Anonyme de Renart

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  • 1PROLOGUE

    O lon voit comment le Goupil et le Loupvinrent au monde, et pourquoi le premiersappellera Renart, le second Ysengrin.

    Seigneurs, vous avez assurment entendu conter bien des histoires : onvous a dit de Paris comment il ravit Hlne, et de Tristan comme il fit le laidu Chevrefeuil ; vous savez le dit du Lin et de la Brebis, nombre de fableset chansons de geste : mais vous ne connaissez pas la grande guerre, qui nefinira jamais, de Renart et de son compre Ysengrin. Si vous voulez, je vousdirai comment la querelle prit naissance et, avant tout, comment vinrent aumon les deux barons.

    Un jour, jouvris une armoire secrte, et jeus le bonheur dy trouver unlivre qui traitait de la chasse. Une grande lettre vermeille arrta mes yeux ;ctait le commencement de la vie de Renart. Si je ne lavais pas lue, jauraispris pour un homme ivre celui qui me let conte ; mais on doit du respect lcriture et, vous le savez, celui qui na pas confiance aux livres est endanger de mauvaise fin.

    Le Livre nous dit donc que le bon Dieu, aprs avoir puni nos premiersparents comme ils le mritaient, et ds quils furent chasss du Paradis, eutpiti de leur sort. Il mit une baguette entre les mains dAdam et lui dit que,pour obtenir ce qui lui conviendrait le mieux, il suffisait den frapper la mer.Adam ne tarda pas faire lpreuve : il tendit la baguette sur la grande eausale ; soudain il en vit sortir une brebis. Voil, se dit-il, qui est bien ;la brebis restera prs de nous, nous en aurons de la laine, des fromages etdu lait.

    Eve, laspect de la brebis, souhaita quelque chose de mieux. Deuxbrebis, pensa-t-elle, vaudront mieux quune. Elle pria donc son poux dela laisser frapper son tour. Adam (nous le savons pour notre malheur), nepouvait rien refuser sa femme : Eve reut de lui la baguette et ltendit surles flots ; aussitt parut un mchant animal, un loup, qui, slanant sur labrebis, lemporta vers la fort voisine. Aux cris douloureux dEve, Adam

  • 2reprit la baguette : il frappe ; un chien slance la poursuite du loup, puisrevient, ramenant la brebis dj sanglante.

    Grande alors fut la joie de nos premiers parents. Chien et brebis, dit leLivre, ne peuvent vivre sans la compagnie de lhomme. Et toutes les foisquAdam et Eve firent usage de la baguette, de nouveaux animaux sortirentde la mer : mais avec cette diffrence quAdam faisait natre les btesapprivoises, Eve les animaux sauvages qui tous, comme le loup, prenaientle chemin des bois.

    Au nombre des derniers se trouva le goupil, au poil roux, au naturelmalfaisant, lintelligence assez subtile pour dcevoir toutes les btes dumonde. Le goupil ressemblait singulirement ce matre-pass dans tous lesgenres de fourberies, quon appelait Renart, et qui donne encore aujourdhuison nom tous ceux qui font leur tude de tromper et mentir. Renart estaux hommes ce que le goupil est aux btes : ils sont de la mme nature ;mmes inclinations, mmes habitudes ; ils peuvent donc prendre le nom lunde lautre.

    Or Renart avait pour oncle sire Ysengrin, homme de sang et de violence,patron de tous ceux qui vivent de meurt et de rapine. Voil pourquoi, dansnos rcits, le nom du loup va se confondre avec celui dYsengrin.

    Dame Hersent, digne pouse du larron Ysengrin, cur rempli de flonie,visage rude et couperos, sera, par une raison pareille, la marraine dela louve. Lune fut insatiable autant que lautre est gloutonne : mmesdispositions, mme caractre ; filles, par consquent, de la mme mre. Ilfaut pourtant lavouer : il ny a pas eu de parent vritable entre le loupet le goupil : seulement, quand ils se visitaient et quil y avait entre euxcommunaut dintrts et dentreprises, le loup traitait souvent le goupil debeau neveu ; lautre le nommait son oncle et son compre. Quant la femmede Renart, dame Richeut, on peut dire quelle ne cde pas en fourbe lagoupille, et que si lune est chatte, lautre est mitte. Jamais on ne vit deuxcouples mieux assortis ; mme penchant la ruse dans Renart et dans legoupil ; mme rapacit dans la goupille et dans Richeut.

    Et maintenant, Seigneurs, que vous connaissez Ysengrin le loup et Renartle goupil, nallez pas vous merveiller de voir ici parler le goupil et leloup, comme pouvaient le faire Ysengrin et Renart : les bons frres quidemeurent notre porte, racontent que la mme chose arriva jadis lnessedun prophte que jai entendu nommer Balaam. Le roi Balaac lui avaitfait promettre de maudire les en fans dIsral ; Notre Seigneur qui ne levoulut souffrir, plaa devant lnesse son ange arm dun glaive tincelant.Balaam eut beau frapper la pauvre bte, le fouet, le licou, les talons nyfaisaient rien ; enfin, lnesse, avec la permission de Dieu, se mit dire : Laissez-moi, Balaam, ne me frappez pas ; ne voyez-vous pas Dieu qui

  • 3mempche davancer ? Assurment Dieu peut, et vous nen doutez pas,donner galement la parole toutes les autres btes ; il ferait mme plusencore : il dciderait un usurier ouvrir par charit son escarcelle. Cela bienentendu, coutez tout ce que je sais de la vie de Renart et dYsengrin.

  • 4LIVRE PREMIER

  • 5AVENTURE PREMIRE

    Comment Renart emporta denuit les bacons dYsengrin.

    Renart, un matin, entra chez son oncle, les yeux troubles, la pelissehrisse. Quest-ce, beau neveu ? tu parais en mauvais point, dit le matredu logis ; serais-tu malade Oui ; je ne me sens pas bien. Tu nas pasdjeun ? Non, et mme je nen ai pas envie. Allons donc ! , dameHersent, levez-vous tout de suite, prparez ce cher neveu une brochette derognons et de rate ; il ne la refusera pas.

    Hersent quitte le lit et se dispose obir. Mais Renart attendait mieux deson oncle ; il voyait trois beaux bacons suspendus au fate de la salle, et cestleur fumet qui lavait attir. Voil, dit-il, des bacons bien aventurs ! savez-vous, bel oncle, que si lun de vos voisins (nimporte lequel, ils se valenttous) les apercevait, il en voudrait sa part ? A votre place, je ne perdrais pasun moment pour les dtacher, et je dirais bien haut quon me les a vols. Bah ! fit Ysengrin, je nen suis pas inquiet ; et tel peut les voir qui nensaura jamais le got. Comment ! si lon vous en demandait ? Il ny ademande qui tienne ; je nen donnerais pas mon neveu, mon frre, quique ce soit au monde.

    Renart ninsista pas ; il mangea ses rognons et prit cong. Mais, lesurlendemain, il revint la nuit ferme devant la maison dYsengrin.Tout le monde y dormait. Il monte sur le fate, creuse et mnage uneouverture, passe, arrive aux bacons, les emporte, revient chez lui, les coupeen morceaux et les cache dans la paille de son lit.

    Cependant le jour arrive ; Ysengrin ouvre les yeux : Quest cela ? le toitouvert, les bacons, ses chers bacons enlevs ! Au secours ! au voleur !Hersent ! Hersent ! nous sommes perdus ! Hersent, rveille en sursaut,se lve chevele : Quy a-t-il ? Oh quelle aventure ! Nous, dpouills parles voleurs ! A qui nous plaindre ! Ils crient qui mieux mieux mais ilsne savent qui accuser ; ils se perdent en vains efforts pour deviner lauteurdun pareil attentat.

    Renart cependant arrive : il avait bien mang, il avait le visage repos,satisfait. Eh ! bel oncle, quavez-vous ? vous me paraissez en mauvais

  • 6point ; seriez-vous malade ? Je nen aurais que trop sujet ; nos trois beauxbacons, tu sais ? on me les a pris ! Ah ! rpond en riant Renart, cest biencela ! oui, voil comme il faut dire : on vous les a pris. Bien, trs bien !mais, oncle, ce nest pas tout, il faut le crier dans la rue, que vos voisinsnen puissent douter. Eh ! je te dis la vrit ; on ma vol mes bacons,mes beaux bacons. Allons ! reprend Renart, ce nest pas moi quil fautdire cela : tel se plaint, je le sais, qui na pas le moindre mal. Vos bacons,vous les avez mis labri des allants et venants ; vous avez bien fait, je vousapprouve fort. Comment ! mauvais plaisant, tu ne veux pas mentendre ?je te dis quon ma vol mes bacons. Dites, dites toujours. Cela nestpas bien, fait alors dame Hersent, de ne pas nous croire. Si nous les avions,ce serait pour nous un plaisir de les partager, vous le savez bien. Je saisque vous connaissez les bons tours. Pourtant ici tout nest pas profit : voilvotre maison troue ; il le fallait, jen suis daccord, mais cela demandera degrandes rparations. Cest par l que les voleurs sont entrs, nest-ce pas ?cest par l quils se sont enfuis ? Oui, cest la vrit. Vous ne sauriezdire autre chose. Malheur en tout cas, dit Ysengrin, roulant des yeux, quima pris mes bacons, si je viens le dcouvrir ! Renart ne rpondit plus ;il fit une belle moue, et sloigna en ricanant sous cape. Telle fut la premireaventure, les Enfances de Renart. Plus tard il fit mieux, pour le malheur detous, et surtout de son cher compre Ysengrin.

  • 7DEUXIME AVENTURE

    Comment Renart entra dans la ferme deConstant Desnois ; comment il emportaChantecler et comment il ne le mangea pas.

    Puis, un autre jour, il arrive Renart se prsenter devant un village aumilieu des bois, fort abondamment peupl de coqs, glines, jars, oisons etcanards. Dans le plessis, messire Constant Desnois, un vilain fort laise,avait sa maison abondamment garnie des meilleures provisions, de viandesfraiches et sales. Dun ct, des pommes et des poires ; de lautre le parcaux bestiaux, form dune enceinte de pieux de chne recouverts daubpinstouffus.

    Cest l que Constant Desnois tenait ses glines labri de toute surprise.Renart, entr dans le plessis, sapproche doucement de la clture. Mais lespines entrelaces ne lui permettent pas de franchir la palissade. Il entrevoitles glines, il suit leurs mouvements, mais il ne sait comment les joindre Silquitte lendroit o il se tenait accroupi, et si mme il ose tenter de bondir au-dessus de la barrire, il sera vu sans aucun doute, et pendant que les glinesse jetteront dans les pines, on lui donnera la chasse, on le happera, il naurapas le temps dter une plume au moindre poussin. Il a beau se battre lesflancs et, pour attirer les glines, baisser le cou, agiter le bout de sa queue,rien ne lui russit.

    Enfin, dans la clture, il avise un pieu rompu qui lui promet une entrefacile : il slance et tombe dans une plate-bande de choux que le vilainavait mnage. Mais le bruit de sa chute avait donn lveil la volatile ;les glines effrayes se sauvent vers les btiments. Ce ntait pas le comptede Renart. Dun autre ct, Chantecler le coq revenait dune reconnaissancedans la haie ; Il voit fuir ses vassales, et ne comprenant rien leur effroi,il les rejoint la plume abaisse, le col tendu. Alors, dun ton de reproche etde mcontentement : Pourquoi cette presse regagner la maison ? Etes-vous folles ? Pinte, la meilleure tte de la troupe, celle qui pond les plusgros ufs, se charge de la rponse : Cest que nous avons eu bien peur. Et de quoi ? Est-ce au moins de quelque chose ? Oui. Voyons. Cest

  • 8dune bte des bois qui pouvait nous mettre en mauvais point. Allons ! ditle coq, ce nest rien apparemment restez, je rponds de tout. Oh ! tenez,cria Pinte, je viens encore de lapercevoir. Vous ? Oui ; au moins ai-jevu remuer la haie et trembler les feuilles de chou sous lesquelles il se tientcach. Taisez-vous, sotte que vous tes, dit firement Chantecler, commentun goupil, un putois mme pourrait-il entrer ici : la haie nest-elle pas tropserre ? Dormez tranquilles ; aprs tout, je suis l pour vous dfendre.

    Chantecler dit, et sen va gratter un fumier qui semblait lintresservivement. Cependant, les paroles de Pinte lui revenaient, et sans savoir cequi lui pendait lil, il affectait une tranquillit quil navait pas. Il montesur la pointe dun toit, l, un il ouvert et lautre clos, un pied crochu etlautre droit, il observe et regarde et l par intervalles, jusqu ce quelas de veiller et de chanter, il se laisse involontairement aller au sommeil.Alors il est visit pas un songe trange : il croit voir un objet qui de la coursavance vers lui, et lui cause un frisson mortel. Cet objet lui prsentait unepelisse rousse engoule ou borde de petites pointes blanches ; il endossaitla pelisse fort troite dentre, et, ce quil ne comprenait pas, il la revtait parle collet, si bien quen y entrant, il allait donner de la tte vers la naissancede la queue. Dailleurs, la pelisse avait la fourrure en dehors, ce qui tait tout fait contre lusage des pelisses.

    Chantecler pouvant tressaille et se rveille : Saint-Esprit ! dit-il en sesignant, dfends mon corps de mort et de prison ! Il saute en bas du toit etva rejoindre les poules disperses sous les buissons de la haie. Il demandePinte, elle arrive. Ma chre Pinte, je te lavoue, je suis inquiet mon tour. Vous voulez vous railler de nous apparemment, rpond la gline ; voustes comme le chien qui crie avant que la pierre ne le touche. Voyons, quevous est-il arriv ? Je viens de faire un songe trange, et vous allez mendire votre avis. Jai cru voir arriver moi je ne sais quelle chose portantune pelisse rousse, bien taille sans trace de ciseaux. Jtais contraint menaffubler ; la bordure avait la blancheur et la duret de livoire ; la fourruretait en dehors, on me la passait en sens contraire, et comme jessayais demen dbarrasser, je tressaillis et me rveillai. Dites-moi, vous qui tes sage,ce quil faut penser de tout cela.

    Eh bien tout cela, dit srieusement Pinte, nest que songe, et toutsonge, dit-on, est mensonge. Cependant je crois deviner ce que le vtre peutannoncer. Lobjet porteur dune rousse pelisse nest autre que le goupil, quivoudra vous en affubler. Dans la bordure semblable des grains divoire,je reconnais les dents blanches dont vous sentirez la solidit. Lencolure sitroite de la pelisse cest le gosier de la mchante bte ; par elle passerez-vous et pourrez-vous de votre tte toucher la queue dont la fourrure sera endehors. Voil le sens de votre songe ; et tout cela pourra bien vous arriver

  • 9avant midi. Nattendez donc pas, croyez-moi ; lchons tous le pied, carje vous le rpte, il est l, l dans ce buisson, piant le moment de voushapper.

    Mais Chantecler, entirement rveill, avait repris sa premire confiance. Pinte, ma mie, dit-il, voil de vos terreurs, et votre faiblesse ordinaire.Comment pouvez-vous supposer que moi, je me laisse prendre par une btecache dans notre parc ! Vous tes folle en vrit, et bien fou celui quispouvante dun rve. Il en sera donc, dit Pinte ce que Dieu voudra : maisque je naie plus la moindre part vos bonnes grces, si le songe que vousmavez racont demande une autre explication. Allons, allons, ma toutebelle, dit Chantecler en se rengorgeant, assez de caquet comme cela. Et deretourner au tas quil se plaisait gratiller. Peu de temps aprs, le sommeillui avait de nouveau ferm les yeux.

    Or Renart navait rien perdu de lentretien de Chantecler et de Pinte.Il avait vu avec satisfaction la confiance du coq, et quand il le crut bienrendormi, il fit un mouvement, mit doucement un pas devant lautre, puisslana pour le happer dun seul bond. Mais si doucement ne put-il avancerque Chantecler ne le devint, et net le temps de faire un saut et dviterlatteinte, en volant de lautre ct du fumier. Renart voit avec dpit quila manqu son coup ; et maintenant, le moyen de retenir la proie qui luichappe ? Ah ! mon Dieu, Chantecler, dit-il de sa voix la plus douce, vousvous loignez comme si vous aviez peur de votre meilleur ami. De grce,laissez-moi vous dire combien je suis heureux de vous voir si dispos et siagile. Nous sommes cousins germains, vous savez.

    Chantecler ne rpondit pas, soit quil restt dfiant, soit que le plaisir desentendre louer par un parent quil avait mconnu lui tt la parole. Maispour montrer quil navait pas peur, il entonna un brillant sonnet. Oui, cestassez bien chant, dit Renart, mais vous souvient-il du bon Chanteclin quivous mit au monde ? Ah ! cest lui quil fallait entendre. Jamais personnede sa race nen approchera. Il avait, je men souviens, la voix si haute, siclaire, quon lcoutait une lieue la ronde, et pour prolonger les sons toutdune haleine, il lui suffisait douvrir la bouche et de fermer les yeux. Cousin, fait alors Chantecler, vous voulez apparemment railler. Moi raillerun ami, un parent aussi proche ? ah ! Chantecler, vous ne le pensez pas. Lavrit cest que je naime rien tant que la bonne musique, et je my connais.Vous chanteriez bien si vous vouliez ; clignez seulement un peu de lil, etcommencez un de vos meilleurs airs. Mais dabord, dit Chantecler, puis-jeme fier vos paroles ? loignez-vous un peu, si vous voulez que je chante :vous jugerez mieux, distance, de ltendue de mon fausset. Soit, ditRenart, en reculant peine, voyons donc cousin, si vous tes rellement filsde mon bon oncle Chanteclin.

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    Le coq, un il ouvert lautre ferm, et toujours un peu sur ses gardes,commence alors un grand air. Franchement, dit Renart, cela na rien devraiment remarquable ; mais Chanteclin, ah ! ctait lui : quelle diffrence !Ds quil avait ferm les yeux, il prolongeait les traits au point quonlentendait bien au-del du plessis. Franchement, mon pauvre ami, vous nenapprochez pas. Ces mots piqurent assez Chantecler pour lui faire oubliertout, afin de se relever dans lestime de son cousin : il cligna des yeux, illana une note quil prolongeait perte dhaleine, quand lautre croyant lebon moment venu, slance comme une flche, le saisit au col, et se met la fuite avec sa proie. Pinte qui le suivait des yeux, pousse alors un cri desplus aigus. Ah ! Chantecler, je vous lavais bien dit ; pourquoi ne mavoirpas crue ! Voil Renart qui vous emporte. Ah ! pauvre dolente ! Que vais-je devenir, prive de mon poux, de mon seigneur, de tout ce que jaimaisau monde !

    Cependant au moment o Renart saisissait le pauvre coq, le jour tombaitet la vieille femme, gardienne de lenclos, ouvrait la porte du glinier. Elleappelle Pinte, Bise, Roussette ; personne ne rpond ; elle lve les yeux, ellevoit Renart emportant Chantecler toutes jambes. Haro Haro ! scria-t-elle, au Renart, au voleur ! et les vilains daccourir de tous cts. Quya-t-il ? pourquoi cette clameur ? Haro, crie de nouveau la vieille, le goupilemporte mon coq. Eh ! pourquoi, mchante vieille, dit Constant Desnois,lavez-vous laiss faire ? Parce quil na pas voulu mattendre. Il fallaitle frapper. Avec quoi ? De votre quenouille. Il courait trop fort : voschiens bretons ne lauraient pas rejoint. Par o va-t il ? De ce ct ; tenez,le voyez-vous l-bas ?

    Renart franchissait alors les haies ; mais les vilains lentendirent tomberde lautre ct et tout le monde se mit sa poursuite. Constant Desnoislche Mauvoisin, son gros dogue. On retrouve la piste, on lapproche, on valatteindre. Le goupil ! le goupil ! Renart nen courait que plus vite. SireRenart, dit alors le pauvre Chantecler dune voix entrecoupe, laisserez-vousainsi maugrer ces vilains ? A votre place je men vengerais, et je les gaberais mon tour. Quand Constant Desnois dira ses valets : Renart lemporte ;rpondez : Oui, votre nez, et malgr vous. Cela seul les fera taire.

    On la dit bien souvent ; il nest sage qui parfois ne folie. Renart, letrompeur universel, fut ici tromp lui-mme, et quand il entendit a voix deConstant Desnois, il prit plaisir lui rpondre : Oui, vilains, je prends votrecoq, et malgr vous. Mais Chantecler, ds quil ne sent plus ltreinte desdents, fait un effort, chappe, bat des ailes, et le voil sur les hautes branchesdun pommier voisin, tandis que, dpit et surpris, Renart revient sur sespas et comprend la sottise irrparable quil a faite. Ah ! mon beau cousin,lui dit le coq, voil le moment de rflchir sur les changements de fortune.

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    Maudit soit, dit Renart, la bouche qui savise de parler quand elle doitse taire ! Oui, reprend Chantecler, et la malegoute crve lil qui va sefermer quand il devait souvrir plus grand que jamais. Voyez-vous, Renart,fol toujours sera qui de rien vous croira : au diable votre beau cousinage !Jai vu le moment o jallais le payer bien cher ; mais pour vous, je vousengage jouer des jambes, si pourtant vous tenez votre pelisse.

    Renart ne samusa pas rpondre. Une fourre le mit labri deschasseurs. Il sloigna lme triste et la panse vide, tandis que le coq,longtemps avant le retour des vilains, regagnait joyeusement lenclos, etrendait par sa prsence le calme tant damies que son malheur avaitdouloureusement affectes.

    Remarque du translateur. Il ny a rien de plus certain au monde que lesdmls de Renart avec le Coq et les glines. Mais on nest pas daccord surtoutes les circonstances de la lutte : on varie sur les lieux, sur le nom desvictimes et sur plusieurs dtails dune certaine gravit. Je ne me prononcepas ; mais pour vous mettre en tat de distinguer de quel ct est la plusgrande exactitude, je vais joindre au rcit de ce qui stait pass chezConstant Desnois laventure de la ferme de Berton le Maire. Cest, monavis, la mme affaire diffremment raconte, comme cela se voit toujours dsquil y a deux historiens plus ou moins oculaires. Jespre que la deuximerelation, apporte par Pierre de Saint-Cloud, vous amusera pour le moinsautant que lautre. Ecoutez.

  • 12

    TROISIME AVENTURE

    Comment Berton le Maire fut tromp parRenart, et comment Renart fut tromp parNoiret.

    Pierre, qui vint au monde Saint-Cloud, cdant au dsir de ses amis,a longtemps veill pour mettre en vers plusieurs joyeux tours de Renart,ce mchant nain dont tant de bonnes mes ont eu droit de se plaindre. Silon veut faire un peu silence, on pourra trouver ici matire plus dun bonenseignement.

    Ctait au mois de mai, temps o monte la fleur sur laubpin, o lesbois, les prs reverdissent, o les oiseaux disent, nuit et jour, chansonsnouvelles. Renart seul navait pas toutes ses joies, mme dans son chteaude Maupertuis : il tait la fin de ses ressources ; dj sa famille, nayantplus rien mettre sous la dent, poussait des cris lamentables, et sa chreHermeline, nouvellement releve, tait surtout puise de besoin. Il sersigna donc quitter cette retraite ; il partit, en jurant sur les saintes reliquesde ne pas revenir sans rapporter au logis dabondantes provisions.

    Il entre dans le bois, laissant gauche la route fraye ; car les cheminsnont pas t faits pour son usage. Aprs mille et mille dtours, il descendenfin dans la prairie. Ah ! sainte Marie ! dit-il alors, o trouver jamaislieux plus agrables ! Cest le Paradis terrestre ou peu sen faut : des eaux,des fleurs, des bois, des monts et des prairies. Heureux qui pourrait vivreici de sa pleine vie, avec une chasse toujours abondante et facile ! Maisles champs les plus verts, les fleurs les plus odorantes nempchent pas ceproverbe dtre vrai : le besoin fait vieilles trotter.

    Renart, en poussant un long gmissement, se remit la voie. La faim, quichasse le loup hors du bois, lui donnait des jambes. Il descend, il monte, ilpie de tous cts si daventure quelque oiseau, quelque lapin ne vient pas sa porte. Un sentier conduisait la ferme voisine ; Renart le suit, rsolude visiter les lieux ses risques et prils. Le voil devant la clture : maistout en suivant les dtours de haies et de sureaux, il dit une oraison pour que

  • 13

    Dieu le garde de malencontre et lui envoie de quoi rendre la joie sa femmeet toute sa famille.

    Avant daller plus loin, il est bon de vous dire que la ferme tait au vilainle plus ais quon pt trouver dici jusqu Troies (jentends Troies la petite,celle o ne rgna jamais le roi Priam). La maison tenant au plessis taitabondamment pourvue de tout ce quil est possible de dsirer la campagne :bufs et vaches, brebis et moutons ; des glines, des chapons, des ufs, dufromage et du lait. Heureux Renart, sil peut trouver le moyen dy entrer !

    Mais ctait l le difficile. La maison, la cour et les jardins, tout tait fermde pieux longs, aigus et solides, protgs eux-mmes par un foss remplideau. Je nai pas besoin dajouter que les jardins taient ombrags darbreschargs des plus beaux fruits ; ce ntait pas l ce qui veillait lattentionde Renart.

    Le vilain avait nom Bertaud ou Berton le Maire ; homme assez peu subtil,trs avare et surtout dsireux daccrotre sa chevance. Plutt que de mangerune de ses glines, il et laiss couper ses grenons, et jamais aucun de sesnombreux chapons navait couru le danger, dentrer dans sa marmite. Maisil en envoyait chaque semaine un certain nombre au march. Pour Renart ilavait des ides toutes diffrentes sur le bon usage des chapons et des glines ;et sil entre dans la ferme, on peut tre sr quil voudra juger par lui-mmedu got plus ou moins exquis de ces belles pensionnaires.

    De bonheur pour lui, Berton tait, ce jour-l, seul la maison. Sa femmevenait de partir pour aller vendre son fil la ville, et les garons taientdisperss dans les champs, chacun son ouvrage. Renart, parvenu au pieddes haies par un troit sentier qui sparait deux bls, aperut tout dabord, enplein soleil, nombre chapons, et Noiret tout au milieu, clignant les yeux dunair indolent, tandis que prs de lui, glines et poussins grattaient qui mieuxmieux la paille amasse derrire un buisson dpines. Quel irritant aiguillonpour la faim qui le tourmentait ! Mais ici ladresse et linvention servaientde peu : il va, vient, fait et refait le tour des haies, nulle part la moindretroue. A la fin, cependant, il remarque un pieu moins solidement tenu etcomme pourri de vieillesse, prs dun sillon qui servait lcoulement deseaux grossies par les pluies dorage. Il slance, franchit le ruisseau, se couledans la haie, sarrte, et dj ses barbes frissonnent de plaisir lide de lachair savoureuse dun gros chapon quil avise. Immobile, aplati sous unetige pineuse, il guette le moment, il coute. Cependant Noiret, dans toutesles joies de la confiance, se carre dans le jardin, appelle ses glines, les flatteou les gourmande, et se rapprochant de lendroit o Renart se tient cach,il y commence grateler. Tout coup Renart parat et slance ; il croit lesaisir, mais il manque son coup. Noiret se jette vivement de ct, vole, sauteet court en poussant des cris de dtresse. Berton lentend ; il sort du logis,

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    cherche do vient le tumulte, et reconnat bientt le goupil la poursuite deson coq. Ah ! cest vous, matre larron ! vous allez avoir affaire moi.

    Il rentre alors la maison, pour prendre non pas une arme tranchante (ilsait quun vilain na pas droit den faire usage contre une bte fauve), maisun filet enfum, tress je crois par le diable, tant le rseau en tait habilementtravaill. Cest ainsi quil compte prendre le malfaiteur. Renart voit le dangeret se blottit sous une grosse tte de chou. Berton, qui navait chass ni voilde sa vie, se contente dtendre les rets en travers sur la plate-bande, en criantle plus haut quil peut, pour mieux effrayer Renart : Ah ! le voleur, ah ! leglouton ! nous le tenons enfin ! Et ce disant, il frappait dun bton sur leschoux, si bien que Renart, ainsi traqu, prend le parti de sauter dun grandlan ; mais o ? en plein filet. Sa position devient de plus en plus mauvaise :le rseau le serre, lenveloppe ; il est pris par les pieds, par le ventre, par lecou. Plus il se dmne, plus il senlace et sentortille. Le vilain jouit de sonsupplice : Ah ! Renart, ton jugement est rendu, te voil condamn sansrmission. Et pour commencer la justice, Berton lve le pied quil vientposer sur la gorge du prisonnier. Renart prend son temps ; il saisit le talon,serre les dents, et les cris aigus de Berton lui servent de premire vengeance.La douleur de la morsure fut mme assez grande pour faire tomber le vilainsans connaissance ; mais revenu bientt lui, il fait de grands efforts pourse dgager ; il lve les poings, frappe sur le dos, les oreilles et le cou deRenart qui se dfend comme il peut, sans pour cela desserrer les dents. Il faitplus : dun mouvement habile, il arrte au passage la main droite de Berton,quil runit au talon dj conquis. Pauvre Berton, que venais-tu faire contreRenart ! Pourquoi ne pas lui avoir laiss coq, chapons et glines ! Ntait-cepas assez de lavoir pris au filet ? Tant gratte la chvre que mal gist, cestun sage proverbe dont tu aurais bien d te souvenir plus tt.

    Ainsi devenu matre du talon et du pied, Renart change de gamme, etprenant les airs vainqueurs : Par la foi que jai donne ma mie, tu esun vilain-mort. Ne compte pas te racheter ; je nen prendrais pas le trsorde lempereur ; tu es l mieux enferm que Charlemagne ne ltait dansLanon.

    Rien ne peut alors se comparer leffroi, au dsespoir du vilain. Il pleuredes yeux, il soupire du cur, il crie merci du ton le plus pitoyable. Ah !piti, sire Renart, piti au nom de Dieu ! Ordonnez, dites ce que vousattendez de moi, jobirai ; voulez-vous me recevoir pour votre homme, lereste de ma vie ? Voulez-vous.... Non, vilain, je ne veux rien : tout lheuretu maccablais dinjures, tu jurais de navoir de moi merci : cest mon tour prsent ; par saint Paul ! cest toi dont on va faire justice, mchant larron !je te tiens et je te garde, jen prends tmoin saint Julien, qui te punira demavoir si mal hostel.

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    Monseigneur Renart, reprend le vilain en sanglotant, soyez envers moimisricordieux : ne me faites pas du pis que vous pourriez. Je le sais, jaimpris envers vous, je men accuse humblement Dcidez de lamende et jelacquitterai. Recevez-moi comme votre homme, comme votre serf ; prenezma femme et tout ce qui mappartient. La composition nen vaut-elle lapeine ? Dans mon logis, vous trouverez tout souhait, tout est vous : jenaurai jamais pice dont vous ne receviez la dme ; nest-ce rien que davoir son service un homme qui peut disposer de tant de choses !

    Il faut le dire ici, lloge de damp Renart, quand il entendit le vilainprier et pleurer pour avoir voulu dfendre son coq, il se sentit mu dunedouce piti. Allons ; vilain, lui dit-il, tais-toi, ne pleure plus. Cette foison pourra te pardonner ; mais que jamais tu ny reviennes, car alors je neveux revoir ni ma femme ni mes enfants si tu chappes ma justice. Avantde retirer ta main et ton pied, tu vas prendre lengagement de ne rien fairejamais contre moi. Puis, aussitt lch, tu feras acte dhommage et mettrasen abandon tout ce que tu possdes. Je my accorde de grand cur, ditle vilain, et le Saint-Esprit me soit garant que je serai trouv loyal en touteoccasion. Berton parlait sincrement ; car au fond, malgr son avarice, iltait prudhomme ; on pouvait croire en lui comme en un prtre. Jai, luidit Renart, confiance en toi ; je sais que tu as renom de prudhommie. Illui rend alors la libert, et le premier usage que Berton en fait, cest de sejeter aux genoux de Renart, darroser sa pelisse de ses larmes, dtendre lamain dlivre vers le moutier le plus voisin, en prononant le serment delhommage dans la forme accoutume.

    Maintenant, dit Renart, et avant tout, dbarrasse-moi de ton odieuxfilet. Le vilain obit, Renart est redevenu libre. Puisque tu es dsormaistenu de faire mon bon vouloir, je vais sur-le-champ te mettre lpreuve.Tu sais ce beau Noiret que jai guett toute la journe, il faut que tu melapportes ; je mets ce prix mon amiti pour toi et ton affranchissementde lhommage que tu as prononc. Ah ! monseigneur, rpondit Berton,pourquoi ne demandez-vous pas mieux ? Mon coq est dur et coriace, il aplus de deux ans. Je vous propose en change trois tendres poulets, dont leschairs et les os seront assurment moins indignes de vous. Non, bel ami,reprend Renart, je nai cure de tes poulets ; garde-les et me vas chercher lecoq. Le vilain gmit, ne rpondit pas, sloigna, courut Noiret, le chassa,latteignit, et le ramenant devant Renart : Voil, sire, le Noiret que vousdsirez : mais par saint Mand, je vous aurais donn plus volontiers mesdeux meilleurs chapons. Jaimais beaucoup Noiret : il ny eut jamais coqplus empress, plus vigilant auprs de mes glines ; en revanche, il en taitvivement chri. Mais vous lavez voulu, monseigneur, je vous le prsente. Cest bien, Berton, je suis content, et pour le prouver, je te tiens quitte de

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    ton hommage. Grand merci, damp Renart, Dieu vous le rende et madameSainte Marie !

    Berton sloigne, et Renart, tenant Noiret entre ses dents, prend lechemin de Maupertuis, joyeux de penser quil pourra bientt partager avecHermeline, sa bien-aime, la chair et les os de la pauvre bte. Mais il ne saitpas ce qui lui pend encore lil. En passant sous une voute qui traversait lechemin dun autre village, il entend le coq gmir et se plaindre. Renart, asseztendre ce jour-l, lui demande bonnement ce quil a tant pleurer. Vous lesavez bien, dit le coq ; maudite lheure o je suis n ! devais-je tre ainsi payde mes services auprs de ce Berton, le plus ingrat des vilains ! Pour cela,Noiret, dit Renart, tu as tort, et tu devrais montrer plus de courage. coute-moi un peu, mon bon Noiret. Le seigneur a-t-il droit de disposer de son serf ?Oui, nest-ce pas ? aussi vrai que je suis chrtien, au matre de commander,au serf dobir. Le serf doit donner sa vie pour son matre bien plus, il nesaurait dsirer de meilleure, de plus belle mort. Tu sais bien cela, Noiret, onte la cent fois rpt. Eh bien ! sans toi, Berton aurait pay de sa personne :sil ne tavait pas eu pour racheter son corps, il serait mort lheure quilest. Reprends donc courage, ami Noiret : en change dune mort belle etglorieuse, tu auras la compagnie des anges, et tu jouiras, pendant lternit,de la vue de Dieu lui-mme.

    Je le veux bien, sire Renart, rpondit Noiret, ce nest pas la mort quimafflige et me rvolte ; car aprs tout, je finirai comme les Croiss, et jesuis assur, comme eux, dune bonne soude. Si je me dsole, cest pourles chapons mes bons amis, surtout pour ces chres et belles glines quevous avez vues le long des haies, et qui seront un jour manges, sans lemme profit pour leurs mes. Allons ! ny pensons plus. Mais donnez-moidu courage, damp Renart ; par exemple, vous feriez une bonne uvre si vousme disiez une petite chanson pieuse pour maider mieux gagner lentredu Paradis. Joublierais quil me faut mourir, et jen serais mieux reu parmiles lus. Nest-ce que cela, Noiret ? reprend aussitt Renart, eh ! que nele disais-tu ! Par la foi que je dois Hermeline il ne sera pas dit que tu soisrefus ; coute plutt.

    Renart se mit alors entonner une chansonnette nouvelle, laquelleNoiret semblait prendre grand plaisir. Mais comme il filait un trait prolong,Noiret fait un mouvement, schappe, bat des ailes, et gagne le haut dungrand orme voisin. Renart le voit, veut larrter : il est dj trop tard. Ilse dresse sur le tronc de larbre, saute, et nen peut atteindre les rameaux. Ah ! Noiret, dit-il, cela nest pas bien : je vois que vous mavez vilainementgab. Vous le voyez ? dit Noiret, eh bien ! tout lheure vous ne le voyiezpas. Possible, en effet, que vous avez eu tort de chanter ; aussi, je ne vousdemande pas de continuer le mme air. Bonjour, damp Renart ! allez vous

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    reposer ; quand vous aurez bien dormi, vous trouverez peut-tre une autreproie !

    Renart tout confus, ne sait que faire et que rsoudre. Par sainte Anne !dit-il, le proverbe est juste : beau chanter nuit ou ennuie ; et le vilain ditavec raison : entre la bouche et la cuiller il y a souvent encombre. Jen aifait lpreuve. Caton a dit aussi : beau manger peu de paroles. Pourquoine men suis-je pas souvenu ! Tout en sloignant, il murmurait encore : Mauvaise et sotte journe ! On dit que je suis habile, et que le buf nesaurait labourer comme je sais leurrer ; voil pourtant un mchant coq qui medonne une leon de tromperie ! Puisse au moins la chose demeurer secrte,et ne pas aller jusqu la Cour ! cen serait fait de ma rputation.

    Le translateur. Esope avait fait chanter le corbeau, longtemps avant lanaissance de Chantecler et de Noiret. Il y a toujours eu (dans les tempsanciens, bien entendu) des gens fort habiles faire chanter les autres.Ecoutez comment Pierre de Saint-Cloud a su donner un nouvel agrment la fable sopienne du Renard et du Corbeau.

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    QUATRIME AVENTURE

    Comment Tiecelin le corbeau prit un fromage la vieille, et comment Renart le prit Tiecelin.

    Dans une plaine fleurie que bornaient deux montagnes et quune eaulimpide arrosait, Renart, un jour, aperut de la rive oppose, un fau solitaireplant loin de tout chemin fray, la naissance de la monte. Il franchit leruisseau, gagne larbre, fait autour du tronc ses passes ordinaires, puis sevautre dlicieusement sur lherbe fraiche, en soufflant pour se bien refroidir.Tout dans ce lieu le charmait ; tout, je me trompe, car il sentait un premieraiguillon de faim, et rien ne lui donnait lespoir de lapaiser. Pendant quilhsitait sur ce quil avait faire, damp Tiecelin, le corbeau, sortait du boisvoisin, planait dans la prairie et allait sabattre dans un plessis qui semblaitlui promettre bonne aventure.

    L se trouvait un millier de fromages quon a voit exposs, pour lesscher, un tour de soleil. La gardienne tait rentre pour un moment aulogis, et Tiecelin saisissant loccasion, sarrta sur un des plus beaux et repritson vol au moment o la vieille reparaissait. Ah ! mon beau monsieur,cest pour vous que se choient mes fromages ! Disant cela, la vieille jetaitpierres et cailloux. Tais-toi, tais-toi, la vieille, rpond Tiecelin ; quand ondemandera qui la pris, tu diras : Cest moi, cest moi car la mauvaise gardenourrit le loup.

    Tiecelin sloigne et sen vient percher sur le fau qui couvrait dampRenart de son frais ombrage. Runis par le mme arbre, leur situation taitloin dtre pareille. Tiecelin savourait ce quil aimait le mieux ; Renartgalement friand du fromage et de celui qui en tait le matre, les regardaitsans espoir de les atteindre. Le fromage demi sch donnait une entrefacile aux coups de bec : Tiecelin en tire le plus jaune et le plus tendre ;puis il attaque la croute dont une parcelle lui chappe et va tomber aux piedsde larbre. Renart lve la tte et salue Tiecelin quil voit firement camp,le fromage dress dans les pattes. Oui, je ne me trompe pas ; oui, cestdamp Tiecelin. Que le bon Dieu vous protge, compre, vous et lme devotre pre, le fameux chanteur ! Personne autrefois, dit-on, ne chantait mieuxque lui en France. Vous-mme, si je men souviens, vous faisiez aussi de la

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    musique : ai-je rv que vous avez longtemps appris jouer de lorgue ?Par ma foi, puisque jai le plaisir de vous rencontrer, vous consentirez bien,nest-ce pas, me dire une petite ritournelle.

    Ces paroles furent pour Tiecelin dune grande douceur, car il avait laprtention dtre le plus agrable musicien du monde. Il ouvre donc aussittla bouche et fait entendre un crah prolong. Est-ce bien, cela, dampRenart ? Oui, dit lautre, cela nest pas mal : mais si vous vouliez, vousmonteriez encore plus haut. Ecoutez-moi donc. Il fait alors un plus grandeffort de gosier. Votre voix est belle, dit Renart, mais elle serait plus belleencore si vous ne mangiez pas tant de noix. Continuez pourtant, je vousprie. Lautre, qui veut absolument emporter le prix du chant, soublietellement que, pour mieux filer le son, il ouvre peu peu les ongles et lesdoigts qui retenaient le fromage et le laisse tomber justement aux pieds deRenart. Le glouton frmit alors de plaisir ; mais il se contient, dans lespoirde runir au fromage le vaniteux chanteur. Ah ! Dieu, dit-il en paraissantfaire un effort pour se lever, que de maux le Seigneur ma envoys en cemonde ! Voil que je ne puis changer de place, tant je souffre du genou ; et cefromage qui vient de tomber mapporte une odeur infecte et insupportable.Rien de plus dangereux que cette odeur pour les blessures des jambes ; lesmdecins me lavaient bien dit, en me recommandant de ne jamais en gouter.Descendez, je vous prie, mon cher Tiecelin, venez mter cette abomination.Je ne vous demanderais pas ce petit service, si je ne mtais lautre jourrompu la jambe dans un maudit pige tendu quelques pas dici. Je suiscondamn demeurer cette place jusqu ce quune bonne empltre viennecommencer ma gurison.

    Comment se mfier de telles paroles accompagnes de toutes sortesde grimaces douloureuses ! Tiecelin dailleurs tait dans les meilleures.dispositions pour celui qui venait enfin de reconnatre lagrment de sa voix.Il descendit donc de larbre ; mais une fois terre, le voisinage de Renart lefit rflchir. Il avana pas pas, lil au guet, et en se tranant sur le croupion. Mon Dieu ! disait Renart, htez-vous donc, avancez ; que pouvez-vouscraindre de moi, pauvre impotent ? Tiecelin sapprocha davantage, maisRenart, trop impatient, slance et le manque, ne retenant en gage que troisou quatre plumes. Ah ! tratre Renart ! dit alors Tiecelin, je devais biensavoir que vous me tromperiez ! Jen suis pour quatre de mes plus beauxtuyaux ; mais cest l tout ce que vous aurez, mchant et puant larron, queDieu maudisse !

    Renart, un peu confus, voulut se justifier. Ctait une attaque de goutte quilavait fait malgr lui sauter. Tiecelin ne lcouta pas : Garde le fromage,je te labandonne ; quant ma peau tu ne lauras pas. Pleure et gmismaintenant ton aise, je ne viendrai pas ton secours. Eh bien va-t'en,

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    braillard de mauvais augure, dit Renart en reprenant son naturel ; cela meconsolera de navoir pu te clore le bec. Par Dieu ! reprit-il ensuite, voilavraiment un excellent fromage ; je nen ai jamais mang de meilleur ; cestjuste le remde quil me fallait pour le mal de jambes. Et, le repas achev,il reprit lestement le chemin des bois.

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    CINQUIME AVENTURE

    Comment Renart ne put obtenirde la Msange le baiser de paix.

    Renart commenait se consoler des mchants tours de Chantecler etde Tiecelin quand, sur la branche dun vieux chne, il aperut la Msange,laquelle avait dpos sa couve dans le tronc de larbre. Il lui donna lepremier salut : Jarrive bien propos, commre descendez, je vous prie ;jattends de vous le baiser de paix, et jai promis que vous ne le refuseriezpas. A vous, Renart ? fait la Msange. Bon, si vous ntiez pas ce quevous tes, si lon ne connaissait vos tours et vos malices. Mais, dabord, jene suis pas votre commre ; seulement, vous le dites pour ne pas changerdhabitudes en prononant un mot de vrit. Que vous tes peu charitable !rpond Renart : votre fils est bien mon filleul par la grce du saint baptme, etje nai jamais mrit de vous dplaire. Mais si je lavais fait, je ne choisiraispas un jour comme celui-ci pour recommencer. Ecoutez-bien : sire Noble,notre roi, vient de proclamer la paix gnrale ; plaise Dieu quelle soitde longue dure ! Tous les barons lont jure, tous ont promis doublier lesanciens sujets de querelle. Aussi les petites gens sont dans la joie ; le tempsest pass des disputes, des procs et des meurtres chacun aimera son voisin,et chacun pourra dormir tranquille.

    Savez-vous, damp Renart, dit la Msange, que vous dites l de belleschoses ? Je veux bien les croire demi ; mais cherchez ailleurs qui vousbaise, ce nest pas moi qui donnerai lexemple.

    En vrit, commre, vous poussez la dfiance un peu loin ; je menconsolerais, si je navais jur dobtenir le baiser de paix de vous comme detous les autres. Tenez, je fermerai les yeux pendant que vous des cendrezmembrasser. Sil est ainsi, je le veux bien, dit la Msange. Voyons vosyeux : sont-ils bien ferms ? Oui. Jarrive. Cependant loiseau avaitgarni sa patte dun petit flocon de mousse quil vint dposer sur les barbesde Renart. A peine celui-ci a-t-il senti lattouchement quil fait un bond poursaisir la Msange, mais ce ntait pas elle, il en fut pour sa honte. Ah ! voildonc votre paix, votre baiser ! Il ne tient pas vous que le trait ne soit djrompu. Eh ! dit Renart, ne voyez-vous pas que je plaisante ? je voulais voir

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    si vous tiez peureuse. Allons ! recommenons ; tenez, me voici les yeuxferms. La Msange, que le jeu commenait amuser, vole et sautille, maisavec prcaution. Renart montrant une seconde fois les dents : Voyez-vous,lui dit-elle, vous ny russirez pas ; je me jetterais plutt dans le feu que dansvos bras. Mon Dieu ! dit Renart, pouvez-vous ainsi trembler au moindremouvement ! Vous supposez toujours un pige cach : ctait bon avant lapaix jure. Allons ! une troisime fois, cest le vrai compte en lhonneur deSainte Trinit. Je vous le rpte ; jai promis de vous donner le baiser depaix, je dois le faire, ne serait-ce que pour mon petit filleul que jentendschanter sur larbre voisin.

    Renart prche bien sans doute, mais la Msange fait la sourde oreilleet ne quitte plus la branche de chne. Cependant voici des veneurs et desbraconniers, les chiens et les coureurs de damp Abb, qui sembatent de leurct. On entend le son des grailes et des cors, puis tout coup : le Goupil ! leGoupil ! Renart, ce cri terrible, oublie la Msange, serre la queue entre lesjambes, pour donner moins de prise la dent des lvriers. Et la Msange alorsde lui dire : Renart ! pourquoi donc vous loigner ? La paix nest-elle pasjure ? Jure, oui ; rpond Renart, mais non publie. Peut-tre ces jeuneschiens ne savent-ils pas encore que leurs pres lont arrte. Demeurez, degrce ! je descends pour vous embrasser. Non le temps presse, et je cours mes affaires.

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    SIXIME AVENTURE

    Comment le Frre conversne dtacha pas les chiens.

    Mais, pour surcrot de danger, en sloignant de la Msange afin derentrer dans le bois, il se trouve en prsence dun de ces demi-vilains, demi-valets qui, par charit ou pour quelque redevance, obtenaient la faveur devivre de la vie des moines, quils servaient ou dont ils gardaient les terreset les courtils. On les dsignait sous le nom de Frres convers ou convertis la vie monacale ; gens peu considrs, et qui mritaient rarement deltre davantage. Celui-ci avait la charge de tenir en laisse deux veautresou lvriers. Bientt le premier valet qui aperoit Renart lui crie hautevoix : dlie, dlie ! Renart comprend le danger ; au lieu de tenter une fuitedevenue impossible, il aborde rsolument le Frre convers, qui sadressant lui : Ah ! mchante bte, cest fait de vous ! Sire religieux, ditRenart, vous ne faites pas que prudhomme : aucun ne doit tre priv de sondroit. Ne voyez-vous pas quentre les autres chiens et moi, nous courons unenjeu que gagnera le premier arriv ? Si vous lchez les deux veautres, ilsmempcheront de disputer le prix, et vous en aurez tout le blme.

    Le Frre convers, homme simple de sa nature, rflchit, se gratta le front : Par Notre-Dame, se dit-il, damp Renart pourrait bien avoir raison. Ilne lcha donc pas les lvriers, et se contenta de souhaiter bonne chance Renart. Celui-ci, pressant alors le pas, senfonce dans les taillis et, toujourspoursuivi, slance dans une plaine que terminait un large foss. Le fossest son tour franchi, et les chiens, aprs un moment dincertitude, perdentses pistes et retournent. Mis labri de leurs dents cruelles, Renart put enfinse reconnatre. Il tait puis de fatigue ; mais il avait mis en dfaut sesennemis, et si quelques heures de repos ne le rassasirent pas, au moins elleslui rendirent sa lgret et toute son ardeur de chasse et de maraude.

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    SEPTIME AVENTURE

    Comment Renart fit rencontre des Marchandsde poisson, et comment il eut sa part desharengs et des anguilles.

    Renart, on le voit, navait pas toujours le temps souhait, et sesentreprises ntaient pas toutes galement heureuses. Quand le doux tempsdt faisait place au rigoureux hiver, il tait souvent bout de provisions,il navait rien donner, rien dpendre : les usuriers lui faisaient dfaut,il ne trouvait plus de crdit chez les marchands. Un de ces tristes jours deprofonde disette, il sortit de Maupertuis, dtermin ny rentrer que lespoches gonfles. Dabord il se glisse entre la rivire et le bois dans unejonchre, et quand il est las de ses vaines recherches, il approche du cheminferr, saccroupit dans lornire, tendant le cou dun et dautre ct. Rienencore ne se prsente. Dans lespoir de quelque chance meilleure, il vase placer devant une haie, sur le versant du chemin : enfin il entend unmouvement de roues. Ctait des marchands qui revenaient des bords de lamer, ramenant des harengs frais, dont, grce au vent de bise qui avait souffltoute la semaine, on avait fait pche abondante ; leurs paniers crevaientsous le poids des anguilles et des lamproies quils avaient encore achetes,chemin faisant.

    A la distance dune porte darc, Renart reconnut aisment les lamproieset les anguilles. Son plan est bientt fait : il rampe sans tre aperu jusquaumilieu du chemin, il stend et se vautre, jambes cartes, dents rechignes,la langue pantelante, sans mouvement et sans haleine. La voiture avance ; undes marchands regarde, voit un corps immobile, et appelant son compagnon : Je ne me trompe pas, cest un goupil ou un blaireau. Cest un goupil, ditlautre ; descendons, emparons-nous-en, et surtout quil ne nous chappe. Alors ils arrtent le cheval, vont Renart, le poussent du pied, le pincent etle tirent ; et comme ils le voient immobile, ils ne doutent pas quil ne soitmort. Nous navions pas besoin duser de grande adresse ; mais que peutvaloir sa pelisse ? Quatre livres, dit lun. Dites cinq, reprend lautre, et

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    pour le moins ; voyez sa gorge, comme elle est blanche et fournie ! Cest labonne saison. Jetons-le sur la charrette.

    Ainsi dit, ainsi fait. On le saisit par les pieds, on le lance entre lespaniers, et la voiture se remet en mouvement. Pendant quils se flicitent delaventure et quils se promettent de dcoudre, en arrivant, la robe de Renart,celui-ci ne sen inquite gure ; il sait quentre faire et dire il y a souvent unlong trajet. Sans perdre de temps, il tend la patte sur le bord dun panier,se dresse doucement, drange la couverture, et tire lui deux douzaines desplus beaux harengs. Ce fut pour aviser avant tout la grosse faim qui letravaillait. Dailleurs il ne se pressa pas, peut-tre mme eut-il le loisir deregretter labsence de sel ; mais il navait pas intention de se contenter de sipeu. Dans le panier voisin frtillaient les anguilles : il en attira vers lui cinq six des plus belles ; la difficult tait de les emporter, car il navait plus faim.Que fait-il ? Il aperoit dans la charrette une botte de ces ardillons dosierqui servent embrocher les poissons : il en prend deux ou trois, les passedans la tte des anguilles, puis se roule de faon former de ces ardillonsune triple ceinture, dont il rapproche les extrmits en tresse. Il sagissaitmaintenant de quitter la voiture ; ce fut un jeu pour lui : seulement il attenditque lornire vnt trancher sur le vert gazon, pour se couler sans bruit et sansrisque de laisser aprs lui les anguilles.

    Et cela fait, il aurait eu regret dpargner un brocart aux voituriers. Dieuvous maintienne en joie, beaux vendeurs de poisson ! leur cria-t-il. Jai faitavec vous un partage de frre : jai mang vos plus gros harengs et jemportevos meilleures anguilles ; mais je laisse le plus grand nombre.

    Quelle ne fut pas alors la surprise des marchands ! Ils crient : Au Goupil,au Goupil ! mais le goupil ne les redoutait gure : il avait les meilleuresjambes. Fcheux contretemps ! disent-ils, et quelle perte pour nous, au lieudu profit que nous pensions tirer de ce maudit animal ! Voyez comme il adgag nos paniers ; puisse-t-il en crever au moins dindigestion !

    Tant quil vous plaira, dit Renart, je ne crains ni vous ni vos souhaits. Puis il reprit tranquillement le chemin de Maupertuis. Hermeline, la bonneet sage dame, lattendait lentre ; ses deux fils, Malebranche et Percehaie,le reurent avec tout le respect qui lui tait du, et quand on vit ce quilrapportait, ce fut une joie et des embrassements sans fin. A table ! scria-t-il, que lon ait soin de bien fermer les portes, et que personne ne savisede nous dranger.

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    HUITIME AVENTURE

    O lon voit comment Ysengrin eut envie dese convertir, et comme il fut ordonn moine delabbaye de Tyron.

    Pendant que Renart est ainsi festoy dans Maupertuis, que la sageHermeline (car la dame a jug convenable dabandonner son premiernom de Richeut, pour en prendre un autre plus doux et plus seigneurial),quHermeline lui frotte et rafraichit les jambes, que ses enfants corchentles anguilles, les taillent, les tendent sur des tablettes de coudrier, et lesposent doucement sur la braise ; voil quon entend frapper la porte. Cestmonseigneur Ysengrin, lequel, ayant chass tout le jour sans rien prendre,tait venu daventure sasseoir devant le chteau de Maupertuis. Bientt lafume qui schappait du haut des toits frappe son attention, et profitantdune petite ouverture entre les ais de la porte, il croit voir les deux fils dela maison occups retourner de belles ctelettes sur les charbons ardents.Quel spectacle pour un loup mourant de faim et de froid ! Mais il savaitle naturel de son compre aussi peu gnreux que le sien ; et la porte tantferme, il demeura quelque temps lcher ses barbes, en touffant ses crisde convoitise. Puis il grimpe la hauteur dune fentre, et ce quil y voitconfirme ses premires dcouvertes. Maintenant, comment pntrer dans celieu de dlices ? comment dcider Renart dfermer sa porte ? Il saccroupit,se relve, tourne et retourne, baille se dmettre la mchoire, regarde encore,essaie de fermer les yeux ; mais les yeux reviennent deux-mmes plongerdans la salle qui lui est interdite : Voyons pourtant, dit-il, essayons delmouvoir : Eh ! compre ! beau neveu Renart ! Je vous apporte bonnesnouvelles ! jai hte de vous les dire. Ouvrez-moi.

    Renart reconnut aisment la voix de son oncle, et nen fut que mieuxrsolu de faire la sourde oreille. Ouvrez donc, beau sire ! disait Ysengrin.Ne voulez-vous pas prendre votre part du bonheur commun ? A la fin,Renart, qui avait son ide, prit le parti de rpondre au visiteur.

    Qui tes-vous, l-haut ? Je suis moi.

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    Qui vous ? Votre compre. Ah ! je vous prenais pour un larron. Quelle mprise ! cest moi ; ouvrez. Attendez au moins que les Frres soient levs de table. Les Frres ? il y a des moines chez vous ? Assurment, ou plutt de vrais chanoines ; ceux de labbaye de Tyron,

    enfants de saint Benoit, qui mont fait la grce de me recevoir dans leurordre.

    Nomenidam ! alors, vous mhbergerez aujourdhui, nest-ce pas ? etvous me donnerez quelque chose manger ?

    De tout notre cur. Mais dabord rpondez. Venez-vous ici enmendiant ?

    Non ; je viens savoir de vos nouvelles. Ouvrez-moi. Vous demandez une chose impossible. Comment cela ? Vous ntes pas en tat. Je suis en tat de grand apptit. Nest-ce pas de la viande que je vous

    vois prparer ? Ah ! bel oncle ! vous nous faites injure. Vous savez bien quen religion

    on fait vu de renoncer toute uvre de chair ? Et que mangent-ils donc, vos moines ? des fromages mous ? Non pas prcisment ; mais de gros et gras poissons. Notre pre saint

    Benoit recommande mme de choisir toujours les meilleurs. Voil du nouveau pour moi. Mais enfin cela ne doit pas vous empcher

    de mouvrir et de maccorder gte pour cette nuit. Je le voudrais bien ; par malheur, il faut, pour entrer, tre ordonn moine

    ou ermite. Vous ne ltes pas ; bonsoir ! passez votre chemin. Ah ! voil de mchants moines ; je ne les reconnais pas leur charit :

    mais jentrerai malgr vous. Non ! la porte est trop forte, et la fentre estbarre. Compre Renart, vous avez parl de poisson, je ne connais pas cetteviande. Est-elle bonne ? pourrais-je en avoir un seul morceau, simplementpour en goter ?

    Trs volontiers, et bnie soit notre pche aux anguilles, si vous envoulez bien manger.

    Il prend alors sur la braise deux tronons parfaitement grills, mange lepremier et porte lautre son compre. Tenez, bel oncle, approchez ; nosfrres vous envoient cela, dans lespoir que vous serez bientt des ntres.

    Jy penserai, cela pourra bien tre ; mais pour Dieu ! donnez, enattendant.

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    Voici. Eh bien, que vous semble ? Mais cest le meilleur manger du monde. Quel got, quelle saveur !

    je me sens bien prs de ma conversion. Ne pourriez-vous men donner unsecond morceau ?

    Par nos bottes ! si vous voulez tre moine, vous serez bientt monsuprieur ; car, je nen doute pas, avant la Pentecte, nos frres sentendrontpour vous lire abb.

    Se pourrait-il ? oh ! non, vous raillez. Non vraiment ; par mon chef ! vous feriez le plus beau rendu du monde,

    et quand vous aurez pass les draps noirs sur votre pelisse grise.... Alors, vous me donnerez autant de poisson que je voudrai ? Tant que vous voudrez. Cela me dcide ; faites-moi rogner tout de suite. Non pas seulement rogner, mais raser. Raser ? je ne croyais pas quon exiget cela. Quon me rase donc ! Il faut attendre que leau soit un peu chaude ; la couronne nen sera

    que plus belle. Allons ! elle est peu prs comme il faut ; ni trop froide nibouillante. Baissez-vous seulement un peu et passez votre tte par le pertuisque jouvre maintenant.

    Ysengrin fait ce quon lui dit ; il allonge lchine, avance la tte, et Renartaussitt renverse le pot et linonde deau bouillante. Ah ! scrie le pauvreYsengrin, je suis perdu ! je suis mort ! au diable la tonsure ! vous la faites tropgrande. Renart, qui riait sous cape : Non, compre, on la porte ainsi ; elleest tout au plus de la largeur voulue. Cela nest pas possible. Je vous leproteste, et jajoute que la rgle du couvent demande que vous passiez dehorsla premire nuit en pieuses veilles. Si javais su tout cela, dit Ysengrin, etsurtout comment on rasait les moines, au diable si lenvie met pris de ledevenir ! mais il est trop tard pour sen ddire. Au moins, me servira-t-on desanguilles ? Une journe, dit Renart, est bientt passe ; dailleurs je vaisvous rejoindre pour vous la faire trouver moins longue. Cela dit, il sortitpar une porte secrte connue de lui seul, et arriva prs dYsengrin. Tout enparlant de la vie douce et difiante des moines, il conduisit le nouveau rendusur le bord dun vivier, o lui arriva laventure que nous allons vous raconter.

  • 29

    NEUVIME AVENTURE

    O lon verra comment Renart conduisitson compre la pche aux anguilles.

    Ctait peu de temps avant Nol, quand on pense saler les bacons. Leciel tait parsem dtoiles, il faisait un grand froid, et le vivier o Renartavait conduit son compre tait assez fortement pris de glace pour que lonpt en toute scurit former sur lui des rondes joyeuses. Il ny avait quunseul trou, soigneusement entretenu chaque jour par les paysans du village,et prs duquel ils avaient laiss le seau qui leur servait puiser de leau.

    Renart, indiquant du doigt le vivier : Mon oncle, dit-il, cest l que setiennent en quantit les barbeaux, les tanches et les anguilles ; et prcismentvoici lengin qui sert les prendre. (Il montrait le seau.) Il suffit de letenir quelque temps plong dans leau, puis de len tirer quand on sent sapesanteur quil est garni de poissons.

    Je comprends, dit Ysengrin, et pour bien faire, je crois, beau neveu,quil faudrait attacher lengin ma queue ; cest apparemment ainsi que vousfaites vous-mmes quand vous voulez avoir une bonne pche. Justementdit Renart ; cest merveille comme vous comprenez aisment. Je vais fairece que vous demandez.

    Il serre fortement le seau la queue dYsengrin. Et maintenant, vousnavez plus qu vous tenir immobile pendant une heure ou deux, jusqu ceque vous sentiez les poissons arriver en foule dans lengin. Je comprendsfort bien ; pour de la patience jen aurai tant quil faudra.

    Renart se place alors un peu lcart, sous un buisson, la tte entre lespieds, les yeux attachs sur son compre. Lautre se tient au bord du trou, laqueue en partie plonge dans leau avec le seau qui la retient. Mais commele froid tait extrme, leau ne tarda pas se figer, puis se changer en glaceautour de la queue.

    Le loup, qui se sent press, attribue le tiraillement aux poissons quiarrivent ; il se flicite, et dj songe au profit quil va tirer dune pchemiraculeuse. Il fait un mouvement, puis sarrte encore, persuad que plusil attendra, plus il amnera de poissons bord. Enfin, il se dcide tirerle seau ; mais ses efforts sont inutiles. La glace a pris de la consistance, le

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    trou est ferm, la queue est arrte sans quil lui soit possible de romprelobstacle. Il se dmena et sagite, il appelle Renart : A mon secours, beauneveu ! il y a tant de poissons que je ne puis les soulever ; viens maider ;je suis las, et le jour ne doit pas tarder venir. Renart, qui faisait semblantde dormir, lve alors la tte : Comment, bel oncle, vous tes encore l ?Allons, htez-vous, prenez vos poissons et partons ; le jour ne peut tarder venir. Mais, dit Ysengrin, je ne puis les remonter. Il y en a tant, tant, queje nai pas la force de soulever lengin.

    Ah ! reprend Renart en riant, je vois ce que cest ; mais qui la faute ?Vous en avez voulu trop prendre, et le vilain a raison de le dire : Qui toutdsire tout perd.

    La nuit passe, laube parat, le soleil se lve. La neige avait blanchi laterre, et messire Constant des Granges, un honnte vavasseur dont la maisontouchait ltang, se lve et sa joyeuse mgnie. Il prend un cor, appelle seschiens, fait seller un cheval ; des clameurs partent de tous les cts, toutse dispose pour la chasse. Renart ne les attend pas, il reprend lestement lechemin de Maupertuis, laissant sur la brche le pauvre Ysengrin qui tirede droite et de gauche, et dchire sa queue cruellement sans parvenir ladgager. Survient un garon tenant deux lvriers en laisse. Il aperoit le louparrt par la queue dans la glace, et le derrire ensanglant. Oh ! oh !le loup ! Les veneurs avertis accourent avec dautres chiens, et cependantYsengrin entend Constant des Granges donner lordre de les dlier. Lesbraconniers obissent ; leurs brachets sattachent au loup qui, la pelissehrisse, se dispose faire bonne dfense. Il mord les uns, retient les autres distance. Alors messire Constant descend de cheval, approche lpe aupoing et pense couper Ysengrin en deux. Mais le coup porte faux ; messireConstant, branl lui-mme, tombe sur la tte et se relve grand peine. Ilrevient la charge, vise la tte, le coup glisse et le glaive descend sur la queuequelle emporte toute entire. Ysengrin, surmontant une douleur aigue, faitun effort suprme et slance au milieu des chiens qui scartent pour luiouvrir passage et courir aussitt sa poursuite. Malgr la meute entireacharne sur ses traces, il gagne une hauteur do il les dfie. Brachets etlvriers tous alors renoncent leur chasse. Ysengrin entre au bois, plaignantla longue et riche queue quil sest vu contraint de laisser en gage, et jurantde tirer vengeance de Renart, quil commence souponner de lui avoirmalicieusement mnag toutes ces fcheuses aventures.

    Le Translateur. A limitation dYsengrin devenu moine et pcheurdanguilles, Primaut, son digne frre, va devenir prtre, et Renart lui ferapartager laventure des marchands de poisson. Une seule lgende latineaura sans doute inspir les deux rcits franais : deux trouvres auront (linsu lun de lautre) taill dans le mme modle Ysengrin et Primaut ;

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    comme ils avaient dj taill, dans un autre, Chantecler et Noiret. Lhistoirede lentre dans les Ordres a mme t renouvele pour la troisime fois auprofit de Tiebert le chat. Mais de celle-ci nous nous en tairons.

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    DIXIME AVENTURE

    Comment Renart trouva la bote aux oublies,et comment Primaut, ordonn prtre, voulutsonner les cloches et chanter la messe : ce quelon estima fort trange.

    Certain prtre, un jour, traversait la plaine, portant devant lui sur sapoitrine une bote remplie de ces gteaux lgers connus sous le nomdoublies, que lon dcoupait plus tard pour en faire des pains chanter. Aubout de la plaine tait une haie : le prtre en la traversant avait laiss tomberla bote aux oublies, et ne sen tait pas aperu.

    Renart arrive, trouve la bote et lemporte travers champs. Quand il sevit dans un endroit cart : Voyons, dit-il, ce quil y a l dedans. Il ouvre,trouve plus de cent oublies et les mange toutes lexception de deux quilgarde plies en double entre ses dents. Il neut pas fait vingt pas quil aperutdamp Primaut venant lui dun pas rapide, comme sil le reconnaissait. Renart, dit-il, sois le bienvenu Et vous, damp Primaut, Dieu vous gardeet vous donne bon jour ! Peut-on savoir do votre seigneurie accourt sivite ? Je viens du bois o jai chass longtemps sans rien trouver. Maisque portes-tu donc l ?

    Renart. De bons et beaux gteaux dglise ; des oublies.Primaut. Des gteaux ! o les as-tu dcouverts ?Renart. Mais apparemment o ils taient ; ils my attendaient, je suppose.Primaut. Ah ! cher ami, partageons, je te prie.Renart. Je vous les donne, et je vous les donnerais quand mme ils

    vaudraient cinq cents livres.Primaut ayant mang les oublies de grand cur : Renart, sais-tu que

    ces gteaux sont fort bons ? En as-tu dautres ? Non, pour le moment. Ehbien, jen ai regret ; car, par saint Germain et lme de mon pre, je sens unefaim horrible. Je navais rien mang daujourdhui, et malgr tes oublies, jeme sens prt dfaillir. Prenez, dit Renart, un peu de courage. Vous voyezl-bas ce moutier ? Allons-y, nous y trouverons autant doublies que nous

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    voudrons. Ah ! cher ami Renart, sil en tait ainsi, jen serais reconnaissanttoute ma vie. Laissez-moi faire, et vous allez tre content, je le prometssur ma tte. Marchez devant, je suivrai.

    Ils courent et bientt arrivent devant le moutier que desservait le prtre la boite doublies. La porte tait ferme : ils creusent la terre sous les degrsde lentre et pratiquent une ouverture.

    Les voil dans lglise. Sur lautel se trouvaient des oublies recouvertesdune blanche serviette. Enlever le linge et dvorer les gteaux fut pourPrimaut laffaire dun instant. En vrit, frre Renart, ces gteaux meplaisent beaucoup : mais plus jen ai mang et plus jai souhait den mangerencore. Quelle est cette huche, l prs ? ne contiendrait-elle pas quelquebonne chose ? voyons, ouvrons-la. Je ne demande pas mieux.

    Ils vont la huche. Primaut, le plus fort et le plus avide, en brise lafermeture : ils y trouvent du pain, du vin et de bonnes viandes. Dieu soitlou ! dit Primaut, cela vaut encore mieux que les oublies ; et nous avons dequoi faire un excellent repas. Tiens, Renart, va prendre la nappe de lautel,tends-la ici et apporte-nous du sel. Lhonnte homme que ce prtre, pouravoir si bien garni la huche ! Voil tout prpar ; mangeons ce que Dieunous envoie.

    Parlant ainsi, Primaut tirait les provisions. Elles furent poses surla nappe, et, tranquilles comme dans leur propre demeure, les deuxcompagnons sassirent et mangrent qui mieux mieux.

    Mais si Renart ne jouait pas un mauvais tour Primaut, il en aurait unehonte mortelle. Cher ami, dit-il, je suis ravi de vous voir en si bon point.Versez et buvez, nous navons personne craindre. Oui buvons, rpondPrimaut, il y a du vin pour trois. Cependant, force de hausser le bras,la tte de damp Primaut sembarrasse, et Renart, tout en se mnageant,continuait lexciter. , disait-il, nous ne faisons rien ; vous buvez trop petits coups, je ne vous reconnais pas. Comment ! je lampe sansarrter, rpond lautre en bgayant. Fais-moi raison, mon cher, mon bonami Renart : je veux boire plus que toi. Oh ! vous ny arriverez pas. Moi Songez que jai dix coups en avance. Ah ! Renart, tu ne dis pas la vrit.Tiens, have ! drink ! Toi mieux boire que moi ! je viderais plutt les deuxcoupes la fois, la tienne et la mienne.

    Renart faisait semblant de boire, mais laissait couler le vin dans sesbarbes. Lautre ny voyait plus rien ; il buvait, buvait toujours, les yeux horsdu front, rouges comme deux charbons embrass. Il nest pas de rverie quine lui passe par la tte : tantt il se croit le roi Noble entour de sa cour, aumilieu de son palais ; tantt il pleure ses vieux mfaits et se dclare le plusgrand pcheur du monde.

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    Renart, dit-il, jai une ide ; Dieu en nous conduisant ici doit avoir euses desseins sur nous. Si nous allions lautel chanter la messe ? Le misselest ouvert, les robes du prtre sont ct. Jai appris chanter quand jtaisjeune, et tu vas voir si je lai oubli.

    Mais, dit Renart, il faut, avant tout, se garder de sacrilge. Pour chanter lautel on doit tre prtre, ou pour le moins clerc couronn. Tu ne les pas,Primaut. En vrit, tu as raison, Renart, Mais on y pourvoira, on y pour-pour-voi-ra. Ne pourras-tu me faire la couronne qui me manque ? Dailleurs,on peut renoncer la messe ; je nai pas besoin dtre tonsur pour direvigiles et vpres. Non mais pourtant il vaudrait mieux te donner tout desuite les Ordres : moi, je puis fort bien le faire, car, au temps pass, jai tudipour tre prtre et je suis au moins diacre. Si donc je trouvais un rasoir, jete couronnerais, je te passerais ltole au cou et je te dclarerais prtre, sansavoir besoin de notre Saint-Pre le Pape. En attendant, dit Primaut, rien nenous empche de chanter les vpres. Les deux amis avancent vers lautel,Primaut en longeant les murs pour y trouver le point dappui dont il a grandbesoin. Tout en laccompagnant, Renart regardait de ct et dautre : derrirelAutel des plerins il avise une armoire, et par bonheur il y trouve un rasoireffil, un clair bassin de laiton et des ciseaux. Voil, dit-il, tout ce quilnous faut ; nous navons plus besoin que dun peu deau.

    Primaut avait la langue trop embarrasse pour rpondre. Lautrecependant reconnait, sous la tour des cloches, la pierre du baptistre, il ypuise de leau, et revenant son compagnon : Voyez, Primaut, le miracleque Dieu vient de faire pour vous ; regardez cette eau. Cest, dit Primaut,que Dieu prend en gr notre service. Allons ! vite ma couronne. Dcidment,je veux chanter la messe.

    Il stend sur les dalles, et Renart lui tenant dune main la tte versede lautre leau du bassin. Primaut supporte tout sans broncher, et Renartprofitant de sa bonne volont lui largit la couronne jusquaux oreilles. Ai-je tonsure maintenant ? Oui, tu peux la sentir toi-mme. Me voila doncvrai prtre ! Allons, tout de suite la messe ! commenons. Mais auparavant,il faut sonner les cloches. Laisse-moi faire. Il va aux cloches, saisit lescordes et se met sonner glas et carillon. Renart est pris alors dune telleenvie de rire que la mort de tous ses parents ne la lui aurait pas te. Il secache comme il peut sous les barbes de son manteau, et lui crie : Bon bon !plus fort ! toujours plus fort ! Je crois quil ny a pas un clerc, un marguilliercapable de mieux sonner. Mais il faut prendre les deux cordes ensemble,les clochettes ne font pas leur office. Est-ce mieux comme cela ? Oui,oui ; maintenant lautel ! Je vais vous aider passer laube et laumusse,la ceinture, le fanon et ltole. Puis, entre ses dents : Oh ! comme il

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    chantera tout lheure autrement ! comme on va lui caresser dune autrefaon les ctes !

    Primaut, la chasuble sur le dos, monte lautel, ouvre le missel, tourneet retourne les feuillets ; il pousse des hurlements quil regarde commeautant de traits mlodieux. Cependant Renart croyant le moment arriv dedguerpir, se coule sous la porte par le trou quils avaient pratiqu, rejettela terre quils en avaient enleve, ferme louverture, et laisse Primaut braireet hurler tout son aise.

    Or, comme on le pense bien, le son des cloches arrive au presbytre. Leprtre tonn saute bas de son lit, approche du feu la chandelle quil allume,appelle Giles son clerc, son chapelain, et sa femme, se munit dun levier,prend la clef du moutier, ouvre la porte et savance avec inquitude. La damesarme dun pilon, le chapelain dun fouet et le clerc dune massue qui luidonne quelque chose de lair et de la dmarche dun norme limaon.

    Le prtre fut le premier distinguer, devant lautel do partaient les cris,un personnage tonsur, enchasubl, dont il ne peut reconnatre les traits. Ilrecule, il revient plusieurs reprises, enfin il simagine avoir affaire au diableet se sent pris dune telle pouvante quil en perd connaissance. La prtressepousse les hauts cris, et le clerc se sauve dans la ville en criant de toutes sesforces : Alarme ! alarme ! les diables sont entrs dans le moutier ! ils ont tuMonsieur le Cur, et nous avons eu grand peine nous sauver. Les vilainsrveills en sursaut se lvent, shabillent et tous se portent vers le moutier.

    Il fallait les voir alors : lun a endoss son haubert de cuir, lautre a coiffson vieux chapeau de fer enfum ; celui-ci a tir du fumier sa fourche encorehumide, celui-l sest fait accompagner de ses chiens ; dautres brandissentdes pes rouilles, dressent des btons, des flaux, agitent des haches, desmassues ; tous enfin se prparent lutter rien que contre les diables denfer.Le prtre tait revenu lui : Oui, mes enfants, leur dit-il, le diable est danslglise, il faut lui courir sus. Le bruit de la foule interrompt la messe dePrimaut il se retourne, stonne, la peur le prend et le dgrise. Il court autrou, il tait ferm ; il revient lautel, il va, vient, de plus en plus effray. Leprtre, lui voyant loreille basse, le frappe de son levier : furieux, Primaut sejette sur lagresseur et laurait mis en pices si les vilains lui en avaient laissle temps. Tous alors le huent, le daubent, lui brisent les reins, lui enlventla moiti de lchine. Le pauvre Primaut fait alors un suprme effort : ilmesure des yeux une fentre ouverte, fait un lan, latteint du premier sautet schappe enfin de lglise. Cribl de blessures, il na dautre consolationque les vtements quil emporte, et cest dans ce costume quil gagne le boiset quil rend grces Dieu de lui avoir conserv la vie. Maudit soit leprouvre ! il me paiera cher un autre jour tous les coups que jai reus ! Jejure Hermengart, ma femme, de ne rien laisser ici, ni vache ni brebis. Sil a

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    demain chanter messe, quil cherche celui qui lui rapportera son tole etson aumusse il faudra quil emprunte, pour loffice, la jupe de la prtresse,et quil fasse une aube de sa guimple. Mais Renart ! quest-il devenu ? cestlui pourtant qui me conduisit au moutier, et qui ma laiss aprs mavoir misdans lembarras. Ah ! si je le retrouve, je nirai pas porter ma plainte lacour du roi Noble je me ferai justice moi-mme et je lempcherai dessayerjamais des tours pareils. Mais jaurais d me tenir pour dfie, et lexemplede mon frre Ysengrin pouvait bien me tenir lieu davertissement.

    Parlant ainsi, il dcouvre sous un chne matre Renart qui, lair contrit,les yeux larmoyants, semblait arrt pour lattendre. Ah ! vous voil doncenfin, sire Primaut, dit-il, soyez le bienvenu ! Et moi, dit Primaut, je nevous salue pas. Pourquoi ? quel mal ai-je donc fait ? Vous mavez laissseul, et sans mavertir vous avez ferm la troue du moutier. Ce nest pasvotre faute si je nai pas t assomm : il a fallu me dfendre contre unecentaine dennemis acharns. Mchant nain, roux infme ! Ah ! si je ne suispas le premier, je pourrai bien tre le dernier de ceux que vous aurez trahis.

    Sire Primaut, rpond Renart dune voix suppliante, je vous crie merci ;je sais que dans ces lieux carts, vous pouvez me faire honte et prjudice ;mais jatteste Hermeline, ma chre femme, Malebranche et Percehaie, mesdeux fils, que je ne me souviens pas de vous avoir offens. Ce nest pas moiqui ai ferm le pertuis, cest le mchant prouvre. Jeus beau le supplier desen dfendre, il me rpondit par des menaces, si bien que le voyant prt me faire un mauvais parti, je neus plus qu me sauver par un petit sentiercouvert que je connaissais. Je vous attendis sous ce chne, inquiet de ce quevous alliez devenir, car je prvoyais avec chagrin quon vous attaquerait.Telle est la vrit, je sanglotais encore au moment o vous tes arriv.

    Ces paroles firent tomber la colre de Primaut : Allons ! Renart, jeveux bien vous croire, et ne garder de rancune que contre le prouvre dontjemporte au moins, comme vous voyez, laube, laumusse la chasuble, lefanon et la ceinture. Il en cherchera dautres, quand il voudra chanter messe son tour.

    Or, savez-vous, dit Renart, ce quil y aurait faire ? Non. Il faudraitdemain porter ces vtements la foire et les y vendre, ft-ce au prouvrelui-mme, sil sy prsente. Voil qui est bien pens, dit Primaut ; maisdabord reposons-nous, car je suis gravement meurtri et harass. Quand nousaurons bien dormi, nous parlerons de la foire ; nous y porterons les habits,et nous en aurons, jimagine, un assez bon prix. Je le crois comme vous,rpondit Renart, et qui sait si nous ne trouverons pas moyen de nous vengerde ceux qui vous ont tant maltrait, pour vous punir de votre zle au servicede Dieu ?

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    ONZIME AVENTURE

    Comment Renart et Primaut allrent la foire,et du bon march quils firent en chemin.

    Au point du jour, les deux amis se levrent et plirent les vtements duCur, la guise des marchands. Primaut coupa une hart, et les pendit soncou ; Renart se plaa derrire lui comme son valet et, dans cet appareil, ilsprirent gaiement le chemin de la foire.

    Ils ne marchrent pas longtemps sans faire la rencontre dun prouvre,qui justement se rendait la foire pour y acheter un surplis, une tole etune au musse ; mais il voulait commencer par aller djeuner chez un de sesconfrres auquel il portait une oie des plus tendres et des plus grasses.

    Renart fut le premier lapercevoir. Bonne aventure, compain, dit-il Primaut, je vois, l devant nous, un prtre qui, si je ne me trompe, va noustre de grand secours. Peut-tre nous achtera-t-il nos habits, ce serait autantde gagn ; car, en pleine foire, on peut nous souponner de les avoir vols,et nous paierions alors un mauvais cot. Dailleurs, le prouvre porte un beloison dont nous aimerions assez goter. Que vous en semble Il faut fairece que tu dis l.

    Le prtre, quand ils passrent, leur dit en relevant par courtoisie le pan deson manteau : Dieu vous garde, beaux sires ! Vous aussi, damp prtre,et votre compagnie ! Parlant ainsi, Renart regardait loison. Quel ventsuivez-vous, repartit le prtre, et de quel pays arrivez-vous ?

    Renart. Nous sommes des marchands anglais, et nous allons la foireporter un assortiment complet de prouvre : laube, la chasuble de bel etbon samit, ltole, lamit, le fanon, la ceinture. Cest nous qui fournissonsles chanoines de la prochaine glise ; mais si vous en avez besoin, dampprouvre, nous vous donnerons la prfrence, et nous vous laisserons le toutpour ce quil nous a cout.

    Le prouvre. Avez-vous tous ces habits avec vous ?Renart. Oui, sire prouvre ; ils sont l, dans nos bagages, trs bien serrs.Le prouvre. Voyons-les, je vous prie : je ne vais la foire que pour en

    acheter et si vous tes raisonnables, je men accommoderai.

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    Primaut. Oh ! pour cela, vous serez content de nous.Primaut met alors sa charge terre, et montre les habits. Le prtre les

    examine. Il nest pas besoin, dit-il, de longues paroles, combien mendemanderez-vous ?

    Primaut. Je vous le dirai sans surfaire. Cdez-moi votre oison, et les habitssont vous.

    Le prouvre. Bien parl, par ma foi ! Jy consens ; prenez-le, et baillez-moi les vtements.

    Lchange se fait aussitt. Primaut prend avec joie loison, qui tait graset bien fourni. Il le met son cou et dtale au plus vite, sans mme penser prendre cong de Renart. Celui-ci de courir aprs, et de le rejoindre aveclespoir dtre admis au partage. Lun suivant ainsi lautre, ils gagnent lalisire du bois, peu soucieux des vilains qui, de temps autre, leur barrentle passage ; et chemin faisant, ils riaient de bon cur, Primaut surtout, dela sottise du Prouvre, qui avait pu donner une si bonne bte pour quelqueshabits.

    Arrivs sous un grand chne, Primaut mit loison terre, et prenant lesdevants sur les rclamations de son compagnon : En vrit, Renart, nousavons eu tort de ne pas demander au prouvre un second oison ; je suis srquil nous laurait donn. Tu sais que ce nest pas pour moi que je parle ;seulement jai regret de voir que tu nes pas aussi bien partag que moi.

    Renart. Comment ! sire Primaut, voudriez-vous me fausser compagnie etmexclure du partage ?

    Primaut. Le partage ? Pour cela, tu ny penses pas ; eh ! que dirait monpatron, le bon saint Leu ?

    Renart. Pourtant, vous aurez grande honte et vous ferez un pch mortel,si vous gardez tout pour vous.

    Primaut. Voil des paroles bien inutiles : ai-je besoin de tes sermons ?Si tu as faim, qui tempche de faire un tour dans le bois et dy chercher taproie, comme les autres jours ?

    Renart ne rpond pas ; il sait quici les reproches ne lui serviraient gure.Pour menacer et dfier Primaut il faudrait tre aussi fort que lui, et Renartse rend justice. Il aima mieux sloigner ; mais il tait surtout fch davoirtrouv son matre en flonie : Damp Primaut, dit-il, vient de jouer monpersonnage ; en vrit, je le croyais plus sot. Il ma fait ce quon appelle lacompagnie Taisseau. Jaurais d me dfier de cet odieux glouton. Mais silest vrai que je sache mieux leurrer quun buf ne sait labourer, je prends tmoin mes bons amis les bourgeois dArras, que personne lavenir nepourra se vanter, ma chre Hermeline, de faire repentir ton poux de sabonne foi.

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    DOUZIME AVENTURE

    Comment loison ne demeura pas qui lavaitachet, et comment Primaut ne put attendrirMouflart le vautour.

    Retournons maintenant Primaut qui se complait regarder loison,avant de le manger. Par o commencera-t-il ce repas dlicieux ? Par lescuisses ? Non : la tte est plus dlicate, et puis, sil sen prenait dabordaux pattes, il naurait plus pour aborder les meilleurs morceaux. Comme ilsuivait ce raisonnement, sire Mouflart le vautour faisait dans les airs sa rondeaccoutume. Il aperoit Pramaut perdu dans la contemplation de son oison,et lui qui navait mang de la matine, profite de loccasion, descend, avanceles ongles et vous happe la lourde volaille. Primaut, la rigueur, et pu leprvenir ; mais il avait espr du mme coup retenir loison et lpervier :il perdit lun et lautre. Quel ne fut pas alors son dpit ! il suit Mouflart desyeux, il le voit se poser sur un chne, et prenant alors lair dune honntepersonne : Sire Mouflart, dit-il, cela nest pas bien dter aux gens ce quileur appartient ; sur mon salut, je ne vous aurais pas trait de mme. Tenez, nenous querellons pas, cher ami ; descendez, faisons la paix ; vous dcouperezloison, et vous choisirez vous-mme la moiti qui vous plaira le mieux. Nele voulez-vous pas, mon bon Mouflart ?

    Non, Primaut, rpond lautre, ne lesprez pas ; je garde ce que je tiens.A moi cet oison, vous les autres que vous prendrez. Mais, si vous voulez,je dirai une patenostre pour vous, mon bienfaiteur : car il faut en convenir,loie est excellente ; je nen ai jamais mang daussi tendre et daussi dodue. Au moins laissez-men goter. Une seule cuisse, de grce ! Vous nypensez pas, sire Primaut. Quoi ! vous voulez que je descende jusqu vous,pour le plaisir de partager ! Il faudrait tre fou, pour mettre derrire son dosce quon a dans les mains. Mais tenez, un peu de patience : quand jauraimang les chairs, je vous jetterai les os.

    Primaut se rsigna. Il attendit la chute de quelques bribes dont Mouflartne voulait plus ; et cependant il sentait un vrai remord davoir fait Renartle tour dont il avait si mal profit.

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    TREIZIME AVENTURE

    Comment Renart eut vengeance de Primaut, etcomment il le fit battre par les harengers.

    Laissons l Primaut, pour revenir Renart, qui cherche se consoler dela perte de loison, et se bat les flancs pour trouver autre chose mettresous la dent. Mais, quand aprs avoir assez couru, il vit que le bois nelui offrait pas grande chance de butin, il reprit le sentier qui conduisait auchemin de la foire, et regagnant les abords de la grande route, il rsolut dyattendre quelque aventure. Il ntait pas au guet depuis longtemps, quandil entendit venir une lourde charrette. Ctait des marchands de poisson quiconduisaient la foire une provision de tanches et de harengs. Renart, loinde seffrayer de leur approche, se vautre dans la terre humide, stend entravers du chemin, la queue roide, la pelisse toute blanchie de fange. Il seplace jambes en lair, dents serres, balvres rentres, langue tire et les yeuxferms. Les marchands en passant ne manquent pas de lapercevoir. Ohregardez, dit le premier, par ma foi cest un goupil. Belle occasion de payeravec sa peau lcot de la nuit ! Elle est vraiment belle, on en ferait une bonnegarniture de surcot ; je ne la donnerais pas pour quatre livres. Mais, dit unautre, elle les vaut, et mieux encore ; il ne faut que regarder la gorge. Voyezcomme elle est blanche ! Or, mettons-le dans la voiture, et ds que nousserons arrivs, nous lui terons ce manteau qui doit lui tenir trop chaud.

    Cela dit, on le lve, on le jette sur la charrette, on ltend au-dessus dungrand panier, on le recouvre de la banne, puis on se remet en route. Ce paniercontenait pour le moins un millier de harengs frais. Renart que les marchandsne surveillaient gure, commence par en savourer une douzaine ; puis la faimcesse et la satit arrive. Cest le moment de penser schapper ; et commetout en dvorant, il noubliait pas la flonie de Primaut, il avise un expdientqui va lui fournir un excellent moyen de vengeance. Il prend entre ses dentsun des plus beaux harengs, joint les pieds, fait un saut et le voil sur le pr.Mais avant de sloigner, il ne peut se tenir de gaber un peu les marchands : Bon voyage, les vilains ! je nai plus affaire de vous et je vous engage ne pas compter sur ma peau pour votre cot. Vos harengs sont trs bons ; je

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    nen regrette pas le prix. A vous le reste, sauf celui-ci que jemporte pour lafaim prochaine. Dieu vous garde, les vilains !

    Cela dit, Renart joue des jambes, et les harengers de se regarder confuset baubis. Ils le huent, ils le menacent ; peines perdues, il nen presse pasdun brin son allure. Il va le trot, le pas, lamble ; travers monts, bosquets,plaines et valles, jusqu ce quil ait enfin regagn lendroit o il avait laissPrimaut.

    Primaut y tait encore ; et il faut le dire son honneur, il ne put, enrevoyant Renart, sempcher de verser deux larmes de repentir. Il se lvemme, va de quelques pas sa rencontre, et quand il se trouve porte,il le salue dun air contrit. Pour Renart, il fait semblant de ne pas le voir. Beau compain, dit Primaut, de grce, ne me tenez pas rigueur . Jai failli,je le reconnais ; mais je vous offre satisfaction : laquelle voulez-vous ? Primaut, rpondit Renart, au moins pourriez-vous bien vous dispenserde railler : si vous avez mang seul le morceau que nous avions gagnde commun, cest un trait de gloutonnerie qui doit vous suffire, sans quevous ayez besoin dallguer de mchantes excuses. Les occasions de vousamender ne manqueront pas, si vous les cherchez. Ah ! Renart, je dis lavrit ; oui, je ressens un profond regret de vous avoir fait tort : Apprenez queje nen ai de rien profit. Je me disposais manger notre oison, quand tout coup voil Mouflart qui fond sur moi et le happe, sans me laisser le tempsde le retenir. Le vilain la dit avec raison : entre la bouche et la cuiller il y asouvent grand encombre. Jessayai dattendrir le vautour, peines perdues, ilme rpondit comme javais fait vous, mon cher compain que je gtais monfranais, et que je ne mangerais que ses restes. Nai-je donc pas bon sujetde me repentir de ne pas vous avoir donn part loison ! mais, ami Renart,tout le monde nest pas aussi sage, aussi honnte que vous : le fou doit fairedes folies, heureux sil a, comme moi, le repentir et la rsolution de mieuxagir une autre fois. Demeurons bons amis, croyez-moi, et ne parlons plusde ce qui est pass.

    Eh bien, soit ! dit Renart, ;joublie tout, puisque vous le dsirez ; maisje voudrais que votre foi ft engage : promettez de me tenir loyaut, et jemengagerai de mme envers vous. Tous deux alors tendirent les mains,en signe dalliance. Mais Primaut seul tait en rsolution de tenir la paroledonne.

    Cependant, Primaut navait pas cess dtre jeun, et apercevant lehareng que Renart avait apport : Que tiens-tu l, compain, dit-il, entretes pieds ? Cest un hareng, un simple hareng. Je viens den manger tantque jai voulu, dans une charrette qui se rendait la foire. Ah ! compain,reprit Primaut, tu sais que depuis hier matin je nai rien mang ; voudrais-tu bien me donner ce poisson ? Trs volontiers, dit Renart, le voici.

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    Primaut leut en un instant dvor. Ah ! le bon hareng, pourquoi nest-ilmieux accompagn ! hlas ! il na pu tout seul apaiser une faim telle quela mienne. Mais, ami Renart, de grce, comment as-tu pu gagner ceux quetu as mangs ? Voici toute lhistoire, rpond lautre. Quand je vis venir lacharrette, je me couchai tout du long sur le chemin, faisant mine de mort.Les marchands crurent quil suffisait de me jeter sur leurs paniers pour trematres de ma peau. Alors je fis mon repas, puis en descendant jemportai unhareng votre intention ; car voyez-vous, Primaut, malgr votre mauvaiseconduite, je vous aimais toujours. Mais maintenant, jy pense : il ne tiendraitqu vous davoir la mme aubaine ; seulement il faudrait courir aprs lacharrette, avant quelle narrivt la foire. Vous savez comme jai fait, vousnaurez qu recommencer. Par saint Leu ! dit Primaut, tu es dexcellentconseil ; je cours aprs les marchands ; attends-moi ici, je reviendrai ds quejaurai fait bonne gorge de leur poisson.

    Primaut se met aussitt jouer des jambes ; il atteint la charrette commeelle approchait de lenceinte o se tenait la foire. Il la dpasse, ne perd pasde temps, se couche dans la voie et fait le mort comme Renart lui en avaitdonn la leon. Les marchands layant aperu : Ah ! crirent-ils, le loup !le loup ! allons lui ; on croirait quil est mort. Voudrait-il nous jouer lemme tour que le maudit goupil ? Nous allons voir.

    Tous les gens de la charrette arrivent du mme pas autour de Primaut quise garde de faire un mouvement, pendant quils le tournent et retournent. Ilest bien mort ! dit lun. Non. Vraiment si, tte Dieu ! Je vous dis quilen fait