarkï attire sur lui et son peuple la bénédiction d'Allah. De nos jours, la dîme coranique n'est plus due au sultan, et l'impôt se trouve laïcisé. Mais le sarkï est toujours contraint d'offrir des « aumônes » aux mâlamai et aux infirmes, comme d'ailleurs les représentants de l'administration centrale, lesquels disposent de fonds publics à cet effet. Le chef du Gobir doit également entretenir la grande mosquée de sa capitale. Sa Cour comprend un certain nombre de titulaires d'offices religieux : prieurs (lâddnai) ou juges coraniques (lïmâmai). En effet, selon la loi coranique, tout souverain doit se soumettre à celle-ci. Il n'est donc pas libre de régler les mœurs du royaume à sa guise ni de se placer au-dessus des lois. A la tête d'un État théocratique, il n'est que le représentant du Créateur auprès de ses sujets. Gardien de la Loi, le juge coranique (lïmay) est un personnage important et figure parmi les principaux dignitaires de la Cour. Il est, en principe, indépendant de son souverain. En fait, nommé par le sarkï, ses pouvoirs demeurent faibles et ne vont pas jusqu'à mettre en cause l'autorité de celui-ci. Le sarkin Gobir se comporte habituellement en « musulman » fervent, aussi bien pour se concilier l'important groupe de pression que constituent les mdlamai que par conviction personnelle. Les limitations apportées par le principe théocratique musulman à son pouvoir sont ainsi plus théoriques que réelles, dans la mesure où celui-ci est conçu comme intégré dans l'ordre divin gouvernant toute la création. Par les « aumônes » qu'il effectue périodiquement, le sarkï rachète ses fautes et celles de ses sujets et manifeste la soumission moyennant laquelle — cet Ordre se trouvant maintenu — l'exercice de son autorité relève d'une délégation divine. Ce n'est qu'au cas de grave manquement à sa Loi que l'autorité du roi divin se manifeste sous forme de sanctions surnaturelles appelant un rachat immédiat. Par contre, selon les mêmes principes, le roi seul est considéré comme détenteur du pouvoir local, et l'autorité des autres instances traditionnelles n'a d'autre fondement que sa volonté. Mais les principes sont une chose et l'exercice réel du pouvoir en est une autre, d'autant plus que le président de la République du Niger, qui détient le titre prestigieux de « pèlerin à La Mecque » (alhaji) fait également figure, aujourd'hui, de chef théocratique, à un échelon différent. Le sheikh de Sokoto, « commandeur des musulmans », descendant d'Usmay dan Fodyo, exerce également une forte influence sur les mustilmai, bien que ceux-ci se situent en position d'hostilité à son égard sur le plan politique, en tant que citoyens du Gobir. Si cette influence est surtout d'ordre religieux, elle présente néanmoins des caractères para- politiques, sensiblement analogues, toutes proportions gardées, à ceux de l'autorité du Vatican au sein de certaines nations européennes.

Mais le personnage du sarkin Gobir diffère profondément de celui des Emirs du Nigeria par de nombreux autres aspects qui ne relèvent pas du modèle islamique et reposent sur la tradition hausa. En premier lieu, et quelles que soient les contradictions de celle-ci, le sarkï est l'héritier du héros et de la reine mythiques de Daura. Son pouvoir trouve sa légitimité dans l'acte de l'ancêtre qui, décapitant le serpent dominant la région, s'est substitué à lui et, épousant la reine, s'est allié à la terre locale. Son pouvoir, il le tient d'un passé prodigieux. Il est son « héritage », comme celui du « chasseur » est l'accès à la « brousse » ou celui du forgeron au minerai et au feu. Il s'enracine dans les origines où la mémoire locale n'atteint qu'à peine.

POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 2.VJ

La « sara », c'est-à-dire la liste de la généalogie royale, proclamée par le héraut royal à chaque cérémonie, assise sur laquelle repose le Gobir, évocatrice de hauts faits, de combats, de résistances, de « fortune » surnaturelle, lui confère les vertus prodigieuses de la lignée de ses ancêtres, en laquelle se reconnaît tout Bogobrï. La sara fonde également son pouvoir sur celui des ancêtres du mythe saharien de la dynastie, notamment de la reine Tawa, et, au-delà, sur une légende qui rejoint l'Islam : les Gôbïrâwâ surgis du désert seraient des rescapés du désastre de la mer Rouge. Leur légitimité remonterait donc à celle du Pharaon. Comme Д n'est de pouvoir qu'héréditaire, et comme il n'est pas d'héritage sans assises surnaturelles, la légitimité du souverain confère à son personnage un caractère « numineux » : Д tient « sur sa tête » la prospérité du royaume. Il en est responsable. Sa personne est sacrée parce que ses gestes ont des conséquences cosmiques considérables, et la « fortune » du pays est liée à la sienne.

Le sarkï est appelé, en effet, « l'époux du royaume » (mijiy lîasa). C'est lui qui féconde, entretient, nourrit la terre dont il a hérité, à la tête de laquelle Allah et les dieux l'ont placé en indiquant, lors des séances de divination, quel était celui qui devait recevoir l'héritage, et qu'il a « épousé » lors de son intronisation.

Cette dernière cérémonie comporte différents rituels qui confèrent une position à part à l'élu au sein même de la dynastie et lui communiquent une sacralité efficiente. Détaché par son élection du rang des autres princes, ses rivaux, il subit, en effet, une initiation qui le métamorphose.

En premier lieu, le nouveau roi est invité à s'asseoir sur la tombe de son prédécesseur. Il est censé capter ainsi les effluves émanant du corps de celui-ci, lesquelles transforment sa personnalité. Il semble que cette participation ait été autrefois jusqu'à l'absorption de la chair du défunt. Puis sa tête est couverte de cendre, symbole de paix, ce qui signifie qu'il oublie les injures et devient le chef de tous. On dépose ensuite entre ses mains des épis de millet et de sorgho, représentant les récoltes auxquelles il est désormais associé. Car chaque règne est marqué par une qualité particulière de la fécondité de la terre locale, son épouse, et de sa mouvance cosmique. On lui apporte alors le tambour royal, appelé tambarï (du nom' des chefs touareg), sur lequel il doit frapper douze coups. Ce geste assure son règne. Le fait de l'accomplir confère, en effet, à son auteur, un pouvoir royal, et les Taray Gobir s'efforcent d'écarter les candidats de ce tambour, lors de toute vacance du trône, car si l'un d'eux venait à accomplir cet acte avant l'élu, ce coup de force lui assurerait une certaine légitimité. Les griots commencent alors à frapper les tambours royaux en chantant la sara, le chant généalogique des rois du Gobir. Ils les frapperont durant sept jours. Mais une autre investiture est réservée à celui que l'on peut désormais désigner du nom de sarkï : venant du campement de « brousse » où il réside, le sarkin Anna, descendant, nous l'avons vu, comme lui, du héros de Daura, mais héritier de l'aîné dépossédé de ses sept fils, détenteur du pouvoir anne : Karôâ garï, se présente devant lui. Il apporte les deux disques d'or et d'argent, héritage du héros ancestral, dont il a la garde. Ces disques sont percés en leur centre d'une ouverture qui permet de les passer au poignet comme des bracelets. Ils portent le nom de kwaràya, qui désigne habituellement des bracelets rituels, en fer, munis de sonnailles, qui ont joué un grand rôle dans la tradition hausa. Ces bracelets sont utilisés pour appeler les divinités sur les autels, et on en trouve en de nombreux lieux sacrés. Ils servaient également jadis d'instruments de lutte. Mais la forme des kwarâya ordinaires diffère de celle du sarkin Anna, dont le symbolisme semble

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correspondre à des mythes concernant la lune et le soleil. Leur détenteur les glisse aux poignets du nouveau roi, le bracelet d'or à droite, celui d'argent à gauche. Cet acte d'allégeance de l'héritier du premier sarkï fonde la légitimité du nouveau sur les Anna, « maîtres de la terre ». On noue alors le grand turban des chefs autour de la tête du roi. Il doit alors accomplir, comme tout initié, un rite de passage de sept jours. Ce rite a lieu hors du palais, dans lequel il ne peut entrer avant son terme. Durant ces sept jours, le nouveau sarkï vit retiré dans un abri en paille dressé devant la porte de sa future demeure. Il porte constamment sur lui les bracelets et la gerbe de mil et de sorgho. Des jeunes filles lui sont offertes, qui figurent la terre qu'il épouse. Mais il n'est nourri que par ses proches, car l'on craint les menées magiques ou le poison de ses rivaux. La nuit du sixième au septième jour, il subit un lavage rituel, effectué par des notables dont cette charge est l'héritage et reçoit de nouveaux vêtements. Au matin, il est placé en croupe sur une jument blanche montée par l'un de ces notables, la face tournée vers la queue de l'animal, la tête voilée d'un tissu. Il fait ainsi, dans le noir et en arrière, trois tours autour du palais. Ce voyage symbolise la mort de l'homme qu'il fut et la naissance d'un être nouveau. Précédé par un cortège d'adeptes du bôrï, ou plutôt des divinités incarnées en celles-ci, il pénètre ensuite au sein du palais, où il offre un sacrifice aux iskôkï dans chacune des deux premières cours d'honneur et accomplit une triple circumambulation autour de sa future demeure, prenant ainsi possession du trône. Il se trouve dès lors séparé du commun de ses sujets, par une étiquette très stricte. Chacun doit s'incliner devant lui et l'on ne peut s'adresser à lui que selon un cérémonial qui l'isole. Il peut néanmoins quitter sa demeure. Son règne durait jadis jusqu'au moment où ses forces déclinaient, menaçant d'entraîner l'affaiblissement général du royaume. Alors intervenait le dignitaire dont la fonction officielle consiste à mettre fin à ses jours.

Bien que souverain musulman, le sarkï accomplit, lors de son intronisation, des sacrifices destinés aux divinités pré-islamiques. Ces actes « païens » inaugurent une série de rites qui confèrent à son personnage un statut de prêtre. Son intronisation transforme en effet, son personnage religieux et le place à la tête d'un culte très complexe, dont il est le maître. Ce culte comprend des rites propres au sarkï et d'autres accomplis en son nom par certains dignitaires constituant une sorte de clergé « national » voué au culte de la cité. Bien souvent, d'ailleurs, il n'intervient au sein de ceux-ci qu'en tant qu'exécutant, sur l'injonction des puissances protectrices du royaume, lesquelles manifestent leur volonté par l'intermédiaire de ces prêtres.

Le culte « national » du Gôbir, qui se situe en marge des cultes claniques annâ et du rite musulman, s'adresse à différents iskôkï. Le plus important de ceux-ci est la divinité féminine protectrice de la dynastie : Takurabow, à laquelle le nouveau roi est présenté dès sa première entrée au palais. Ce culte constitue un des fondements de la légitimité du roi.

Belliqueuse divinité tutélaire de la dynastie, Takurabow n'est autre que la déesse Dôguwd Bakâ « la grande noire ». Divinité de « brousse », épouse du nain chasseur qui domine les espaces incultes, celle-ci est vénérée habituellement par les « chasseurs », dont elle est un iska d'héritage. Mais elle a acquis, en passant du panthéon anne à celui de la société « dynastique », une figure plus redoutable, liée notamment à sa couleur noire, qui est également celle de ses victimes. (on ne lui sacrifie que des animaux de cette couleur), et qui s'oppose au blanc comme la marque du

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terrible. Elle est ainsi devenue la divinité de la guerre. Elle se trouve invoquée au même titre dans l'État voisin de Katsina, dont le souverain lui offre, périodiquement ou en de graves circonstances, des sacrifices d'animaux. Il semble toutefois que son personnage ait subi, au Gôbir, une métamorphose particulière, vraisemblablement due à une combinaison syncrétique entre éléments du culte local et d'un culte importé, voué par les fondateurs du Gôbir à une puissance surnaturelle féminine tardivement identifiée à elle. Si Dôgûwà ВаЫ figure, en effet, sous son nom dans le culte populaire des Anna, aussi bien que des adeptes du bôrï, où elle tient une place éminente, c'est seulement sous le nom de Takurabow qu'elle se trouve vénérée par les membres de la dynastie (Yakubâwâ). D'autre part, elle présente, dans cette fonction particulière, des caractères très différents de ceux de son personnage habituel. Aucun de ses adeptes n'appartenant pas à la famille royale n'oserait d'ailleurs l'appeler sous ce nom particulier et réservé.

Le temple de cette divinité est le palais du sarkï, au sein duquel une demeure particulière lui est réservée. Elle y apparaît quelquefois sous la forme d'un chat. Mais son culte, desservi par les adeptes du bôrï, rélève moins des attributions du sarkï que de celles de la Inna. Il semble s'agir, en réalité, d'un rite féminin lié au personnage de cette dernière, héritière des reines hausa et double du personnage royal. Ainsi que nous l'avons vu, en effet, la Inna, choisie par le Sarkï lors de sa nomination, occupe une place importante au sein du royaume. Son investiture est soumise à un cérémonial analogue à celui de l'intronisation du roi. Elle a autorité, nous l'avons vu, sur l'ensemble des adeptes du culte bôrï du royaume, et, partant, sur les dieux qui s'incarnent en elles. Elle a même le pouvoir d'interdire à une adepte d'exercer sa fonction de « possession » en punition d'un méfait. Mais son office le plus important est le rite annuel d'offrande à un serpent résidant dans un arbre situé à la porte ouest de Tibiri, face au portau du palais, et considéré comme l'époux de Takurabow. Cette cérémonie a lieu chaque année en début de saison sèche. Elle se déroule un dimanche, jour rituel de la semaine hausa de sept jours. La Inna revêt à cette occasion les vêtements noirs de la déesse et prend la tête d'un cortège auquel participent toutes les femmes adeptes du bôrï, « possédées » par leurs divinités. La procession fait deux fois le tour de la ville de Tibiri « pour chasser les mauvais iskôkï et les épidémies », en appelant le serpent. Puis elle se rend auprès de l'arbre où se trouve celui-ci, autour duquel elle effectue une triple circumambulation. Des animaux sont immolés, puis la Inna offre des haricots et du riz qu'elle dépose aux quatre orients de l'arbre. Ce rite est suivi d'une communion au cours de laquelle la viande des victimes et des plats de riz et de haricots sont consommés par les dieux incarnés dans leurs adeptes. Il semble que ce rite, à caractère hiérogamique, maintienne un rituel très ancien aujourd'hui mêlé d'éléments d'origines culturelles diverses. En particulier le culte du serpent est un élément très commun de nombreux rites hausa. Ce rite actualise le mythe de Daura, fondement de la légitimité de la dynastie, en unissant la reine, membre de celle-ci et associée du sarkï, au serpent protecteur de la cité. Toutefois, il est ici le seul où ce serpent intervienne, alors que le culte de Takurabow est l'objet de sacrifices effectués par le roi ou en son nom en diverses circonstances. Mais la fin de l'état de guerre permanent d'antan paraît avoir provoqué un déclin relatif de ce culte. Il arrive que la déesse intervienne brusquement dans le cours des affaires du Gôbir. Il en fut ainsi, notamment, à l'occasion du déplacement de la ville de Tibiri, par ordre du gouvernement, en 1946. Au moment où celui-ci fut entrepris,

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le sarkî Labo fit une chute de cheval alors qu'il se rendait, précédé d'un cortège d'adeptes du bôrï, vers l'emplacement de la nouvelle ville. La déesse aurait ainsi voulu signifier son mécontentement à l'encontre du changement de lieu. Elle aurait alors fait savoir au roi qu'elle se trouvait trop âgée pour se rendre dans la nouvelle cité et entendait demeurer dans l'ancienne, offrant d'emporter à sa place un de ses « petits-fils », sous forme d'un petit chat noir qui se trouvait à proximité de sa demeure. Par la suite, au moment où le sarkï Agada entra pour la première fois dans le palais, lors de son intronisation, les adeptes du bôrï qui l'y précédaient se seraient heurtées à Takurabow, laquelle s'y serait donc trouvée alors. La déesse aurait exigé des offrandes. Le nouveau sarkï, musulman convaincu, répugnait à offrir des sacrifices. Il fut alors convenu que l'on offrirait un don de lait à celle-ci chaque vendredi, la Inna continuant à assurer les rites habituels, de son côté.

En dehors de ce culte proprement princier, le sarkin Gôbir participe à des rites dont les célébrants sont des Anna, mais qui sont effectués en son nom, et donc pour l'ensemble du royaume. En ce cas, le sacrificateur clanique se trouve érigé en prêtre de la principauté et le rite échappe à son cadre initial. Il arrive que le culte public soit célébré en marge du culte clanique propre à l'officiant. C'est dans ce domaine que la qualité de « maîtres de la terre » des Anna est la plus manifeste, bien que les cultes en question soient l'apanage de quelques clans seulement, intégrés à la sarauta. Les plus importants de ces rituels sont groupés en une longue cérémonie, à laquelle participent plusieurs catégories d'officiants et qui tient une place aussi importante que les deux grandes fêtes musulmanes de Tabaski et Ramadan : Г « Ouverture de la Brousse » (budad dàji, ou budad dawq).

Celle-ci comprend, en réalité deux « Ouvertures de la brousse » distinctes, effectuées par deux clans différents. Ces derniers accomplissent un rituel commun à tous les clans de « chasseurs » de la région. Celui-ci a lieu au commencement de la saison sèche, saison placée, nous l'avons vu, sous l'autorité et le contrôle des divinités de la « brousse », dont le culte relève de l'héritage de ces groupements. Trois mois plus tard, au moment de la saison des pluies, ce seront les clans de « maîtres de culture » (sqrâkin nôma) qui prendront le relais des « chasseurs », célébrant alors la cérémonie ď « Ouverture du grenier » {bude rumbu), laquelle inaugurera la saison des cultures et mettra un terme aux activités de chasse. « Ouverture de la brousse » et « Ouverture du grenier » jalonnent ainsi le calendrier anne traditionnel en consacrant les deux périodes successives dont la suite cyclique est l'image et la garantie de l'équilibre cosmique. Ces « portes de l'année » sont placées à des dates précises de ce calendrier, à savoir la quatrième et la septième lune à partir de celle qui suit la dernière pluie du précédent hivernage. La première commence le cycle annuel en « découvrant la brousse », c'est-à-dire en inaugurant et en provoquant la période sans nuages. La seconde « découvre le grenier », dont le toit est le symbole du ciel nuageux et inaugure ou provoque le règne des pluies. Les deux cultes, qui s'adressent à des divinités distinctes, sont complémentaires. Mais il semble que, du fait de sa position en début de cycle, la cérémonie dont il est question soit considérée comme plus importante, tout au moins au niveau du culte « national » : elle est la cérémonie du recommencement et du commencement et, à ce titre, purification, ordonnancement, probation, sacralisation. Elle s'accompagne également de pratiques de divination. Au niveau de l'héritage clanique des « chasseurs », elle consiste en sacrifices aux divinités de la « brousse » suivis d'une mise à feu de celle-ci et d'une chasse effectuée par tous les membres mâles du darjgl. Au niveau du culte « natio-

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nal » du Gôbir, chacun des clans chargés de la célébrer au nom du sarkï accomplit le vieux rite ancestral sur son propre terrain de chasse et à ses propres autels. Mais ce rituel s'accompagne de pratiques nouvelles mettant en jeu d'autres catégories de célébrants et de participants.

La bucCad ddji du Gôbir débute par celle du clan du « chef de l'eau » (sarkin rima), qui détient les deux héritages de la « chasse » et de la pêche. Elle a lieu aux alentours du hameau qu'habite ce groupement, près du village de Baramaka, à une douzaine de kilomètres à l'ouest du Tibiri et commence au soir du dimanche (septième jour) qui suit la quatrième lune, par une cérémonie de géomancie (arwâ). Cette dernière n'est pas effectuée par les membres du clan, mais par des devins, dont les principaux appartiennent à un day g i spécialisé dans l'exercice de cette pratique et dont le chef porte le titre de « Chef des racines » (sarkin sâyë).

En réalité, ces devins ont déjà effectué une première séance de géomancie le jour même de la quatrième lune, et celle qu'ils accomplissent ce jour-là, pour le compte du clan du « sarkin ruwd », comme celles des jours suivants, ne serait que la publication de celle-ci. Les devins interrogent la terre et « voient » ce qui doit advenir des chefferies locales et voisines au cours de l'année nouvelle et surtout lors de chacune des lunaisons de la saison des pluies. Chaque fois, ils déterminent les sacrifices (sâhi) ou les aumônes (sadaka) que doit accomplir chaque souverain concerné pour que les menaces entrevues s'estompent et que l'année soit favorable. A la divination se mêle donc ici la prescription. Le lendemain matin, les « chasseurs » se livrent à une chasse rituelle, sur un parcours bien déterminé, abattant tous les animaux rencontrés. Puis ils offrent des sacrifices au bord d'une mare permanente, lieu de culte clanique. L'examen des entrailles des victimes, des trous dans lesquels ils en versent le sang, de l'agonie des animaux, leur permettent de « lire » des enseignements distincts de ceux de la géomancie concernant les pluies et les récoltes à venir.

Le mardi, commence l'« Ouverture de la brousse » dite de sarkim Mázu, rite traditionnel de la vieille chefferie locale de Mazu, présidée par le dignitaire qui porte ce titre et effectuée par un clan de « chasseurs » dont deux représentants figurent à la Cour de celui-ci et dont le chef porte le titre de Basare. La cérémonie a lieu dans un bois sacré, appelé Kunmkuruki, situé près de Tibiri. Les devins y officient parallèlement aux « chasseurs ». Mais, ici, un cortège d'adeptes du bôrï se joint à la cérémonie. Le Basare effectue des sacrifices, auxquels succède une chasse d'autant plus essentiellement rituelle qu'elle s'accomplit aujourd'hui sur des terres cultivées et dépourvues de gibier. Au cours de cette « chasse », des libations de bière de mil sont offertes en guise ď « aumône » (sadaka) en divers emplacements. Ici encore, des pratiques permettent de prévoir les événements principaux de la saison des pluies suivante, en marge de Y arwá. Le lendemain de ce jour, les « chasseurs » envahissent le marché de Tibiri, dont les commerçants se doivent d'offrir chacun un présent au Basare, en guise de participation. Au terme de ces divers rituels, les responsables se rendent au palais et rapportent au sarkï les enseignements qu'ils en ont tirés. Celui-ci doit alors effectuer les rites prescrits, lesquels consistent en sacrifices d'animaux à certaines divinités.

Trois mois plus tard, à la septième lune, au moment où tous les «maîtres de culture », prenant la relève des « chasseurs », effectuent leurs rites héréditaires dans l'intimité du clan, le sarkï accomplit un certain nombre de rites qui ont pour objet de favoriser le bon déroulement de la saison des pluies. En premier lieu, il participe

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à un sacrifice offert au bord de la mare où a eu lieu le premier rite ď « Ouverture de brousse » par le « sarkin ruwd »'. Celui-ci officie alors en tant que « chef de l'eau ». Le rite accompli participe des actes de purification des eaux permanentes, à la veille de la saison des pluies, que l'on rencontre en de multiples parties du « Soudan ». Il consiste à immoler une brebis blanche à la déesse aquatique : Doguwâ ruwà. C'est le sarkin ruwd qui officie. Mais le « sultan » se tient debout derrière lui. Ainsi le Gqbir sera protégé des tempêtes dévastatrices, de la foudre et des inondations. Puis le sarkï se rend au village de Rundana, situé à 25 km environ au nord- ouest de Tibiri, où il immole une brebis à la déesse Sarauniyâ (cheftaine), en invoquant le Dieu coranique. Toujours à la même époque, il préside à l'immolation d'une brebis blanche en un lieu situé près de l'emplacement de l'ancienne citadelle de Naya {kukal Nay a), où fut accueilli son ancêtre à son arrivée dans le pays. Ce rite est aujourd'hui qualifié « d'aumône » (sadaka), au sens coranique du terme, et non de « sacrifice » (sdhi), et l'on considère qu'iï s'agit d'une offrande aux mânes du grand sarkï Bdwa Jaygwarzô, lequel serait mort à cet endroit. Le terme sadaka correspond à celui utilisé pour désigner un don offert aux mdlamai après la mort d'un homme. Ce rite serait donc un hommage à l'âme du grand roi qui tint tête à Usmay dan Fodyo ou, peut-être, une pratique visant à écarter du Gqbir l'influence de celle-ci, ce roi n'ayant dominé le royaume qu'en le vidant de sa vitalité. Toutefois, nous constatons que celui qui l'accomplit est le descendant des chefs locaux de Naya. D'autre part, le sacrificateur invoque la déesse Doguwâ fard, associée aux cultures. On peut ainsi penser que cette cérémonie, effectuée en présence du sarkï, amalgame deux rites et traduit deux perspectives complémentaires, assurant ainsi les relations du roi et des puissances du lieu.

Un autre rite princier est effectué par la Inna, au cours des jours qui séparent la clôture de « l'Ouverture de la brousse » du rite destiné au serpent époux de Taku- rabow. Il est accompli successivement aux quatre « portes » de la ville de Tibiri et consiste en offrande de gumba — mélange de farine et d'eau — à diverses divinités, dont, surtout, Doguwd fard. Il est destiné à maintenir la paix au sein du royaume. C'est le sarkï qui fournit le mil nécessaire, le rite lui-même étant accompli par la Inna et son entourage féminin.

L'édification d'une cité est également l'occasion de cérémonies rituelles mettant en jeu des éléments extérieurs à l'Islam. La capitale du Gqbir est consacrée à divers dieux et protégée par un rituel qui mêle constamment religion et magie, ainsi que nous le verrons plus loin. Dans ce cas, encore, le sarkï intervient, ordonne, participe.

Lorsque les pluies cessent brusquement de tomber, en cours d'hivernage, et qu'une menace de sécheresse pèse sur le pays, le sarkï se doit, également, de mettre en jeu des rites particuliers, qui s'ajoutent aux prières ordonnées aux marabouts du royaume, réunis dans la mosquée, et aux effets d'« aumônes» offertes à ces derniers ainsi qu'aux infirmes. Le manque de pluie est considéré comme une sanction divine, et l'on ne sait quelle divinité en est cause. Durant les premiers jours, alors que l'angoisse commence à s'étendre, c'est la divinité islamique qui se trouve invoquée. Mais si la sécheresse persiste, le roi se tourne vers les autres puissances surnaturelles. En premier lieu, il lance un appel à tous les clans Anna, leur demandant d'effectuer leurs sacrifices de pluie héréditaires. Puis il enjoint à la Inna d'organiser un « pardon de pluie » (rôkon ruwd) féminin. La reine rassemble alors tous les femmes de la cité, parmi lesquelles figurent les adeptes du bôrï, vêtues des attributs de leur iskôkï et prend la tête d'une procession qui se rend en « brousse » chercher l'eau

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(nemay ruwà), vêtue elle-rême en homme, portant une hache à l'épaule et une lance à la main. Le cortège féminin passe la nuit hors de la cité, visitant tous les lieux de culte, accomplissant de multiples pratiques rituelles : invocations, circum- ambulations, sacrifices, supplications, incantations, s'adressant à Allah, aux divinités, aux génies du lieu, aux défunts, à des « saints » (walïyyai) musulmans, ainsi qu'au serpent époux de Takurabow.

Les cérémonies musulmanes locales mêlent aussi des rites musulmans à d'autres de nature différente. Il en est ainsi, notamment, à l'occasion de la fête de Sallal Layya (Tabaski) qui commémore, nous l'avons vu, le sacrifice d'Abraham. Cette fête est marquée par l'immolation de moutons, en commémoration de ce sacrifice, au sein de chaque famille et par une grande prière publique effectuée en un emplacement réservé à cet usage et situé à l'extérieur de la ville de Tibiri. Le sarkï prend la tête d'une procession qui fait le tour de celle-ci, silencieuse à l'aller, bruyante et joyeuse au retour. Les prières, récitées par des prieurs, sont dites en son nom. Mais à côté de ces pratiques proprement islamiques, d'autres rites sont accomplis, d'inspiration très différente. Ainsi, quelque temps avant le jour de la fête, le sarkin Anna vient à Tibiri et se présente devant le sarkï, comme au jour du couronnement. De son sac de cuir, il ôte les deux bracelets d'or et d'argent dont il a la garde. Lentement, il passe le premier au bras du prince, gardant l'autre dans la main droite. Les deux personnages demeurent ainsi un moment face à face en silence. Puis ils se lèvent en même temps et entrechoquent trois fois leurs disques, en un simulacre rituel des combats de kwardya, qui fut le salut des anciens Anna et figure le combat de leurs ancêtres ennemis, lequel se termina par la déchéance du « roi des Anna » et le triomphe de ses frères, dont l'ancêtre du sarkin Gobir. Puis tous deux s'assoient et le sarkin Anna passe le second bracelet au poignet du prince. On apporte alors un mouton offert par le premier et les deux partenaires en caressent l'échiné, en prononçant ensemble l'invocation : « qu'Allah nous accorde de voir l'an prochain, qu'il nous donne le bonheur ». Puis le « roi des Anna » reprend les bracelets, qu'il emporte à nouveau en « brousse ». La nuit précédant la fête, en outre, le sarkï se rend à la tête d'une procession à un abri édifié dans l'enclos du « chef des forgerons » {sarkin Maftêrâ), à cent vingt-cinq mètres du palais. Lé cortège avance lentement, mettant une demi-heure pour accomplir cette courte distance, précédé par des griots de chefferie, dont certains nettoient soigneusement le chemin qu'il doit accomplir, un magicien scrutant le sol pour déceler les « médecines » éventuellement enterrées par des ennemis du sarkï. Un frère de celui-ci efface la trace de ses pas derrière lui. Au terme de cette lente et majestueuse marche rituelle, le souverain doit frapper douze coups sur les tambours du couronnement, disposés devant l'abri qui constitue le but de la procession. Là, les dignitaires viennent le saluer un à un, tandis que l'on joue les cloches et sonnailles de la chefferie. Au retour de la prière musulmane, enfin, le sarkï doit se plier à un dernier rite, qui semble commémorer un épisode de la domination de ses ancêtres : muni d'une lance, il doit toucher de la pointe de celle-ci un homme caché dans un abri de deux nattes disposé sur la place du palais. L'homme sort de l'abri en feignant une violente colère, exigeant un présent, que le prince lui donne. Tous ces rites « païens » paraissent conférer à la fête musulmane un caractère de renouvellement de l'investiture royale qui se confond avec le pardon de Dieu à Abraham dans un rituel de rachat dont les effets s'étendent à tout le peuple du Gobir rassemblé autour du sarkï.

La fête islamique de rupture du jeûne coranique (sallal Azumï) est célébrée de

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manière plus orthodoxe, du point de vue musulman. L'on considère même que tous les iskôkl se trouvent « attachés » {darmé) durant toute la période de jeûne, situation qui interdit les pratiques les concernant, notamment celles afférentes au culte de possession. De même, si la cérémonie annuelle ď « Ouverture de la brousse » vient à .coïncider avec cette période, le report en est aujourd'hui décidé, sur la demande du sarkï (il n'en était pas ainsi avant son intronisation). Par contre, la clôture de ce moment de pénitence est marqué par un ensemble de rites consacrant le retour des divinités et leur délivrance. Celles-ci, « montées » en leurs adeptes, parcourent le pays, vêtues de leurs costumes particuliers, se livrant à des danses et recevant les présents de chacun.

Les différentes pratiques que nous venons de mentionner nous montrent que le « sultan » du Gôbir n'est pas seulement le souverain musulman qu'il proclame être. Son pouvoir s'enracine dans un syncrétisme religieux plus ancien que l'Islam et peut-être plus vivant dans l'âme des habitants du royaume. Quelles que soient les convictions personnelles affichées par l'élu, il doit se plier à un comportement rituel auquel tient, selon les croyances locales, la destinée de sa terre et de ses habitants. Époux de cette terre, il est responsable de la pluie et du vent, de la fécondité et de la stérilité, de la paix et de la guerre, de la prospérité comme de la pauvreté et des désastres. Cette position lui assure une autorité qui échappe à tout autre détenteur du pouvoir politique. C'est sans doute pour cette raison que les Taray Gôbir durent s'accommoder du pouvoir royal, allant jusqu'à nommer un morceau de bois, faute de prétendant.

Pouvoir et magie.

Sultan et prêtre, médiateur entre la « terre » dont il est Г « époux » et les puissances surnaturelles, le souverain du Gobir est également considéré par ses sujets comme un magicien maniant des forces numineuses en vue d'accroître et de défendre sa « fortune » (nasara) et, partant, celle de sa principauté. Ce faisant, il ne se distingue que par la qualité de sa magie du commun de ses sujets. La quasi-totalité de ceux-ci ne se contente pas, en effet, d'attendre la satisfaction de leurs aspirations de la bienveillance de la divinité coranique ou des dieux ou génies du panthéon local. Rares sont les entreprises qui ne s'accompagnent pas de pratiques relevant de la magie (maitâ ou tsibbu) : on en effectue pour séduire, trouver femme, vaincre un rival, détourner un époux d'une co-épouse, réussir en affaire, « voler l'âme du mil » de ses voisins pour accroître sa propre récolte, convaincre un usurier, se défendre des entreprises analogues de ses partenaires. Il est des formules magiques que l'on se transmet entre amis. D'autres se procurent sur le marché, où des spécialistes vendent de multiples substances destinées à la confection de charmes ou « médecines » {mâgufjguna) ou des formulaires d'origine arabe à recopier par l'utilisateur. On a surtout recours à des magiciens reconnus, appelés : bôkâyë » (sing. : bôkâ) ou à des « marabouts ». Les premiers accomplissent divers rituels et confectionnent des mâguyguna dans la composition desquelles entrent des substances dotées d'efficience occulte. Les seconds procurent à leur clientèle des talismans (Шуи, sing. : lâya) consistant principalement en formules écrites en arabe, détournant ainsi la lettre sacrée de son utilisation religieuse pour la faire servir à des desseins privés. Le marché des charmes est florissant. Chacun s'adonnant à ces pra-

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tiques, leurs effets tendent à s'annuler à moins que l'on ne découvre le talisman inconnu ou rare assurant à son possesseur la supériorité. Une quête permanente et coûteuse du meilleur charme conduit ainsi une grande partie de la population du Gôbir de spécialiste en spécialiste. Les nomades, surtout les Foulbé, sont également sollicités et l'on accomplit souvent de longs voyages à seule fin de rendre visite à un magicien réputé.

Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que le pouvoir royal soit associé à l'accomplissement d'une magie particulièrement efficace. Celle-ci comporte des pratiques propres au sarkï ou l'usage, par celui-ci, de talismans que lui procurent bôkâyë et mâlamai, aussi bien que de charmes hérités des souverains précédents. Quiconque pénètre dans l'enceinte du palais, comme de la ville où réside le sarkï, traverse des barrières magiques invisibles ou apparentes, passe sous de mystérieux paquets contenant les ossements d'anciens rois ou de grands guerriers et d'autres substances, suspendus au-dessus des portes, enjambe des pièges invisibles, enterrés sous les seuils. Le corps même du sarkï possède une efficience occulte. C'est pourquoi chaque nouveau souverain devait, dit-on, jusqu'ici, consommer une partie du corps de son prédécesseur. L'on protège ce même corps des convoitises de son entourage, la chair d'un roi étant un ingrédient de choix pour la confection de charmes. Chaque souverain possède, en outre, des talismans particuliers, sur lesquels est fondée sa fortune. C'est ainsi que le premier chef bogobrï qui se mesura- aux Katsindwâ : Mahaman Mai gitti, est réputé avoir détenu une hache, appelée gitti, lui assurant une victoire aisée sur ses adversaires. Cet objet lui ayant été dérobé par son ennemi : le sarkï de Katsina, celui-ci serait alors, et alors seulement, parvenu à le chasser de son sol. De même, le grand roi bogobrï Bâwa Jarjgwarzô, souverain de légende, aurait possédé une cassette magique dans lequel il aurait enfermé « toute la virilité du royaume ». En ce temps-là, dit-on, « les hommes étaient comme des femmes, les taureaux ne beuglaient plus, tout le pays se trouvait privé de force », celle-ci se trouvant détenue par le roi. Le triomphe d'Usmay dan Fodyo s'expliquerait par le fait que celui-ci aurait ouvert cette cassette à sa mort, libérant ainsi ses sujets, mais permettant du même coup aux adversaires du royaume d'exercer leur propre magie à son encontre. Tant que Bâwa Jaygwarzo vivait, dit-on à la cour de Tibiri, Vsmay dan Fodyo ne pouvait rien entreprendre, car sa propre puissance magique se trouvait paralysée par celle du sarkï. En effet, le triomphe étonnant de l'humble mâlam peul sur la puissante armée du Gôbir est interprété sous la même perspective : comme tout « marabout », et aussi comme tout peul, Usmay dan Fodyo détenait des formules magiques. Certains récits le tiennent même pour le fils d'une femme-génie, fille du « roi des génies » (sarkin aljanu), qu'aurait épousée son père : Fodyo. Ses succès au combat sont interprétés à la cour de Tibiri comme l'effet d 'un talisman particulier, contenu dans une gourde, lui permettant, lorsqu'il l'élevait au-dessus de sa tête, de décimer les cavaliers adverses : « leurs têtes se trouvaient alors, dit le conteur, coupées comme par des ciseaux ». Peut-être tenons-nous, avec cette croyance, un des secrets de l'effondrement des royaumes hausa. De multiples faits, plus récents, attestent, en effet, que les troupes locales se débandaient fréquemment lorsqu'elles estimaient avoir affaire à un ennemi doté de charmes supérieurs à ceux de leurs chefs. Réciproquement, le sentiment de posséder un talisman extraordinaire les galvanisait, comme il en fut lors de l'attaque du poste français de Tessaoua, en 1927, pour laquelle les assaillants auraient reçu de Sokoto un charme destiné à transformer les balles en grains de haricot.

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Si les « médecines » (mâguyguna) que détient le roi lui servent à assurer, en premier lieu, son propre succès, celui-ci se confond, en principe, avec celui de sa « terre » et contribue à renforcer la prospérité du royaume. Aussi lui sait-on gré de tout tenter dans ce domaine, même si des rites religieux ont été accomplis par ailleurs.

Le sarkï préside également à un ensemble de rites destinés à conférer à tout espace public une protection numineuse. Il en est ainsi, notamment, de la fondation de la capitale du royaume. Comme toute cité hausa, celle-ci se trouvait jadis défendue par d'importantes fortifications constituées par des murailles d'argile, des fossés profonds, des pièges. Mais ces défenses étaient censées n'avoir d'efficience que grâce à des barrières magiques, par ailleurs beaucoup plus efficaces. Aujourd'hui, le premier type de protection a disparu, mais le second demeure, et le déplacement de la ville de Tibiri, en 1946, a montré que les pratiques évoquées étaient toujours vivantes x. Le plan de la nouvelle vUle, tracé par un géomètre européen ignorant des pratiques locales, affecte la forme d'un éventail dont les rues convergent vers le palais. Mais à ce plan apparent, ne correspondant absolument pas au schéma rituel traditionnel, un plan invisible, inconnu des profanes, a été substitué. Ce dernier, conforme à celui que l'on retrouve dans la plupart des rites locaux, affecte la forme d'un quadrilatère dont les côtés sont disposés dans le sens des quatre orients. Cette figure est partagée par deux axes reliant l'est à l'ouest et le nord au sud. Le centre de cet espace et les quatre points d'intersection de ces axes et de ses côtés sont des pôles magico-religieux. Ils sont désignés du nom de « portes » (kôfôfï, sing. : kôfa). Tout rite de fondation consiste à placer des « médecines » ou à effectuer des sacrifices en de tels points. Ainsi fut-il fait à Tibiri, après que le géomètre européen, ayant tracé son propre plan, eut disparu : des talismans furent confectionnés par des mâlamai et des bôkâyë, enfermés dans des poteries et enterrés aux cinq points du plan précité. Sur chaque poterie, des armes furent disposées, la pointe en l'air, à savoir mille fers de haches à la « porte de l'est », mille lames de poignards à celle du nord, mille pointes de flèches à celle de l'ouest, mille fers de lance à celle du sud et mille aiguilles au pôle central. Les trous furent alors rebouchés soigneusement. Deux arbres furent plantés, par la suite, aux « portes » de l'est et de l'ouest. L'étranger qui pénètre à Tibiri, par une des avenues tracées selon le schéma administratif, ne peut déceler l'existence d'un tel dispositif. Mais celui-ci est censé protéger la ville des épidémies, des ennemis et des menaces de toutes sortes qui pèsent sur ses habitants. On prétend même que si un homme poursuivi franchit les limites occultes de la ville, il devient invisible aux yeux de ses poursuivants. Toutefois, pour que les mdguyguna placés aux pôles de l'espace ainsi protégé conservent leur pouvoir, il est interdit de pénétrer dans Tibiri en traînant à terre des branches d'arbre ou des tiges de mil. D'autre part, l'on procède périodiquement à des rituels destinés à en raviver la puissance, tout en maintenant une alliance bénéfique entre la cité et ses dieux protecteurs. Ces rites sont accomplis par la Inna et les adeptes du bon. Les pratiques qui viennent d'être décrites ont subi une modification par rapport à celles qui ont marqué l'édification de l'ancienne ville, au cours du siècle dernier. A cette époque, des jeunes gens, à savoir deux Foulbé, un Targui et un autre « de race quelconque », auraient été enterrés vivants à chaque « porte ».

1. Cf. G. Nicolas : Structures fondamentales de l'espace dans la cosmologie d'une société hausa. Journal de la Société des Africanistes, Paris, t. XXXVI, fasc. i, 1966, p. 65-108.

PORTE L'CU EST

ůttOb po яте

SOD ф Pôle magico-religieux. \J Mosquée. lt>| Lieu de prière. ,' Piste. — •» Route.

^ Arbre.

Plans apparent et invisible de la ville de Tibiri.

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Le palais du sarkï, placé au centre de ce dispositif, le marché, situé à l'extérieur de la ville, et même la place de prière musulmane cérémonielle (wurin ïdi), également sise hors les murs, sont « fondés » sur des assises analogues.

Si les deux domaines de la magie et de la religion se trouvent en général séparés au sein des croyances et des pratiques locales, ils se trouvent ainsi utilisés conjointement dans le même dessein par le même personnage, ou en son nom.

Conclusion. Les données qui viennent d'être exposées nous montrent, en premier lieu, le

caractère complexe du pouvoir politique au sein de la principauté étudiée. Ce pouvoir repose, depuis ses origines, sur un équilibre de forces très fragile. Le schéma qui le représente, selon les normes officielles de la Cour, sous l'aspect d'une organisation pyramidale dont le sommet est le personnage du sarkï, héritier de la dynastie fondatrice, ne correspond qu'à un aspect de la réalité. L'autorité du souverain, en apparence immuable et considérable, apparaît, en vérité, largement partagée. Mais les rapports politiques dynamiques qui lient entre eux les habitants du Gôbir ont varié tout au long de l'histoire de cet État en fonction de rapports de forces temporaires, de la personnalité des partenaires en présence, du caractère faste ou néfaste de chaque moment. Une victoire, un désastre, la sécheresse, l'absence de pluie, la famine ou l'abondance peuvent renforcer l'autorité d'un souverain, mais quelques années plus tard, la même conjoncture générale pourra le réduire au rôle d'instrument entre les mains de certains dignitaires, comme cette « souche » placée par les Taray Gôbir à la tête de la principauté, dont il a été question ci-dessus. Le souverain doit compter avec les autres princes, qui s'efforcent de lui ravir le trône, avec ses dignitaires, lesquels détenaient jadis, nous l'avons vu, jusqu'au droit de mettre un terme à sa vie, avec le peuple de la ville ou les Anna, les lettrés musulmans et les prêtres traditionnels. Sa puissance est liée au prestige dont il jouit auprès de chacun des groupes ou milieux dont se compose son peuple. Cependant, son personnage est indispensable au maintien de la permanence de celui-ci, en laquelle chacun trouve un intérêt majeur. Telle fut sans doute la raison pour laquelle les Taray Gôbir furent obligés de placer un morceau de bois à sa place pour assurer la pérennité du pouvoir royal, en l'absence de support humain de ce personnage. Lui seul peut imposer une certaine unité à une société hétérogène, du fait des alliances nouées par ses ancêtres, de la qualité de son pouvoir, de son « héritage ». De ce point de vue, le fait qu'il y ait un sarkï compte davantage que la personnalité propre du souverain en exercice.

Toutefois, les faits présentés nous ont montré qu'il était impossible de dissocier l'aspect politique de ce pouvoir de ses fondements magico-religieux. La stabilité du Gôbir repose avant tout sur les alliances séculaires unissant la dynastie et les forces numineuses ou les groupes liés aux puissances surnaturelles. Les succès militaires qui ont assuré la domination de ses fondateurs sur leurs sujets sont interprétés, eux-mêmes, sous l'angle d'une fortune fondée sur la bienveillance de l'au- delà et la possession de charmes. Victoires et défaites sont autant de manifestations de tels supports et la vertu d'un roi se mesure au crédit dont il jouit au sein du monde invisible, sur lequel repose le monde visible. Aussi, le sarkï a-t-il pour tâche essentielle de veiller à maintenir cette fortune par toutes les voies possibles, quitte à emprunter des cheminements en principe incompatibles. Il puise son autorité

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dans la confiance de ses sujets en cette stratégie. Héritier du héros et de la reine de Daura, étranger béni des dieux, « époux » de la terre, il est aussi le garant du maintien des différents cultes pratiqués au sein de la société hétérogène qu'il gouverne et qu'il noue en une seule gerbe pour les faire servir aux intérêts de tous. La « santé » {lâfïya), la fertilité, la fécondité du royaume reposent « sur sa tête ». De lui dépendent la pluie et le soleil, la victoire ou la défaite, la famine ou la prospérité. Mais il n'en est ainsi qu'à condition qu'il respecte les différentes alliances rituelles par lesquelles le Gqbir maintient son existence depuis des siècles.

Le sarkï actuel, très attaché à l'Islam et n'ayant pratiqué que cette religion jusqu'à son accession au trône, s'est trouvé, au lendemain de celle-ci, contraint de concilier ses convictions et les pratiques sur lesquelles repose son autorité. Désireux de favoriser l'Islam, dont les représentants les plus en vue constituent, nous l'avons vu, un groupe politiquement de plus en plus puissant, et soucieux de se faire respecter des cadres administratifs, il n'en est pas moins tenu de s'adonner à des pratiques qu'il réprouvait jusqu'alors et dont il craint les conséquences sur sa propre destinée. Certes, il adhère profondément aux croyances qui sous-tendent ces pratiques. Mais l'Islam le somme de choisir, et il se trouve constamment partagé. A plusieurs reprises, il s'est efforcé de réduire le champ des compromis auxquels le contraint sa position. C'est ainsi qu'il n'a consenti qu'un don de lait à la déesse protectrice de la dynastie, au lieu de lui sacrifier un animal. Mais son argument principal est que « si vous commencez à donner à ces gens-là (les iskôkï), vous ne pouvez plus vous arrêter ». En outre, il est parvenu à imposer par deux fois aux Anna le report de Г « Ouverture de la brousse », lorsque cette cérémonie a coïncidé avec la période de jeûne coranique. En 1970, enfin, il a ordonné que ce même rituel coïncide avec celui de la Tabaski (S allai Layya), soulevant la réprobation de tous ceux qui sont attachés au maintien de la tradition. Mais ces actes réformateurs ne constituent que des gestes secondaires, et un mécontentement grave peut les mettre en cause. Son autorité repose, en effet, essentiellement, sur un accord tacite entre son peuple et lui. Faute d'un tel accord, son personnage se trouverait privé d'assise. Or, imposée par le gouvernement, sa nomination a profondément heurté un grand nombre de dignitaires traditionnels. Il a du, notamment, affronter l'opposition ouverte de l'ancienne Inna et du sarkim Mázu nommés par son prédécesseur. De même, certains Anna s'écartent du palais et il est de notoriété publique que de multiples menaces pèsent sur sa personne. Qu'il se produise une sécheresse ou un désastre quelconque, et la confiance de la majorité risque de basculer en faveur de ses ennemis. Une telle situation l'oblige à mener une stratégie extrêmement souple, d'autant plus que des princes rivaux briguent presque ostensiblement le pouvoir et intriguent dans ce but. Or, de plus en plus dépouillé de toute possibilité de recourir à la force, détenue par l'administration, il lui faut compter plus que jamais avec les puissances magico-religieuses qui constituent les assises de son trône. Cette attitude tactique permanente qu'il lui faut maintenir ainsi pour sauver sa position ne relève pas du seul domaine intellectuel : Д se trouve, en effet, profondément engagé dans le système qui vient d'être décrit, et sa propre fortune, dont dépend celle du royaume, lui paraît attachée aux croyances et pratiques évoquées. Menacée par les attaques magiques dont il est l'objet, sujette à l'action des puissances surnaturelles auxquelles s'adressent les différents rituels qu'il accomplit ou préside, sa destinée est liée à l'œuvre qu'il a pour tâche de servir et sur laquelle repose, en définitive, son autorité morale.

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La « chefferie » du, Gôbir est condamnée sans doute à un lent déclin, sous la double pression de l'administration, qui tend à étendre le champ de son contrôle, et des milieux de riches commerçants au. sein desquels s'intègrent des membres de la sarauta elle-même et auxquelles nouvelles institutions partisanes et électives ouvrent les voies d'une promotion politique. Dans cette conjoncture, toutefois, les forces qui la mettent en cause se trouvent contenues par l'existence des croyances qui relient, aux yeux du peuple du Gôbir, la destinée royale aux rythmes cosmiques. La crainte constante d'une sécheresse, toujours très vive, de la famine, de la maladie, d'un appauvrissement qui s'accroît, selon l'opinion locale, de l'action des sorciers {mdyu), que l'on dit de plus en plus vive depuis que la justice moderne protège ces dangereux personnages des exorcismes, rassemblent ce peuple autour de l'héritier de la dynastie dont la permanence lui semble garantir la sienne. Chacun s'identifie à sa tentative de sauvegarder la collectivité locale des atteintes des « étrangers », atteintes ressenties parfois sous l'aspect d'un conflit ethnique. C'est ainsi que tous les Gqbirâwâ ont éprouvé de la fierté à le voir entreprendre la construction d'une grande mosquée en ciment à Tibiri, pour répondre à l'édification de celle de Niamey, éprouvée comme un défi de la part de l'ethnie de la capitale, même parmi les moins « musulmans ». On craint, surtout, que la disparition de la « chefferie » ne se traduise par un chaos. La fin de son pouvoir ne pourrait être acceptée, dans l'immédiat, qu'en provenance d'un autre pouvoir fondé, comme le sien, sur des bases magico- religieuses, comme il en fut de celui du « sarkim Musulmï ». Qu'un tel pouvoir apparaisse et peut-être serait-il possible que le peuple du Gôbir abandonne, une fois de plus, un prince sans appui ni fortune pour ce nouveau guide. Le véritable adversaire du pouvoir traditionnel du Gôbir demeure, de ce fait, le sheikh (shëhu) de Sokoto, descendant d'Usmay dan Fodyo, dont le prestige repose sur des fondements sensiblement analogues aux siens. Mais l'existence d'une frontière entre Niger et Nigeria interdit un tel ralliement. Il reste aux mâlamai et aux alhazai à tenter d'imposer au sarkï une transformation de son pouvoir sur des bases plus conformes au modèle islamique, comme le proposait il y a plus d'un siècle le futur « sarkim Musulmï » à ses ancêtres, en s'appuyant politiquement sur la force qu'ils représentent et dont le triomphe consacrerait leur promotion. Se muant ainsi en véritable chef théocratique, le « sultan », qui régnerait sans gouverner, favoriserait leur accession au pouvoir véritable, par le biais d'un Islam aux yeux duquel l'héritage n'est pas la seule voie du pouvoir. Mais il semble encore douteux que la masse du peuple du Gôbir accepte une telle évolution, et le sarkï se trouve contraint de défendre, souvent malgré lui, le pouvoir dont il a hérité en s'adonnant à des pratiques qu'il lui arrive de réprouver en son for intérieur. Par contre, sa position demeure encore forte, de ce fait, face aux entreprises de cadres modernes hostiles à la « chefferie » en raison de principes « progressistes », car ces prosélytes d'un progrès défini en termes purement rationnels s'interdisent de recourir aux forces magico-religieuses sur lesquelles repose, en définitive, tout pouvoir local.

De tels faits, rencontrés aujourd'hui à la Cour même du royaume où débuta le Jihâd, permettent, nous semble-t-il, de mieux comprendre cet événement. Au lieu de ne voir dans celui-ci, comme le font la plupart des auteurs de récits à caractère historisant que l'on rencontre partout en Nigeria, dans la mouvance du pouvoir peul ou dans les milieux de « marabouts », qu'un pur procès de réforme islamique, il convient de situer l'intervention de son auteur dans le contexte que nous révèle la situation actuelle et récente de cette même Cour. Certes, cette situation ne reflète

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qu'imparfaitement celle que vivaient les ancêtres des Gôbïrâwâ que nous avons rencontrés. Il est vraisemblable, notamment, que les croyances qui florissaient à l'époque d'Usmay dan Fodyo à Alkalawa accordaient moins de place à l'Islam qu'actuellement. Dès lors, on peut considérer les récits qui courent dans tout le Gôbir sur le personnage du réformateur et les circonstances de sa victoire comme exprimant une situation plus réelle que celle décrite dans les textes des « marabouts ». La défaite des souverains hausa, la déroute de leurs armées, la prise de leurs citadelles se conçoit mieux si l'on fait intervenir les croyances toujours vivantes qui fondent le pouvoir au sein de la société considérée. L'examen de la situation politique récente et actuelle du Gôbir libre nous permet, également, de mieux nous représenter ce que fut le climat initial du Jihdd. Les conflits qui durent se produire à la mort du puissant sarkï Bawa Jatjgwarzô, nous les retrouvons, aujourd'hui, au sein d'une principauté diminuée. Ils ont profondément affaibli le Gôbir libre au moment même où il s'efforçait de reconquérir son ancien territoire, l'empêchant peut-être de chasser les Foulbé hors de celui-ci. A cette époque récente, en effet, on vit fréquemment deux princes, se prétendant l'un et l'autre légitimes, s'affronter entre eux avec leurs partisans au lieu d'attaquer les troupes ennemies. Il est même arrivé que le peuple du Gôbir, las de ces querelles, fasse appel à un aventurier peul en rupture de ban avec Sokoto, également porté par le peuple de Katsina à la tête de ses armées, pour rétablir l'ordre au sein d'une sarauta divisée. On vit ainsi, en pleine guerre contre les Foulbé, un des membres de l'ethnie ennemie soutenir le pouvoir hausa et dominer toute l'aire de résistance au Jihdd. Or la puissance de ce personnage se trouvait largement fondée sur sa réputation de magicien, laquelle lui permettait de dominer deux royaumes avec une poignée de guerriers.

Un musulman épris d'orthodoxie serait justifié de reprendre à son compte l'ana- thème lancé contre la sarauta du Gôbir, il y a un siècle et demi, par le promoteur du Jihdd. Et sans doute trouverait-il des partisans au sein même de la société considérée. Mais une réforme profonde des mœurs locales mettant en cause le pouvoir traditionnel actuel ne pourrait vraisemblablement s'imposer que sur la base de croyances du même type que celles qui fondent celui-ci.