Analyse de la Crise à Madagascar

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Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA) Madagascar Oliver Jütersonke et Moncef Kartas avec Isabelle Dauner, Julie Mandoyan et Christoph Spurk Traduction française de l’anglais

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Analyse de la Crise à Madagascar

Transcript of Analyse de la Crise à Madagascar

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA)Madagascar

Oliver Jütersonke et Moncef Kartasavec Isabelle Dauner, Julie Mandoyan et Christoph Spurk

Traduction française de l’anglais

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

Publié par le Centre d’études sur les Conflits, le Développement et la Paix (CCDP)Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement Rue de Lausanne 132, Case postale 1361211 Genève 21, SuisseCourriel : [email protected] web : http://www.graduateinstitute.ch/ccdp

Remerciements : Les auteurs voudraient remercier tous leurs collègues qui ont collaboré sur ce projet ou offert des commentaires et un soutien précieux – notamment Victorine Andrianaivo, Lyna Comaty, Klaus Heimer, Keith Krause, Robert Muggah, Thania Paffenholz, Jeannot Ramiaramanana, Jean Claude Ramandimbiarison, François Randrianarivo, Lovamalala Randriatavy, Michel Razafiarivony, Marie Jeanne Razanamanana, Sandra Reimann, Dennis Rodgers et Achim Wennmann. Notre gratitude va également à la Délégation InterCooperation (DIC) à Tananarive pour leur assistance logistique, ainsi qu’à Dorothée Klaus (UNICEF), Bruno Maes (UNICEF), Christophe Legrand (PNUD) et les Ambassades de France et de Norvège pour avoir rendu cette analyse possible. Pour finir, nos remerciements vont à toutes les parties prenantes qui ont eu la patience de nous rencontrer et de prendre part à des discussions fructueuses.

Dessaisissement : Les déclarations contenues dans cette publication sont celles des auteurs et ne reflètent ni les politiques ni les points de vue de l’UNICEF.

Design: Latitudesign

Droit d’auteur : © 2010, Centre d’études sur les Conflits, le Développement et la Paix (CCDP) à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement, Genève.

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA)Madagascar

Mandatée par l’UNICEF pour le Bureau du Coordonnateur Résident à Madagascar

Avec le soutien des Ambassades de Norvège et de France

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Table des Matières

Résumé Exécutif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

1. Introduction : objectifs, définitions et méthodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

2. La dimension économique des crises récurrentes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 7

3. Pouvoir et autorité à Madagascar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 4

4. Les médias en tant que « quatrième pouvoir » du système politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 4

5. La gouvernance du secteur de la sécurité à Madagascar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 3

6. Les stratégies de développement et les perspectives de paix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 4

Appendice: les dates clé dans l’histoire de Madagascar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 0

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Résumé Exécutif

L’analyse PCIA sur Madagascar cherche à établir l’effet de l’aide étrangère et des politiques de développement sur les facteurs exacerbant le conflit ou soutenant la paix à Madagascar. Évitant des déclarations normatives au sujet de la crise

politique courante, cette étude offre des conseils sur les principaux défis faisant face aux programmes de développement ainsi que les opportunités pour renforcer les structures promouvant la paix. La recherche se concentre sur la compréhension des effets des stratégies de développement passées, présentes et futures sur la capacité institutionnelle ; la sécurité étatique, sociétale et humaine ; les structures et processus politiques et économiques ; ainsi que sur la (re)construction et la responsabilisation sociale.

Ce n’est pas l’objectif du PCIA de suggérer des manières concrètes pour l’amélioration de l’efficacité de l’aide à Madagascar, ni d’apporter des recommandations spécifiques liées à la programmation opérationnelle. Au lieu de cela, l’étude reprend à cœur le message principal de la « Feuille de route 3C » et observe comment un manque de cohérence, de coordination et de complémentarité de la part de la communauté des donateurs internationaux a affecté les dynamiques sociales, économiques et politiques de Madagascar. Le but du PCIA n’est pas tant de fournir aux différentes parties prenantes des solutions, que de les inviter à penser et aborder l’environnement dans lequel ils opèrent sous différents angles, et de leur fournir de la matière aux réflexions critiques à porter sur la conception et la mise en œuvre des programmes de développement.

Depuis son indépendance en 1960, Madagascar n’a pas connu de violence à grande échelle, et le PCIA n’est pas une évaluation d’impact post-conflit. La présente étude constitue plutôt une analyse des tensions résultant des aspirations au pouvoir des chefs politiques, des aspirations économiques des entrepreneurs et d’une variété d’autres intérêts poursuivis par une multitude de groupes et d’individus. De telles tensions sont une partie intrinsèque de la politique, et le défi posé à l’Etat et à la société est celui de développer des institutions de telle manière que les tensions émergeant normalement de la confrontation d’intérêts contradictoires soient transformées en énergie positive et productive plutôt que de devenir des facteurs de désordre et de violence. La toile de fond de cette analyse n’est pas le conflit ayant déjà eu lieu, mais les signes inquiétants que l’absence d’un appareil étatique fonctionnel depuis le début de la crise politique actuelle il y a 18 mois ait permis à certains acteurs prédateurs de consolider leur position sur l’île. Les ressources naturelles abondantes du pays sont en train d’être excessivement exploitées aux dépens des Malgaches et de l’écosystème fragile de l’île.

Le PCIA différencie entre les lignes de fractures sociétales, les moteurs de conflits et les amplificateurs de conflits. Ceux-ci ont été distillés au moyen d’un processus élaboré de recherche des données, de 150 entrevues d’informateurs clés, et d’un choix d’études de base commanditées. Le but n’était pas d’établir et de vérifier une hypothèse, mais de s’engager dans un dialogue critique avec des chercheurs indépendants, des responsables de développement, des décideurs malgaches, des acteurs de la société civile et la communauté diplomatique. Pour mettre en place ce processus, il a fallu identifier et déconstruire d’un œil critique les discours communs mis en avant par nos interlocuteurs, s’engageant de ce fait dans la reformulation séquentielle de nos arguments pendant cinq mois. Le PCIA est un processus participatif, et non un outil d'évaluation. L’apprentissage commun amorcé par cette étude est autant le produit final que le document actuel.

Les trois principales lignes de fractures identifiées sont la division entre une culture orale de l’autorité et les écrits de l’administration étatique, la disjonction entre les centres

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économiques et la périphérie et la séparation concomitante entre une élite principalement urbaine et des régions rurales défavorisées. Ces lignes de fractures entretiennent les conditions pour une haute concentration du pouvoir et de l’influence économique au niveau central, de ce fait affaiblissant paradoxalement la capacité de l’Etat et son action sociale en périphérie. Le cercle vicieux qui en résulte accentue et aggrave continuellement ces trois lignes de fractures.

Bien que n’entretenant pas nécessairement de relations causales avec elles, ces lignes de fractures sont liées à une série de moteurs de conflits, notamment l’exclusion sociale et la déresponsabilisation, un manque de capacité au niveau du gouvernement local et l’état disparate du secteur de la sécurité. Plus important encore, le manque de structures du gouvernement local permet à des groupes d’élites de demeurer non réprimés. Dans les luttes de pouvoir et dans les luttes pour des avantages économiques auxquelles se livrent les élites, le mécontentement permanent parmi les exclus et les parties déresponsabilisées de la société fournit un réservoir certain de ressources utilisables pour déstabiliser et renverser un gouvernement central. L’incapacité totale des forces de sécurité malgaches à empêcher le crime, à assurer la sécurité des communautés, et à réprimer les émeutes et le malaise social d’une manière professionnelle alimente la dynamique de conflit et la volatilité de l’autorité gouvernementale.

Ces moteurs de conflits sont à leur tour amplifiés par les faiblesses du secteur des médias, caractérisés par leur teneur superficielle, un manque de formation et de protection des journalistes, et l’incapacité d’agir en tant qu’intermédiaire efficace entre les autorités étatiques et l’électorat. De plus, la forte polarisation des médias contribue activement à l’instrumentalisation par les élites des populations pauvres urbaines et rurales.

On peut retracer les sources d’autorité à Madagascar dans la stratification cellulaire de la société malgache qui est le plus visiblement exprimée dans le concept du ray amandreny, et dans le rôle central d’une culture orale de communication. Ces deux facteurs permettent d’expliquer un certain nombre d’observations. En premier, ils font la lumière sur la personnalisation extrême du pouvoir politique, au lieu de l’identification avec l’institution qu’un individu représente. En second lieu, ils expliquent l’absence de mouvements de masse, même face à un grave appauvrissement : se révolter contre l’élite régnante ne correspond pas à la mentalité malgache. Troisièmement, ils expliquent la déconnection entre l’approche technocratique de l’ancien Président Marc Ravalomanana et la communauté internationale, et une élite politique et une fonction publique non accoutumées aux indicateurs, aux repères, et aux taux de réussite.

Les lignes de fractures entre l’urbain et le rural d’une part, et le centre et la périphérie d’autre part, sont le résultat d’un développement historique des structures institutionnelles et économiques. Plus important encore, les politiques de libéralisation et de privatisation des années 80 et 90 ont créé les conditions pour un changement dans les structures de l’élite de Madagascar. Les descendants des familles royales, de par leur héritage ancestral, continuent de constituer une autorité morale dans le sens classique du terme, mais en termes de puissance économique, les intérêts des investisseurs étrangers jouent un rôle déterminant, puisque possédant – ou du moins contrôlant – la grande majorité des avoirs du pays. De plus, les deux vagues de privatisation n’ont fait que transférer les monopoles et les oligopoles du secteur public au secteur privé, et la concurrence de marché reste l’exception plutôt que la règle. L’administration de l’Etat continue ainsi à être un partenaire important protégeant les intérêts commerciaux ou évinçant les concurrents, et dans une perspective de conflit, le réel problème à Madagascar n’est pas la corruption quotidienne des officiels et des fonctionnaires, mais plutôt le grand conflit d’intérêts entre l’administration étatique, les forces de sécurité et les projets de capitaux à grande échelle, dont une grande partie semblerait contribuer à l’accroissement du secteur informel de Madagascar. Alors que les

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enjeux économiques et politiques sont fortement concentrés dans les régions urbaines, l’administration centrale entre en compétition virtuelle et anticipée avec les structures administratives régionales et communales. C’est pourquoi les efforts tant discutés de décentralisation n’ont pas porté leurs fruits : au lieu de réduire le contrôle de l’Etat, la décentralisation réduirait l’influence des acteurs profitant de la course tenace vers l’accaparement des ressources de Madagascar. Une des caractéristiques les plus flagrantes de Madagascar aujourd’hui est le gouffre béant entre 80% de la population qui vit dans une extrême pauvreté sans accès aux services publics et aux infrastructures de base, et une élite urbaine tirant bénéfice de la politique économique du pays orientée vers l’exportation. L’inégalité qui en résulte entre le centre et la périphérie, entre la production industrielle et l’agriculture de subsistance inefficace, est l’une des principales causes conduisant à une hausse du taux de criminalité et à une insécurité grimpante. Les forces de sécurité ne peuvent à leur tour faire face à la situation, ou sont alors elles-mêmes impliquées dans les activités illégales. De façon générale, la politisation des forces armées, la participation des dirigeants de haut rang dans l’activité économique, et une administration sans ressources menant à la corruption à tous les niveaux ont signifié que les « prédateurs » économiques continuent à piller l’île à volonté. La population malgache, en revanche, continue à mourir de faim. Sans une réforme urgente et un renforcement de capacité pressant des forces armées et du système judiciaire, conjointement avec l’établissement d’un gouvernement reconnu, les droits souverains de Madagascar continueront à être en danger.

Bien que beaucoup de donateurs multilatéraux et bilatéraux aient actuellement cessé de financer leurs programmes à Madagascar, on ne peut qu’espérer que suffisamment d’impulsion soit bientôt donnée pour trouver une fin à la présente crise politique. Lorsque le flot des dons reprendra, il est crucial que la communauté internationale ne reprenne pas les affaires comme si de rien n’était, comme ce fut le cas après les événements de 2001-02. A cette période, Madagascar assista à ce qui fut probablement le plus grave épisode de violence politique depuis son indépendance, et le pays fut au bord de la guerre civile. Les barrages routiers avaient physiquement scindé le pays, les militaires étaient divisés, et des milliers de fusils d’assaut et de grenades avaient été distribués aux réservistes, aux civils et à des milices douteuses. Pourtant, une fois que la présidence de Ravalomanana fut reconnue internationalement, la communauté internationale tourna rapidement la page et continua ses programmes de développement comme avant. Peut-être parce que la violence armée n’avait pas escaladé, les processus d’aide ne basculèrent pas d’une approche de développement vers une approche centrée sur la prévention de conflits et la consolidation de la paix, et aucune initiative politique majeure (collections d’armes, efforts de réconciliation, etc.) pour adresser concrètement les fractions de cet épisode violent ne fut entreprise. Cette erreur ne devrait pas être répétée. Il faut au contraire adopter une stratégie de développement à long terme centrée sur des processus dirigés par les principes plutôt que sur de la gestion liée à des résultats à court terme. Cette stratégie doit à la fois confronter les luttes entre élites ayant à plusieurs reprises mené à la crise politique ainsi que la haute concentration du pouvoir et du capital à Antananarivo. Donner la priorité aux structures locales offre une amorce pour des efforts de développement cohérents qui seront vraiment bénéfiques au peuple de Madagascar.

Genève, Octobre 2010

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1. Introduction : objectifs, définitions et méthodes

Peace and Conflict Impact Assessement (PCIA) est fondée sur l’observation que les projets de développement, de par la force de leur seule existence, ne génèrent, ni ne renforcent les conditions pour la paix. Sans le degré nécessaire de contextualisation, les interventions de développement peuvent être en contradiction avec les systèmes de valeur traditionnels et les structures d’autorité, accroître les enjeux de la compétition économique, voire politique, et aggraver, plutôt que de réduire, les tensions sociales. C’est le but du PCIA d’élaborer une analyse à long terme de l’environnement général dans lequel les interventions de développement ont eu lieu, avec une emphase particulière sur la manière dont les initiatives de développement ont affecté le contexte global, et comment, à leur tour, de telles initiatives ont répondu avec le temps à l’environnement qu’elles ont aidé à développer.

Comme indiqué à juste titre, le terme PCIA couvre aujourd’hui un large éventail d’approches différentes, qui ne sont pas toutes fondées sur le concept d’origine provenant du contexte du génocide rwandais.1 Néanmoins, il y a une certaine continuité en termes du but de l’analyse, et comment elle se différencie d’autres formes d’analyse. Pour commencer, il est donc utile de définir brièvement les termes en jeu.

La paix est plus que seulement l’absence de guerre, de conflit, et de violence armée. En effet, il est approprié ici de se référer au chercheur sur la paix Johan Galtung et à son concept « de paix positive », impliquant la justice sociale par l’égalité des chances, une distribution équitable du pouvoir et des ressources matérielles, et une protection égale par et face à l’autorité de la loi. La paix, dans le contexte du PCIA, signifie la paix à long terme. Cela implique de créer les conditions dans lesquelles les individus dans la société peuvent tirer bénéfice de l’ordre public, de la stabilité politique, et des opportunités économiques. « Consolidation de la paix » se rapporte ainsi à tous les efforts développés pour stimuler une paix durable par l’établissement d’institutions favorisant et permettant la résolution non-violente des tensions et des conflits.

Contrairement à ce que beaucoup de nos interlocuteurs croyaient au départ, le PCIA n’est pas une analyse d’impact post-confl it.

Le conflit, alternativement, n’est pas simplement le contraire de la paix, et c’est plus que juste la guerre et la violence organisée. Si c’était le cas, mettre en application un PCIA à Madagascar aurait peu de sens vu que le pays n’a jamais été impliqué dans une confrontation entre Etats, ni connu de guerre civile depuis son indépendance.

1 Thania Paffenholz , « Third-generation PCIA: Introducing the Aid for Peace Approach », Berghof Research Center

for Constructive Conflict Management, 2005, p. 3.

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Plutôt, un PCIA est une analyse des tensions résultant des aspirations de pouvoir des chefs politiques, des aspirations économiques des entrepreneurs, et d’une variété d’autres intérêts poursuivis par une multitude de groupes et d’individus. De telles tensions sont une partie intrinsèque de la politique qui consiste, après tout, à résoudre des problèmes d’action collective. Les gens ont besoin de co-exister, et le défi posé à l’Etat et à la société est celui de développer des institutions de telle manière que les tensions émergeant naturellement de la confrontation d’intérêts contradictoires soient transformées en énergie positive et productive plutôt que de devenir des facteurs de désordre et de violence.

Le terme impact, comme utilisé dans ce PCIA, se rapporte à des changements plus généraux, potentiellement à long terme et causés, directement ou indirectement, intentionnellement ou involontairement, par une intervention de développement. Il est ainsi important de différencier « impact » et « résultat », le dernier se référant seulement aux changements qu’un projet de développement a initiés dans son environnement immédiat.2 En effet, cette analyse PCIA, telle que mandatée par l’UNICEF pour le Bureau du Coordonnateur Résident des Nations Unies à Madagascar, n’est pas une évaluation de projet spécifique, mais une étude sur les répercussions globales de l’engagement à long terme de la communauté internationale vis-à-vis sa volonté à promouvoir le développement économique, politique et social de Madagascar. Comme précisé plus haut, parler d’impact n’a de sens que pour des politiques de développement ou des programmes d’interventions au niveau macro, telles qu’un programme national de réduction de la pauvreté (PRSP).3

Relié au point précédent, un PCIA est une analyse, et non une évaluation. Le PCIA n’est pas concerné par des « log frames » et des « outcome mappings » conçus pour contrôler et évaluer les résultats énoncés, les rendements et les objectifs comme défini dans la proposition d’un projet de développement particulier. Un projet peut très bien échouer selon des critères de développement prédéterminés et rigoureusement définis, et néanmoins réussir en termes d’impact positif sur l’environnement global. En revanche, un projet peut également recevoir 100% de points en termes de réalisation de résultats, de rendements et d’objectifs cités, mais simultanément s’avérer être un désastre complet pour le contexte global et contribuer à une exacerbation des tensions sociales, plutôt qu’à la consolidation de la paix en général.

Ceci nous amène finalement à définir ce que nous voulons dire par développement dans le contexte de ce PCIA. Nous emploierons le terme de manière plutôt libre afin d’englober tous les projets et programmes financés par et/ou mis en œuvre par des agents étrangers, que ce soit des organismes et des agences multilatéraux, des donateurs bilatéraux, des O.N.G internationales, ou des investisseurs du secteur privé (la construction de routes ou la vaccination gratuite des enfants par une compagnie minière multinationale, par exemple, peut être considérée comme un projet de développement). À moins de décrire les caractéristiques d’une intervention particulière, nous emploierons également des expressions telles que « l’aide étrangère », l’« assistance au développement » et l’« aide au développement » au cours de nos discussions. Dans des situations particulières, nous pourrons également incorporer « l’aide humanitaire » (par exemple pour les famines, les tsunamis ou les cyclones) dans l’étendue de notre analyse.

2 Ibid., p. 11.3 Thania Paffenholz et Luc Reychler, Aid for Peace: A Guide to Planning and Evaluation for Conflict Zones

(Baden-Baden: Nomos, 2007), p. 112.

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Efficacité de l’aide et l’approche 3C

Comme souligné dans la déclaration de Paris de l’OCDE-CAD et par une série d’initiatives politiques récentes, l’efficacité de l’aide est tout aussi importante – voire encore plus – que la quantité réelle d’assistance distribuée. Les études ont prouvé que l’impact positif de beaucoup d’assistance était bien inférieur à celui prévu à l’origine, soit parce que beaucoup de ressources ont été utilisées par le système de distribution d’aide lui-même, ou parce que le manque d’une stratégie globale de développement cohérente a mené à l’exécution simultanée de projets pouvant être contradictoires. En conséquence, les effets positifs du développement peuvent être sérieusement réduits, et peuvent même, dans certains cas, aggraver la situation et renforcer les moteurs de conflit et les mécanismes de déclenchement de la violence. Il a été ainsi correctement argumenté qu’en raison de prémisses sous-jacentes rarement explicites lors d’interventions de développement (concernant des évaluations internes de possibles influences et effets positifs et négatifs), des projets hypothétiquement utiles sont souvent choisis (parce qu’ils ont été appliqués « avec succès » ailleurs). Cependant, dans le contexte actuel, ces projets desservent seulement les intérêts particuliers du donateur ou de l’agence responsable de la mise en oeuvre plutôt qu’une stratégie de développement global.4 C’est précisément avec cette toile de fond que le PCIA cherche à situer son analyse.

Une initiative récente du gouvernement fédéral suisse, élaborée en collaboration avec la Banque mondiale, l’OCDE, les Nations Unies et l’OTAN, servira aussi de référence utile pour cette étude. En mars 2009, lors d’une conférence de haut niveau à Genève, les participants ont approuvé une « Feuille de Route 3C » qui cherche à se focaliser sur la nécessité d’une approche cohérente, coordonnée et complémentaire dans les Etats fragiles.5 Le message important de l’initiative 3C est que l’aide étrangère exige une plus grande cohérence dans la programmation de ses interventions et un langage commun parmi les diverses entités travaillant au développement des différentes politiques. Il faut également une coordination accrue entre les donateurs bilatéraux ainsi qu’avec les acteurs locaux -- des autorités étatiques centrales et locales que la société civile ou le secteur privé. D’ailleurs, chacun des donateurs et des agences chargés de la mise en œuvre des interventions doit miser sur ses avantages comparatifs afin d’éviter la duplication et l’opérationnalisation simultanée de projets qui pourraient se neutraliser ou s’avérer préjudiciable à la situation globale.

« Le PCIA n’aura aucun effet s’il ne remet en question et change notre façon de travailler. »Kenneth Bush, 2003

Le débat actuel sur l’efficacité de l’aide, illustrée par l’initiative 3C, prépare le terrain pour ce PCIA. Il présente le contexte actuel au niveau global dans lequel se développe cette

4 Voir la discussion par Angelika Spelken, « Kurzeinführung: Peace and Conflict Impact Assessment.

Thematische Einführung zu einem Workshop », Gruppe-Friedensentwicklung (FriEnt), 2006.5 Pour un aperçu de l’approche 3C, voir http://www.3c-conference2009.ch/ et le rapport de la conférence

produit par le Centre d’études sur les conflits, le développement et la paix (CCDP).

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analyse, et agit en tant que guide en spécifiant le type de questions et de défis que l’étude devrait soulever afin d’être utile aux parties prenantes opérant à Madagascar. Il faudrait pourtant souligner que ce n’est pas le but de ce PCIA de donner des recommandations sur la façon dont l’aide à Madagascar pourrait être rendue plus efficace. Cette étude essayera plutôt de provoquer ses lecteurs à penser et aborder l’environnement dans lequel ils opèrent sous différents angles, et de leur fournir de la matière aux réflexions cruciales à porter sur la conception et la mise en œuvre des programmes de développement.

Cadre conceptuel

La recherche entreprise dans le contexte de ce PCIA visait à établir les répercussions de l’aide étrangère et des politiques de développement sur les facteurs menant au conflit ou renforçant la paix à Madagascar. Évitant des déclarations normatives au sujet de la crise politique actuelle, l’étude propose des lignes directrices vis-à-vis des défis principaux auxquels font face les programmes de développement et explore les opportunités qui peuvent renforcer les structures contribuant à améliorer la paix. La recherche a ainsi adopté un cadre historique plus large dans lequel la présente crise sert principalement d’indicateur de certaines dimensions plus profondes et plus structurelles des conflits. C’est pourquoi, le cadre fut sujet à une adaptation et à une amélioration continues tout au long de la période principale de recherches (février – mai 2010) au moyen de collaboration avec des chercheurs locaux, de discussions avec le personnel international sur le terrain, et de plus de 150 entrevues avec les parties prenantes clés.6

Cette étude est guidée par l’observation exprimée par Kenneth Bush, la personne à l’origine du PCIA, que le développement est « inévitablement conflictuel, déstabilisant et subversif parce qu’il défie les structures politiques, économiques, et de pouvoir social existantes qui empêchent les individus et les groupes d’atteindre leur plein potentiel ».7 Notre recherche s’est ainsi concentrée sur la compréhension des effets des stratégies de développement passées, présentes et possiblement futures sur la capacité institutionnelle; la sécurité étatique, sociale et humaine; les structures et les processus politiques et économiques; et la (re)construction sociale et la responsabilisation. Un certain nombre d’études contextuelles ont été commissionnées à une douzaine d’experts et universitaires internationaux et nationaux, dont beaucoup souhaitent rester anonymes. Ces études ont été accompagnées d’une intense recherche de données et de six semaines d’entrevues avec des informateurs clés à Antananarivo et dans différentes régions du pays, aussi bien urbaines que rurales.

Ce PCIA est ainsi plus qu’une simple analyse contextuelle. Elle prend ce qui a été appelé une « perspective transcendante de projet » (project transcending perspective), impliquant un dialogue critique entre chercheurs indépendants, acteurs et décideurs des politiques de

6 Sans aller dans des détails académiques ici, la recherche entreprise appliqua ce qui est généralement appelé

« grounded theory », ou la reformulation séquentielle des tentatives d’arguments. Contrairement aux approches

positivistes communes, nous n’avons pas utilisé de théorie existante pour développer une hypothèse qui était

ensuite testée au moyen d’analyse empirique. Nous nous sommes plutôt engagés dans plusieurs séries d’études

de la documentation existante, de la recherche commanditée, et des entretiens avec des informateurs clés dans

une tentative d’identifier des récits communs et de régulièrement peaufiner nos arguments centraux en des

séries de boucles de feedbacks révélateurs.7 Kenneth Bush, « Hands-on PCIA: A Handbook for Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA),

author’s version, published under the auspices of the Federation of Canadian Municipalities », 2003, p. 4.

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développement.8 Au travers de 150 entrevues détaillées, nous avons essayé d’inciter l’interlocuteur à raconter son expérience d’une intervention spécifique de développement ou de la stratégie globale de développement dans le cadre sociétal et politique général malgache. Des entrevues ont été également tenues dans différentes villes d’Europe ou par téléphone avec des experts et conseillers ayant travaillé pour le gouvernement ou des agences de développement à Madagascar. Finalement, un certain nombre d’entrevues avec des universitaires, des historiens et des chercheurs malgaches ont aidé à contre vérifier ou trianguler l’information et à tester régulièrement nos propres idées.

Le cadre heuristique appliqué dans cette étude différencie entre les lignes de fractures sociétales, les moteurs de conflits, et les amplificateurs de conflits :

Une W ligne de fracture (« fault line ») est une division sociétale empiriquement observée ou subjectivement perçue sur laquelle les tensions entre individus et groupes sont structurées et les intérêts sont définis. Les principales lignes de fractures identifiées dans ce PCIA se divisent entre une culture orale et le mot écrit, entre le centre et la périphérie, et entre les parties urbaines et rurales de l’île.Un W moteur de conflit (« conflict driver ») est une condition ayant le potentiel pour produire un malaise social, une oppression ou une confrontation ouverte. La violence résultante peut par la suite être structurée sur des lignes de fractures spécifiques mais sans nécessairement avoir un rapport causal avec elles. Les moteurs de conflit distillés par cette étude sont l’exploitation sociale et la déresponsabilisation, un manque de structures gouvernementales locales, et un secteur de sécurité disparate.Un W amplificateur (« amplifier ») est un facteur qui peut précipiter le début ou l’escalade de la violence en intensifiant l’impulsion donnée par un moteur de conflit. Encore une fois, il y a habituellement un lien entre un amplificateur et les lignes de fractures structurelles dans la société, mais le rapport n’a pas besoin d’être causal. Ce PCIA se concentre sur le secteur faible des médias comme constituant le principal amplificateur de conflits dans l’environnement politique actuel.

Cette différentiation permet d’éviter la catégorisation de « paix » et « conflit » en termes absolus, statiques et apodictiques (voir ci-dessus les définitions des deux termes). Au lieu de cela, une conceptualisation dynamique situe les facteurs consolidant la paix dans un cadre politique et sociétal malgache plus large, allant au-delà des institutions formelles de l’Etat. Notre recherche se concentre néanmoins sur la capacité de ces institutions au niveau national et local. Une manière utile d’évaluer cette capacité est de se référer aux fonctions essentielles de l’Etat moderne en tant que garant de la sécurité, des services sociaux de base et de la représentation pour les individus résidant sur son territoire.9 De cette perspective, l’impact général de l’aide au développement peut être évalué selon si et dans quelle mesure une telle assistance produit une augmentation de la sécurité (sécurité publique et réforme du secteur de la sécurité), de la cohésion sociale (prestation de services de base tels que l’eau propre et la santé, et un secteur privé offrant des opportunités de marché compétitif) et de la représentation (des élections libres et équitables, un système judiciaire qui fonctionne, un secteur des médias indépendant, etc.).

Il est crucial de ne pas amalgamer la capacité ou non d’un Etat à assurer des services publics avec une catégorisation binaire d’un appareil étatique « fort contre faible », mais plutôt de

8 Hans Gsänger et Christoph Feyen, « PCIA Methodology: A Development Practitioner’s Perspective »,

Berghof Research Center, 2003, p. 72.9 Voir la section spéciale du la périodique Security Dialogue, Vol. 36: 4-5 (2005), édité par Oliver Jütersonke

et Rolf Schwarz.

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différencier entre l’efficacité administrative d’une part et les éléments constitutifs spécifiques du pouvoir et de l’autorité du régime malgache d’autre part. En d’autres termes, notre cadre heuristique met l’accent sur l’importance de délimiter des lignes de fractures, moteurs et amplificateurs de conflits clés qui se nichent dans les dynamiques politiques et socio-économiques réelles de la politique à Madagascar – et non en termes de déviance vis-à-vis des types institutionnels idéaux de l’Etat moderne. Conceptuellement, nous nous focalisons ainsi sur les équivalents fonctionnels des services étatiques essentiels, possiblement également fournis par des groupes et forces politiques sociaux et alternatifs (et fragmentés), qui potentiellement résistent et défient les structures gouvernementales. Exprimé différemment, le cadre d’analyse affirme que les structures de consolidation de la paix ne dépendent pas principalement de qui fournit les services requis pour le bien-être individuel et l’ordre public, mais de si et comment ces services sont fournis.

Les organismes multilatéraux, les donateurs bilatéraux, les O.N.G et les compagnies multinationales sont les principaux acteurs externes dont le rôle doit être analysé. Il est particulièrement important d’étudier tous ces acteurs de manière combinée car l’aide au développement a un impact significatif sur la prestation de services publics fonctionnellement équivalents (par exemple, en renforçant involontairement les structures et les forces qui résistent à l’administration étatique. Se concentrer sur des équivalents fonctionnels répond ainsi aux études récentes de méthode mixte, qui démontrent que les effets des moteurs de conflits ne sont pas universels, mais dépendent beaucoup du contexte local spécifique.10 De cette façon, le PCIA s’attaque aux frustrations récentes résultant de l’observation que les mêmes moteurs de conflit peuvent être trouvés dans presque tous les conflits civils, mais que leurs effets « causaux » diffèrent de manière significative au cas par cas.

« L’intention du PCIA est de responsabiliser les individus et les institutions pour qu’ils comprennent mieux leur travail, et plus important encore, pour qu’ils déclenchent aussi les changements nécessaires afi n d’amplifi er les impacts positifs et de minimiser les impacts négatifs sur l’environnement de la paix et des confl its. »Kenneth Bush, 1998

Si le développement pro-pauvre est en fait une entreprise subversive, comme le suggère Kenneth Bush, défiant les structures contribuant à l’exclusion sociale et économique d’une grande partie de la population, nous ne pouvons donc pas le concevoir uniquement en termes d’assistance technique. Ainsi, l’aide au développement est par définition une entreprise fortement politique, et pour beaucoup de gouvernements, recevoir de l’aide étrangère est un enjeu politique important. Il confère à leurs politiques une reconnaissance et une légitimité externes, et leur donne au niveau national le capital politique nécessaire

10 James Fearon et David Laitin, « Civil War Narratives », Theory and Research in Comparative Social Analysis

Working Paper Series, 27, Department of Sociology, UCLA, 2005, http://repositories.cdlib.org/uclasoc/trcsa/27.

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face à l’électorat. Nous concevons donc les stratégies et les programmes de développement en tant qu’actions ayant lieu dans un champ politique et parallèlement les acteurs de développement en tant que « players » politiques.

Discours communs

Lorsqu’on cherche à comprendre les moteurs de conflits et d’instabilité, il faut toujours prendre du recul critique par rapport à ce qui est considéré comme évident: présuppositions et hypothèses qui sont rarement, si jamais, remises en cause et qui font maintenant partie de la mentalité de ceux impliqués. Les notions de luttes d’identité antagonistes habituellement fondées sur un certain mythe historique et subsumées sous les notions de « haine » et de « grief » sont une manière favorisée de percevoir les conflits. Les mentalités occidentales, construites autour de l’expérience historique des grandes guerres interétatiques, ont eu comme conséquence une notion plutôt étroite et binaire de conflit en tant que violence armée et guerre. De même, les guerres contemporaines à l’intérieur des Etats sont considérées sur la base de l’expérience historique des guerres civiles et des révolutions. Ces guerres ont joué des rôles importants dans les processus de construction de l’Etat et de la nation, processus qui ont duré plusieurs siècles parfois, et l’instrumentalisation politique de tels conflits a mené au type de différenciations binaires et trop simplifiées qui continuent à faire partie de nos réflexes mentaux.

Sans s’engager dans les débats universitaires courants, ceci reste l’une des principales raisons pour laquelle la compréhension commune que les conflits sont des guerres entre des groupes clairement définis, divisés selon des lignes de fractures évidentes et visibles. Pendant la Guerre Froide, beaucoup de conflits en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, chacun ayant une dynamique bien différente, furent dépeints comme des extensions de la confrontation des blocs entre l’Est et l’Ouest. Encore une fois, comprendre ces conflits uniquement comme une guerre d’extension réduit les niveaux et dynamiques de violence politique et de conflit sociétal, qui sont nombreux et différents. Plusieurs études sociologiques, anthropologiques et criminologiques récentes sur la violence politique mettent l’accent sur le fait que les lignes de fractures principales au niveau national interagissent avec les querelles locales, communales, interfamiliales et entre les élites, cet aperçu doit encore être intériorisé par les parties concernées en dehors du milieu académique.

Ceci ne veut pas pour autant dire que de tels récits simplifiés au sujet des conflits et des crises politiques doivent être mis de côté. Il est plutôt important d’enregistrer les principaux récits caractérisant et caricaturant les luttes politiques d’un pays et de les utiliser comme point de départ pour être vérifiés et soumis à une enquête critique. Les récits sont fallacieux car ils propagent une certaine connaissance sur une question, fonctionnant ainsi comme des lunettes à travers lesquelles la réalité sociale est perçue et les « données concrètes » interprétées. En d’autres termes, en appliquant une grille d’analyse préconçue d’un conflit, les récits contribuent à occlure des moteurs de conflit et des structures alternatifs. Évidemment, le choix de la définition de conflit peut déjà compromettre l’analyse, en courant le risque de fournir une compréhension stéréotypée des processus sociétaux. C’est une raison de plus pour laquelle une définition sociologique globale du terme conflit est utilisée dans ce PCIA.

Dans les paragraphes suivants, nous nous baserons sur des aperçus d’entrevues et un certain nombre de documents officiels des organisations internationales pour distiller les principaux récits – et, plus expressément, les stéréotypes – formant la perception détenue par la communauté internationale sur les lignes de politique et de conflit à Madagascar. La remise en question de ces narratives (souvent polémiques) constituera par la suite la base d’une analyse plus détaillée de l’environnement économique, politique et sociétal dans lequel les interventions de développement sont opérées.

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Au cours des premières entrevues avec des représentants de la communauté internationale et beaucoup d’expatriés, deux discours sur la politique malgache cristallisèrent immédiatement ce qui constituait les perceptions dominantes des sources de crise et de conflit dans le pays. En fait, dans toutes les entrevues, la première matrice d’interprétation appliquée à Madagascar définissait explicitement les lignes de fractures politiques et sociétales comme étant ethniques, les interviewés ne manquant souvent pas de mentionner la supposée division de la population malgache en divers et nombreux groupes ethniques (18 étant le chiffre communément cité). En effet, le recours spontané à cet argument permet de déclarer que les divisions ethniques et tribales sont devenues l’explication la plus populaire des causes d’instabilité à Madagascar.

Il n’est pas nécessaire d’égratigner longtemps la surface avant qu’un certain nombre d’anomalies sérieuses apparaissent soulevant des doutes significatifs sur l’adéquation de cette interprétation courante – pour commencer, il est plutôt difficile d’établir des lignes ethniques claires à l’intérieur du groupe représentant les acteurs principaux des crises politiques actuelles. Encore une fois, après avoir gentiment et quelque peu superficiellement remis en cause la validité de l’explication offerte, tous les interviewés ont alors réduit la segmentation d’un des multiples groupes ethniques à la division binaire entre les Merinas – comprenant de façon imprécise les deux principaux groupes ethniques de la région des hautes terres et du plateau – et les Côtiers, regroupant les huit communautés différentes dans un même groupe.

Comme élaboré dans le chapitre 3 ci-dessous, ces divisions ont été en fait imposées aux habitants de la Grande Ile par des étrangers. En effet, la catégorisation anthropologique de l’île provient des premiers travaux ethnographiques français basés sur les idées d’anthropologie évolutionnaire.11 La division binaire entre Merina et Côtiers fut, en réaction à un nationalisme malgache émergeant, le résultat d’une politique coloniale basée sur une simplification pragmatique du contexte autochtone. Évidemment, le fait que ces classifications furent imposées par l’extérieur n’exclut pas pour autant leur efficacité ; ce qu’il souligne est qu’elles ne sont ni naturelles ni profondément enracinées dans la conscience culturelle et historique des Malgaches. Comme nous le verrons, la division Merina-Côtiers joue un rôle significatif dans la politique malgache, mais elle ne correspond pas à la matrice des lignes de fractures ethniques.

Quand nous procédâmes alors à remettre en cause la validité de la dichotomie des Merina Côtiers comme la source de conflit à Madagascar – après tout, les deux figures centrales des crises courantes, du Président évincé Marc Ravalomanana et du Président actuel de l’autorité de transition (HAT), Andry Rajoelina, sont Merina – un changement surprenant des explications se produisit de la part des personnes interviewées. Il fut alors affirmé qu’on doit se rappeler que Madagascar était une île isolée, culturellement et historiquement séparée du reste de l’Afrique. Il constitue ainsi un cas exceptionnel, bien trop compliqué pour que des étrangers puissent évaluer et comprendre. En effet, nous étions fréquemment avertis de ce qu’un fonctionnaire étranger appelait le « complex Malagasy brew ».

En fonction de combien nos interlocuteurs étaient renseignés, ce « complex brew » était composé d’un certain nombre d’éléments différents. Cependant le dénominateur commun de ce récit était l’affirmation que les crises politiques de Madagascar n’avaient pas leurs origines dans de larges mouvements populaires. Les soulèvements politiques dans le pays ne sont pas révolutionnaires, mais reflètent à la place une forme de lutte d’élites au style byzantin ou même de querelles locales. Une personne interviewée et appartenant à la communauté diplomatique, après avoir souligné que les crises étaient fondamentalement

11 Sur les éléments de base ethnographiques des idées et travaux de Grandidier, Le Bon, Gautier, Lyautey, et

Gallieni, voir Paul Rabinow, French modern: norms and forms of the social environment (Chicago: University of

Chicago Press, 1995), chapitre 5.

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ethniques, sur la base de la division Merina-Côtiers, conclut finalement sur une division plutôt axée sur les luttes de familles à l’intérieur des Merina qu’elle qualifia de « jeux de patriciens » —ou , comme un autre interlocuteur exprima avec éloquence, un « jeu de théâtre d’ombres ».12 En adoptant cette perspective, les raisons de ces luttes sont impénétrables pour l’étranger – et encore plus pour l’étranger de passage. Intervenir à Madagascar nécessite en fin de compte un tâtonnement dans l’obscurité parmi toutes sortes de rivalités internes axées sur la fierté, le respect, la propriété, le mariage, et la vanité. De plus, ces rivalités sont jouées entre un nombre restreint d’environ 20 familles d’élites qui vraisemblablement montrent peu d’intérêt pour le bien-être de la population élargie.

Selon ce discours, ce « complex brew » rend la politique malgache imprévisible et incertaine, et comme exprimé par un autre diplomate à Antananarivo, les amis et alliés d’aujourd’hui peuvent être les ennemis de demain et vice-versa. La Banque mondiale observe ainsi correctement dans un de ses documents d’orientation (avec un ton plus prudent, naturellement) que « la crise actuelle de gouvernance est surtout une crise de l’élite malgache ».13 Inutile de dire que le récit de « complex brew » contredit la notion de division ethnique. La carte de la division ethnique peut se jouer à la campagne ou dans les centres urbains côtiers, mais l’idée de querelles familiales reflète la structure politique, économique et administrative fortement centralisée de Madagascar. Le jeu politique prend ainsi place exclusivement dans la capitale d’Antananarivo, avec la population rurale complètement éloignée de celui-ci.

Un autre discours que nous avons régulièrement rencontré met l’emphase sur la nature cyclique des crises politiques à Madagascar (1972, 1991, 2001 et 2009). Ce discours combine l’idée d’une roue de l’histoire avec une explication économique des conflits. Il suggère qu’avant chaque crise, Madagascar connaît une augmentation du PIB, indiquant le début potentiel de périodes plus prospères. Dépendant de l’interlocuteur, un des deux liens causaux est alors présenté :

Le premier est présenté principalement par les ressortissants malgaches, qui croient W

que la France continue à maintenir son étreinte sur “la Grande Ile”. Ils argumentent qu’une augmentation de la croissance économique est un indicateur de l’ouverture de Madagascar sur d’autres pays, et de ce fait l’affirmation de son indépendance de ses anciens maîtres coloniaux.La deuxième explication concernant le lien entre la croissance économique et le début W

des crises politiques offre un regard plus détaillé sur les données économiques et déplore qu’en dépit de l’augmentation de la production, les revenus ne soient pas équitablement distribués. Ce récit s’appuie ainsi sur le principe du malaise populaire comme déclencheur des crises. L’argument avance ainsi qu’à chaque phase de la croissance économique, la fragmentation entre les élites et les pauvres augmente encore plus.

Comme il sera élaboré dans le prochain chapitre, les deux récits sont imparfaits. Ils représentent pourtant des éléments importants du discours commun, exprimés tant par le public malgache que par les membres de la communauté internationale. Par conséquent, ils forment un élément important pour le type d’analyse offert part ce PCIA.

12 Un autre membre du corps diplomatique parlait de clans de familles et définissait les luttes comme

des « guerres de familles », dans lesquelles la solidarité familiale joue un rôle majeur.13 Jacques Morisset, « Pour que la terre tourne….aussi à Madagascar : Vers un agenda de relance économique »,

Banque mondiale, 7 décembre 2009, (http://blogs.worldbank.org/africacan/pour-que-la-terre-tourne-aussi-a-

madagascar-vers-un-agenda-de-relance-economique).

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Notre utilisation des discours communs est un point de départ pour une approche sceptique et réfléchie afin de comprendre les tensions sociétales et les moteurs de conflit à Madagascar. La position critique choisie ne constitue en aucun cas une accusation de la vision de la communauté internationale dans sa lecture ou son discours sur Madagascar et son peuple. En fait, nous avons noté lors de nos entrevues que beaucoup de malgaches commencent par présenter des arguments (au moins à nous, les chercheurs étrangers « vazaha ») très semblables aux discours communs identifiés auprès des donateurs internationaux et des agences opérationnelles. Nous avons pourtant également noté, qu’au fur et à mesure que les entrevues progressaient, nos interlocuteurs malgaches ont vite apprécié notre questionnement critique du discours standard et ont montré un degré étonnant d’enthousiasme grandissant pour le PCIA et notre approche. En effet, nous avons souvent été confrontés à la déplaisante situation d’avoir à interrompre les discussions initiées, qui le plus souvent duraient plusieurs heures, en raison d’un manque de temps.

La vision que nous développons d’un pays, la manière dont nous questionnons sa situation problématique guide la stratégie que nous appliquons dans l’aide au développement et dans les programmes de promotion de la paix. Les simplifications sont un outil inévitable et nécessaire pour saisir notre environnement complexe, mais elles devraient être manipulées avec un degré élevé d’attention et de prise de conscience.

Audience

Ce PCIA est destiné à une variété d’audiences. Il est en premier lieu prévu pour la communauté de donateurs internationaux – multilatéraux et bilatéraux – engagée dans l’aide au développement à Madagascar, aussi bien que pour les responsables de la mise en œuvre d’une telle aide. Comme Kenneth Bush écrit au sujet du PCIA en général : « Les donateurs internationaux pourraient compter dessus pour guider leur choix de projet, les décisions de financement et le suivi, tandis que les agences responsables de la mise en œuvre ou agences opérationnelles pourraient bien l’utiliser dans la conception des projets et pour guider les prises de décisions opérationnelles ».14 Le PCIA sera également utile à ceux bénéficiant de telles interventions de développement, des autorités étatiques ou locales aux acteurs de la société civile et même les entreprises privées. Pour citer Kenneth Bush encore une fois, ces acteurs peuvent utiliser cette évaluation, « comme un moyen d’évaluer l’utilité, la pertinence et l’efficacité des initiatives de développement financées par l’extérieur », leur permettant ainsi « de s’engager plus efficacement avec les acteurs officiels du développement dans le processus de la promotion de la paix en fournissant un cadre commun pour le dialogue et la coopération ».15

En conclusion, il mérite de souligner encore une fois que le PCIA est un processus participatif, et non un outil d’évaluation. Comme Kenneth Bush a lui-même noté, l’emphase dans la communauté des donateurs semble s’être déplacée d’une perception du PCIA comme un processus d’apprentissage au contexte spécifique, organique et initié par le Sud à ce qu’il nomme « une recherche mécaniste initiée par le Nord pour les produits traditionnels (outils, cadres de travail et d’analyse, manuels, indicateurs – en particulier les indicateurs –

14 Kenneth Bush, « A Measure of Peace: Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA) Of Development

Projects in Conflict Zones », Working Paper 1, International Development Research Centre (IDRC), 1998, p. 9.15 Ibid.

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etcetera) ».16 La contribution à une telle recherche émanant du « Nord » n’était certainement pas notre objectif, de même que l’appel à la spécificité du contexte pour obtenir un « portrait exhaustif » ne pouvait non plus l’être.

Plutôt, ce document présente une observation isolée et synthétique d’une partie des messages générés par les centaines de conversations que nous avons tenues dans les mois précédents. La majorité des parties intéressées lisant ce rapport relèveront donc que certaines problématiques de fond auront été omises ou insuffisamment traitées. En effet, bien qu’une analyse plus exhaustive (historiquement ou thématiquement) aurait été possible, elle aurait été néanmoins hors de ce mandat court terme. En lieu de cela, nous espérons que le présent texte continuera de stimuler une réflexion critique parmi les parties intéressées tant au niveau national qu’international. Dans ce sens, ce document n’est également que le début du processus, et peut-être une contribution modeste au développement à long terme de Madagascar.

Structure

Les chapitres suivants de ce PCIA sont écrits dans l’esprit de « l’approche théorique à base empirique » (grounded theory approach) décrite ci-dessus. Ils sont organisés thématiquement, plutôt que selon les principaux dispositifs heuristiques de notre cadre conceptuel : lignes de fractures, moteurs de conflits et amplificateurs. Le raisonnement pour cette décision est double. Cette structure permet tout d’abord à éloigner le lecteur de la présupposition que les « facteurs » clés identifiés sont causalement liés entre eux ou avec le secteur du développement. Au lieu d’aborder chaque ligne de fracture et moteur de conflit à tour de rôle, nous essayons de présenter les complexités identifiées derrière les discours communs, chacune d’elles pouvant impliquer une référence implicite ou explicite aux multiples lignes de fractures et aux conducteurs. En second lieu, l’organisation thématique est également plus appropriée parce qu’elle accentue le processus de reformulation séquentielle : par exemple, une analyse des moteurs de conflit est possible sans évaluation simultanée des lignes de fractures apparentées. Structurer les chapitres de façon plus conceptuelle risquerait d’occlure les complexités de l’analyse présentée et déformer le tissu analytique de notre approche.

L’analyse économique du chapitre 2 se concentrera sur un des trois conducteurs principaux de conflit, à savoir l’exclusion sociale et la déresponsabilisation. En faisant ainsi, elle accentuera également une des lignes de fractures sociétales identifiées, celle entre le centre (économique) et la périphérie défavorisée. L’analyse politique du chapitre 3 élaborera alors une autre ligne de fracture: la disparité entre une culture orale d’autorité et les écrits des institutions politiques « occidentales ». Une analyse des répercussions de cette disparité mènera alors à la formulation du deuxième moteur de conflit : le manque de capacité au niveau du gouvernement local – qui, à son tour, est étroitement lié à la troisième ligne de fracture entre urbain et rural. Le chapitre 4 complétera l’analyse politique avec une analyse du domaine des médias, dont les faiblesses constituent l’amplificateur principal des trois moteurs de conflits au centre de cette étude. Le chapitre 5, qui évalue le secteur de sécurité et l’état disparate des forces armées, représente le point culminant de notre analyse des lignes de fractures et des conducteurs. A la fin de ce cinquième chapitre, nous aurons terminé le portrait analytique du potentiel pour de possibles violences auxquelles Madagascar est confronté aujourd’hui. Un sixième chapitre final suivra alors une logique et une approche différentes en essayant de transposer ce portrait à des stratégies de développement du pays récemment développées par la communauté internationale.

16 Cité dans Gsängen et Feyen, « PCIA Methodology », p. 68.

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2. La dimension économique des crises récurrentes

Pour immédiatement renouer avec la discussion des discours communs du chapitre précédent, un exemple utile de la manière dont des tentatives bien fondées mais purement économiques d’expliquer le « puzzle » Madagascar peut être trouvé dans un document stratégique de la Banque mondiale datant de 1995 :

De l’indépendance au milieu des années 80, la politique économique et l’environnement règlementaire de Madagascar étaient caractérisés par : (a) des politiques de taux de change et de commerce fortement restrictives et repliées sur elles-mêmes, avec une forte tendance contre la production d’exportation ; (b) une domination étatique des secteurs de production, avec une règlementation considérable du gouvernement, y compris le marché intérieur et les contrôles des prix, laissant peu de place pour l’initiative privée et l’investissement (qui sont demeurés très bas dans le PIB) ; (c) un large secteur d’entreprises publiques inefficaces dominant pratiquement tous les secteurs de l’économie, y compris le commerce et les services ; (d) un système d’imposition inefficace et mal administré ; (e) un système faible et démodé des lois d’affaires ; et (f) un système financier réprimé, dominé par quelques institutions financières détenues par l’Etat.17

Bien qu’à première vue plausible, un examen plus approfondi de ce rapport indique un certain nombre de questions fondamentales que les auteurs du rapport semblent avoir négligées. Pour commencer, aucune différentiation n’est faite entre la structure économique de la Première République et celle établie après les événements de 1972. De plus, l’héritage colonial de la Première République n’est pas pris en considération, sinon les auteurs n’auraient pu suggérer que l’économie dans l’ère (pas citée) de la zone franc ait été repliée sur elle-même et défavorable à la production d’exportation. En fait, l’économie de traite avait créé une économie de marché basée sur l’exportation de produits de base et l’importation de marchandises transformées. Et en dépit de l’appui du gouvernement pour l’industrie d’importation de substitution, le gouvernement ne possédait que très peu d’entreprises publiques.

Dans les sections suivantes, nous essayerons d’élaborer plus longuement sur ces points afin de plaider qu’un certain nombre d’éléments sont occlus du discours commun qui cherche à établir un lien causal entre certaines tendances économiques et les crises politiques récurrentes. Cela vaut la peine de souligner encore une fois que le but n’est pas de fournir une histoire de l’économie détaillée de Madagascar post-indépendance, ni de contester les solides analyses économiques fournies par les principaux acteurs internationaux, notamment la Banque mondiale. Le but de ce chapitre, dans l’esprit global du PCIA, est plutôt de compléter de telles analyses avec une perspective qui sort de la mentalité macro-économique et d’essayer de lier les indicateurs économiques à l’exclusion sociale et la déresponsabilisation résultant d’une stratégie économique favorisant une petite élite et le marché d’exportation au détriment de la vaste proportion de la population malgache.

17 Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons – Building a Strategy for Private-Sector, Export-Led Growth:

A Private Sector Assessment », Report No. 14385.MAG (Mai 1995), p. 1.

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La Première République et l’héritage colonial de la « mise en valeur »

Lorsque les institutions Bretton Woods furent créées après la Deuxième Guerre Mondiale, leur fonction primaire était de soutenir les efforts de reconstruction de ses Etats membres. Pourtant la capacité de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) pouvait à peine répondre aux besoins des pays européens. Craignant l’expansion de l’influence soviétique en Europe de l’Ouest, le gouvernement des Etats-Unis a ainsi développé le Plan Marshall, rendant de ce fait l’aide à la reconstruction de BIRD caduque. Le centre d’intérêt se déplaça, et avec la plupart des pays africains toujours sous le règne colonial, les premiers prêts de la Banque mondiale spécifiquement conçus pour l’aide au développement visèrent principalement l’Amérique latine.

Les années 20 avaient précédemment vu la Grande-Bretagne et la France reformuler leur politique de développement colonial. En France, ceci prit la forme de la notion plutôt néo-mercantile de « mise en valeur », formulée par le Ministre français des Colonies de l’époque, Albert Sarraut.18 Fait intéressant, ces premières réflexions sur le développement colonial n’ont pas considéré que la croissance économique était la clef du développement. Plutôt, la théorie était qu’avec l’amélioration des conditions sociales et sanitaires des populations indigènes, les capacités de production des colonies augmenteraient et de nouveaux marchés pour la consommation des marchandises occidentales soutiendraient les marchés du travail.

Sous la pression anti-colonialiste des Etats-Unis et avec la nouvelle possibilité de tirer bénéfice du financement de la Banque mondiale, la Grande-Bretagne et la France remodelèrent de nouveau leurs politiques de développement colonial durant les années 40. En conséquence, quelques colonies reçurent en effet des prêts de la Banque mondiale par l’intermédiaire de leurs patrons coloniaux, bien que ce fût plus l’exception que la règle. Madagascar ne figurait pas parmi eux, et même après l’indépendance en 1960, l’aide multilatérale ne fut pas disponible. La Première République continua à appartenir à la zone Franc et la plupart de ses exportations étaient toujours destinées aux métropoles. Ce fut seulement dans les années 70 qu’une partie de sa dette bilatérale fut finalement restructurée par la Banque mondiale.

La Première République de Madagascar fut proclamée et Philibert Tsiranana élu Président, mais les structures coloniales économiques demeurèrent en grande partie inchangées, tout comme elle continua à dépendre de la France. Les structures sociétales restèrent également assez similaires, même la célèbre « taxe de capitation » fut maintenue, quoique sous un concept légal différent, et la main-d’œuvre forcée continua à être une réalité.19

Une grande partie des facilités productives étaient sous possession étrangère et les principaux bénéficiaires de l’organisation politique et économique du jeune pays étaient des entreprises françaises. Celles-ci firent bonne utilisation de ces structures de marché monopolistiques et oligopolistiques pour exporter les ressources naturelles de Madagascar avec l’appui des secteurs français des finances et de l’assurance.20

18 Albert Sarraut, La Mise en valeur des colonies françaises (Paris: Payot, 1923).19 La taxe de capitation fut initialement introduite par le Gouverneur Général Gallieni au dix-neuvième siècle comme

faisant partie de la politique de pacification. Bien que le travail forcé pour payer la taxe fût aboli en 1920,

techniquement la taxe continua à obliger la population rurale à travailler. Le prélèvement de la capitation

était combiné avec une véritable présence de l’Etat pour assurer le recouvrement de l’impôt, pour donner

des instructions sur la production agricole, et pour soutenir la distribution et les services de transport.

Voir Solofo Randrianja, Société et luttes anticoloniales à Madagascar: de 1896 à 1946 (Paris: Karthala, 2001), p. 18.20 Voir Philippe Hugon, « Conjoncture et politiques économiques depuis l’indépendance », Annuaire des Pays de l’Océan

Indien, volume I, 1974 dans Jean Benoist et Centre d’études de géographie tropicale (Talence, Gironde), La Deuxième

République malgache (Aix-en-Provence: CEGET; Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1989), pp. 53-72, à 53.

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« L’économie de traite » de Madagascar, caractérisée par de vastes plantations françaises et de plus petites entreprises régionales aux mains des chinois et des « Karana » (de descendance indienne), resta intacte jusqu’en 1966. Il va sans dire que l’élite malgache d’alors pouvait à peine être comparée à la bourgeoisie industrielle et financière d’Europe, ni aux barons du café et aux propriétaires de grands domaines d’Amérique latine. La majorité écrasante— au moins 80%— de la population vivait de l’agriculture de subsistance et la pêche. Un autre 17% était composé d’employés et de travailleurs à bas salaire dans les centres urbains.

La période précoloniale avait favorisé les Andriana (la royauté) et les Hova, un groupe de prestige composé de conseillers et de guerriers au service des dirigeants royaux. Cette partialité demeura en grande partie durant toute la colonisation française et jusqu’à la Première République, avec les opportunités économiques et l’avancement social par l’accès à une éducation supérieure demeurant aux mains d’un petit groupe de personnes provenant de ce cénacle.21 Pour les autres couches sociales, le système d’éducation français offrit principalement un choix de carrière dans la fonction publique – d’où l’apparition d’une petite bourgeoisie ou classe moyenne dérivant sa force politique des institutions étatiques. Les opportunités économiques pour ce groupe se réalisèrent principalement sous forme de rentes plutôt que dans la production. Les Karana et les communautés chinoises étaient l’autre élite entrepreneuriale, dont le rôle en politique et dans la société demeure insuffisamment documenté. Néanmoins, il semblerait que leur influence politique et économique fût marginale dans les années suivant l’indépendance de Madagascar.

Comme déjà mentionné, les structures économiques du développement colonial français prédominèrent pendant la période de la Première République, en particulier dû à l’adhérence du pays à la zone Franc. Ces années furent caractérisées par un déséquilibre significatif entre l’investissement social et éducatif, et une politique d’infrastructure au bénéfice des compagnies françaises et la promotion du commerce : les infrastructures étaient fortement centralisées et principalement destinées à relier les usines, les plantations, les mines et les ports.22 L’infrastructure communale, avec un avantage immédiat pour la population rurale élargie, joua uniquement un rôle marginal, soutenant de ce fait une reproduction constante d’une économie de subsistance fortement vulnérable des paysans et la création de laboureurs agricoles plutôt qu’un secteur agricole prospère des fermiers. Le gouvernement rompit le déséquilibre en donnant la priorité à l’industrialisation de substitution au détriment de la production agricole, augmentant par conséquent la dépendance du pays sur l’importation des biens de consommation de base et des ressources primaires. Par conséquent, non seulement les termes extérieurs du commerce se détériorèrent, mais les termes intérieurs entre les centres urbains et le monde rural furent aussi négativement affectés.

En dépit des efforts allégués de la France à minimiser la dominance d’Antananarivo pendant la période coloniale, l’administration hautement centralisée et le secteur d’éducation dans la capitale continuèrent à renforcer la prééminence régionale des hautes terres. En fait, l’avantage structurel d’Antananarivo était alors déjà écrasant, et il surpassait de ce fait constamment l’effet des investissements dans les régions côtières. En conséquence,

21 La compagnie pharmaceutique fondée par la famille Ramaroson en est un exemple.22 Comme expliqué par Didier Galibert: « l’espace insulaire s’emboîte dans le champ de pouvoir défini par l’empire

colonial français. Enfin, la bureaucratisation suscitée par les nouvelles nécessités administratives et

économiques fonctionne comme une pompe aspirante et refoulante à partir du centre tananarivien ». Galibert,

Les gens du pouvoir à Madagascar: État postcolonial, légitimités et territoire (1956-2002) (Paris, Saint-Denis: Karthala;

CRESOI Université de la Réunion, 2009), p. 27.

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aucune des politiques de la Première République n’a pu transformer décisivement les structures économiques et administratives existantes. L’avantage compétitif des élites étrangères et des hautes terres, déjà bien établies, resta en grande partie intact.

Les larges masses ont continué à accepter leur exclusion du pouvoir, les croyances, la foi et les traditions sociales malgaches contribuant à cette tolérance des asymétries du pouvoir et de l’injustice sociale.23 L’indépendance accéléra cependant le développement d’une classe moyenne instruite qui, en dépit de son importance dans le fonctionnement d’une bureaucratie moderne et d’une création d’entreprises privées, était confrontée aux institutions post-coloniales démodées.24 Avec la fin du colonialisme, les investissements dans l’éducation secondaire augmentèrent, et 1961 vit l’établissement de l’université d’Antananarivo, élargissant ainsi efficacement les possibilités d’une éducation supérieure. La révolte de 1972, basée sur des mouvements d’étudiants, témoigne de l’essor d’une nouvelle classe moyenne. Néanmoins, alors que les investissements dans l’éducation secondaire créaient également de nouvelles opportunités pour les centres urbains sur la côte, le centre continua à progresser en importance comparative.

Le programme de développement établi en 1966 combina une politique monétaire et fiscale conservatrice (due à la zone Franc) avec un niveau très bas de dettes et d’aide extérieure. Cependant, le plan se concentra principalement sur l’investissement dans le secteur industriel, tandis que les prix demeuraient stables jusqu’en 1970 avant que l’inflation ne grimpe dramatiquement en 1971-72. Le secteur rural fut encore plus pénalisé avec la fixation des prix à un niveau très bas ainsi qu’une stagnation des prix du riz depuis l’indépendance. L’appauvrissement conséquent des régions rurales fut pris en considération aussi longtemps qu’un excédent suffisant était créé pour les villes et pour l’exportation, et que l’ordre était maintenu. Une transformation sociale significative du secteur rural n’eut pas lieu.25

Les taux de croissance relativement performants et orientés vers l’export des années 60 de Madagascar sont quelque peu trompeurs, étant donné que le marché intérieur ne se développait que graduellement. Ainsi, alors que la Première République était témoin d’une augmentation moyenne de 3% du PIB annuel, le revenu par habitant dans les secteurs ruraux diminua de 30%.26 En somme, la croissance ne profita qu’à un relativement petit groupe, les excédents étant transférés à l’étranger, et les élites étrangères réinvestissant à peine leurs gains dans l’économie malgache. La consommation à Madagascar demeura basse et principalement non productive (dans le sens qu’une structure sociale traditionnelle motivait les politiques d’investissement : les aînés favorisaient les investissements démontrant le prestige social et la puissance plutôt que ceux encourageant la croissance économique),27 et les influx économiques arrivèrent de l’extérieur avec plus de 90% du secteur privé détenu par des étrangers. En 1970, le malaise social dans les régions rurales et sur la côte commença à grandir. Le nombre d’étudiants augmenta fortement, particulièrement à Antananarivo, et sous l’influence du Zeitgeist critique de ‘68, le souci de n’avoir aucune perspective de carrière en dehors de la promotion dans la fonction publique fut exprimé. D’ailleurs, les élites urbaines nationales et la classe moyenne ont été frustrées par la dominance étrangère et les avantages relativement maigres accumulés lors de la croissance économique des secteurs modernes. Ces lignes de rupture sociétales ont fourni les conditions pour le mouvement populaire de mai 1972.

23 Cette question sera élaborée dans le Chapitre 3 ci-dessous.24 La réforme de l’éducation de 1951 mit fin à la ségrégation entre les écoles indigènes et européennes.25 Voir Philippe Hugon, « 1972-1974: Conjoncture et politiques économiques depuis l’indépendance, » p. 57.26 Ibid.27 Ibid., p. 60.

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La « deuxième indépendance » et la Malgachisation

Les événements de 1972 et la nouvelle République de 1975 qui s’ensuivit reflètent les aspirations pour une « deuxième indépendance » qui annoncerait la « cassure » avec la France. On pensait que le départ des techniciens français créerait de la place pour une nouvelle génération d’étudiants malgaches, et un nouveau modèle de développement centré sur la promotion de l’agriculture et de l’industrie fut proposé. Avec la croissance économique prévue, les conditions de la population en général et la productivité agricole seraient améliorées. Pourtant, la première crise pétrolière de 1972 diminua sévèrement ces efforts car l’industrie de substitution aux importations, le principal moteur économique, fut durement touchée par la récession globale.

Le gouvernement militaire intérimaire de 1972, dirigé par le Général Gabriel Ramanantsoa, rechercha également une indépendance économique accrue et décida de quitter la zone Franc en 1973, négociant un traité de coopération à la place. Cette décision eut des conséquences importantes sur l’économie. Les déficits de la balance des paiements n’étaient pas problématiques à l’intérieur de la zone Franc — et les investissements de capital étranger étaient garantis de rendements sûrs. Ce n’était brusquement plus le cas, et la sortie précipitée de la zone Franc fut incontestablement mal préparée et pas soigneusement réfléchie : le taux de réinvestissement à Madagascar était très bas, alors que l’accumulation d’un capital national devenait essentielle afin d’assurer une croissance durable et moins dépendante de la « métropole ». Quitter la zone Franc conduisit ainsi à un choc économique important : il y eut une réduction considérable du capital commercial et du revenu national provenant des étrangers, et l’activité économique chuta dramatiquement. Les taux d’emploi s’effondrèrent et les importations diminuèrent.

Le deuxième changement important fut l’abolition complète de la « taxe de capitation », qui non seulement réduisit les revenus de l’Etat, mais contribua également à rendre impossible le financement de structures bureaucratiques concomitantes. Au lieu de cela, des structures populaires pour le développement furent établies sous la forme des Fokonolona mais en l’absence de la puissance coercitive de l’impôt local, la population rurale n’en tira pas beaucoup profit. Les objectifs principaux du Fokonolona, une institution villageoise traditionnelle, étaient d’augmenter la production et la valeur du produit agricole par la transformation locale et la commercialisation. Simultanément, on a pensé que le Fokonolona préparerait le terrain pour la décentralisation et la démocratisation du pays en organisant les communes locales. Mais en réalité, la politique ne réussit pas à améliorer la production agricole ni les conditions de vie rurale, mais au contraire affaiblit la proximité du gouvernement.

En août 1973, Ramanantsoa proclama un nouveau programme de développement se concentrant sur la nationalisation du capital et des sociétés détenues par les Français. Le plan divisa fondamentalement l’économie entre secteur public et privé, mais ce dernier devant suivre les conditions fixées par l’Etat. L’accent fut mis sur l’industrialisation comme substitution aux importations, avec les secteurs agricoles et miniers agissant comme moteurs principaux. La nationalisation des entreprises d’appartenance étrangère fut surnommée « Malgachisation », et c’était par définition le but de l’opération : pas une nationalisation socialiste dans le sens strict impliquant le transfert du capital à la propriété d’Etat, mais le remplacement des actionnaires, des directeurs étrangers et la haute direction par des équivalents malgaches. Augmenter le taux de réinvestissement des bénéfices était également un objectif.

Le 17 juin 1975, deux jours après que Didier Ratsiraka fut proclamé Chef d’Etat, la première grande vague de nationalisation débuta avec l’appropriation de 51% des parts de grandes et moyennes entreprises, en particulier dans les secteurs bancaires et de l’assurance. Tout en devenant l’actionnaire principal, l’Etat n’intervint pas dans la gestion des entreprises à ce moment-là – bien que l’Office militaire national pour les industries stratégiques (OMNIS) fut créé en 1976 dans un effort de donner aux hauts membres de l’appareil militaire (mal payés) un morceau du gâteau économique. Ratsiraka et son AREMA (Alliance pour le Renouveau de

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Madagascar) furent préoccupés par la campagne des élections législatives de 1977, considérées comme décisives dans la consolidation de son pouvoir et pour la préparation d’une nouvelle vague de socialisme. Puis, en 1978, l’Etat prolongea son contrôle sur le secteur économique avec la promulgation « d’une charte d’entreprise socialiste ». De plus, Ratsiraka plaça tous ses paris sur une immense série d’investissements publics dans les secteurs industriels et agricoles, menant à une dette externe énorme. La crise pétrolière en 1979 et le fait que les prix des produits de base tombèrent entre 1979 et 1981 contribuèrent à une pression additionnelle sur un déficit déjà croissant de la balance des paiements.

Contrairement à beaucoup d’autres pays moins développés, Madagascar réussit jusqu’au milieu des années 70 à garder sa dette externe à un niveau plutôt bas, à environ 4,5% des recettes d’exportation. Ratsiraka voulut pourtant donner à l’économie malgache une grande impulsion pour produire de la croissance durable, et d’énormes investissements furent simultanément projetés dans les secteurs de l’agriculture, du transport et de l’industrie. Et contrairement à ce qu’on peut supposer, étant donné les préférences politiques de Ratsiraka, les Etats communistes n’étaient pas les seuls associés techniques et financiers de Madagascar à ce stade. En effet, l’assistance de la sphère d’influence soviétique est plutôt venue sous forme d’équipements et d’engrais. La France demeura l’associé économique principal, et la Banque mondiale fournit de l’aide pour de grands projets sur la production du soja et l’infrastructure, particulièrement pour la modernisation du système ferroviaire. Des fonds nord-américains, arabes et français furent investis dans une station d’énergie hydroélectrique à Andekaleka, et une compagnie américaine transnationale construisit une usine d’engrais à Toamasina avec l’argent du Canada et de l’Autriche. D’autres pays tels que le Japon, l’Espagne et l’Allemagne participèrent également à ce qui était en train de devenir le plus grand programme d’investissements de Madagascar depuis l’indépendance. En fait, en contraste à beaucoup d’autres expériences socialistes ailleurs, la majorité des prêts provenait de banques occidentales semi privées et privées.28

Les années 70 furent le témoin d’une évolution stratégique dans la communauté d’aide internationale, qui augmenta le volume de circulation de l’aide en coopérant avec le secteur bancaire privé. En conséquence, la France perdit sa position en tant que donateur principal de Madagascar et fut dépassée par l’aide multilatérale, provenant en premier lieu de la Banque mondiale. Les investissements à grande échelle mentionnés ci-dessus ont été conduits en coopération avec des donateurs internationaux, qui ont prélevé 100 milliards de francs malgaches pour la période 1977-79. Le retard conséquent entre les déséquilibres financiers immédiats et les retours sur l’investissement était évident et reconnu. En effet, le « Plan 1978-80 » présenta une stratégie à long terme « socialiste » visant l’année 2000. Pourtant, déjà en 1979, le déficit budgétaire avait atteint 18%. L’aide bilatérale et multilatérale était à peine motivée par une politique économique saine, mais plutôt par des efforts de maintenir des liens étroits avec Madagascar vu son importante position stratégique dans la Guerre Froide (en vue de sa proximité avec la côte mozambicaine).29

28 Philippe Hugon, « Les orientations économiques », Annuaire des Pays de l’Océan Indien, Volume V, 1978, dans

Jean Benoist et Centre d’études de géographie tropicale (Talence, Gironde), La Deuxième République malgache

(Aix-en-Provence: CEGET; Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1989), p. 179.29 La position stratégique de Madagascar dans les années 70 et 80 résulte de deux facteurs géostratégiques

entrecroisés: 1) La longue ligne côtière de Madagascar offrait une position privilégiée pour la reconnaissance

militaire, notamment pour les sous-marins. Des bases soviétiques sur l’île auraient constitué une menace

sérieuse pour les forces navales occidentales. 2) Avec la fin du colonialisme portugais en 1974–76, et la montée

concomitante des régimes socialistes, nationalistes au Mozambique et en Angola, la zone tampon anti-

communiste entre l’Afrique centrale et méridionale disparaissait. Les ports du Mozambique étaient un point

d’accès important pour la fourniture d’armes dans les Etats de Première Ligne soutenant les mouvements

nationalistes tels que la SWAPO en Namibie, l’ANC en Afrique du Sud et les deux factions ZANU au Zimbabwe.

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De 1979 à 1980, la dette tripla. En 1982, elle atteignit 51.8% du PIB avec les services atteignant 42%. Plus inquiétant encore, la production du riz avait stagné de 1975 à 1982 tandis que la population augmentait par 30%. La valeur des importations de riz en 1975 représentait approximativement 31% de la production commerciale de riz ; en 1982 le niveau avait atteint 83.2%. Déjà en 1980, Madagascar ne pouvait pas gérer la dette sans l’appui du FMI, basé sur des accords de prêt et de rééchelonnement des dettes, et l’utilisation des accords « Standby » pour appliquer les ajustements structuraux exigés. En 1980-81, l’expérience socialiste de Madagascar était effectivement terminée.

Ajustements structuraux et la première vague de privatisation

Madagascar subit son premier Programme d’Ajustement Structurel (PAS) par le FMI et la Banque mondiale en 1981. Le programme consistait en des politiques monétaires et budgétaires restrictives visant à abaisser les déficits budgétaires et de la balance des paiements. Les principales mesures étaient axées sur le retrait du contrôle des prix sur les biens agricoles, la dévaluation de la devise locale –afin de l’apporter plus près de sa « valeur réelle » – et la réduction de l’appareil d’Etat. En conséquence, le prix des marchandises de première nécessité grimpa sensiblement et la pression sur la population rurale, les employés de bas salaire et la classe moyenne augmenta de nouveau. Les principaux bénéficiaires des mesures imposées furent les industries orientées vers l’export, mais les exportations ne connurent pas de hausse sensible (voir le graphe ci-dessous). L’espoir général était que la libéralisation des prix revigorerait l’économie privée.

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Exportations de biens (US$ courants, millions)

Importations de biens (US$ courants, millions)

Source: INSTAT

Depuis 1983, les institutions financières internationales (IFI) ont exigé la libéralisation des offices de commercialisation des principaux produits agricoles (le riz en 1985, la vanille en 1995). Il fut soutenu que bien que les circuits de distribution étatiquement contrôlés assuraient une certaine stabilité des prix pour les producteurs, ces derniers étaient caractérisés par la recherche de rentes, l’inefficacité et la corruption. Une autre mesure incluse dans le PAS consistait en des réductions radicales des dépenses de l’Etat, nécessitant de ce fait la nécessité d’une diminution des salaires des fonctionnaires et une réduction des services offerts.

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De façon générale, il s’avère que le succès du PAS a été assez limité. Le programme de développement pour la période 1986-90 visait à promouvoir une « croissance soutenue » et une libéralisation progressive de l’économie, mais les importations augmentèrent plus rapidement que les exportations, accroissant de ce fait le déficit de la balance des paiements. La dette extérieure passa de 180 millions de dollars américains en 1975 à 3.4 milliards de dollars en 1989.30

Le PAS a requis de nouvelles mesures en 1986, lançant la première vague de privatisation des entreprises publiques, un processus qui fut ensuite brusquement arrêté en 1993 avec l’arrivée de la Troisième République. En 1986, seulement 10% du volume d’investissements de l’économie provenait de particuliers ou d’entités privées, alors qu’il existait autour de 300 entreprises entièrement publiques ou à participation mixte publique privée. Peu d’informations existent sur ce processus de privatisation. Il n’était pas transparent, contrôlé par le Comité de privatisation sous le Ministre responsable de la privatisation, et la valeur de ces entreprises ne semble avoir jamais été correctement établie avant qu’elles n’aient été vendues. En tout, 93 sociétés subirent une privatisation totale ou partielle entre 1986 et 1993, pour un montant total de 150 milliards de francs malgaches.

Cette période de privatisation est indiscutablement l’un des épisodes les plus importants dans l’histoire récente de Madagascar. Elle est pourtant également celle qui a reçu le moins d’attention. Par exemple le document de stratégie de la Banque mondiale en 95, cité au début de ce chapitre, ne mentionne la privatisation qu’en passant, déclarant :

Un important programme de privatisation a été lancé, comportant des dessaisissements aussi bien que des liquidations d’entreprises publiques, bien que l’implémentation se soit avérée lente, incomplète et manquant de transparence ; … un programme de restructuration du secteur financier a été entrepris, y compris la libéralisation des taux d’intérêt (aux niveaux déterminés par le marché), le renforcement de la surveillance attentive des banques, la restructuration (et privatisation) de deux banques d’Etat, et le permis d’opérer de deux nouvelles banques privées.31

Pourtant la première vague de privatisation était bien plus qu’une simple question technique. C’était une affaire fortement politique, une qui aurait un impact durable sur les structures sociétales de Madagascar. En effet, une étude connue de la Banque mondiale sur la privatisation en Afrique note correctement:

Dans beaucoup de cas, le processus a été motivé par nécessité économique et a favorisé les changements politiques se produisant à travers l’Afrique. Bien que la réduction des déficits fiscaux soit généralement citée comme objectif principal, le choix des entreprises pour la privatisation indique que les motivations primaires pour la privatisation aient été le besoin d’aide financière de la Banque mondiale, du Fonds Monétaire International (FMI), et des donateurs ainsi que la nécessité de produire des recettes et de désinvestir quelques entreprises d’Etat en situation difficile tout en minimisant les retombées politiques.32

30 Serge Zafimahova, « Privatisation à Madagascar: Jeux et enjeux », L’Express, 20 août 2004

(http://www.malagasy.org/article.php3?id_article=1545).31 Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons » , p. 1.32 Oliver Campbell White et Anita Bhatia, Privatization in Africa (Banque mondiale, 1998), p. 1 (assignation de

l’italique au texte original).

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La France continuait à être la principale force économique et politique dans le pays après l’indépendance, avec les structures de base de l’économie de traite coloniale demeurant intactes. Les efforts de Malgachisation avaient par la suite effacé plusieurs des caractéristiques explicites de cette économie commerciale, mais l‘empreinte du tissu industriel et des infrastructures restait visible. En revanche, la vague de la privatisation commencée au milieu des années 80 eut un effet déterminant sur les bases structurelles de l’élite du pays. Tandis que la Malgachisation procurait une première opportunité pour élargir la base d’un secteur formel privé indigène, demeuré en grande partie inaltéré par l’expérience socialiste, la privatisation présenta maintenant l’occasion pour les entrepreneurs malgaches d’agrandir leurs entreprises et de consolider leur position sur le marché. En fait, la politique de privatisation agréée avec le FMI et la Banque mondiale était limitée à deux objectifs : une réduction du déficit et un élargissement de la propriété. Pour assurer le deuxième but, la Société Financière Internationale de la Banque mondiale (SFI) a soutenu les entrepreneurs malgaches avec des prêts pour l’acquisition et la modernisation des entreprises autrefois d’Etat. Un des entrepreneurs émergeant de cette première série de privatisation était un dénommé Marc Ravalomanana.33 De façon générale, la privatisation a joué un rôle central en maintenant les conditions qui ont crée une élite économique urbaine, renforçant de ce fait les lignes de fractures conflictuelles entre le centre et la périphérie.

À côté d’un très petit nombre de familles malgaches fortement influentes, dont les entreprises étaient restées intactes par la nationalisation, un certain nombre de nouveaux entrepreneurs pouvaient maintenant émerger, bien que l’avantage concurrentiel de ceux ayant des entreprises déjà établies fut indéniable. L’évaluation du secteur privé de la Banque mondiale distingue très clairement un secteur privé indigène formel à grande échelle, un secteur privé affilié à l’étranger, un secteur privé étranger non-résident, et un secteur privé traditionnel à petite échelle.34 L’évaluation note à juste titre que les entrepreneurs malgaches sont principalement des propriétaires de petites à moyennes entreprises, mais qu’un certain nombre de familles bien implantées possèdent des grandes sociétés. D’ailleurs, la première vague de privatisation a eu tendance à concentrer le capital dans le secteur des hautes terres et du plateau, et

ce groupe indigène du secteur privé est proportionnellement surreprésenté dans les organisations commerciales existantes et les associations professionnelles. Ce groupe détient également un commerce plus étendu et des liens financiers avec l’étranger (y compris la possession de capitaux) que les groupes traditionnels de petite taille.35

Ni l’économie commerciale française ni l’économie nationalisée de la Deuxième République ne créèrent les conditions pour un marché libéral concurrentiel. En conséquence, des traits principalement monopolistiques et oligopolistiques figuraient également dans les secteurs secondaires et tertiaires, et ceci ne changea pas avec la privatisation. Fondamentalement, la privatisation contredisait l’hypothèse des IFI d’une concurrence accrue, d’une croissance économique et d’avantages pour les consommateurs. En fait, ce qui s’est produit est que des

33 En 1982, Ravalomanana reçut un prêt de la Banque mondiale de plusieurs millions de dollars américains,

et l’utilisa pour transformer l’entreprise laitière familiale en une industrie à l’échelle nationale, Tiko SA.

A cette époque, il avait le soutien de plusieurs membres du gouvernement de Ratsiraka. Voir Jean-Loup Vivier,

Madagascar sous Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001 (Paris: L’Harmattan, 2007), p.18.34 Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons », pp. 5–6.35 Ibid., p. 5.

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monopoles et oligopoles de détenteurs privés se sont substitués à ceux dirigés étatiquement. De plus, la dominance du capital entre les mains d’entrepreneurs chinois, Karana et français – qui ne représentent qu’une petite tranche de la population – resta inchangée.36 Comme la Banque mondiale nota : « Le groupe français tend à dominer la propriété étrangère dans le commerce agricole et cela inclut Bolloré (tabac) et Fraise (à l’origine dans l’import-export mais maintenant diversifié dans des brasseries et des hôtels en tirant profit du programme de privatisation). »37

Il est pertinent d’examiner les chiffres de 1990-91, comme présenté par l’évaluation de la Banque mondiale sur le secteur privé. Premièrement, en raison de la croissance rapide de la population, la proportion de la population rurale vivant de l’agriculture de subsistance avait augmenté d’environ 80% à 92% avec les 8% de la main-d’œuvre qui reste répartie de façon égale entre le secteur privé moderne et le secteur public (gouvernement et entreprises propriétés d’Etat).38 Le rapport reconnut que la part de l’Etat dans l’économie était élevée, mais précisa également qu’elle était relativement basse comparée à d’autres pays en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Pourtant, tandis que la part du secteur d’entreprises publiques était assez substantielle à environ 25% de la part totale des actifs de sociétés, celle du gouvernement était remarquablement petite. D’ailleurs, l’influence du gouvernement sur l’économie « n’a pas été tant par l’imposition lourde pour financer un grand secteur public que par un énorme déficit fiscal. Elle a eu lieu plutôt en évinçant l’investissement dans le secteur privé ».39 En dépit de la taille relativement modeste de l’Etat, le PAS a en réalité favorisé encore plus le rétrécissement de l’Etat.

L’héritage de l’engagement international jusque dans les années 90, et sans doute jusqu’aujourd’hui, est son incapacité à aider à instaurer les conditions d’une structure étatique pouvant remplir ses fonctions fondamentales pour fournir les niveaux de base de sécurité, de protection sociale et de représentation à tous ses citoyens à travers l’île.

Il faut bien évidemment garder à l’esprit que pour commencer, l’assistance du gouvernement à Madagascar était historiquement très limitée. Avec l’abolition de l’impôt local et la création de communes autonomes pendant la Deuxième République, la présence de l’Etat en dehors des centres urbains a rétréci ainsi encore plus, menant à un appareil d’Etat fortement

36 On nous a dit qu’il y avait aujourd’hui à Madagascar environ 650 sociétés appartenant à des Français.

Selon les statistiques officielles (Central Bank of Madagascar, 2009) le stock d’investissements directs étrangers

de la France se chiffrait à US$ 171 millions en 2008 et les dividendes payés aux investisseurs provenant de ces

fonds étaient de US$ 28,3 millions.37 Banque mondiale, « Madagascar: New Horizons », pp. 5-6.38 Ibid., pp. 3-4.39 Ibid., p. 9.

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centralisé avec une très faible présence dans les régions rurales, qui n’avaient pas la capacité de se gouverner. Ainsi, à aucun moment de son histoire, Madagascar n’a présenté un appareil d’Etat fort. Les royaux d’Imerina n’ont à peine couvert toute l’île, et ont ainsi régné à l’aide d’un système de protectorats qui ont régulièrement fait face à des insurrections. La France a alors coopté les structures d’Imerina, et la « politique des races » de Gallieni a simplement créé une forme tribale de règne indirecte. L’établissement de l’impôt local et en parallèle du travail forcé a alors mené à la plus grande présence du gouvernement central dans les régions rurales, mais même durant cette période, la présence de l’Etat demeura encore superficielle selon les normes occidentales. La stratégie de développement des IFI dans les années 80 a peu fait pour renforcer cette capacité.

Le paradigme libéral et les promesses d’une croissance orientée vers l’export

La crise politique de 1991 suivie du règne de cinq ans d’Albert Zafy représenta plutôt une période de sécheresse économique pour Madagascar. La privatisation cessa et la plupart des donateurs interrompirent leurs programmes d’aide étrangère. De plus, le Président Zafy jugea que la première vague du PAS avait augmenté la dépendance de Madagascar et que les termes laissaient trop peu de place pour que le gouvernement puisse instaurer ses propres décisions politiques.40 La décision de Zafy fut encouragée par ses négociations avec les prêteurs privés pour un financement parallèle. Une promesse pour un crédit énorme de la part d’une société du Liechtenstein s’avéra cependant être une immense escroquerie, creusant encore un plus gros trou dans le budget de Madagascar.41 En conséquence, la position de Zafy dans les négociations avec les donateurs bilatéraux et multilatéraux fut considérablement affaiblie. Les IFI purent ainsi exercer une plus grande influence sur les procédures et négocier une approche misant tout sur la croissance orientée vers l’export.

Un taux de change flottant fut introduit en 1994 et Madagascar accéda à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1995. La politique économique libérale qui s’ensuivit eut l’effet escompté : en 1996, le pays reçut un apport massif d’aide étrangère, et connut également une augmentation de l’investissement direct étranger (IDE) aussi bien que la croissance de l’export dans le secteur du textile (par la création de zones franches), dans l’industrie des crevettes et du tourisme. Des réformes législatives furent également entreprises pour développer le secteur minier. La Banque mondiale et le FMI réclamèrent une politique de libéralisation qui éliminerait tous les offices de commercialisation et des contrôles de prix existants. Toutefois, sans accompagnement de mesures de soutien pour les producteurs, l’effet sur la production agricole s’avéra limité. Néanmoins, le PIB par habitant s’est développé progressivement entre 1996 et 2001 (voir le graphique ci-dessous), quoique la plupart des sociétés restent en possession étrangère et les réformes économiques faisaient peu ou pas de contribution à la réduction de la pauvreté.42 Le taux d’inflation augmentait d’année en année, et la grande majorité de la population malgache ne tira pas bénéfice de la croissance économique réalisée.

40 Selon un entretien confidentiel avec un ancien fonctionnaire.41 Voir Alain Leauthier, « Madagascar victime d’une arnaque à l’humanitaire. 3 millions de dollars du FMI

s’évaporent après un passage par le Liechtenstein », Libération, 2 février 1996 (http://www.liberation.fr/

france/0101173168-madagascar-victime-d-une-arnaque-a-l-humanitaire-3-millions-de-dollars-du-fmi-s-evaporent-

apres-un-passage-par-le-liechtenstein).42 Organisation mondiale du commerce, « Trade Policy Review Madagascar 2001 », Conférence de presse

PRESS/TPRB/156, 21 février 2001.

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PIB par habitant (constant 2000, US$)

Source: INSTAT

L’année 1996 vit également le début d’une deuxième vague de privatisation, encouragée par les IFI. Bien que l’Etat eût entrepris un exercice d’évaluation de la première phase de privatisation commencée une décennie plus tôt, les mêmes actions furent répétées : la valeur des actifs des entreprises ne fut jamais correctement établie, ni leurs dettes aux banques et à l’Etat. En conséquence, on estime que l’Etat fit une perte énorme, et il est étonnant de constater à quel point les IFI accordèrent des prêts à des particuliers pour racheter des entreprises publiques à un prix sous-évalué. De plus, l’absence totale de loi anti-trust ou de commission appropriée continua, et la critique de la première vague, que des monopoles publics aient été transformés en monopoles privés, reste vraie pour la deuxième phase également.

La crise politique de 2002 vit l’économie souffrir encore en termes de réduction de production, des IDE et d’exportations. Le nouveau président Marc Ravalomanana plaça officiellement la réduction de pauvreté tout en haut de son programme – dans le Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DRSP) – tout en adhérant aux recommandations du Consensus de Washington : stabilisation, privatisation, et libéralisation. Pendant son premier mandat, Ravalomanana reçut une aide financière massive de la communauté des donateurs internationaux et des IFI, et il employa ces fonds pour investir en infrastructure publique, aussi bien qu’en réformes de l’éducation et de la santé. La croissance économique fut ainsi conduite par une augmentation de dépenses publiques plutôt qu’au moyen d’une augmentation du secteur privé. En 2002, le FMI concéda également un allègement des dettes au pays sous la condition que le gouvernement mette en œuvre des réformes dans le domaine de la gouvernance économique (simplification et augmentation des taxes) et de la stabilité macro-économique (un meilleur contrôle des dépenses publiques et de la politique monétaire pour garder l’inflation sous contrôle).

Dans son deuxième mandat, commencé en décembre 2006, la stratégie économique de Ravalomanana fut fondée sur l’attraction d’investisseurs privés étrangers vers des régions connues comme ayant des ressources naturelles valables et une densité de population élevée – les prétendus pôles intégrés de croissance (PIC) : Taolagnaro (Fort Dauphin), Nosy Be, Antsirabe et Toamasina (Tamatave). Son nouveau programme économique, élaboré en tant qu’élément du Madagascar Action Plan (MAP), prévoyait que le développement du secteur privé soit un moteur pour la réduction de la pauvreté et l’accomplissement des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). La Banque mondiale commandita la création de l’EDBM (Economic Development Board of Madagascar), un guichet unique

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(« one-stop shop ») pour les investisseurs étrangers situés à Antananarivo et avec des branches dans les PIC. Pendant que le gouvernement promouvait des conditions favorables pour que les investisseurs étrangers mettent en œuvre et développent leurs activités dans le pays, Ravalomanana créa en même temps les conditions pour étendre son propre empire économique, par l’intermédiaire d’exceptions tarifaires et de mesures coercitives pour saisir les fournisseurs et les détaillants. Avec cette position de puissance, et l’absence d’une loi anti-trust, il était presque impossible pour les entrepreneurs malgaches de rivaliser.

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Investissements directs étrangers, flux entrants nets (US$ courants, millions)

Source: INSTAT

Néanmoins, le gouvernement de Ravalomanana introduisit un certain nombre d’améliorations dans le cadre, les régulations et les conditions régissant les investissements étrangers, et en effet, les IDE connurent une « explosion » en 2006 et 2007, comme le montre le graphique ci-dessus. En 2008, les principaux secteurs des IDE en termes de stock IDE (en Ariary) étaient, par ordre d’importance décroissante, l’exploitation minière, la construction, les télécommunications, les services financiers et le commerce. Tout le stock IDE de cette année-là s’éleva à 3.12 milliards de dollars US – à titre de comparaison, le PIB du pays pour cette même année était de 4.6 milliards de dollars US. Les investisseurs les plus importants en 2008 provenaient du Royaume-Uni, Canada, Japon, Corée du Sud, France, île Maurice, avec un accroissement particulièrement significatif des investissements dans le secteur de l’exploitation minière du Royaume-Uni et du Canada.43 Il est intéressant de noter que la majeure partie des investissements était composée d’« autres transactions d’investissement direct » constituées de prêts de l’investisseur directement à l’entreprise, et non pas de participation au capital.

En 2004, le Franc Malgache (FMG) perdit en valeur dû à une décision du gouvernement d’éliminer les taxes d’importation sur 380 produits. L’importante augmentation de la demande d’importations qui s’ensuivit entraîna une dépréciation du FMG, et une telle perturbation provoqua un changement significatif dans l’équilibre du taux de change réel. L’augmentation prévue des exportations suite aux coûts de production en baisse n’eut pas lieu puisque la compétitivité non-tarifaire ne s’était pas améliorée entre-temps : ce fut plus que juste une dépréciation à court terme au vu, par exemple, d’un manque de confiance dans la devise. En attendant, la dépréciation de la devise conduisit à une période d’inflation. Le décalage entre la dépréciation importante et l’inflation s’éleva à entre six et douze mois, dû aux

43 Banque centrale de Madagascar – INSTAT, Investissements Directs Etrangers et de Portefeuille à Madagascar (2008).

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

30

importations nécessaires à Madagascar (énergie, nourriture, biens alimentaires intermédiaires). Le 1er janvier 2005, une nouvelle devise employant la dénomination précoloniale « Ariary » fut introduite à un facteur de 1:5. Cet épisode fut accompagné d’agitations récurrentes, qui aboutirent aux émeutes sérieuses de mai 2005. De même que les émeutes de 1984 ou de 1979, un lien clair entre la croissance économique et les crises ne peut être établi. Mais plus important encore, l’hypothèse de la nature cyclique des crises est affaiblie car elle est basée sur des observations de déstabilisation « réussie » menant aux changements de régime.

Exportations de biens (US$ courants, millions)

Importations de biens (US$ courants, millions)

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200

400

600

800

1000

1200

1400

1600

2001 2002 2003 2004 2005

Source: INSTAT

Depuis 2004, les prix des biens de consommation de base, en particulier le riz, ont régulièrement augmenté chaque année. Le prix du riz a augmenté par 2,5 fois depuis janvier 2003, qui est un lourd fardeau sur le pouvoir d’achat de la population puisque le riz est le produit de consommation alimentaire le plus important. Cette augmentation de prix n’est pas déterminée par un manque de production. Elle peut plutôt être expliquée par un plus grand contrôle du marché de la part des grandes entreprises combiné à une dépréciation de la devise, rendant le riz importé plus cher. En effet, Madagascar n’est pas autosuffisant dans la production de riz.

Prix des biens de consommation de base (indice)

Prix du riz (indice)

Pourcentage de changement du taux de change officiel (monnais locale par US$)

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50

100

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2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008

Source: INSTAT

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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Pendant la même période, malgré la création de grandes entreprises dans le textile et les secteurs miniers, aucun avantage positif ne s’ensuivit pour la population. La population vivant dans les régions rurales et gagnant sa vie avec l’agriculture (autour de 80% des Malgaches) n’a pas vu d’amélioration dans ses conditions de vie. L’index de développement humain (IDH) de Madagascar a peu changé depuis 2001, avec seulement l’inscription scolaire passant de 42% en 2000 à 61% en 2007 dû à une promotion active de cette thématique par le gouvernement de Marc Ravalomanana.

En regardant de plus près la performance économique de Madagascar, au-delà d’une lecture étroite des indicateurs macro-économiques, un tableau plutôt différent est dépeint. En effet, en raison de l’emphase sur les zones franches (EPZ), des industries fortement mobiles, notamment l’industrie textile, ont été attirées par les zones libres d’impôt, avec les avantages tarifaires pour les produits textiles de Madagascar vers les Etats-Unis sous la loi African Growth and Opportunity Act (AGOA) et vers l’UE sous l’initiative de Tout sauf les Armes (TSA) fournissant une incitation supplémentaire. Ces industries requièrent cependant très peu d’investissements, ne fournissent de l’emploi qu’aux ouvriers fortement vulnérables à faible salaire, et s’implantent de telle manière qu’elles puissent également repartir sans avoir investi dans des coûts substantiels irrécupérables. La valeur ajoutée pour la population malgache est ainsi assez limitée.

En conclusion, il est très intéressant de jeter un bref coup d’oeil au développement des trois secteurs économiques durant les deux dernières décennies. En 1991, le secteur primaire représentait 33%, le secteur secondaire 14% et tertiaire 53% du PIB ; en 1997, les chiffres étaient 29,2%, 12,4%, et 52% et en 2008, 22,3%, 14,7 %, et 54,6% respectivement. En dépit de 15 années de stratégies de croissance dirigées par l’export, ni l’industrie ni le secteur tertiaire gagnèrent considérablement en importance, alors que la stratégie aurait dû avoir encouragé une augmentation substantielle des secteurs secondaires et tertiaires comme pourcentages du PIB.

Secteur primaire Secteur secondaire Secteur tertiaire

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10

20

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100

1991 1997 2008

Part du PIB (pourcent)

%

Source: INSTAT

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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Conclusions

L’analyse précédente d’un certain nombre de caractéristiques significatives de l’histoire de l’économie de Madagascar a fourni quelques aperçus intéressants sur les effets des différents modèles et politiques de développement sur les structures socio-économiques du pays. Malheureusement, les répercussions du prétendu « transfert de pouvoir » en 1960 ont signalé que le pays n’était pas préparé à se tenir économiquement sur ses propres pieds. La politique commune de maintenir des liens forts avec les anciennes colonies afin de ne pas déséquilibrer les avantages économiques de la métropole et de protéger les intérêts de la communauté européenne restée au pays peut avoir été bien effectuée, mais elle était en désaccord avec l’ambition du pays nouvellement indépendant de crééer les conditions d’une économie forte. Contrairement aux perceptions courantes, l’environnement économique pendant la Première République ne fut pas nuisible aux exportations. De même, la Malagasisation subséquente fut bien plus nuancée qu’une simple nationalisation de compagnies. En dépit de toute la rhétorique nationaliste et socialiste, la Deuxième République fit peu pour améliorer son marché intérieur et particulièrement la productivité et les conditions de vie de la population rurale.

Il reste également peu clair comment les prêts d’ajustement structurel et le programme concomitant de libéralisation et de privatisation ont pu produire un important changement dans de telles conditions. Tandis que la politique économique de l’Etat confinait les actions et les opportunités du secteur privé de facon considérable, ce n’était pas le type même d’administration absurdement surdimensionnée souvent trouvé dans des environnements semblables ailleurs. Conjointement avec les sociétés publiques, il représentait seulement une part modeste du PIB et du secteur d’emploi. Le grand montant des prêts et d’aide financière des donateurs bilatéraux, des banques privées et des entreprises étrangères ne peut pas s’expliquer sur la base d’une politique saine de développement économique, mais était plutôt motivé par des considérations anti-communistes et géopolitiques qui furent aveugles aux conséquences à long terme pour le pays.

Trois sortes d’élites ont émergé des années socialistes et de la politique de privatisation subséquente. D’abord, un certain nombre d’entrepreneurs malgaches ont profité du processus très mal contrôlé et ont pu acquérir des sociétés publiques sous-évaluées avec des crédits de l’Etat ou de la SFI. En second lieu, la transformation de la commercialisation des produits agricoles par les fokontany contribua de facto à la désintégration des nombreuses entreprises des chinois et des Karana, qui par conséquent dévièrent plusieurs réseaux et activités commerciales vers les centres urbains.44 Troisièmement, les entrepreneurs français sont retournés à Madagascar afin d’acquérir une part significative du secteur financier et des assurances. Ironiquement, les banques françaises achetant les entreprises autrefois nationalisées étaient alors elles-mêmes encore des compagnies du secteur public. En somme, la configuration d’élite changeait de nouveau.

Les politiques de privatisation et de libéralisation des années 80 et des années 90 ne se sont pas déroulées sans problème non plus. Des entreprises ont été de nouveau vendues sans évaluation antérieure de leur valeur. La corruption était tout sauf un phénomène marginal,

44 Il s’avéra difficile d’approcher les membres des communautés chinoises et Karana durant la recherche conduite

pour ce PCIA. Etant donné que les rumeurs malgaches associent ces communautés aux influx d’acteurs

asiatiques liés au trafic et au pillage des ressources naturelles de l’ile, il nous a été impossible de corroborer de

telles affirmations. Néanmoins, les communautés chinoises et Karana constituent incontestablement un réseau

économique influent à Madagascar, lié à des secteurs économiques clés tels que le commerce, les services, le

tourisme, l’agriculture, l’industrie, l’immobilier et la construction.

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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et réduisait l’avantage potentiel déjà minime du gouvernement, qui a dirigé le processus de la privatisation sans supervision indépendante. Les IFI n’avaient pas encouragé une préparation adéquate de l’économie malgache, aucune commission anti-trust n’avait été créée, aucune directive comptable claire n’existait, et les compétences de gestion n’ont pas été formées. Bien que la privatisation ait pu avoir été une politique saine d’une perspective purement économique, la réalité politique et les effets d’une telle mesure sur la société auraient dû avoir été plus pris en considération que ce qui semble avoir été le cas.

Le manque d’une stratégie claire de promotion des exportations n’était pas la raison pour laquelle une croissance des exportations ne s’est pas produite. Des produits traditionnels malgaches pour l’exportation ont été rattrapés par des pays plus compétitifs sur les marchés d’exportation. La seule augmentation des IDE ne réduit pas la pauvreté ni ne brise les structures qui déresponsabilisent la population. Le capital introduit dans le pays, particulièrement grâce aux zones franches et au secteur d’extraction, produit peu de rendement pour le pays et sa population. La création de travail est extrêmement localisée et mène à l’inflation des prix où les entreprises sont situées. De telles activités augmentent également les importations des biens (comme contributions pour les entreprises), ébranlant de ce fait la balance commerciale.

-25

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-10

-5

0

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10

15

20

1974

1975

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1977

1978

1979

1980

1981

1982

1983

1984

1985

1986

1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

Taux de croissance réelle du PIB, agriculture (%)

Taux de croissance réelle du PIB, industrie (%)

Taux de croissance réelle du PIB, services (%)

Source: INSTAT

Madagascar a vécu une histoire économique très turbulente. Pourtant, comme le graphique ci-dessus et l’analyse de ce chapitre démontrent, les discours communs essayant de relier la nature cyclique apparente des crises politiques aux pics dans la croissance économique revendiquent une causalité inexistante. Les crises récurrentes n’ont pas été provoquées par la collusion des acteurs externes intéressés, ni par les mouvements populaires éclatant chaque fois que l’injustice socio-économique devient insupportable. Il est certainement vrai que l’appauvrissement grave de la population et même la famine dans le Sud de l’île sont les aspects les plus inquiétants du paysage malgache, mais l’exclusion économique, sociale et politique de la majorité de la population par une minorité orientée vers les affaires n’a, techniquement parlant, pas été la cause fondamentale du conflit et de l’instabilité. Néanmoins, lorsque associée au vide politique actuel, à la corruption sans fin et à la montée d’acteurs économiques rapaces cherchant à exploiter les ressources naturelles de Madagascar, cette exclusion sociale et la déresponsabilisation des Malgaches représentent un important moteur de conflit ayant le potentiel pour devenir un facteur majeur de déclenchement pour une violence future.

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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3. Pouvoir et autorité à Madagascar

En science politique, une approche commune pour comprendre la politique moderne est d’abord de décrire le système étatique (c.-à-d. est-il unitaire ou fédéral ; parlementaire ou présidentiel ; démocratique (représentatif ou direct), semi- autoritaire, autoritaire ou totalitaire) et sa composition (le législatif, l’exécutif et son administration, et le judiciaire), avant de poursuivre l’étude des politiques gouvernementales et la dynamique des partis politiques et des groupes de pression. Cependant, pour un PCIA, il est plus important d’identifier les structures et les lignes de fractures des conflits sociaux et politiques dans un sens sociologique large. Il est également crucial d’évaluer l’étendue de la corrélation de ces structures avec le travail de développement.

Les sections suivantes continueront dans la même veine que le chapitre précédent. Plutôt que de fournir une analyse approfondie de la politique de Madagascar post-indépendance, nous essaierons de démêler le « complex Malagasy brew » qui, selon plusieurs de nos interlocuteurs, se trouve au cœur du « problème » politique endémique du pays. Ce qui émergera est un deuxième moteur de conflit majeur qui va de pair avec l’exclusion sociale et la déresponsabilisation déjà identifiées. Les sources de pouvoir et d’autorité à Madagascar sont en désaccord avec les institutions « occidentales » qui ont été imposées à l’Etat malgache. Le résultat est un système politique marqué par une personnalisation des prérogatives institutionnelles et un manque de compétences au niveau local.

Stratification sociale et clivage entre l’oral et l’écrit45

Le récit de l’existence d’une division ethnique à Madagascar, que nous avons identifiée dans le chapitre 1, cherche à différencier 17 ou 18 groupes ethniques. Comme nous l’avons cependant déjà indiqué, le discours ne tient pas bien face au questionnement, et est vite ramené à un supposé conflit entre Merina et Côtiers. Bien que cette distinction se manifeste effectivement dans les différentes dimensions de la politique malgache, la ligne de fracture n’est pas une d’appartenance ethnique ou de différence culturelle. Au lieu de cela, la différentiation a été présentée comme un moyen par lequel les dirigeants coloniaux français ont cherché à diviser et gouverner les élites et la société malgaches. C’était une stratégie pour réprimer et restreindre le nationalisme malgache propagé principalement par les élites politiques du Haut Plateau. Cependant, la dichotomie simpliste entre les Merina et les Côtiers agit essentiellement comme un voile derrière lequel se cachent les réelles lignes de fractures déterminant la distribution du pouvoir étatique. Cela ne concerne guère une question d’identité ethnique, dans le sens d’identité de groupe Côtiers ou Merina, et les factions à l’intérieur de chaque « groupe » sont profondes et multiples. Il n’y a aucun conflit ethnique identitaire à Madagascar.

45 Cette section s’appuie sur deux documents commandités des experts locaux en anthropologie et sciences

politiques, aussi bien que sur plusieurs interviews avec des chercheurs malgaches en sociologie politique,

histoire et économie politique. De plus, les informations et notre interprétation ont été contre-vérifiées par une

vingtaine de partenaires d’interviews. Il n’est pas nécessaire de mentionner que les points de vue exprimés dans

cette section sont les nôtres et ne reflètent que notre interprétation de ce qu’on nous a dit. Les références de

sources additionnelles sont indiquées.

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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Bien que la diversité ethnique et linguistique à Madagascar soit une réalité, les identités sont principalement construites autour de la parenté et du territoire.46 Etonnamment, en dépit de la propagation de la modernité, du Christianisme et du capitalisme sur la Grande Ile, plusieurs sections de la société se sont montrées résistantes à l’individualisme. Une grande partie de la population malgache perçoit et apprécie encore son environnement à travers une loupe collectiviste. Malheureusement pour nous, les auteurs de ce PCIA, un tel mode de réflexion est très étrange, et peut-être même en dehors du domaine de notre intelligibilité. Il est donc important de noter au départ que nous avons simplement essayé de reconnaître cette réalité sans en aucune façon suggérer que nous soyons parvenus à en obtenir un véritable aperçu. Notre évaluation de l’identité dans une société collectiviste est donc une « traduction » interprétative qui réduit nécessairement (et probablement déforme) la complexité du phénomène.

L’eau n’entoure pas seulement l’île, mais beaucoup de fleuves traversent et divisent le pays. A Madagascar, comme ailleurs, les fleuves et les lacs sont des points de référence géographiques importants qui désignent souvent la région d’origine d’une personne et de ses liens de parenté. Bien que la terre demeure en premier lieu le gagne-pain pour une grande partie de la population, particulièrement dans les régions rurales, elle a également des significations spirituelles profondes indispensables pour une vie heureuse et harmonieuse. La terre est une pierre angulaire de parenté, et la base de l’identité et de la culture malgaches. Les liens de parenté sont stratifiés selon une hiérarchie de l’enfant aux ancêtres, perçus comme faisant activement partie des membres vivants de la famille. Les tombeaux, où les corps des défunts sont conservés, sont un symbole central de la connexion entre l’esprit des ancêtres et la terre – et ainsi avec les vivants. Les ancêtres ont également une influence importante sur la naissance et le développement des enfants : avoir des enfants est considéré comme un signe d’une bonne relation avec les ancêtres. Une appréciation de ces liens de parenté comme représentant une entité holistique réunissant les générations passées, présentes et futures se traduit en une temporalité non linéaire.

Selon le « Code de 305 articles » (code royal), proclamé en 1881, il était interdit de vendre la terre aux étrangers, reflétant la croyance que la totalité de la terre est sainte et fut donnée par Zanahary (le Créateur) aux ancêtres. Le chef vivant de la parenté – le ray amandreny (littéralement « père et mère ») – n’agit que comme le gardien de la terre, assurant sa conservation et sa distribution aux héritiers. L’autorité royale dans le royaume de Sakalava (dans le nord-est de l’île) s’est appuyée sur la sainteté des reliques, utilisant le culte du jiny pour marquer l’omniprésence de la puissance et de l’autorité du roi, et superposant le culte des rois morts à ceux des ancêtres des différentes descendances formant leurs sujets. 47 En revanche, les rois Imerina sur le plateau ont mis les tombeaux royaux au centre du culte de leurs rois morts. Culturellement, la terre des ancêtres compte comme un bien collectif, et non comme un titre individuel. Avec l’introduction des structures modernes et d’une économie basée sur le principe de la propriété individuelle, l’insécurité au sujet des droits fonciers continue à prévaloir parmi beaucoup de familles malgaches.48 Ceci constitue une source importante de tensions et de disputes au niveau micro de la société. En fait, on nous a dit qu’environ 80% des cas en instance dans les cours communales concernent des questions de droits fonciers.

46 Voir Françoise Raison-Jourde, Les souverains de Madagascar (Paris: Karthala, 1983), p. 16, sur l’importance de

l’insularité à Madagascar.47 Marie-Pierre Ballarin, Les reliques royales à Madagascar: source de légitimation et enjeu de pouvoir, XVIIIe-XXe

siècles (Paris: Karthala, 2000), p. 53.48 Didier Galibert, « Mobilisation populaire et répression à Madagascar: Les transgressions de la cité cultuelle, »

Politique Africaine 113 (mars 2009), pp. 139-151, à 142.

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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L’ethnicité était une catégorie qui n’existait tout simplement pas à Madagascar jusqu’à ce qu’il ait été introduit par les anthropologues, qui ne pouvaient comprendre le monde sans recourir à des classifications de race. Ceci ne signifie cependant pas que la catégorisation imposée était inefficace. Les rivalités entre les différentes descendances ont existé, et des asymétries de pouvoir et des injustices n’étaient pas appréciées. Dans beaucoup de cas, l’instrumentalisation de l’appartenance ethnique a pu se superposer à de telles réclamations, ressentiments et querelles, cooptant de ce fait efficacement des conflits de niveau micro pour des fins politiques de niveau macro. Mais étonnamment, en dépit des différences linguistiques et phénotypiques, le principe de parenté et sa stratification concomitante étaient communs à toutes les communautés de l’île. De plus, les différentes langues partagent un noyau et une origine communs. D’une manière plus importante, les coutumes et les normes sociales sont très semblables à travers tout Madagascar.

Il est possible de différencier entre une stratification sociale cellulaire et une plus large stratification sociétale fonctionnant sur la base de la précédente. La stratification sociale cellulaire est étroitement liée au culte des ancêtres comme pratiqué par la religion traditionnelle. De façon intéressante, deux différents systèmes de croyance constituent la vie spirituelle de la plupart des Malgaches depuis le vingtième siècle : le Christianisme et le culte des ancêtres. Le culte propage une notion de l’être humain comme âme (fanahy) dotée d’une force appelée hasina. Les mythes et les discours traditionnels oralement transmis mettent l’accent sur le fait que l’être humain est un produit de son âme, qui, contrairement à la croyance européenne, n’est pas séparée de son corps. 49

« Avoir une bonne âme » signifie en malgache bien se comporter selon son statut social, sans faire de mal aux autres et à sa descendance. Après la mort, l’âme demeure en ce monde, liée à la terre par le tombeau. Hasina est une force vertueuse attachée à l’âme. Avec l’âge et le statut, cette force se développe et mérite le respect de la part des plus jeunes. La stratification de la famille et la descendance s’étend en ordre croissant des petits enfants aux enfants plus âgés, aux parents, aux grands-parents, et aux ancêtres. Tandis que les petits enfants ont la liberté de jouer, les enfants plus âgés sont ceux qui doivent travailler et cultiver la terre ; ils reçoivent des conseils de leur ray amandreny, qu’ils doivent consulter avant de prendre des décisions. Les conseils des aînés correspondent à des ordres, et la désobéissance nuit à la force vertueuse de l’âme.

L’autorité des aînés s’appuie également sur la temporalité non linéaire de la culture malgache, étant donné qu’ils sont les prochains à devenir des ancêtres. Ces ancêtres, appelés razana en malgache, jouissent de bien plus d’autorité que les vivants, et leur parole est crainte ainsi que sainte (masina). Le comportement grossier et la transgression des ordres du razana, et par extension des aînés, attirent leur malédiction. La bénédiction des ancêtres est non seulement cherchée en raison des pouvoirs qu’ils possèdent dans l’au-delà, mais également parce qu’ils fonctionnent comme intermédiaires entre les Zanahary et les vivants ainsi que la descendance future. L’ordre social et moral repose ainsi sur cette hiérarchie rigide des rapports de parenté. Dans l’ère des royaumes, tous les rois de l’île ont dérivé leur autorité du Créateur et des ancêtres. Ainsi leur pouvoir est également considéré comme éternel et continuant dans l’au-delà.

Avec l’émergence de royaumes co-existants sur l’île, les distinctions inter descendance et la stratification sociale ont gagné de plus en plus en importance. Des communautés autrefois égalitaires ont été transformées en introduisant des différentiations dans les groupes de statut. En effet, dans le royaume des hautes terres de l’Imerina, la stratification sociale

49 Jennifer Cole, « The Work of Memory in Madagascar, » American Ethnologist 25, 4 (novembre 1998), pp. 610-633, à 611.

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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émergeant au seizième siècle avait pris une forme spécifique qui eut des implications majeures dans les disparités sociales courantes et le jeu de forces à la base de la scène politique coloniale et postcoloniale de Madagascar. Il est cependant très important de noter que nous ne sommes pas en train de prétendre que les structures de ce qu’on appelle souvent de façon imprécise « castes » prévalent dans le Madagascar moderne, ni que les relations de pouvoir s’appuient toujours sur la croyance traditionnelle pour déterminer la stratification inter-parentale. 50 Aujourd’hui, la dynamique du pouvoir est centrée autour de structures modernes matérielles et économiques, et autour des institutions étatiques, notamment le système d’éducation. Pourtant les normes sociales dans une société collectiviste de parenté, y compris le principe de l’aîné, expliquent deux phénomènes. D’abord, elles expliquent la crainte de la population des dirigeants politiques et religieux et des représentants d’Etat, ce qui maintient la population relativement docile en dépit d’injustices sociales flagrantes et de déficiences politiques.51 En second lieu, le principe de l’aîné facilite la politique en la basant sur la personnalité individuelle plutôt que sur la légitimité des institutions.

Le principe de ray amandreny est une source importante du pouvoir symbolique dans le domaine de la politique. La constitution de la Troisième République utilise le terme malgache pour désigner le rôle des dirigeants politiques (article 44). En fait, toutes les formes de direction dans la société se réfèrent directement au concept de l’aîné, indépendamment de l’âge réel du dirigeant. Les églises se réfèrent ainsi également à leurs prêtres en tant que ray amandreny.

La première transformation importante dans la stratification sociétale du royaume d’Imerina a été étroitement liée à son essor et à son expansion débutant au dix-huitième siècle. Généralement les royaumes différenciaient entre la famille royale et sa parenté, les domestiques et les guerriers, et les hommes libres. Les esclaves se trouvaient en dehors de la société comme des objets et non comme des sujets du royaume. Dans le royaume Imerina, le groupe au statut royal s’appelait andriana et incluait sept sous-groupes qui correspondaient à leurs fonctions à la cour. Les représentants territoriaux du roi, les menakely, étaient particulièrement puissants. Initialement les guerriers étaient uniquement recrutés des mainty enindreny (littéralement les « six groupes des noirs »), qui ne se référait pas à la couleur de peau mais à quelque chose de moindre valeur (que l’andriana). Le groupe provenait des princes et des nobles d’autres provinces et de la parenté autrefois

50 Dans leurs régions respectives, les familles royales demeurent des autorités morales importantes, et même les

politiciens continuent à les consulter et à demander leur avis.51 Voir Sylvain Urfer, « Nouvelle donne malgache, » Etudes 389, 4 (2003), pp. 465-474 sur l’importance donnée aux

leaders politiques et religieux à Madagascar.

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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soumise à la puissance des rois Imerina. En conclusion, les hommes libres, appelés hova, étaient tous ceux appartenant à aucun des autres groupes.52 Contrairement aux castes, ces groupes de statut étaient plus perméables, et les rois pouvaient élever des familles à un statut plus élevé. Quoique certaines familles n’apprécient toujours pas des mariages intergroupes, ils ne sont pas interdits, ni exceptionnels.

Affrontant des difficultés pour consolider et étendre leur règne, les rois avaient besoin de l’appui d’un certain nombre de familles hova qui dirigeaient des entreprises commerciales prospères. Ces familles vivaient primordialement dans la région de Tsimahafotsy (Ambohimanga) et de Tsimihamboholahy (Ilafy), et ont négocié avec les rois d’importantes concessions sur des réformes du marché et la réorganisation de la production de riz en échange d’aide financière. Bientôt la capacité économique de la cour royale dépendait de ces hommes libres, qui ont efficacement atteint un statut plus élevé. Avec l’assassinat du Roi Radama II en 1863, ils cooptèrent finalement la puissance de la cour pendant le règne des trois dernières reines.

La deuxième transformation s’est produite en parallèle à l’essor des hova avec l’arrivée des commerçants et des missionnaires britanniques dans les hautes terres au dix-neuvième siècle. Avec l’aide des musulmans Antalaotra, les royaumes de Sakalava et d’autres régions côtières avaient déjà connu des activités commerciales dynamiques avec des commerçants arabes et par la suite portugais, mais jusque-là les Européens n’avaient pas encore envoyé d’expédition de missionnaires, ni montré aucun intérêt à soutenir les Sakalava. En revanche, les Britanniques ont aidé à moderniser la cour royale, qui présentait déjà un degré avancé d’organisation institutionnelle avec des représentants de la cour dans différentes divisions administratives du royaume.53 Les missionnaires et Européens envoyés depuis l’Ile Maurice ont en particulier créé une école pour la famille royale et ses conseillers. Pour la première fois, la langue malgache, telle qu’elle était parlée sur le Haut Plateau, était transcrite en alphabet latin avec l’objectif explicite d’établir une administration basée sur l’écrit.54 Pour les missionnaires, donner l’éducation faisait partie intégrante de leurs stratégies de prosélytisme et s’est avéré être très efficace.

Le grand développement de l’éducation a joué un rôle clé dans la transposition de la stratification sociale et de la division géographique en structures politiques, économiques et culturelles. L’éducation dans le palais royal commença en 1820 et devint obligatoire pour les fils des andriana et pour les quelques familles hova conseillant et travaillant pour l’administration de la cour. Graduellement, de nouvelles écoles ont été ouvertes à Antananarivo, d’abord dans les quartiers où les influents groupes de parenté résidaient. Les esclaves étaient au début exclus de l’éducation, mais dans les années 1870 les autorités Imerina ont alors décrété la scolarité obligatoire pour les garçons et les filles dans la région des hautes terres et du plateau, après la conversion au christianisme de la Reine Ranavalona II et du Premier Ministre hova Rainilaiarivony. La plupart des andriana et des grandes familles d’Imerina ont alors suivi l’exemple de la reine et se sont convertis au protestantisme.

52 Solofo Randrianja, « Du hasina à la confiance en histoire politique de Madagascar, » dans Madagascar revisitée :

en voyage avec Françoise Raison-Jourde, ed. Didier Nativel et Faranirina V. Rajaonah (Paris: Karthala, 2009),

pp.433-462, à 448; et D. T. Rakotondrabe, « Beyond the ethnic group: ethnic groups, nation-state and democracy

in Madagascar, » Transformation 22 (1993), pp. 15-29. 53 Solofo Randrianja, Société et luttes anticoloniales à Madagascar (Paris: Karthala, 2001), p. 85.54 La première forme de texte écrit émergea dans le sud de l’île et était basée sur l’alphabet arabe;

Elle était cependant limitée à l’Ecriture (sainte).

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L’introduction du mot écrit et, d’une manière plus importante, l’accès très restreint à l’éducation secondaire et supérieure (qui exigeaient dans les premières décennies le déplacement en Europe) ont conduit à l’apparition d’une nouvelle ligne de fracture dans le royaume entre la culture orale de la population principalement rurale et la culture écrite de la cour et des privilégiés. Cette division n’était pas simplement une question d’alphabétisation, mais concernait le rôle du mot écrit en tant que source d’identité et forme de réflexion. Les sociétés orales ont une logique de communication et de pensée très différente de celle des « personnes de l’écriture ». En effet, ces deux « mondes » ont des manières très distinctes de vivre et de percevoir l’environnement. Cette division fut renforcée par la colonisation de Madagascar et la prolifération des écoles primaires et secondaires françaises, dans lesquelles les élèves ne parlaient qu’en langue française.55 Jusqu’au milieu des années 70, beaucoup n’avaient pas la chance d’apprendre le malgache à l’école.

Puisque les dirigeants coloniaux ne donnaient leurs ordres qu’en français, les Malgaches ont utilisé l’expression teny baiko (la langue de l’ordre) pour la désigner. Si un Malgache comprenait mal de tels ordres, la punition était la règle plutôt que l’exception. La culture du mot devint ainsi encore plus socialement discriminatoire lorsque le Français est devenu la langue écrite prédominante. Jusqu’à maintenant, la population rurale avait été bien moins touchée par le système scolaire français, et quelques parties continuent à en être exclues, y compris au sein de l’éducation primaire. En termes d’exclusion d’une éducation supérieure et d’une éducation primaire de qualité, les populations rurales et les pauvres urbains sont évidemment affectés. Comme déjà mentionné, le point ici est que l’assimilation de la culture du mot écrit va bien au-delà de l’alphabétisation, et concerne la présence du texte dans la vie quotidienne. Par conséquent, la division oral-écrit a créé la base pour les deux autres lignes de fractures majeures à Madagascar en institutionnalisant un immense désavantage comparatif dans les régions rurales et la périphérie. Depuis, ces lignes de fractures ont été constamment approfondies par les colonisateurs aussi bien que par les gouvernements malgaches successifs.

Avec la colonisation française, les missionnaires catholiques se sont disséminés dans l’ensemble de l’île pour civiliser et discipliner la population indigène. Les missions catholiques ont profité des exclusions sociales des anciens esclaves, libérés sous la pression des Anglais et des grandes sections du mainty. En conséquence, la majorité de chrétiens sur les côtes sont catholiques, alors que les protestants, principalement de l’église de FJKM, représentent avec environ 46% le plus grand groupe à Antananarivo.56 Sans surprise, la prospection missionnaire se concentra d’abord sur les plus grandes communautés urbaines avant de convertir les régions rurales difficilement accessibles. Le modèle de la conversion reflète ainsi la division centre-périphérie de l’administration d’Etat.

Tandis que la stratification sociale dans les divers royaumes et tribus malgaches était basée sur la stratification cellulaire et le culte des ancêtres, ces facteurs perdirent leur importance dans la reproduction des relations de pouvoir pendant l’ère coloniale. Premièrement, les maîtres coloniaux, qui ont néanmoins essayé de se servir du symbolisme de la culture malgache, ne pouvaient pas dériver leur autorité du culte des ancêtres. Deuxièmement, les rois Imerina n’ont pas imposé leur stratification particulière aux territoires conquis, mais ont employé à la

55 Directement dérivé de l’idée « d’assimilationisme » : Patrick Rajoelina, Quarante années de la vie politique de

Madagascar: 1947-1987 (Paris: L’Harmattan, 1988), p. 15.56 Dans la capitale d’Antananarivo, la population chrétienne est divisée comme suit: Protestants FJKM 46%,

l’Eglise catholique (ECAR) 39%, Luthériens (FLM) moins de 4%, Anglicans 1,3%, Adventistes 1,3% et tous les

autres groupes protestants 7%. François Roubaud, « Religion, Identité sociale et transition démocratique à

Tananarive: de fidèles en citoyens », Autrepart 10 (1999), pp. 135-49, à 136.

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place un système de protectorats et de règne indirect. 57 Dû à la petite taille de l’administration coloniale, les colonisateurs français ont dû coopter les structures dirigeantes du royaume d’Imerina et de ses protectorats, qui s’étendaient sur une importante partie de l’île (mais pas toute).58 Une troisième transformation de la stratification sociétale s’est ensuite produite lorsque l’avantage comparatif des groupes sociaux privilégiés fut graduellement consolidé dans le modèle institutionnel et dans les structures économiques de l’administration coloniale.59

Au niveau financier et économique, la France était très peu disposée à investir librement à Madagascar. Gallieni a appliqué le principe colonial britannique que les territoires devaient être autosuffisants. Pour réaliser un retour rapide sur l’investissement, la population devait se développer et se concentrer dans certaines régions, plutôt que d’être dispersée dans toute l’île.60 La mise en valeur de Madagascar a dû être financée par des prêts de la métropole, et l’administration coloniale a ainsi favorisé les programmes d’urbanisation, encourageant la mobilité intérieure.61 Le clivage entre les régions rurales et urbaines a été ainsi réciproquement renforcé par les investissements économiques, institutionnels et éducatifs dans les hautes terres et les régions côtières les plus économiquement utiles.

Les relations de pouvoir de l’Etat malgache moderne ont évolué de cet avantage comparatif structurel et institutionnel des régions urbaines et centrales. Réfléchissant en termes de parallélogramme du pouvoir d’Umberto Eco, l’administrateur français et les élites économiques représentaient la force dominante sur l’île.62 Les élites commerciales malgaches pouvaient s’adapter à cette situation et ainsi en tirer bénéfice. La classe moyenne ou la petite bourgeoisie émergente des côtes (principalement catholiques et pro Français) dépendait de la France pour un avancement social et politique par l’éducation et le militaire.63 En revanche, la classe moyenne émergente, administrative et économique, des hautes terres ne s’est pas sentie suffisamment représentée en dépit de son accès privilégié à l’administration étatique. La population rurale et par la suite les pauvres urbains sont restés totalement désinvestis, mais ils représentent néanmoins une force importante de déstabilisation du pouvoir si et quand les élites ou la classe moyenne parviennent à les mobiliser. En raison de leurs conditions de vie et de travail, ceci peut ne pas être une entreprise si difficile. Comme l’analyse économique du chapitre précédent a démontré, les sources de mécontentement sont tout le temps présentes, avec les conditions de vie se détériorant constamment, et les pauvres pris dans un cercle vicieux de survie et de stratégies pour faire face au quotidien.

En somme, l’émergence historique d’une reproduction géographique, institutionnelle et économique des relations asymétriques de pouvoir a fusionné pour produire trois principales lignes de fractures sociétales qui s’entrecroisent. Le clivage urbain-rural reflète essentiellement une division géographique qui se traduit en déséquilibres institutionnels, économiques et infrastructurels. Le clivage centre-périphérie signifie des lignes de fractures à une variété de niveau différent ; celles-ci peuvent se caractériser par l’accès aux services publics au sens très large (transport, sécurité, éducation, santé, etc.). Ces lignes de fractures se concrétisent en des différences relatives plutôt qu’absolues. Les lignes de fractures

57 Jean-Roland Randriamaro, « Interculturalité et champ politique à Madagascar : un particularisme identitaire au

dénominateur commun confortant l’identité nationale, » Le Cahier de Madagascar 1, 1 (octobre 2003), pp. 15-24, à

17; et Randrianja, Sociétés et Luttes anticoloniales à Madagascar, p. 79.58 Cole, « The Work of memory in Madagascar », p. 611.59 Randrianja, Sociétés et Luttes anticoloniales à Madagascar, p. 45. 60 Solofo Randrianja and Stephen Ellis, Madagascar: a short history (London: Hurst, 2009), p. 162.61 Randrianja, Sociétés et Luttes anticoloniales à Madagascar, p. 45. 62 Voir Umberto Eco, Travels in Hyperreality. Essays (San Diego and New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1986).63 Rajoelina, Quarante années de la vie politique à Madagascar, p. 15.

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urbain-rural et centre-périphérie ne se superposent pas. On peut observer par exemple le clivage centre-périphérie à Hectares 67/Ankasina à Antananarivo, un quartier défavorisé dans lequel plus de 10.000 habitants n’ont presque aucun accès aux soins de santé et à l’éducation, sont victimes d’une situation de criminalité endémique et sont exposés à des conditions sanitaires effroyables. Les lignes de fractures centre-périphérie persistent également dans les villes, comme par exemple entre Antananarivo et Toamasina. Finalement, la ligne de fracture oral-écrit constitue une division culturelle profonde sur laquelle différents mécanismes d’exclusion et de déresponsabilisation sociaux peuvent fonctionner, notamment par le biais du secteur d’éducation et de la représentation politique.

La lutte pour le pouvoir dans l’Etat malgache moderne

Les trois lignes de fractures que l’on vient de présenter trouvent leur expression dans les asymétries sociales qui se développent d’un accès privilégié à l’éducation, et ainsi aux opportunités économiques et professionnelles. La dominance d’une élite provenant principalement des hautes terres et d’une classe moyenne dans l’administration du secteur éducatif est indéniablement un problème central à Madagascar. Cependant, le seul fait d’appartenir aux Merina ne garantit pas nécessairement de meilleures opportunités, mais il agit en tant que protection pour exclure les personnes des côtes. Ce n’est que durant les récentes décennies que le domaine économique est devenu une source importante de pouvoir politique pour le Malgache.

Le plus dangereux écueil de la communauté de développement est d’occulter ces lignes de fractures et de privilégier à la place une lecture des confl its exclusivement axée sur l’apparition intermittente des crises politiques.

L’avancement économique par le biais du secteur privé indigène marginal était et demeure une proposition difficile. Tandis que la corruption a toujours existé, l’approche adoptée par Didier Ratsiraka dans le contexte de la « Malgachisation » des compagnies étrangères a conduit à une dépendance malheureuse du secteur économique vis-à-vis de l’administration étatique. Comme décrit dans le chapitre précédent, la création de l’Office militaire national pour les industries stratégiques (OMNIS) a généré une complicité systémique entre les intérêts des entreprises et de l’état. Le manque d’opportunités d’avancement économique a aidé à établir un système dans lequel l’entrée en politique ou une carrière dans une institution stratégique de l’Etat telle que l’appareil militaire offre le chemin le plus avantageux vers la prospérité.

Valoriser une longue carrière académique comme condition d’entrée dans la direction politique était une facette positive du système colonial français. Cependant, ceci a été par la suite perverti, d’une part par la dépendance naissante de l’avancement économique par la politique, et d’autre part par un manque d’opportunités et d’emploi dans l’économie de traite orientée vers l’export. Ceci explique également pourquoi peu de Malgaches valorisent l’éducation universitaire comme un capital en soi. De plus, la nouvelle vague des étudiants malgaches sortant des universités à la fin des années 60 s’attendait à récolter les mêmes avantages que les principales élites des grandes familles. Le manque de perspectives de beaucoup d’étudiants et de la classe moyenne a

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alors attisé les ressentiments envers les structures néocoloniales de la Première République. A partir de là, la classe moyenne s’est retrouvée dans un incessant bourbier, oscillant entre l’aspiration de l’avancement économique et la menace permanente de se retrouver au chômage, en situation de vulnérabilité et finalement dans la pauvreté. Pourtant, bien qu’elle continue à demeurer très petite, même aujourd’hui, la classe moyenne constitue la principale force motrice pour une bureaucratie et une économie en état de fonctionner. En effet, la grève générale de 1991 a démontré sa capacité à déstabiliser le pouvoir gouvernemental.

Les affrontements et les soulèvements violents à Madagascar n’ont jamais été de caractère révolutionnaire ; tous ont appliqué une stratégie de déstabilisation. Des directions militaires en 1972 et 2009 ont été installées après que le président ait passé le pouvoir. Les militaires eux-mêmes n’ont jamais sérieusement essayé d’organiser un coup. Qui plus est, en dépit des soulèvements réguliers sur la côte, les autorités à Antananarivo n’ont jamais été renversées par la force. Le changement de pouvoir le plus violent est intervenu en 2002 après le premier tour contesté des élections présidentielles.64 Le siège d’un grand périmètre de la province d’Antananarivo était accompagné de l’armement des milices et des réservistes, et comportait les premiers éléments de base d’une guerre civile. Néanmoins, la déstabilisation politique était la stratégie initiale appliquée par Marc Ravalomanana. Suivant le même raisonnement qu’en 1991, une grève était appelée et des affrontements, brefs mais sanglants, entre les manifestants et les forces de sécurité étaient provoqués. La stratégie de déstabilisation pariait sur l’effet des médias et l’habitude des militaires de se replier sur les casernes.

Afin de comprendre la nature sous-jacente d’une crise particulière, l’observation des forces ou groupes sociaux participant initialement aux protestations constitue une étape fondamentale. Dans l’histoire de ce type d’épisodes à Madagascar, il est possible de discerner schématiquement deux modèles distincts :

Le modèle de mobilisation W idéaliste a ses racines dans le milieu universitaire, où une jeunesse instruite a besoin de recevoir l’appui d’une masse plus grande provenant de la classe moyenne, des fonctionnaires, des ouvriers au bas salaire combinés aux pauvres urbains. Ce type de mobilisation s’est avéré très efficace, car les grèves générales restreignent immédiatement la capacité du gouvernement et l’affaiblissent ainsi considérablement. C’est le modèle qui pouvait être observé en 1972 et en 1991. Le modèle de mobilisation W élitaire, en revanche, reflète une lutte fondamentale du pouvoir parmi les factions rivales. Ironiquement, cette stratégie dépend de l’appauvrissement des pauvres ruraux et urbains et des défavorisés. Comme leur situation désespérée ne s’est à peine améliorée au cours des 50 ans depuis l’indépendance, ils constituent un expédient et une source sans cesse présente de déstabilisation politique. Attiser les craintes et les préjugés n’est pas un grand défi, et rassembler une foule de 15.000 coûterait moins de 115.000 (excl. transport).65 La stratégie vise à donner une impulsion en donnant l’impression que c’est un vrai mouvement populaire, espérant de ce fait attirer d’autres participants dans les rues. Avec la provocation ciblée des forces de sécurité, des confrontations mortelles font résolument partie du calcul. Ce type de déstabilisation s’est prétendument produit pendant les événements de 2009, et a été également employé pendant plusieurs agitations en 2010 et en 2004. Selon certaines personnes interviewées, une combinaison des deux stratégies a été appliquée en 2002.

64 Wenche Hauge, Madagascar Past and Present Political Crisis: Resilience of Pro-Peace Structures and Cultural

Characteristics, Rapport aux donateurs (Oslo: International Peace Research Institute (PRIO), June 2005), p. 10.65 Chiffres tirés d’interviews avec des témoins oculaires. Il était estimé que l’argent distribué aux individus se

chiffrait entre 15.000 à 20.000 Ariary par personne.

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Les gouvernements ont historiquement trouvé différentes stratégies pour apaiser le mécontentement. Schématiquement, nous pouvons différencier l’oppression, la dépolitisation, et l’intégration.

L’ W oppression exige de la surveillance musclée et de la répression violente en utilisant des forces de sécurité extrêmement visibles et un important service de renseignements espionnant ses citoyens.La W dépolitisation peut être soit le résultat d’une longue oppression qui entrave tout espace d’articulation, soit la corruption et la cooptation de la société civile et de l’économie. C’est-à-dire, la société civile et les acteurs économiques deviennent tellement liés avec le parti au pouvoir et le gouvernement que toute opposition nuirait à leurs propres intérêts autant que ceux du régime en place. Un bon indicateur d’une situation de dépolitisation est la dominance d’une idéologie économique traditionnelle. Les partis d’opposition s’avèrent habituellement très faibles, car ils n’offrent pratiquement aucune alternative politique ; parfois, ils finissent même par obtenir le support du gouvernement afin de présenter un pluralisme prétendu. Les organisations de société civile confinent à leur tour leur attention aux questions sociales, charitables et environnementales. Des élections sont tenues régulièrement, mais se dégénèrent en des rituels de confirmation du gouvernement en place et de son parti. Plus le processus de dépolitisation est avancé, moins les restrictions aux libertés civiles ont besoin d’être visibles. C’est pourquoi les régimes « hybrides » qui en résultent ont longtemps été une épine dans l’oeil des indicateurs de démocratie. L’ W intégration cherche finalement à augmenter la représentation des diverses forces sociales du pays. Les partis politiques, les organisations de société civile, les groupes de pression et les initiatives des citoyens sont des véhicules importants dans l’articulation d’intérêts et de mécontentement. Cependant, la simple existence d’un grand nombre de telles institutions est un très mauvais indicateur de la vraie intégration de la population. Ce qui importe est la pénétration de ces organisations dans les cellules de la société, leur degré de participation, et la fonction qu’elles accomplissent réellement. L’organisation intégrante ne doit pas suivre le modèle occidental, mais peut s’inspirer des formes locales de consultation et de rassemblement. A Madagascar, le kabary représente une telle forme de consultation qui est inscrite dans la stratification cellulaire de la société.

Dans les trois républiques successives de Madagascar, aucun régime n’est parvenu à suivre avec succès les trois stratégies. Tandis que le premier régime de Ratsiraka essayait une étrange combinaison d’oppression, de corruption et d’intégration, la constitution de 1992 exprimait clairement l’espoir de finalement établir un système multiparti intégratif. Le deuxième régime de Ratsiraka appliquait, intentionnellement ou pas, une approche de dépolitisation. Sous Ravalomanana, la tendance initiale montrait un vrai intérêt pour augmenter la participation et la consultation de la société civile et des organisations confessionnelles. Cependant, comme expliqué ci-dessous, la dépendance des experts et des technocrates, conjointement avec la spécificité de la culture de gestion de la présidence, ne s’est pas avérée être très utile à promouvoir l’intégration, mais a au contraire accéléré le processus de concentration des prérogatives présidentielles. Le gouvernement transitoire actuel (HAT) montre malheureusement des préférences claires pour régulariser sa position à la tête de l’administration d’Etat à l’aide de mesures répressives. Concernant les développements futurs, la communauté internationale devra prêter une attention particulière aux médias et aux structures locales de communication et d’échange d’informations, car celles-ci peuvent promouvoir l’oppression et la dépolitisation aussi bien que l’intégration. Bien que les médias ne constituent pas un facteur causal dans la dynamique de conflits, ils peuvent amplifier les conflits et faire partie du mécanisme reproduisant les relations de pouvoir existantes. Ceci sera examiné dans le prochain chapitre.

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La division entre la classe moyenne et l’élite Malgache, et plus important encore la menace permanente du déclin social et économique à laquelle doit faire face la classe moyenne, est l’une des facettes principales d’exclusion sociale et de déresponsabilisation à Madagascar. Cependant, alors que le facteur de la classe moyenne continue à jouer un rôle, le modèle idéaliste de mobilisation n’a que peu de chance de se reproduire dans un avenir proche. La principale dynamique de violence politique à Madagascar identifiée par ce PCIA réside dans la capacité des coalitions au sein des élites économiques, politiques et militaires – conditionnées par les lignes de fractures sociétales et les moteurs de conflit – de déstabiliser le gouvernement. Le mécontentement chez les populations rurales et urbaines défavorisées est un aspect constant de la société malgache et fournit un grand réservoir pour organiser des troubles sociaux. Bien qu’il soit impossible de prévoir quand la déstabilisation sera assez efficace dans chaque cas pour renverser un gouvernement, la possibilité demeure si les principaux moteurs de conflits ne sont pas abordés.

Luttes d’élite, centralisation et le paradoxe de l’Etat fragile

Comme souligné dans le chapitre précédent, les politiques de libéralisation et de privatisation ont créé les conditions pour un changement dans les structures d’élite. Les descendants des familles royales, par l’importance de leur réputation ancestrale, continuent à constituer une autorité morale dans le sens classique du terme, mais en termes de puissance économique, les intérêts des investisseurs étrangers jouent un rôle déterminant, puisque possédant – ou du moins contrôlant – la grande majorité des avoirs du pays.66 Bien que ces acteurs économiques et communautés spécifiques soient, pour la plupart, établis à Madagascar depuis longtemps (souvent depuis des générations), leur degré de participation à la scène politique du pays en tant qu’acteurs actifs et influents reste incertain. Une analyse de leur position et statut à l’intérieur des lignes de fractures sociétales plus générales représente ainsi une tâche ambitieuse. En tout état de cause, il paraît clair que ces luttes d’élite, couplées à la motivation envers la centralisation et le paradoxe concomitant des Etats fragiles ne constituent pas en eux-mêmes des moteurs de conflit critiques ; au contraire, ils sont des syndromes d’insuffisance indiquant des moteurs de conflit structuraux fondamentaux, notamment le manque de gouvernement local et la déresponsabilisation sociale.

Il est intéressant de noter une double centralisation de la capitalisation et de l’administration à Antananarivo combinée aux structures de marché oligopolistique. Le conflit d’intérêts de ces élites économiques et politiques, peu nombreuses et concentrées géographiquement, constitue ainsi une source potentielle sérieuse de tension et de conflit. Car malgré les ressources abondantes trouvées à Madagascar, les opportunités économiques ne correspondent pas à leur appétit croissant. Une des raisons pour cela est que, malgré une forte orientation du pays vers l’export, beaucoup d’entreprises dépendent aussi du marché local, qui demeure très faible face à une pauvreté écrasante et une petite classe moyenne. Étant donné que la privatisation n’a fait que transférer les monopoles et oligopoles du secteur public au privé, la concurrence de marché est plutôt l’exception que la règle. Dans ce contexte, l’administration étatique reste un partenaire important pour protéger les intérêts commerciaux ou pour évincer d’autres compétiteurs. Du point de vue de conflits, le vrai problème à Madagascar n’est pas la corruption quotidienne des différents fonctionnaires mais le grand conflit d’intérêts entre l’administration, les forces de sécurité et les projets de capitaux à grande échelle, dont une grande partie semblerait contribuer à l’accroissement du secteur informel de Madagascar. Etant donné que les enjeux économiques et politiques sont

66 Voir Chapitre 2 ci-dessus.

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très concentrés dans les régions urbaines, l’administration entre dans une compétition virtuelle et anticipée avec les structures régionales et communales. La décentralisation tant parlée ne réduirait donc pas le contrôle de l’Etat mais plutôt l’influence des acteurs profitant de la course tenace vers l’accaparement des ressources de Madagascar.

Le paradoxe de la centralisation politique, administrative et du capital est qu’avec chaque série d’actions pour déplacer les capacités administratives et les prérogatives au centre (c’est-à-dire à Antananarivo et aux autres principaux centres urbains), la capacité de l’Etat en tant que « régime politique » s’affaiblit encore. Toutes les tentatives de décentralisation ont été accompagnées de création de structures administratives additionnelles dans la capitale et dans les centres régionaux afin de contrôler et organiser cette décentralisation. Ainsi, Marc Ravalomanana, par exemple, a nommé un Ministre de la Décentralisation dans son cabinet. Mais, en réalité, l’écart entre les communautés locales et les structures administratives centrales de décentralisation n’a fait que grandir, et la capacité du régime pour modeler et renforcer le tissu social et pour amorcer le progrès a été encore plus réduit.

Les seules personnes qui sont élues ou désignées par les communautés locales elles-mêmes sont les maires et les chefs de fokontany, dont les moyens sont cependant très limités et pour lesquels aucun forum n’existe qui leur offrirait l’espace pour s’exprimer.67 Les villages et les « communes » restent privés de leur capacité de s’autogouverner et de prendre les décisions les plus importantes pour leur propre développement. La présence de chefs de district et de régions nommés et contrôlés au niveau central aggrave les tensions entre les représentants locaux élus ayant des prérogatives relativement limitées et les fonctionnaires nommés par le central qui sont placés dans une position où ils entravent en fait le travail et l’autogestion du budget des représentants locaux. Etant donné le clivage culturel entre une population en grande partie « orale » et un système administratif « étranger » basé sur l’écrit, l’autorité centrale est perçue avec crainte et réserve. La coopération échoue en grande partie et l’exclusion de la population rurale locale est ainsi encore renforcée. De même, la lourde bureaucratisation à laquelle les maires et les chefs de fokontany sont confrontés met la plupart d’entre eux dans une position d’infériorité. Les entités central possèdent le personnel administratif et les capacités pour rendre les maires dépendants d’eux. Aujourd’hui, la capacité des structures locales pour travailler en faveur de leur circonscription électorale et de répondre à leurs besoins spécifiques en sécurité, santé, éducation et infrastructure dépend largement de la personnalité et de la motivation individuel du chef de fokontany et du maire.

Comme actuellement débattu par les acteurs de développement internationaux, le défi de l’« Etat fragile » ne se situe pas dans l’existence d’un gouvernement centralisé en tant que tel, mais dans le manque d’autonomie locale qui souvent l’accompagne. Les structures extrêmement faibles du gouvernement local à Madagascar aujourd’hui entament également la capacité du régime dans son ensemble. Cependant, d’une perspective de conflit, le problème réel demeure l’absence de conseils villageois et locaux qui soutiendraient le chef du fokontany et le maire. L’autonomie joue un rôle crucial dans la consolidation des structures pour la médiation et la transformation des conflits dans la société. Le but devrait être de fournir un espace actif pour la délibération et une action commune à travers la création d’expériences partagées et de confiance. La structure de décentralisation centrale cherche en revanche à gérer et réguler des personnes afin d’atteindre certains indicateurs abstraits, mais n’encourage pas réellement l’auto-organisation.

67 En 2007, cependant, le décret de 2004 était encore modifié. Aujourd’hui, les membres du Fokonolonata, réunis en

Assemblée Générale, vote pour cinq noms. Le « Chef de District » choisit le chef de fokontany parmi eux. Voir surtout

les articles 4, 5 and 9 du « Décret 2007-151 modifiant certaines dispositions du Décret 2004-299 du 03 mars 2004, fixant

l’organisation, le fonctionnement et les attributions du Fokontany », disponible à http://www.mprdat.gov.mg/fkt.html.

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La lutte des élites et la centralisation concomitante du capital et de l’administration d’Etat sont des syndromes de l’absence de forces qui les contrebalancent dans le système. La faiblesse de la branche législative provient du détachement total des parlementaires de leurs constitutions électorales locales, ces dernières n’étant pas en mesure de les tenir responsables en raison d’un manque d’organisation politique au niveau local. En fait, tout le choix et le processus d’élection des candidats électoraux demeurent excessivement faussés et sans espace réel de délibération. Aussi longtemps que les communautés locales – principalement du monde rural mais également de la périphérie – ne peuvent participer efficacement à la vie communautaire dû aux obstacles de base tels qu’un manque d’infrastructures de transport et d’électricité, les formes locales d’organisation politique ne peuvent se développer. Il faut donc clairement comprendre que les moteurs de conflits ne sont pas les luttes d’élites visibles et le phénomène de centralisation, mais le manque (moins apparent) de structures locales de gouvernance et les mécanismes d’exclusion sociale. En tenant compte du parallélogramme des forces, les relations de pouvoir ne sont pas le résultat de la force des élites, des institutions d’Etat, et des militaires, mais proviennent plutôt du manque de résistance. Mais dans les circonstances actuelles, et sans résistance efficace, les conflits continueront à se manifester essentiellement et superficiellement comme des confrontations entre les élites elles-mêmes. Comme expliqué ci-dessous, Marc Ravalomanana a pu être perçu comme une figure sortant de nulle part, qui a défié les élites traditionnelles et a avancé un ordre du jour de changement, mais il était inévitablement un participant actif aux luttes d’élites. Sa chute et la crise de 2009 résultent du fait que ses intérêts commerciaux interféraient avec ceux d’autres élites économiques et militaires.

Les produits de base et les services tombant sous les prérogatives classiques des institutions étatiques sont souvent fournis par des prestataires alternatifs. Cependant, des produits et services fonctionnellement équivalents tendent à être hyper localisés et ne démontrent qu’une efficacité limitée. En général, les initiatives externes pour établir ou renforcer des structures promouvant la paix devraient coopérer avec les actuels acteurs du changement. Malheureusement, nous n’avons pu identifier aucun acteur local, ni de structures de changement prometteurs à Madagascar. Développer des structures durables de paix exige ainsi des processus à long terme qui travaillent vers une érosion graduelle des relations de pouvoir en vigueur.

Concentration présidentielle

La pièce finale dans le puzzle de la dynamique politique de Madagascar se manifeste dans l’évolution de la constitution de la Troisième République. La constitution de 1992 représente une tentative audacieuse de remplacer la concentration du pouvoir au niveau de l’Etat central et la présidence par l’établissement d’une plus grande représentation pluraliste et en donnant aux parties politiques un rôle plus important. La libéralisation politique suivant la Guerre Froide et la nouvelle vague de démocratisation en Europe de l’Est, Amérique latine et Afrique apportait un nouvel espoir dans la transformation fondamentale du régime politique malgache.

Avec l’approbation du référendum d’août 1992, une nouvelle constitution créait les institutions novatrices de la Troisième République. La nouvelle constitution, prévoyant un régime parlementaire, était conçue pour réduire la concentration du pouvoir au niveau de la présidence.68 La nouvelle configuration confinait le Président à un rôle plutôt représentatif de chef d’Etat et soulignait le rôle du Président comme détenteur de l’autorité

68 Rajoelina et Ellis, Madagascar: a short history, p. 202.

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morale en se référant au principe du ray amandreny de l’Article 44. En tant que tel, le Président devait assurer le respect de la constitution comme un symbole clair d’un changement vers un état de droit. La constitution privilégiait le Parlement comme un corps représentant la volonté du peuple. Le nouveau système était destiné à augmenter l’importance des partis politiques et à garantir une plus grande participation. La suprématie du Président était ainsi considérablement diminuée, devant rendre compte à la branche législative. Ceci était reflété dans les pouvoirs de destitution de l’Assemblée Nationale. Le chef du gouvernement dériverait son mandat du Parlement, car le Président nommerait le Premier Ministre seulement après que celui-ci ait été élu par l’Assemblée Nationale. Les dispositions de ce système constitutionnel étaient appliquées en 1993 où, avec l’approbation de l’Assemblée, Albert Zafy, le président élu, désignait Francisque Ravony comme Premier Ministre. La présidence, selon la nouvelle constitution, fonctionnerait principalement comme un organisme de surveillance, alors que le Premier Ministre et son cabinet détermineraient la politique.

La constitution de 1992 était le résultat d’une réflexion lucide ayant identifié un des principaux problèmes de la politique malgache comme étant la concentration et la personnalisation du pouvoir, aggravée par le degré élevé de centralisation.69 Le bicamérisme était censé augmenter la représentation des régions, permettant aux députés d’exprimer et de défendre les intérêts de leurs électorats. Les républiques précédentes avaient en revanche inversé la logique de la représentation démocratique. Le parti dominant d’AREMA a été créé après la nomination de Ratsiraka comme président, et a servi comme outil de recrutement de partisans pour implanter le pouvoir personnel de Didier Ratsiraka dans les provinces et les communes. De cette façon, l’autorité de la présidence était personnalisée : ce n’était pas l’institution de la présidence qui bénéficiait de l’autorité et du respect.70 Le parti AREMA n’était pas une organisation organique rassemblant les différents intérêts et opinions de ses membres et présentant un espace de délibération et d’élaboration de programmes.

Il est regrettable que le chemin de l’indépendance à la Troisième République n’ait pas produit une telle organisation organique du parti, une qui aurait reflété un pluralisme d’idées et de régions au sein du parti et aurait également fait d’elle une courroie de transmission entre l’Etat et la société ainsi qu’une ressource pour la vision politique. Le paysage des partis politiques à Madagascar, avec l’augmentation subite de petits partis fortement personnalisés,71 reflète la distance entre l’Etat et la population ainsi que l’exclusion et la déresponsabilisation concomitantes de grandes parties de la société. En fait, il manque aux partis politiques à Madagascar tout signe d’une base démocratique. Les conditions pour la consolidation d’un système parlementaire multipartis n’étaient ainsi pas favorables. Selon le système de partis d’un pays, la « maturité » politique est soit basée sur un processus d’engagement actif au moyen des structures du parti ou sur une base plus individuelle à l’aide de la fonction publique au niveau communal. Quand la Troisième République a été proclamée, la relation entre les parlementaires et leurs constitutions électorales n’était pas le résultat d’une ascendance des échelons politiques au moyen de leurs capacités et des mérites d’une brillante fonction publique, du travail de parti, ou de tous les deux. Les structures politiques efficaces de la Deuxième République ont gêné de telles activités ou du moins ne les ont pas rendues très attrayantes. Indéniablement, la construction d’un système parlementaire avec un Président directement élu était fortement problématique, mais des partis politiques plus organiques auraient pu compenser ce facteur.

69 Charles Cadoux, « La constitution de la troisième république malgache », Politique africaine 52 (décembre 1993), p. 59.70 Vivier, Madagascar sous Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001, p. 21.71 Une liste officielle des partis n’existe pas. Nos sources suggèrent qu’il y a plus de 180 partis politiques actuellement.

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Tristement, les structures mêmes que la Troisième République voulait transformer ont fonctionné contre le système parlementaire. Les parlementaires n’avaient pas vécu une socialisation politique adéquate. D’ailleurs, ni les élites politiques ni la population malgache n’auraient eu la patience de laisser le nouveau système s’établir. Moins de deux ans après, en 1995, la nouvelle constitution était déjà fortement contestée. En raison des querelles constantes entre les parlementaires, les partis de coalition des « Forces vives », le Premier Ministre, et le Président, le pays ne pouvait pas présenter un agenda cohérent.72 Les tensions concomitantes se sont étendues à la branche exécutive, et ont été reflétées dans la compétition féroce entre le Premier Ministre et le Président. La lutte politique est provenue de la divergence croissante de la coalition, autrefois unie, Hery Velona, qui avait été le fer de lance du renversement du régime de Didier Ratsiraka.

Les partis fortement personnalisés qui constituaient la coalition se sont avéré être dysfonctionnels et manquant d’expérience pour enclencher des débats et des compromis. Les intérêts et les aspirations personnelles divergents ont exacerbé le discours politique, et la coalition se divisa en mouvements séparés, se tournant vers des stratégies de dénigrements. Ces divisions ont accablé le niveau exécutif, avec la majorité du Parlement soutenant Ravony et s’opposant à Zafy. Le gouvernement était paralysé, incapable de développer et de réaliser les réformes économiques et sociales dont Madagascar avait fortement besoin. La regrettable escroquerie liée à la recherche de financement parallèle, qui a eu pour résultat la suspension des programmes de la Banque mondiale et du FMI à Madagascar en 1994, désenchanta l’opinion publique et accéléra la pression sur le gouvernement pour trouver une solution à la lutte des pouvoirs.73

Un compromis fut atteint entre Ravony et Zafy, mais il n’a pas mené à une fin immédiate de la lutte politique. En échange de la composition préférée du nouveau gouvernement par Ravony, Zafy organisait un référendum en 1995 dans le but d’augmenter le pouvoir du Président. À sa satisfaction, les résultats du référendum étaient favorables, et permettaient au Président de la République, plutôt qu’à l’Assemblée Nationale, de nommer et de révoquer le Premier Ministre. C’était le premier pas vers une transformation progressive de la Troisième République d’un système largement représentatif à une concentration totale du pouvoir présidentiel qui atteignit son apogée avec le référendum de 2007.74 Cette tendance a progressivement augmenté la concentration du pouvoir dans les mains de l’exécutif, notamment le Président. C’était encore plus évident après la destitution de Zafy par l’Assemblée Nationale, suivi de l’élection de Didier Ratsiraka et son retour au pouvoir.

La représentation politique par les partis politiques était encore plus compromise par l’augmentation exponentielle du nombre de partis et la fragmentation des factions autour d’une variété de figures d’élites politico-économiques. Avec l’élection de Ratsiraka, les mécanismes d’un système d’allégeance dans lequel on « achetait » des partisans dans les régions sont revenus en force. Un autre référendum en 1998 représenta la prochaine étape pour regrouper les prérogatives d’Etat dans les mains du Président.75 Les changements qui en ont résulté ont de nouveau décalé l’équilibre du pouvoir du Parlement à la branche exécutive. Les obstacles pour dissoudre le Parlement étaient réduits et toutes les restrictions efficaces de la nomination présidentielle du Premier Ministre étaient enlevées. Sous la couverture de la décentralisation, le référendum prévoyait plus d’autonomie pour les

72 Rajoelina et Ellis, Madagascar: a short history, p. 204.73 Ibid.74 Richard R. Marcus et Andrien Ratsimbaharison, “Political Parties in Madagascar: Neopatrimonial Tools or

Democratic Instruments?,” Party Politics 11, 4 (2005), pp. 495-512, à 503.75 Ibid., p. 504.

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provinces avec des gouverneurs directement élus et des revenus indépendants au moyen de la perception d’impôts. Cependant, il a été précisé que les provinces étaient la base du pouvoir de Ratsiraka, et le changement augmentait ainsi considérablement son contrôle sur les gouverneurs et le législatif – les gouverneurs n’étaient pas élus, mais nommés par le Président pour « une période de transition ».76

Comme on le sait, une difficile lutte de pouvoir après des élections, marquées par des irrégularités, projeta Ravalomanana à la présidence en 2002. En effet, les événements de cette année ont amené le pays au bord d’une guerre civile. L’ascension et le succès électoral au niveau national de Ravalomanana, un Merina appartenant au groupe social d’andriana,77 soulignent de plus le peu d’utilité du discours commun sur les divisions ethniques. En fait, son succès électoral dans les régions côtières a démontré l’ardeur de la population pour un changement fondamental de la politique à Madagascar, même s’il ne faut pas sous-estimer l’importance de ses ressources financières pour mener une campagne électorale de style américain. L’arrivée de Marc Ravalomanana devrait être fondamentalement vue comme un indicateur fort des changements dans les structures d’élites du pays. Car, dans bien des cas, Ravalomanana a représenté l’antithèse de la classe politique malgache. Ses avancées économiques et professionnelles n’ont pas été basées sur un cheminement universitaire ou militaire, mais sur sa promotion dans l’élite économique libérale et entrepreneuriale de Madagascar. L’histoire généralement entendue que Ravalomanana est soudainement apparu hors de nulle part, avec son élection comme maire d’Antananarivo, occlut sa biographie.78

Ravalomanana est l’un des rares entrepreneurs malgaches à être parvenus à profiter de la libéralisation et de la privatisation des années 80. Jusqu’à son élection, il avait adopté la même stratégie que d’autres membres de l’élite économiquement active, qui préfèrent maintenir un profil bas et influencer la politique de par derrière les scènes. Sous Ratsiraka aussi bien que sous Zafy, Ravalomanana a profité du traitement préférentiel. Ce n’est que lorsqu’il est apparu au-devant de l’arène politique que les semblables de Ratsiraka l’ont perçu comme une menace à leur pouvoir.79 Néanmoins, le manque d’informations tangibles sur son parcours professionnel et sa biographie soulignent une fois de plus l’importance des mythes dans le discours et la conscience historiques à Madagascar, un aspect qui demeure sérieusement sous-documenté.

Comme tous les dirigeants malgaches, Ravalomanana créa, dès son ascension au pouvoir, son propre parti politique, le TIM, qu’il qualifia initialement comme un mouvement jusqu’à ce qu’il se présente à la présidence.80 Les élections législatives de 2002 ont conduit à une victoire considérable du TIM, avec 103 sièges sur 160, et ce en dépit de la superficialité de son message et de son programme politique (policy package). Le parti de TIM poursuivit en gagnant une majorité encore plus grande (105 sièges sur 127) aux élections de 2006. La tendance de présidentialisation du régime était fermement maintenue, comme démontrée par les chiffres liés au travail et aux voix parlementaires dans des initiatives législatives. En effet, l’Assemblée nationale devint de plus en plus inactive au cours des mandats de Ravalomanana. De 2003 à 2006, contre 218 propositions de loi et 316 amendements soumis

76 Ibid., p. 503.77 Le statut de Ravalomanana dans la hiérarchie des Merina est documenté par Vivier, Madagascar sous

Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001, p. 14. A l’origine, la famille de Ravalomanana est andriana.

Mais des doutes subsistent sur si sa famille a pu réellement prendre soin de ses tombes familiales, comme

l’exige la tradition pour pouvoir garder son statut de noble.78 Ibid., p. 13.79 Ibid., pp. 25-27.80 Ibid., p. 20.

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par la branche exécutive, le législatif n’avança que 8 propositions de loi et 37 amendements.81 En outre, la tendance vers la présidentialisation peut être vue dans le référendum de 2007. Il fut demandé à la population de voter et d’adopter plusieurs nouvelles mesures : (1) le pouvoir du Président d’amender des lois pendant un état d’urgence sans approbation parlementaire ; (2) la redéfinition des divisions administratives du pays en remplaçant les six provinces autonomes par 22 régions à l’intérieur des provinces ; 82 (3) l’adoption de l’anglais comme troisième langue officielle, en plus du français et du malgache ; et (4) le retrait du terme « Etat séculaire » de la constitution. Avec le succès de ce référendum, le Parlement fut rendu encore plus inactif, sans aucune proposition de loi ou même d’amendements venant du législatif durant la période 2007-2009.

La concentration du pouvoir présidentiel a également eu lieu avec des moyens autres que le développement constitutionnel de prérogatives. Paradoxalement, les efforts pour améliorer la gouvernance de la présidence, renforcés par le complexe de développement, n’ont pas élargi la participation, ni amélioré l’équilibre des forces. Deux courtes déclarations lors d’une entrevue en novembre 2003 soulignent la vision de Ravalomanana sur la gouvernance ; sa première notait : « Diriger un État, c’est comme gérer une grande entreprise ». Quelques questions plus tard, le journaliste demanda : « Vous avez récemment déclaré que vous n’attendriez pas l’aval du Parlement pour mener à bien les réformes…», ce à quoi Ravalomanana répondit : « J’ai simplement voulu dire qu’en attendant l’aval du Parlement il n’était pas question de rester les bras croisés. ».83

Vu sous cette perspective, le gouvernement est une question de gestion : il exige de l’expertise, des bons techniciens, et beaucoup d’investissements dans la communication et les relations publiques. En conséquence, l’efficience devient le facteur crucial par lequel des décisions de gestion sont prises. Ravalomana prit même la décision d’incorporer un certain nombre de son personnel de direction de Tiko dans son gouvernement. Son parti, TIM, créé juste après sa décision de participer aux élections, avait son siège dans une des succursales de sa chaîne de supermarchés, Magro – qui, étant donné la nature « self-service » de tels établissements, est en soi fortement symbolique.84 Le président créait aussi une très forte équipe d’experts et de techniciens, y compris des Malgaches d’universités prestigieuses et d’un certain nombre de conseillers étrangers. Avec cette équipe hautement professionnelle, la présidence s’est développée non seulement en nombres, mais également en compétences. Des noms éminents tels que Jeffrey Sachs ou Joseph Stiglitz ont été régulièrement invités pour former les ministres ;85 en effet, ces ministres ont souvent été nommés pour leur expertise technique et non en tant que figures et dirigeants politiques. En fait, à un stade ultérieur du mandat de Ravalomanana, des postes de ministres ont été publiés, et le processus de sélection comportait des entrevues et des évaluations. Le poste d’un ministre a été ainsi réduit à celui d’un employé de la direction, dépolitisant de ce fait la fonction et ainsi la politique en général.

81 Chiffres fournis par le Secrétariat Général de l’Assemblée Nationale, Antananarivo.82 Quelques points ont clairement renforcé le parti présidentiel et l’habilité du Président à manœuvrer pour

accroître son pouvoir: SeFaFi a fait ressortir comment les listes simples étaient nombreuses pour ces élections

régionales et comment ceci montra la prédominance du TIM au pouvoir , SeFaFi – Observatoire de la vie

publique. « Elections régionales, entre flou et incertitude, » Communiqués 2008: A qui appartient l’Etat ?

(Antananarivo, 2008), p. 20.83 Interviewé dans Jean Domin, « J’entends gérer mon pays comme une entreprise, » Jeune Afrique (21 novembre 2003).84 Vivier, Madagascar sous Ravalomanana: la vie politique malgache depuis 2001, p. 21.85 Les Ministres devaient assister aux sessions de formation tôt le matin avant de travailler. Certains étaient

également envoyés à l’étranger – au Canada, par exemple – pour suivre des cours de formation de deux semaines.

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En somme, les asymétries entre la capacité de la présidence et le gouvernement se sont développées régulièrement. Comme un de nos interlocuteurs l’a si bien expliqué, un certain processus cyclique émerge en appliquant une telle approche des projets : d’abord vous avez une administration faible incapable de fournir des services et de produire du revenu ; les donateurs et la présidence veulent renforcer l’administration et emploient ainsi les meilleures personnes en-dehors du ministère ; en conséquence, toutes les meilleures personnes travaillent dans le bureau du Président et il n’y a aucun homologue compétent dans les ministères. De plus, ceux à la présidence sont bien mieux payés ; ceux restés au ministère sont ainsi pleins de ressentiments et démotivés ; leur attitude bloque alors activement le travail des autres. Pour pousser en avant une politique particulière, on évite ainsi le ministère autant que possible afin d’atteindre des résultats plus rapidement. Cette explication accentue ce qui se produit sous une présidence qui est dirigée comme une entreprise. Bien que quelques ministères aient bien accompli leur travail et aient pu intégrer le rythme et la capacité de la présidence, la plupart n’ont pas pu. De même, l’administration de l’Assemblée Nationale est demeurée insuffisamment financée avec un petit personnel très mal payé qui ne pouvait pas suivre la présidence. En somme, plus la présidence investissait pour améliorer ses compétences et développer le MAP, la « politique générale de l’Etat », et divers autres projets de réformes, plus il affaiblissait les autres institutions du gouvernement.

Cette dynamique a constitué un moteur important d’une concentration accélérée du pouvoir durant la dernière décennie. Elle a également mené à une immense accumulation du « savoir » auprès de la présidence, augmentant la tentation de développer des réformes en petit cercle et réduisant la délibération, le débat parlementaire ou d’autres mesures participatives à un rituel d’ « acclamation ». Dans un pays tel que Madagascar, dans lequel un écart significatif demeure entre « la mentalité orale » de sa population et « du mot écrit » imposé par le système politique moderne, les modes opératoires « standard » de l’occident peuvent amener à une certaine confusion ainsi qu’à une instrumentalisation du système par ceux « in the know ». Par exemple, la notion qu’une proposition de projet de réforme, bien qu’écrit sur papier, ne soit qu’une feuille de travail pour commencer des discussions, et non un décret ratifié, est un problème que nous avons identifié. Souvent, des avant-projets écrits par des consultants ou des groupes d’experts de la présidence étaient perçus et annoncés comme des « produits finis », excluant de ce fait d’autres institutions du processus décisionnel. La même situation a eu lieu dans des ministères performants, où des projets étaient fondés sur l’expertise et non sur des discussions et la participation. En conséquence, il manquait aux documents « présentés » l’appropriation par le gouvernement, car tous ceux exclus de leur production ne s’identifiaient pas à ces projets. De plus, ils n’étaient pas basés sur des communications précédentes que ce soit au sein du gouvernement et de la bureaucratie, ou auprès du plus grand public à travers les médias. Des politiques d’ébauche et des propositions de réforme n’étant pas « testées » auprès de la masse, se retrouvent ainsi perçues comme étant imposées d’en haut. Ceci augmente la résistance au changement, qui incite à son tour à moins de délibération de la part de ceux au pouvoir afin de les faire passer. Ce cercle vicieux mène finalement à une participation et un soutien diminués, et à des luttes enracinées dans le milieu politique.

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Conclusions

Tout en donnant l’impression externe et structurelle de constituer un Etat bureaucratique moderne, la dynamique du pouvoir et de l’autorité à Madagascar ne peut être comprise sans essayer de venir à terme avec un certain nombre de traits culturels de base au sujet des structures des relations de pouvoir à Madagascar. En portant attention, deux éléments de base peuvent être discernés: les sources d’autorité basées sur la stratification cellulaire de la société malgache exprimée le plus visiblement à travers le concept du ray amandreny, et la centralité d’une culture orale de communication.

Ces deux facteurs aident à expliquer un certain nombre d’observations. D’abord, ils permettent de comprendre la personnalisation extrême de l’autorité et du pouvoir à la place de l’institution que la personne représente. En second lieu, ils expliquent l’absence de mouvements de masse, même face à un appauvrissement grave : se révolter contre les dirigeants n’est pas une caractéristique de la mentalité malgache. Troisièmement, ils expliquent la scission entre l’approche technocratique de Marc Ravalomanana et de la communauté internationale, et une élite politique ainsi qu’une fonction publique non accoutumée aux indicateurs, aux repères et aux indices de succès.

L’attitude culturelle du Malgache est souvent décrite comme fataliste, pourtant l’acceptation des structures d’autorité n’est pas un signe de reddition, mais provient des normes et des obligations sociales fortes. Les espoirs pour le changement ne sont pas utopiques, mais ils ne se reposent pas non plus sur une force sociale ou groupe spécifiques. Le changement sociétal ne se produit pas du jour au lendemain ; il a besoin de temps, de patience et de force pour faire face aux revers. Pour que le changement se produise, les lignes de fractures et les moteurs identifiés dans ces chapitres doivent être confrontés. Un changement dans les relations de pouvoir émergera seulement si les conditions pour une vie communale active peuvent être créées. La culture orale est une opportunité pour les Malgaches de délibérer et de s’exprimer, mais les infrastructures communales locales sont si pauvres que les services publics, même s’ils ont été créés, demeurent hors de portée pour la plupart. Le coût d’opportunité pour recueillir l’information et exprimer le mécontentement est extrêmement élevé pour une population luttant pour se débrouiller et survivre.

Les lignes de fractures entre l’urbain et le rural d’une part, le centre et la périphérie d’autre part, résultent des structures institutionnelles et économiques développées historiquement et décrites en détail dans ce chapitre. Elles contribuent à maintenir les désavantages concurrentiels et à entraver activement le développement du potentiel somatique et cognitif de grandes parties de la population. Elles fournissent également les conditions permettant l’exclusion sociale permanente et la déresponsabilisation de la population. Les luttes d’élites, l’accumulation de capital et le pouvoir politique au centre, et le phénomène de présidentialisation depuis la création de la Troisième République sont tous des syndromes de déficiences spécifiquement malgaches résultant de l’exclusion sociale et de la stratification cellulaire à Madagascar.

En dépit de tout le romantisme pour les cultures traditionnelles, les changements dans les relations de pouvoir seront accompagnés de la transformation d’une culture orale à une culture écrite. Pourtant les changements culturels sont, par définition, progressifs et lents. Ils exigent un large accès à une éducation de qualité pour les enfants, et une interaction politique quotidienne au sein des communautés locales avec l’appui des médias et des structures de communication (par exemple les espaces publics, les marchés de village, etc.). Nous ne partageons pas l’avis que la « civilité » s’apprend principalement en classe. L’apprentissage et les changements comportementaux sont basés sur des expériences vécues. Sans investissements dans l’infrastructure des communautés locales, l’occasion de vivre de telles expériences n’aura pas lieu.

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Dans le vocabulaire de la communauté internationale des donateurs et des acteurs de développement, Madagascar peut en effet être classé comme Etat fragile parce que sa population et ses élites ne s’identifient pas avec les institutions étatiques. Il peut y avoir une assemblée nationale et un cabinet, mais la source de pouvoir et d’autorité à Madagascar continue à se trouver ailleurs. Ce PCIA ne cherche pas à faire des prévisions, mais à la lumière des relations de pouvoir à Madagascar et de la faiblesse actuelle de la classe moyenne, il n’est pas improbable de supposer que l’élite Malgache deviendra plus virulente dans sa tentative de maintenir ou d’étendre son influence et de prendre le contrôle de l’économie. La désillusion perpétuelle des populations vivant à la périphérie (y compris les pauvres urbains) fournit suffisamment de ressources humaines pour déstabiliser la HAT ou n’importe quel autre futur gouvernement. De plus, la nature disparate et la situation fragile du secteur de la sécurité – décrite dans le Chapitre 5 – pourraient inciter les élites économiques ou militaires à compter de plus en plus sur des milices pour sécuriser leurs intérêts et pour assurer leur propre sécurité. Il se peut que Madagascar soit arrivé à un seuil dangereux où tout tout peut basculer.

Plus l’impasse politique persiste, plus élevé sera le risque pour qu’un scénario beaucoup plus négatif devienne réalité.

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4. Les médias en tant que « quatrième pouvoir » du système politique

Selon les normes démocratiques, les médias de masse sont en général chargés d’organiser la sphère publique et le débat public qui s’y développe. Il faut refléter les points de vue d’une grande variété d’individus, de groupes et d’institutions, fournir des informations à l’électorat au sujet d’événements significatifs liés au pays et à sa population, en y ajoutant l’historique, le contexte et la signification de ces nouvelles. De cette façon, les médias représentent l’interface entre le public et le gouvernement, l’administration, les politiciens, les parlementaires, les partis politiques, le secteur économique et la société civile.

En période de crises politiques, le rôle des médias est encore plus accentué. Dans de telles circonstances, les médias doivent adresser les questions sensibles liées au conflit, ses causes et ses conséquences. Donner l’information devient une obligation essentielle pour un débat public sur les manières de prévenir une aggravation de la crise et un recours à la violence. En effet, le rôle des médias devient particulièrement pertinent quand les parlementaires, les partis politiques et d’autres intermédiaires entre le gouvernement et l’électorat sont faibles ou compromis. C’est indiscutablement le cas à Madagascar aujourd’hui. Quand ces intermédiaires ne sont pas en mesure d’informer, d’instruire le public et de soulever les préoccupations sur la scène publique, les médias doivent remplir cet espace.

Les médias malgaches peuvent-ils être à la hauteur de ces attentes ? Fonctionnent-ils dans un environnement légal et économique qui favorise ce rôle? Les journalistes et les médias possèdent-ils les capacités et les ressources pour correspondre à ces attentes ? Ce chapitre analyse les caractéristiques de ces facteurs qui influencent la performance du secteur malgache des médias. Il commence par une évaluation du contenu des médias, donnée par des experts en médias et leur audience. Le principal problème semble être la qualité du contenu, jugée pauvre. Le chapitre traite ensuite des possibles explications pour ces points faibles et décrit systématiquement la situation concernant les journalistes, les organismes de médias, les instituts de formation et les associations de médias, les facteurs économiques des médias, et la situation légale. L’analyse démontrera que presque tous les éléments du secteur des médias présentent des faiblesses devant être traitées dans toute tentative d’amélioration de la performance du secteur afin d’atténuer plutôt que d’aggraver son impact à long terme sur les moteurs de conflit. Le chapitre conclut avec certaines remarques sur la façon dont ces points faibles pourraient être traités.

Cette analyse est basée sur un outil de recherches développé par Christoph Spurk pour l’Agence Suisse pour le Développement et la Coopération (DDC) afin d’analyser les paysages médiatiques d’une façon structurée et logique. L’analyse a été renseignée par une variété de documents déjà existants,86 et par des rapports écrits spécifiquement pour le PCIA par des universitaires malgaches professionnels des médias. Ces derniers ont compilé des

86 En particulier Friedrich-Ebert-Stiftung, African Media Barometer Madagascar 2008 (AMB Madagascar), 2008,

(http://fesmedia.org/african-media-barometer-amb/);

IREX, Media Sustainability Index (MSI) 2007 Madagascar, 2007, (http://www.irex.org/programs/MSI_

Africa/20067/2007/MSI07_madagascar.pdf);

IREX, Media Sustainability Index (MSI) 2008 Madagascar, 2008, (http://www.irex.org/programs/MSI_

Africa/2008/madagascar.asp).; et les résultats de taux d’audience pour 2007 générés par les consultants ATW.

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informations et analyses publiques sur la situation des médias et leur environnement légal, et ont présenté des évaluations sur le contenu des médias, leur professionnalisme et autres questions liées à ce secteur. Entre les mois de Mars et Mai 2010, l’analyse a été appuyée par une série d’entrevues avec des représentants des médias, des experts et des politiciens, et au moyen de groupes de discussion composés d’utilisateurs ordinaires des médias.

Les habitudes de l’audience et une évaluation du contenu des médias

Comme dans beaucoup de pays africains, la radio est le moyen le plus efficace pour atteindre la population. Selon les sources mentionnées ci-dessus, plus de trois quarts des ménages à Madagascar écoutent la radio, tandis que moins d’un tiers ont accès à une télévision, cette dernière étant de plus principalement confinée aux régions urbaines. Les journaux ne sont consommés que par environ un quart des ménages, ce chiffre étant encore plus bas dans les régions rurales. En effet, les journaux tendent à être trop chers pour les gens ordinaires, et beaucoup ne jettent qu’un coup d’oeil aux titres de la première page affichée dans les kiosques. Seuls les employés des bureaux ont un accès régulier aux journaux, certains ayant accès à plus d’un.

Il y a un schéma clair dans l’utilisation des médias. La radio est principalement écoutée le matin, jusqu’aux alentours de midi. Les auditeurs prêtent attention aux principales nouvelles de la mi-journée sur la Radio nationale Malagasy (RNM) et d’autres stations, car la radio est facilement disponible, par exemple dans les autobus, les endroits publics, les magasins, et dans les bureaux. En soirée, la télévision tend à dominer l’attention, et est regardée pour plusieurs bulletins d’informations et ensuite pour le divertissement. Il est important de préciser que beaucoup de ménages « zappent » entre divers programmes d’informations télévisées afin d’obtenir une image complète en peu de temps et essayer ainsi de compenser les tentatives de propagande de n’importe quelle station particulière.

A quelques exceptions près, la teneur des médias malgaches est généralement évaluée de façon très critique par le public et beaucoup d’experts. L’encadré ci-dessous donne un aperçu synthétique des inquiétudes soulevées. Particulièrement pertinent est le manque de profondeur dans la couverture et l’analyse des informations, une question qui représente un intérêt particulier dans le contexte des crises politiques successives, où l’analyse quotidienne et le débat sur les causes, les facteurs déclencheurs, et les solutions sont des éléments essentiels du discours public. Selon les personnes interviewées dans le cadre de cette étude, une des principales raisons expliquant la faible proportion d’analyse dans la presse écrite est le délai trop restreint ne permettant pas aux journalistes d’aller dans les détails.

D’autres experts, y compris ceux collaborant sur le Media Sustainability Indexes de 2007 et 2008, sont bien plus francs. Il est imputé que presque aucun média ne produit de couverture impartiale et de qualité, et que les communiqués ne font souvent qu’énoncer des faits sans explorer davantage les questions. Les journalistes couvrent des événements, mais ont des difficultés à produire une analyse détaillée et des commentaires, dû évidemment à un manque de moyens et de compétences d’une part, et de paresse et de connaissance insuffisante d’autre part. On accuse également les plus jeunes journalistes de produire des reportages de mauvaise qualité, dans lesquels des suspects de crime sont déjà déclarés coupables, les faits sont faux, et l’on commet de la diffamation. Les médias du gouvernement sont à leur tour partiaux et ne couvrent pas l’opposition, et la télévision et la radio étatique n’émettent aucune critique du gouvernement à moins qu’une telle critique ne soit également rapportée dans d’autres médias. L’information et leurs sources ne sont pas souvent vérifiées et le choix des sujets est discutable, avec un interviewé mentionnant

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que les médias gouvernementaux ne signalent pas les questions sociales importantes, mais seulement celles concernant la politique – et seulement de façon superficielle. Là encore, nous constatons un manque d’analyse et de reportages en profondeur, et même de partialité envers les détenteurs du pouvoir. Il y a quelques exceptions néanmoins – l’Hebdo de Madagascar en est un exemple.

Les médias malgaches: un aperçu des critiques

• Manque de reportages détaillés et d’analyse sérieuse

• Reportages sensationnels et exagérés

• Manque de professionnalisme

• Utilisation d’informations non vérifiées ou contre-vérifiées

• Journalistes ignorant les règles de leur profession

• Les médias sont des instruments de propagande

• Crédibilité en baisse car certains journalistes ont été achetés

• Les médias n’ont qu’une orientation commerciale

• Il manque un sens de dignité

• L’analyse journalistique n’est pas indépendante de l’opinion des propriétaires

• Il y a trop de censure

Le public malgache a, pour sa part, des attentes claires et élevées des médias. Il veut connaître la vérité et recevoir des bonnes informations ; il croit que les journalistes doivent instruire le public, et qu’ils doivent faire preuve d’observation, d’analyse, d’argumentation et de synthèse appropriées. Et il veut également que les informations fournies soient appropriées à leurs besoins quotidiens. Tout ceci indique que le public malgache place la vérité, l’observation et l’analyse tout en haut de leurs priorités, et que les médias ont, à leur tour, des attributions très exigeantes aux yeux du public. Ce rôle est encore plus exigeant en période de crise politique, d’insécurité, et d’incertitude économique. Comme les évaluations le démontrent, les stations telles que Radio Don Bosco sont très appréciées parce qu’elles passent des émissions « talk-shows » présentant une diversité de points de vue. Il est clair que les audiences espèrent qu’une bonne couverture établira la confiance, contribuera à l’élaboration d’une vision pour la société, arrachera les gens de leur isolement et changera peut-être même leur mentalité.

Inutile de dire, certains médias sont plus positivement évalués que d’autres. TV plus, par exemple, a une plus grande diversité d’informations et est moins partiale que plusieurs de ses concurrents. En outre, les médias publics couvraient de façon plus critique une question particulière, celle de la distribution d’aide, que TV Viva par exemple. Pourtant la performance globale des médias continue à être désastreuse : les médias ont perdu la confiance des personnes non seulement à cause de leur partialité politique, mais principalement à cause d’un manque évident de substance. Quand les journalistes ne sont pas perçus comme objectifs, ils perdent leur crédibilité.

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Quels sont les facteurs responsables de cette situation des médias d’informations ?

a) La connaissance et le professionnalisme des journalistes

La libéralisation vers la fin des années 80 et un grand développement du secteur des médias au début des années 90 a contribué à une augmentation régulière du nombre de journalistes à Madagascar. Aujourd’hui, le nombre de journalistes actifs se chiffre approximativement à 1.000. Pourtant, les membres du personnel nouvellement employés n’avaient pas nécessairement les qualifications requires et il est évident, actuellement, que le journalisme à Madagascar est caractérisé par un manque de professionnalisme et de bases théoriques, ainsi que par la non adhésion aux règles professionelles de vérification, de contre-vérification et de sources multiples. D’ailleurs, il n’y a aucun modèle clair ni de rôle convenu pour les journalistes à Madagascar. Leurs objectifs et tâches principaux ne sont pas transparents, ni pour le public ni pour les journalistes eux-mêmes. De plus, la connaissance de l’éthique journalistique est très limitée, et par conséquent l’opinion journalistique peut être achetée par des personnalités. Les journalistes acceptent des repas pour traiter certaines questions en s’alignant à la couleur politique des concernés. Il y a un certain désaccord au sujet de savoir si les journalistes n’ont simplement pas les capacités de couvrir de façon approfondie des histoires et de les rapporter d’une manière impartiale, ou si cela résulte d’un non-respect du code d’éthique. L’autocensure, un autre phénomène répandu, entrave en outre le bon reportage. De telles limitations sont attribuées à l’absence d’une bonne éducation (mis à part quelques brefs cours thématiques) et à un manque d’investissement dans la qualité par les propriétaires. Finalement, ces facteurs empêchent la plupart des journalistes de vraiment maîtriser les thèmes.

b) Les caractéristiques des médias

Comme dans d’autres pays africains, Madagascar a vu un grand développement des médias électroniques lorsque le monopole étatique des ondes hertziennes prit fin. La libéralisation des années 90 a produit une croissance rapide des stations de radio et de télévision, et leur nombre continue d’augmenter. En effet, on recensait 136 stations de radio et 17 stations privées de télévision en 2000, contre 305 stations de radio et 40 stations de télévision en 2010. Néanmoins, leur couverture géographique est limitée : seulement les diffuseurs publics nationaux sont autorisés à couvrir tout le pays. D’autres, tels que « Radio and Television Analamanga » (RTA) et « Malagasy Broadcasting System » (MBS), ont fondé des filiales dans un effort d’élargir leur couverture ; ceci explique en partie le nombre exceptionnellement élevé de stations de radio. Il y a également des permis divers pour les radiodiffuseurs internationaux comme la BBC, la Voice of America, Radio France Internationale et Radio Nederlands.

Il y a trois préoccupations importantes concernant les médias nationaux à Madagascar :

la polarisation des médias selon leur affiliation politique ; W

la rigidité de la ligne éditoriale ; et W

la pression et les réactions politiques au sein des organisations de médias. W

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La majorité des médias de masse à Madagascar est possédée par des politiciens ou des hommes d’affaires ayant des intérêts politiques, et la plupart des dirigeants politiques détiennent leurs propres médias.87 Cette polarisation explique une ligne éditoriale stricte des opinions, et les journalistes doivent prendre en compte cette donnée. La télévision et la radio étatique ne présentent pas de critique du gouvernement à moins que cette critique soit aussi relayée dans d’autres médias; le public les considère ainsi comme étant partiales.

Non seulement la répression des journalistes est en augmentation depuis le début de la crise politique actuelle, mais quelques propriétaires ont également interféré dans des questions éditoriales, par crainte de perte de revenus publicitaires de la part d’industries spécifiques, ou par crainte de fermeture par les autorités. Cette interférence peut prendre diverses formes. Généralement, des rédacteurs en chef sont connus pour lire les articles des journalistes et y apporter des changements selon l’opinion politique du propriétaire, une pratique en augmentation depuis le début de la crise actuelle. Auparavant, la plupart des directeurs des publications lisaient le journal seulement après sa publication. Maintenant, on dit que certains lisent les articles avant la publication et suggèrent des changements. Des journalistes d’un média spécifique étaient également connus pour appartenir au camp politique opposé. Depuis la crise, cependant, beaucoup ont été contraints de changer d’opinion ; beaucoup d’autres ne se sentent plus en sécurité.

c) Les compétences limitées des institutions médiatiques

Il existe des facilités de formation pour les journalistes, bien que la plupart des journalistes aient appris leur profession sur le tas. Les donateurs offrent beaucoup d’éducation et des cours de formation à court terme, mais ces efforts semblent être fragmentés et manquent de coordination, amenant beaucoup d’experts à les considérer comme problématiques et non viables. Aujourd’hui, l’Université d’Antananarivo offre une nouvelle Maîtrise en Communication et Médias, dirigée par des universitaires et des professionnels et ouverte aux nouveaux journalistes et ceux en milieu de carrière. Un établissement privé, l’Ecole supérieure Saint Michel, offre un diplôme semblable. Il y a également d’autres écoles privées offrant des cours, la plupart du temps en communication. De façon générale, seulement un très petit nombre d’institutions s’occupe de la formation en journalisme, et celles-ci y sont de faible qualité ; d’ailleurs, les occasions sont rares pour que les journalistes actifs reçoivent une éducation continue car il y a toujours un manque de personnel éditorial.

Les associations de journalistes sont courantes à Madagascar, bien que presque aucune ne semble efficace en termes d’assurer leur protection pourtant si nécessaire. L’Ordre des journalistes (OJM) fut fondé dans le but d’être le bras juridique de la presse, mais il a été inactif depuis 2007. En collaboration avec l’UNESCO, l’OJM avait élaboré un code d’éthique qui pouvait agir en tant que guide pour la profession journalistique. Pourtant le code n’a pas été jusqu’ici largement accepté. Des suggestions ont été faites pour le fusionner avec le « Code de communication », une nouvelle loi proposée pour réguler l’ensemble du secteur des médias qui a été en discussion pendant un certain nombre d’années. Il y a également

87 Marc Ravalomanana possède MBS radio et TV, Radio Mada aussi bien qu‘un certain nombre de journaux,

mais plusieurs autres médias sont proches de l’opposition actuelle (par exemple « les trois mouvances »).

Rajoelina ne possède exclusivement que Radio et TV Viva. Beaucoup de propriétaires d’autres stations ont ou

ont eu des liens proches avec des membres de la HAT, telles que RTA, Radio Tana, Radio Antsiva aussi bien

que des journaux comme La Vérité, L’Express et La Gazette de la Grande Ile. L’Alliance qui porta Rajoelina au

pouvoir s’avéra assez volatile. Ceci est reflété dans les attitudes changeantes de ces médias envers la HAT.

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plus de 20 autres associations regroupées selon l’âge, la spécialisation, la région, et le genre de médias, mais leur efficacité est limitée car les gens ne sont pas enclins à payer l’adhésion.

Le principal problème de l’auto organisation journalistique semble être l’absence d’un organisme prenant en charge la protection des journalistes de l’interférence excessive de la part d’acteurs étatiques ou non étatiques. Ceci est particulièrement urgent avec la crise actuelle, depuis laquelle l’on a enregistré de nombreuses attaques contre des journalistes, des fermetures anormales de médias et des cas de harcèlement. Le manque de protection rajoute à l’insécurité et paralyse les meilleurs de la profession. Les journalistes ont besoin d’une organisation pour défendre leurs intérêts. En effet, un nouveau « collectif de journalistes » a été créé dans ce même but. De plus, les directeurs des publications se sont réunis afin d’adopter une charte des élections, mettant l’accent sur l’impartialité et la vérité. Il y a même un comité surveillant la charte. Il semble également y avoir un certain soutien des médias libres à l’aide d’un nouvel organisme de société civile, l’Observatoire de la vie publique, ou SeFaFi.

Une enquête sur les médias, au-delà de l’indice d’audience mené par des agences spéciales, n’existe pas.

d) Un environnement économique favorable

Par rapport à beaucoup d’autres pays africains, le marché de la publicité à Madagascar semble être plutôt grand, selon le baromètre de 2008 du « African Media Barometer ». Il y a également un large choix d’agences de médias. La publicité est principalement organisée et attirée par de grands groupes de maisons de médias, de radio et d’émissions de télévision en direct, quoiqu’il y ait des signes récents d’un rétrécissement du marché. Tout ceci ne signifie pas, naturellement, que chaque média est profitable. En effet, un grand nombre dépendent des contributions et des annonces des donateurs internationaux, des O.N.G. et de l’Etat. De façon générale, cependant, l’environnement économique pour les médias semble être favorable à Madagascar, un phénomène qui peut être lié aux structures monopolistiques et oligopolistiques (et ainsi du pouvoir publicitaire) rencontrées dans de nombreux secteurs.

En revanche, les salaires des journalistes sont relativement bas, et semblables à ceux trouvés dans d’autres pays africains. Tandis que les salaires semblent être dans la fourchette de 100 à 250 dollars américains par mois, certains rapports suggèrent que les rémunérations de départ peuvent être aussi basses que $30, rendant la subsistance et le soutien à la famille très difficile. C’est une raison pour laquelle le journalisme comme moyen de se nourrir (« brown bag journalism ») devient attrayant. En conséquence, beaucoup de journalistes ont un double emploi, travaillant également comme attachés de presse pour des ministères, comme conseillers spéciaux, ou dans d’autres postes de relations publiques. Mais encore une fois, certains médias tirent profit de ce double emploi, car les attachés de presse ont un accès privilégié à l’information gouvernementale et peuvent monopoliser l’information.

En termes d’infrastructure, l’équipement moderne est utilisé par les médias au niveau national, mais généralement pas au niveau régional. L’ingérence du gouvernement n’est pas un problème ici car les presses, les émetteurs d’émission et les fournisseurs d’internet sont sous possession et contrôle privés. La distribution de la presse écrite est cependant un peu plus problématique ; bien qu’étant aussi privée, elle est mal organisée, et la distribution dans les régions rurales est fragmentaire. Mais de façon générale, l’environnement économique pour le développement des médias est plutôt positif, en dépit des soucis de salaires des journalistes.

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e) Un environnement légal entravant le bon journalisme en temps de crise

La liberté d’expression et la liberté des médias est garantie par « la constitution et la loi sur la Communication » (loi 92-039), et la violation de la loi des médias est punissable par l’emprisonnement. En effet, le Code Penal et la loi 90-031 sont régulièrement et strictement appliqués contre des journalistes pour des délits contre le Chef d’Etat, pour l’incitation au désordre public et pour diffamation. Pourtant le texte pour la mise en application de la loi 92-039 n’existe pas, ni le Code de communication déjà mentionné n’a été mis en place. En d’autres termes, le cadre légal est d’une imprécision et d’un flou instrumentalisés, rajouté à un degré d’ignorance juridique parmi aussi bien les législateurs que les journalistes.

L’insécurité résultant de ce manque de réforme légale et l’interprétation opaque de la loi ouvrent des voies additionnelles pour que les autorités politiques harcèlent et répriment les médias. Ainsi, Marc Ravalomanana ferma la Radio Viva en Janvier 2009 et Radio Antsiva en Mars 2009 ; Andry Rajoelina, à son tour, força plus tard la fermeture de MBS et Radio Mada. Des journalistes sont aussi régulièrement intimidés, des stations bloquées, et un accès inégal aux conférences de presse gouvernementales est une occurrence commune. Pour beaucoup, l’autocensure apparaît souvent comme le seul moyen d’éviter de telles actions, avec les chaînes privées et les stations choisissant de ne pas remettre en cause des points de vue officiels et de limiter leur couverture aux questions moins controversées.

Deux questions additionnelles se posent ici. La première est liée aux procédures d’obtention de licence. Afin de pouvoir émettre sur une radio ou télévision, il faut acquérir un permis du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (CSCA) valable pour cinq années. Établi par deux ministères et un organisme de réglementation, l’Office Malagasy d’Etudes et de Régulation des Télécommunications (OMERT), le CSCA délivre des permis, contrôle les programmations, et impose des sanctions lorsque les conditions stipulées ne sont pas respectées. Pourtant, alors que le CSCA devrait être une entité indépendante du gouvernement, ses employés proviennent en fait des ministères eux-mêmes. Il faudrait également qu’il soit un organisme auto financé, ce qu’il n’est pas – bien qu’il ait reçu des contributions des Etats-Unis et de l’UNICEF.

La deuxième question est liée au Code de communication, qui, bien que constituant une initiative louable, inclut actuellement plusieurs chapitres contradictoires. Censé favoriser la liberté d’expression, le chapitre 5 stipule que cette liberté est restreinte pour des questions de défense nationale, d’unité nationale, et d’identité culturelle – un renversement complet de sa raison d’être initiale. Il semble également risqué d’établir le registre des journalistes sur la base de diplômés provenant d’un programme professionnel d’éducation, comme il est suggéré de faire, limitant de ce fait sévèrement le nombre de journalistes éligibles. De tels registres sont généralement utilisés (en Afrique et ailleurs) pour éliminer des voix critiques, soit en ne renouvelant pas leurs permis soit en manipulant leurs diplômes.

f) Certaines croyances sociétales ne sont pas en faveur d’un journalisme critique

Un autre facteur à prendre en considération est la croyance répandue que la culture malgache est celle du compromis. Le journalisme critique et le questionnement permanent des autorités, selon cet argument, sont ainsi étrangers à la mentalité malgache. Une affirmation encore plus discutable est la revendication qu’une « culture de secrets » est prédominante à Madagascar, et que c’est la raison pour laquelle les journalistes trouvent difficile d’obtenir des informations de sources gouvernementales. Notre propre expérience dans la conduite de ce PCIA a vu des fonctionnaires de tous les gouvernements et à tous les niveaux étant tout à fait prêts à partager toutes sortes de détails, quoique anonymement.

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Conclusions

Le problème principal du journalisme à Madagascar n’est pas vraiment la très discutée « politisation », c’est-à-dire le parti pris politique dans certains médias en faveur d’un camp ou de l’autre. Tant que de telles opinions sont transparentes, de telles partialités ne sont pas nécessairement au détriment du secteur des médias ; en effet, d’autres pays en témoignent. Le dilemme principal est plutôt la mauvaise qualité de l’information présentée, ainsi que le manque de contextualisation et d’analyse. Il y a définitivement un espace pour une plus grande diversité de points de vue, mais les journalistes semblent incompétents, incapables, ou indifférents lorsqu’il s’agit de rechercher de nouvelles informations, de re-vérifier des faits disponibles et d’approfondir les analyses. Quand la critique est exprimée, elle demeure superficielle et finalement polémique.

Cette observation est particulièrement pertinente en période de crise politique, de tensions sociales et d’insécurité. Dans de telles circonstances, la demande pour des informations mises à jour et précises est non seulement plus grande, mais le public cherche des réponses liées aux moteurs de conflit, des solutions possibles et comment leurs vies quotidiennes seront affectées entre-temps. Cette demande est encore plus accentuée dans les situations où les partis politiques sont faibles, où les partis d’opposition sont contraints au silence, où d’autres intermédiaires ne réussissent pas à avoir de l’impact et où les élites sont préoccupées par leurs propres intérêts. C’est le cas à Madagascar aujourd’hui, et le rôle des médias comme « quatrième pouvoir » du système politique – et son potentiel concomitant d’amplifier les moteurs de conflit – ne doit pas être sous-estimé.

La mauvaise performance des médias malgaches dans la délivrance tant souhaitée d’une couverture et d’une analyse approfondie des crises politiques successives et des questions socio-économiques qui y sont liées est enracinée dans :

l’absence d’une vision positive du journalisme et de la tâche qu’il est censé accomplir W

(aucun code éthique, aucun modèle) ; le manque de connaissances thématiques et de compétences journalistiques, ainsi qu’un W

degré faible de professionnalisme en général ; la vague actuelle de répression et d’un manque de protection pour les journalistes W

critiques ; et des ressources limitées pour le travail journalistique (faibles salaires et peu de ressources W

pour les enquêtes).

Tous ces facteurs inhibent les journalistes dans l’accomplissement de leur travail, particulièrement en période d’instabilité. L’information, mauvaise et superficielle, combinée au parti pris politique, pourrait bien alimenter la ténacité et la longévité de l’impasse politique actuelle. Cela n’a certainement pas aidé à éclairer le public au sujet de ses causes et des solutions possibles.

Il y a un certain nombre de moyens pour la communauté internationale de promouvoir la consolidation de la paix à Madagascar, en donnant une plus grande attention au secteur des médias. La question cruciale qui doit être abordée est la protection des journalistes actifs. Créer les conditions qui leur permettent de continuer à travailler (l’aide pourrait s’étendre de la mise à disposition de maisons sûres pour des journalistes en danger à la mise en place de mécanismes de suivi et de soutien) serait non seulement une contribution à surmonter la crise politique courante, mais également un investissement à long terme. En effet, concernant la protection à long terme, la situation légale doit être sérieusement améliorée. Une façon de poursuivre serait de discuter, modifier, et finalement d’adopter le Code de communication comme cadre juridique cohérent pour les médias.

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Une union ou une association forte serait alors requise pour mettre en application et faire le suivi de la protection des journalistes, en s’appuyant sur les propres efforts d’autorégulation du secteur. L’OJM pourrait peut-être également être revitalisé.

Deuxièmement, les compétences des journalistes doivent être radicalement améliorées. D’une part, ceci nécessiterait des efforts pour stimuler la discussion et tomber d’accord sur le rôle général et la vision globale du journalisme dans la société malgache, en particulier sur la façon dont ce rôle diffère de celui d’autres établissements « politiques » tels que le gouvernement, la fonction publique et les partis politiques. Ce débat devrait inclure la communauté journalistique et le grand public, et être codifié selon des normes et des règles professionnelles. D’autre part, ceci nécessiterait de renforcer la connaissance conceptuelle des journalistes sur des questions liées à la paix, au conflit social et aux processus politiques en période d’instabilité. Il faudrait déterminer si une telle mise en place de compétences pourrait être réalisée en coopération avec les institutions existantes de formation, avec de la formation sur place, ou par d’autres moyens.

Une troisième option serait d’améliorer le soutien opérationnel à certaines des stations plus différentes, qui offrent déjà des débats ouverts (telles que Don Bosco, ou TV plus, par exemple). Tandis qu’il est actuellement tout à fait risqué pour les médias de couvrir la politique, il devrait néanmoins être possible, par exemple, de discuter des principales questions sociales d’une manière qui offirait une analyse concrète sans toutefois constituer de menaces directes à ceux qui aspirent au pouvoir.

En résumé, il est important de souligner encore une fois que les médias à Madagascar ne doivent pas être simplement perçus comme tenant le rôle de « watch dog »; ni que cette analyse est en train de critiquer le manque – et réclame de ce fait plus – de journalisme investigateur. Dans des démocraties constitutionnelles, les médias font partie de ce qui est appelé le quatrième pouvoir du gouvernement, à côté de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. Sa principale tâche est de livrer une couverture journalistique de qualité et équilibrée, examinant de façon critique le discours des politiciens, des institutions étatique, des entreprises commerciales et des organismes de société civile, et de tester ce discours pour sa cohérence argumentative et donc pour sa légitimité. C’est précisément ce que le secteur des médias malgaches ne fait pas. A Madagascar, comme ailleurs, des lois, des règlementations, des programmes et des initiatives sont généralement élaborés dans un vocabulaire technique et élitiste; c’est la tâche du journaliste de déchiffrer de tels textes et de les rendre compréhensibles pour le profane, de sorte que ce dernier puisse former son propre avis.

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5. La gouvernance du secteur de la sécurité à Madagascar

Une analyse de la sécurité et du secteur de la sécurité constitue un des piliers centraux de tout PCIA. La sécurité est l’autre face du conflit. D’une part, elle est liée à la sécurité humaine : la manière dont les individus perçoivent et réagissent aux menaces à leur bien-être physique et psychologique. De l’autre, la sécurité se rapporte aux structures mises en place par les autorités publiques afin de prévenir et agir face à une attaque externe, aussi bien qu’aux émeutes internes, à des conflits civils ou encore à la criminalité.

Madagascar a non seulement hérité du système politique français le républicanisme présidentiel, mais on lui a également légué la triade de sécurité française de l’armée, de la gendarmerie et de la police. Les sections suivantes examineront tour à tour chacune de ces institutions, exposant brièvement les défis, les pathologies et les conséquences sécuritaires de chacune. L’accent sera ensuite mis sur le système pénitentiaire avant de discuter des récentes initiatives des réformes du secteur de la sécurité qui étaient, tel que le soulignera l’argumentation, vouées à l’échec. Une conclusion présentera des réflexions sur la situation actuelle, marquée par une augmentation de l’utilisation des armes à feu pour des actes de vol et d’assaut, de la connivence des éléments des forces armées dans le commerce de la contrebande (en particulier l’exploitation illégale et le vol de bétail) et des menaces liées à une apparente augmentation des milices privées.

Les recherches pour ce chapitre ont fait apparaître l’urgence d’entreprendre une étude globale et holistique sur la violence armée et le crime, non seulement à Antananarivo mais dans l'ensemble du pays. La disponibilité d’armes à feu semble augmenter à une vitesse alarmante, mais vu que beaucoup d’actes violents ne sont pas rapportés aux autorités (perçues comme faisant partie du problème), le tableau demeure fl ou et fragmentaire.

L’état disparate du secteur de la sécurité représente la dernière brique dans notre analyse des lignes de fractures sociétales et des moteurs de conflits. Nous aurons ainsi complété les différents volets de notre analyse qui nous permettront par la suite, dans un chapitre final, d’avoir une réflexion critique sur la manière dont la communauté internationale s’est engagée à Madagascar.

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Écrire cette partie du PCIA pour Madagascar est ambitieux, non seulement en raison d’un manque de matériel existant et de données précises. Ce chapitre se base ainsi fortement sur de nombreuses entrevues confidentielles avec des dirigeants de haut rang, des fonctionnaires et des consultants du gouvernement, ainsi que des éléments du secteur privé de la sécurité. Il fait également appel à des données d’un nouveau sondage, recueillies dans le cadre d’une petite étude sur les perceptions de la sécurité qui a été entreprise spécifiquement pour ce PCIA entre février et mai 2010. Bien que le temps et les ressources limités n’aient pas permis de développer une enquête auprès des ménages au complet, un questionnaire détaillé a été néanmoins préparé et appliqué dans 15 Fokontany (quartiers) d’Antananarivo. Des données additionnelles de l’enquête ont été recueillies dans deux Fokontany à Ambatolampy, une ville à 70km au sud de la capitale, paradoxalement connue aussi bien pour sa production artisanale d’armes à feu que ses forces policières particulièrement efficaces. Neuf groupes de discussion ont également été organisés parmi un échantillon de la population.

L’armée

Comme un récent article académique l’a si bien exprimé, la seule chose que l’armée malgache ait en abondance sont les généraux.88 Il n’y a pour ainsi dire pas de marine, aucune armée de l’air en fonctionnement, et ses bataillons sont construits autour du matériel que le pays est parvenu à acquérir (des chars, de l’artillerie, etc.), plutôt que sur ce dont il aurait réellement besoin pour accomplir ses fonctions. Un tiers de l’île est indiqué en tant que « zones rouges » – pour la simple raison qu’aucune des forces armées malgaches n’a jamais pu s’y déployer en raison du terrain difficile, du manque d’infrastructure et du mauvais équipement. Mais le pays a un nombre étonnant de dirigeants de haut rang, assez pour une armée d’environ 400.000 soldats – au lieu des 12.000 hommes qui en font réellement partie.

Dans l’histoire post-indépendance de Madagascar, les militaires ont fait leur première apparition pendant le « mai malgache » de 1972, quand une grève générale fut fomentée par les étudiants à Antananarivo et que l’armée refusa d’ouvrir le feu sur les manifestants, poussant le Président Philibert Tsiranana à remettre tous les pouvoirs au Chef d’Etat-major, le Général Gabriel Ramanantsoa. Ramanantsoa établit un gouvernement militaire de transition dans la capitale et nomma des gouverneurs militaires dans chacune des six provinces. Pourtant le nouveau régime était divisé en un certain nombre de factions concurrentes, résultant en une rébellion ouverte des forces armées en décembre 1974 sous la conduite du Colonel Bréchard Rajaonarison. Ramanantsoa dut dissoudre son gouvernement et remit, le 5 février 1975, le pouvoir au Ministre de l’Intérieur et Chef de la Gendarmerie, le Colonel Richard Ratsimandrava.

Ratsimandrava fut assassiné une semaine plus tard (par qui? Cela reste encore un mystère). La loi martiale fut instaurée la même soirée du 11 février, et un directoire militaire proclamé. Ce directoire militaire resta en place pendant quatre mois, et l’homme qui en a le plus bénéficié était un certain capitaine de frégate, Didier Ratsiraka, qui avait été nommé Ministre des Affaires Etrangères sous Ramantsoa. Le 15 juin 1975, Ratsiraka était nommé pour être le nouveau Chef d’Etat par le directoire militaire, et obtenait en plus le titre de Président du Conseil Suprême de la Révolution (CSR). L’expérience socialiste de Madagascar allait commencer.

88 Joana Rabenirainy, « Les forces armées et les crises politiques (1972-2002) », Politique africaine, No. 86 (2002),

pp. 86-101.

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Comme Jaona Rabenirainy a bien analysé, Ratsiraka a suivi une stratégie à trois volets pour débarrasser sa présidence de toute contestation des rangs de l’armée.89 La première consistait en une « banalisation » de l’institution militaire en redéfinissant les forces armées en tant que « militants en uniforme » combattant pour la cause socialiste. La seconde nécessitait en une restructuration importante de l’armée en trois nouveaux état-majors : « armée de développement, forces aéronavales et forces d’intervention », toutes ayant principalement une orientation domestique. La troisième stratégie consistait à s’occuper des carrières à long terme de ses officiers de haut rang. Nous avons déjà mentionné l’Office militaire national pour les industries stratégiques (OMNIS) dans le chapitre 3, qui offrait aux militaires « loyaux » la possibilité de tirer bénéfice de la Malgachisation des divers secteurs économiques.

En général, les structures mises en place par Ratsiraka, en particulier la concentration sur les affaires internes et le degré élevé de clientélisme au sein d’un club de dirigeants surdimensionné, demeurent jusqu’aujourd’hui les caractéristiques du secteur de la sécurité. En effet, la crise de 2002 démontrait les clivages internes qui avaient été créés au sein des forces armées par l’approche de Ratsiraka : le gouffre de principes entre les « loyalistes » de Ratsiraka et les « légitimistes » de Ravalomanana n’était plus lié aux principes politiques sur le rôle des forces armées dans un système constitutionnel. Au lieu de cela, les militaires avaient été réduits à une institution paralysée par des conflits internes et se caractérisaient par la poursuite de perspectives de carrière individuelle et d’intérêts économiques personnels.

La scission de l’armée, en 2002, poussa Ratsiraka à distribuer des fusils d’assaut aux milices dans la campagne, afin de consolider sa base politique. Ravalomanana, à son tour, s’est assuré que ses « légitimistes », y compris un nombre significatif de réservistes, soient aussi armés. La situation qui en résulta fut pour le moins précaire et fut, dans l’histoire turbulente de Madagascar, la confrontation qui amena le pays à frôler la guerre civile. Bien que l’armée soit restée un joueur central dans la crise, son instrumentalisation par des individus luttant pour le pouvoir a fait ressortir sa paralysie institutionnelle. Cette situation a également mené à une militarisation de la société malgache (la plupart des armes distribuées n’ont jamais été retournées aux arsenaux), créant de ce fait un précédent inquiétant pour des violences futures.90

L’année 2009 révèle un schéma semblable où les militaires ont semblé fortement divisés et incapables de s’unir derrière une cause. Le 17 mars 2009, après plusieurs semaines de tensions et de violence politique entre Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana, pendant lesquelles le premier a demandé à plusieurs reprises au Président de démissionner, le pouvoir fut remis à un directoire militaire dirigé par le Vice-Admiral Hyppolite Ramaroson, fidèle à Ravalomanana. Selon le décret du directoire militaire, Ramaroson était en mesure de prendre toutes les mesures considérées nécessaires pour rétablir l’ordre public et la stabilité. À cette fin, il devait organiser un congrès national pour réévaluer la constitution et devait tenir des élections dans un délai de deux ans.91 Cependant, il n’est pas clair si les militaires s’étaient mis d’accord sur cette transition au règne militaire, et beaucoup de ceux soutenant Ravalomanana ont perçu ceci comme une provocation, empirant les dissensions au sein de l’armée.

La décision de Ravalomanana d’abandonner le pouvoir avait été fortement motivée par la menace constituée par les casernes de CAPSAT (les Corps d’armée du personnel et des services administratif et technique), un mouvement de mutinés soutenant Rajoelina et mené

89 Ibid., pp. 90-2. Une autre stratégie était de s’auto proclamer « Amiral » en 1983, devenant ainsi l’officier au rang le

plus élevé dans l’histoire de Madagascar.90 Hauge, Madagascar Past and Present Political Crisis: Resilience of Pro-Peace Structures and Cultural Characteristics,

pp. 14 et 29.91 Voir « Ordonnance 2009-001 du 17 mars 2009 conférant les pleins pouvoirs à un directoire militaire. »

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par le Général Noël Rakotonandrasana. Une semaine avant la démission de Ravalomanana, les membres du CAPSAT avaient commencé à prendre le contrôle des ministères à Antananarivo et s’étaient dirigés ensuite vers le palais présidentiel.92 Puis, le même jour, une ordonnance présidentielle accordant le pouvoir à Ramaroson était proclamée. Le groupe de révoltés se mit alors de nouveau en action. Ils « kidnappèrent » les membres du directoire militaire devant les caméras des médias, avant de les entasser dans un fourgon et de les emmener aux casernes du CAPSAT où on leur a alors « demandé » de transférer tous les pouvoirs à Rajoelina.

Il est intéressant de noter que beaucoup de dirigeants du CAPSAT avaient été influents sous le régime de Ratsiraka, notamment le Colonel André Ndriarijaona, que CAPSAT a plus tard imposé comme Chef de l’état-major à Rajoelina.93 D’autres membres semblent avoir suivi une stratégie plus opportuniste : Rakotonandrasana, par exemple, qui a dirigé les mutins du CAPSAT, avait fait partie des « légitimistes » en 2002 – en effet, il a été une figure influente depuis le deuxième mandat de Ratsiraka. Le soulèvement du groupe révolté en 2009 était donc certainement lié à de vieilles allégeances et à la volonté de contrôler le chef d’Etat.94

Plusieurs des dirigeants de l’armée ayant joué un rôle important dans l’ascension au pouvoir de Rajoelina ont alors été nommés au gouvernement de la HAT. Le Colonel Camille Vital, le Premier Ministre de la HAT, est l’un d’entre eux. Comme un article dans La Lettre de l’Océan Indien l’a souligné, « Les soldats du Capsat sont partout ». L’article a également fourni les preuves de l’ambition des militaires de contrôler les membres civils du gouvernement, accentuant de ce fait l’appétit croissant de l’armée pour le pouvoir.95 Etant donné qu’Andry Rajoelina n’a pas la reconnaissance internationale en tant que dirigeant officiel de Madagascar, il compte beaucoup sur l’appui des militaires pour consolider sa position. Certains éléments de l’armée semblent bien disposés à obéir, menant encore une fois à une paralysie générale de l’institution et à une diminution de son statut aux yeux du public. Les récentes confrontations violentes dans les casernes de CAPSAT en avril et mai 2010 accentuent le fait que la scission interne va se poursuivre.96

La gendarmerie

Comme en France, la Gendarmerie Nationale à Madagascar constitue une branche de l’armée qui n’est pas en charge de la défense du pays contre les attaques externes, mais qui est responsable de l’application de la loi et de l’ordre.97 Et tout comme en France

92 « Armée, gendarmes et policiers dans la tourmente, » Lettre de l’Océan Indien 1257 (13 mars 2009). 93 « Les soldats du Capsat sont partout, » Lettre de l’Océan Indien 1259 (avril 4, 2009). 94 Considérant le jeune âge de Rajoelina, CAPSAT imaginait qu’il serait une marionnette des militaires. 95 Ibid. et « Andry Rajoelina a du mal à garder la main, » Lettre de l’Océan Indien 1264 (juin 20, 2004).96 « Afflux de militaires au gouvernement, » Lettre de l’Océan Indien 1276 (décembre 25, 2009) et « Andry Rajoelina

abat sa dernière carte, » Lettre de l’Océan Indien 1285 (mai 15, 2010), qui citait que « La hiérarchie militaire mise

en place par Rajoelina et qui l’a soutenu jusqu’à ce jour doit composer avec d’autres sensibilités au sein de

l’appareil militaire. Cette semaine, d’anciens officiers en retraite, regroupés derrière le général Désiré

Rakotoarijaona et le colonel Jean Emile Tsaranazy, tous deux proches de l’ancien président Didier Ratsiraka,

ont créé une structure militaire chargée de veiller à la bonne marche de la transition. Même s’il ne s’affichera

sans doute pas sous le qualificatif de « militaro-civil », un nouveau gouvernement au sein duquel le poids des

militaires serait accru est toujours à l’ordre du jour. »97 Voir le site-web du Ministère de la Défense , Decret 63-253, Article 1, May 19, 1963 (disponible à

http://www.defense.gov.mg/index.php?option=com_content&view=article&id=26%3Ahistoire-de-la-

gendarmerie-nationale&catid=2%3Ahistorique&Itemid=2&showall=1).

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(et par exemple en Italie avec les Carabinieri), garantir que cette force soit responsable et légitime requiert une surveillance minutieuse et équilibrée de la part des Ministères de l’Intérieur et de la Défense. A Madagascar, cependant, ces deux positions ministérielles ont tendance à être occupées par des militaires, et ceci n’a généralement pas donné lieu à un degré équivalent de veille que dans les autres pays ci-dessus mentionnés. Au lieu de cela, la gendarmerie montre des tendances similaires à celles décrites pour l’armée, avec trop de dirigeants, une immixtion dans la politique intérieure, un enrichissement des entrepreneurs, de la corruption, et en fin de compte une exécution inefficace de sa vraie tâche : maintenir l’ordre public dans les régions rurales.

La gendarmerie fut aussi touchée par la restructuration complète des forces armées entreprise par Ratsiraka à la fin des années 70. Les prétendues « unités spéciales de la gendarmerie » étaient créées pour la défense du régime – en particulier les tristement célèbres commandos du Groupe spécial d’intervention et de sécurité (GSIS) – et étaient placés sous le contrôle direct de la présidence. Le raisonnement derrière ces manœuvres était de mettre à contribution les compétences de la gendarmerie dans les domaines des renseignements et du maintien de la sécurité, et ainsi sa capacité de prêter directement main forte au régime. Beaucoup de gendarmes ont dirigé des agences de renseignements ou ont joué des rôles clé dans leur restructuration, Un exemple recent étant le « Central Intelligence Service (CIS) » de Marc Ravalomanana.98

En effet, la gendarmerie a toujours eu une grande influence sur la politique malgache, aux côtés de l’armée, et sa prise de position s’est montrée cruciale dans la conclusion d’une crise politique en un renversement de régime ou non. Bien qu’on la considère comme demeurant généralement passive,99 en période de crise politique, la gendarmerie de Madagascar a soit réprimé soit soutenu le dirigeant politique et son régime. En fait, des unités spéciales de la gendarmerie, contrôlées directement par la présidence, ont écrasé des mouvements de jeunesse rebelles à Antananarive au milieu des années 80.100 En 2002, la gendarmerie était encore au premier plan politique, avec neuf officiers de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale lançant le « courant légitimiste » en faveur de Marc Ravalomanana le 28 février, 2002.101 De façon générale, il est évident que l’obtention de l’appui des institutions militaires, y compris la gendarmerie, est fondamentale pour que les dirigeants malgaches puissent demeurer au pouvoir.

L’ennemi le plus formidable de la gendarmerie a toujours été, et continue indiscutablement à être, le voleur de bétail de Dahalo :102 des bandes armées errent la campagne à la chasse du « zébu », et sont prêts à abattre des villageois pour les obtenir. La gendarmerie, cependant, a été accusée de répondre au feu par le feu : souvent, il s’avère que des membres du Dahalo ont été fusillés sur place, de ce fait les empêchant d’obtenir un procès juste. La connivence avec la gendarmerie peut être une possible raison de ce « silence » intentionnel – en effet, des allégations de corruption liée au bétail volé, qui a été revendu avec des documents falsifiés, ont été soulevées.103

98 « Une super agence d’espions, » Lettre de l’Océan Indien 1050 (décembre 12, 2003).99 Jaona Rabenirainy, « Les forces armées et les crises politiques (1972-2002), » Politique Africaine 86, (mars 2000),

pp. 86-101, à p. 87.100 Ibid., p. 90.101 Ibid., pp. 95-96.102 Voir le compte-rendu historique du Ministère de la Défense sur la gendarmerie (disponible sur

http://www.defense.gov.mg/index.php?option=com_content&view=article&id=26%3Ahistoire-de-la-

gendarmerie-nationale&catid=2%3Ahistorique&Itemid=2&showall=1). 103 Jonny Hogg, « Cattle ‘war zone’ in Madagascar, » BBC News (juin 21, 2008).

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Une nouvelle cible a été les exploitants forestiers illégaux du bois de rose. La direction régionale de la gendarmerie est désespérément débordée, surtout suite à la restructuration administrative de l’île passant de six provinces à 22 régions en 2004 et 2007, sans qu’un regroupement adéquat de la gendarmerie s’opère conjointement. Suite aux appels à l’action de la part d’activistes internationaux et des O.N.G pour agir sur le dossier des coupes illégales à un rythme effréné, un « Task Force » spécial a été créé et envoyé dans les régions touchées le 18 septembre 2009. Les capacités allouées pour cela étaient non seulement insuffisantes,104 mais selon plusieurs de nos interviewés, il fut vite apparent que le Task Force l avait été lui-même acheté. Au lieu d’empêcher les activités de coupes illégales, on affirmait que certains éléments de la gendarmerie était en fait maintenant impliquée en assurant un passage sûr de ces marchandises de la forêt au port.

La police

En revanche, la Police Nationale de Madagascar a généralement essayé de rester en retrait de la scène politique. Elle n’a bien sûr pas vraiment réussi à le faire de manière très claire, étant donné que le Directeur Général de la Police Nationale (DGPN) est, à l’instar de ses homologues de l’armée et la gendarmerie, sous les ordres de l’Etat-major mixte opérationnel national (EMMONAT). Après avoir été quelque peu marginalisée sous le régime de Ratsiraka (qui était plus en faveur de soutenir des unités spéciales directement sous son commandement), la force policière reçut par la suite plus d’attention pendant la présidence de Marc Ravalomanana. La collaboration et l’aide des donateurs aux secteurs de la police et de la justice sont venues de la France, des Etats-Unis, de la Chine et de l’Afrique du Sud, et l’Union Européenne a financé un programme visant à renforcer les fonctionnements de la police juridique.

La gestion des réserves d’armes légères a été l’un des principaux soucis des forces armées de Madagascar, et la police n’est pas la moins impliquée. Plusieurs sources ont affirmé que les faibles salaires des officiers de police ont conduit certains d’entre eux à louer leurs armes à feu lorsqu’ils ne sont pas en service, mais ceci reste à confirmer. Ce qui est cependant sûr, c’est que l’usage d’armes légères dans les vols armés est en augmentation, surtout dans la capitale d’Antananarivo. On peut y acheter un revolver pour seulement 300.000 Ariary (autour de 120.00 Euros), et le louer pour la journée pour un tiers de cette somme.105 Des fusils d’assaut AK-47 sont disponibles pour la vente, indiquant que les armes distribuées aux « réservistes » au cours des crises de 1991 et 2002 peuvent encore être en circulation. Ceci laisse également entrevoir un commerce d’armes prospère, avec 155 des 243 fusils de chasse saisis en 2009 découverts par les douaniers à Toamasina, le plus grand port de Madagascar. Cette situation se reflète dans le type de crimes commis; les rapports médiatiques émanant de diverses sources rapportent qu’en Mai 2010, deux-tiers des crimes signalés furent commis avec des armes à feu, une augmentation de 40% par rapport au mois de Mai 2009.

104 Global Witness et Environmental Investigation Agency, « Enquête sur l’exploitation, le transport et

l’exportation illicite de bois précieux dans la region Sava à Madagascar » (août 2009), disponible sur

http://www.globalwitness.org/media_library_get.php/1187/1270578151/madag_report_revised_finalfr.pdf, p. 14.105 Voir par exemple, « Armes à vendre », l’Hebdo de Madagascar, No. 271 (avril 23, 2010).

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Le sondage entrepris dans le cadre de ce PCIA confirme cette tendance – tout comme les données d’un commissariat de police auxquelles nous avons pu accéder. 106 66% des personnes questionnées ont cité les armes à feu comme l’arme utilisée par ceux qui sont la source principale d’insécurité. 72% ont classé leur situation personnelle actuelle au sein de la communauté comme un manque d’ordre et de stabilité, et 75% ont également jugé que la situation empire. Qui plus est, appeler la police est souvent perçu comme inutile une fois attaqué, ce qui nous amène à croire que les statistiques officielles doivent être en dessous de la réalité, aussi bien dans les régions urbaines que rurales, du fait qu’on ne rapporte pas les incidents. Il est intéressant de noter que cette tendance a également mené à la formation d’initiatives de surveillance de quartier : « Andrimasom-pokonolona », ou des unités d’auto-défense, qui ont opté de prendre eux-mêmes en main leurs mesures de sécurité.

De façon générale, il s’avère que l’autorité de la police régulière est sévèrement ébranlée aujourd’hui, aussi bien en raison de la corruption dans ses propres rangs qu’en raison de la présence de la gendarmerie et de toute une multitude de forces spéciales et d’unités d’intervention dans les régions urbaines. En outre, il nous a été reporté qu’un certain nombre de milices privées opèreraient actuellement dans la région d’Antananarivo – ceci est peut-être le développement le plus inquiétant des crises politiques en cours, mais aussi peut-être le plus difficile à évaluer de façon précise. Etant donné les caractéristiques territoriales de la ville (un labyrinthe d’allées et de rues à une voie, réparties sur un certain nombre de flancs de coteau et densément peuplées), une insurrection armée de n’importe quelle sorte serait presque impossible à réprimer.

Procès et sanction

Selon les dires des personnes ayant des liens professionnels avec l’appareil judiciaire de Madagascar ou travaillant pour une amélioration des conditions dans les prisons du pays, la manière dont le système fonctionne présente beaucoup d’imperfections. En effet, ce que nous avons entendu est corroboré par les chroniques perspicaces de Patrice de Charette, qui avait été envoyé au pays en 2005 en tant que « magistrate détaché » pour la « mission d’appui à l’Etat de droit mise en place par l’Union européenne. »

Dans la Prison Centrale d’Antananarivo désespérément surpeuplée, les détenus passent leur temps dans des conditions exigües à l’intérieur de cellules communales prévues pour 800 personnes mais où se trouvent régulièrement 2600 prisonniers. Ce centre souffre également d’un gros sous effectif, avec 2 gardes pour 1.100 prisonniers. Les installations sanitaires sont presque inexistantes, et la ration quotidienne consiste en 300g de graines de manioc, l’équivalent de 100 calories. La torture y est systématique.

Les tribunaux ne se portent guère mieux. Ils sont débordés et manquent désespérément de financement, et un surprenant deux tiers du nombre approximatif de 20.000 détenus à Madagascar sont en fait en « détention préventive », attendant leur procès. En 2005, un grand nombre de ceux-là attendait depuis plus d’une décennie. Pour beaucoup, il s’est avéré que le dossier avait été perdu.

106 Un rapport d’activités, en date du 1er Avril 2010, observa: « La dotation d’un fusil d’assaut (KALACHNIKOV)

est vivement souhaitée car le CPD […] ne dispose qu’un seul fusil d’assaut alors que les attaques à main armée

s’accroissent de jour en jour et suscite des commentaires défavorables à l’endroit des forces de l’ordre. »

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Dans les régions rurales, la situation est souvent tout simplement bizarre. Quelques prisons sont dirigées par un seul gardien, qui est ainsi obligé de travailler jour et nuit, 365 jours par an. Le tribunal local peut se trouver à plus d’un jour de marche et, au vu du manque de véhicules de police, les procès sont programmés en blocs. Des groupes de 30 à 40 personnes se mettent en marche, sans menottes, et en présence d’un seul gardien, pendant un jour ou deux dans la brousse jusqu’au tribunal. Les détenus passent leurs nuits à l’extérieur. Après les procès en masse, tout le monde rentre en marchant de nouveau, bien que, dépendant de la sévérité des sentences, « l’atmosphère générale parmi le groupe ne soit plus aussi joyeuse ». D’autre part, l’on peut également trouver des prisons rurales n’ayant pas reçu de détenus pendant des années, et dans lesquelles le gardien de prison utilise les cellules pour garder ses animaux de ferme – tout en continuant à recevoir son salaire mensuel.

La corruption dans les prisons est est omniprésente et se dénomme, officiellement, « écolage ». Cette pratique consiste principalement à ce que les prisonniers « payent » le gardien principal pour pouvoir sortir pour la journée. Traditionnellement, le service rendu en guise de paiement pouvait comporter la réalisation de basses besognes pour le magistrat en chef, ou de cultiver son champ de riz. Cependant, selon certains compte-rendus, la pratique est maintenant devenue beaucoup plus sinistre, avec les gardiens de prison laissant les prisonniers participer aux vols armés, en échange d’une part du butin. D’ailleurs, la connivence peut bien s’étendre en dehors des murs de la prison pour inclure des éléments de la police et de la gendarmerie – ceci pourrait expliquer le nombre excessif de bandits qui sont chassés par les forces de sécurité (peut-être ne retournant pas à la prison comme convenu) et tués sur place, peut-être pour qu’ils ne parlent pas.

Réforme

Indépendamment du nombre énorme de dirigeants de haut rang, de la corruption prévalente et des postes de fonctionnaires civils constamment remplis par du personnel militaire, ce qui est le plus saisissant concernant le secteur de la sécurité à Madagascar est l’occlusion complète de la « prévention ». Tandis qu’il y a de nombreux groupes de travail spéciaux et des unités rapides d’intervention, ils sont tous prévus pour réagir quand un incident se produit – plutôt que d’être déployés afin de prévenir que quelque chose ne se produise. Il n’y a aucune initiative communautaire de maintien de l’ordre, ni de patrouille régulière de certains voisinages ou régions – les seules activités de cette sorte sont conduites par des sociétés privées de sécurité. Comme les employés de ces sociétés ne sont pas armées à Madagascar, ils peuvent prendre à bord quelques officiers de police ou gendarmes avec eux lors de patrouilles, mais ceci est loin de constituer un ordre du jour systématique de prévention de la part des autorités publiques. La protection contre l’incendie (par les règlements des bâtiments, la fourniture d’extincteurs, et des pompiers stratégiquement placés) est un autre secteur où beaucoup plus pourrait être fait.

L’autre caractéristique surprenante du secteur malgache de la sécurité est liée à l’absence totale de garde-côtes. Madagascar est une île, située dans une telle position de la côte africaine qu’elle revêt une grande importance stratégique pour les « grandes puissances » du monde. Il est ainsi compréhensible, vu l’établissement de la Guerre Froide, que les mers autour de Madagascar, et en particulier les détroits de Mozambique, aient été patrouillées par d’autres (et continuent à l’être). La marine de Madagascar était par conséquent inexistante dès le départ. Mais les rivages de l’île sont si poreux que la contrebande est également un problème énorme à Madagascar, incluant tout, depuis le bois de rose et les pierres précieuses, jusqu’aux animaux à fourrures rares et aux cochons transportés en hors-bord jusqu’aux îles des Comores principalement musulmanes. S’ajoute à cela la surexploitation massive de ses eaux, une question qui pourrait bien être la conséquence

Peace and Conflict Impact Assessment (PCIA), Madagascar

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la plus significative de la crise politique actuelle. On peut se poser la question du pourquoi il n’a pas été possible de sécuriser le support gouvernemental et international suffisant à l’établissement d’un corps de garde-côtes efficace qui protégerait les intérêts économiques et l’intégrité environnementale de Madagascar.

Une réforme allant dans ce sens avait en fait été conçue vers la fin du mandat de Marc Ravalomanana en 2007. Mené par une équipe de conseillers internationaux, un comité présidentiel spécial pour la réforme du secteur de la sécurité est arrivé avec plus ou moins la même analyse des lacunes structurales et des pathologies institutionnelles que nous avons faite dans l’objectif de ce PCIA. Les recommandations qui ont suivi étaient également la conséquence logique de leur évaluation : une restructuration de l’armée, de la gendarmerie et de la police pour refléter les besoins réels de sécurité de l’île et pour diminuer le fardeau budgétaire du fait d’un trop grand nombre de dirigeants de haut rang ; l’établissement d’un corps de garde-côtes pour aider à protéger les ressources précieuses de Madagascar et pour empêcher l’afflux des armes illégales ; et l’accent sur la prévention; et l’accent sur la prévention ainsi que le possible déploiement de forces mobiles durant des situations de désastres naturelles en tant que troupes de l’Union Africaine ou de maintien de la paix de l’ONU.

Bien que tous les bons éléments étaient réunis à ce moment- là, il s’avère que la manière dont ces idées ont été présentées aux institutions militaires comme un fait accompli fut la raison principale pour laquelle elles ont rencontré une aussi forte résistance – une résistance qui indiscutablement n’a pas aidé la cause de Ravalomanana quand sa position est devenue plus périlleuse vers la fin de 2008. Cela représente un exemple du processus « top-down » que nous avons déjà expliqué dans le chapitre 3. Le projet d’un groupe de travail basé à la présidence, prévu pour représenter le point de départ d’un processus participatif de consultations avec les forces armées et les ministères concernés, a été à la place présenté comme un produit final devant toute l’élite supérieure de Madagascar – une foule de 800 personnes. Les militaires ont interprété cette initiative comme une menace grave à son népotisme « confortable » (et ça l’était), alors que la gendarmerie la percevait comme une menace à son existence même (et ça ne l’était pas). Ce qui était clair, cependant, était que la consultation participative n’était pas à l’ordre du jour dans le schéma présidentiel. Le désarroi complet du secteur de la sécurité dont nous sommes témoins aujourd’hui (avec des nouvelles presque quotidiennes de manifestations, de mutineries dans les casernes, et d’échanges violents entre des éléments mêmes des forces armées) est toujours le reflet des répliques de ce jour en 2007, au cours duquel l’institution militaire fut secouée au plus profond d’elle-même.

Réflexions finales

Un grand nombre de pays ont des antécédents de corruption et de brutalité bien pire que ceux de Madagascar. Bien que le tableau peint dans ce chapitre soit plutôt sombre, Madagascar n’est pas près de constituer un régime véritablement répressif. Néanmoins, il y a beaucoup de lacunes dans le secteur de la sécurité du pays, la plupart étant liées à la terrible situation financière de ses institutions et de ses fonctionnaires. Avec les trois quarts de la population vivant avec moins de USD 10 par mois, et le salaire minimum pour un fonctionnaire ou un officier de police étant juste au-dessus de l’équivalent de USD 20 par mois, la majeure partie de la corruption et de la connivence que nous avons décrite peut être le résultat du simple désespoir pour échapper à la pauvreté absolue.

Tandis que le crime organisé existe à Madagascar – principalement lié aux réseaux de contrebande et aux infâmes Dahalo, voleurs de bétail – les raisons principales de la détérioration de la situation de sécurité dans le pays peuvent se trouver dans les trois moteurs de conflits que nous avons élaborés tout au long des quatre derniers chapitres.

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Les menaces de sécurité posées par chacun de ces moteurs se manifestent elles-mêmes le long des trois principales lignes de fractures identifiées : le clivage entre une culture orale d’autorité et du mot écrit de l’administration étatique, la déconnexion entre les centres économiques et la périphérie, et la division concomitante entre une élite principalement basée en zone urbaine et les régions rurales défavorisées.

1. L’exclusion sociale et la déresponsabilisation. Un des traits les plus saisissants du Madagascar d’aujourd’hui est l’écart béant entre 80% de la population qui vit dans une extrême pauvreté sans accès aux services publics et à l’infrastructure de base, et une élite urbaine tirant bénéfice de la politique économique du pays orientée vers l’export. Cette conséquente inégalité socio-économique entre le centre et la périphérie, entre la production industrielle et l’agriculture de subsistance inefficiente, est l’un des principaux moteurs des taux de criminalité en hausse et et de l’insécurité croissante. Les fonctionnaires, les officiers de police, les gardiens de prison jusqu’aux employés du bureau du magistrat local, sont disposés à s’engager dans la corruption pour pour assurer leur propre survie et celle de leurs familles. Les structures centralisées du système présidentiel donnent amplement l’opportunité d’instrumentaliser la bureaucratie pour son enrichissement personnel. Plus l’impasse politique actuelle continuera, plus il sera difficile de remettre le pays sur les rails de la prospérité.

2. Un manque de structures communales de gouvernance. Bien que la décentralisation ait continuellement été à l’ordre du jour de chaque gouvernement pendant des décennies, l’impact de la « décentralisation centralisée » sur les communautés locales a été le moins qu’on puisse dire marginal. La plupart de ceux exerçant l’autorité dans les régions (y compris les chefs régionaux et de district), sont jusqu’à ce jour nommés à Antananarivo, rendant tout type d’initiatives communautaires « populaires » ou « ascendantes » presque impossible. Pourtant le manque de financement et de ressources du gouvernement central a aussi signifié que les politiques de « haut vers le bas » ne les ont pas atteintes non plus. Un terrain inaccessible, comprenant des routes inondées dans une région et de la sécheresse et famine dans d’autres, s’ajoute au défi. Le résultat est une corruption perpétuelle et une grave lacune dans la production de services de base (sécurité, éducation, soins de santé) pour une grande partie de la population malgache.

3. L’état disparate des institutions de la sécurité. Comme il a été mis en évidence dans ce chapitre, une combinaison de facteurs a mené à la détérioration régulière des secteurs de la sécurité et de la justice : la politisation des forces armées, la participation des dirigeants de haut rang dans l’activité économique, et une administration sans ressources menant à la corruption à tous les niveaux. Un manque de concentration sur la prévention, une portée territoriale extrêmement faible (aussi bien pour la protection des ressources naturelles que pour le déploiement face aux désastres naturels à occurrence régulière) et une absence du maintien de l’ordre communautaire s’ajoutent à cette terrible image. Qui plus est, l’apparition en hausse des milices armées pour protéger des intérêts économiques et des activités de trafic – dans les deux régions, rurales comme urbaines – constitue une menace indéniable à l’intégrité de l’Etat et à la sécurité de sa population. Sans une réforme urgente et un renforcement de capacité pressant des forces armées et de l’appareil judiciaire, ensemble avec l’établissement d’un gouvernement reconnu, la souveraineté de Madagascar pourrait bientôt être menacée.

Sans vouloir paraître excessivement alarmiste, le présent cercle vicieux de l’extrême pauvreté, de la criminalité en hausse, de la paralysie des forces armées et de la poussée concomitante de services de sécurité « alternatifs » ne présage rien de bon pour l’avenir de Madagascar. Tandis que la crise politique continue, les précieuses ressources du pays continuent à être pillées à volonté, et la population continue à mourir de faim. Avec chaque semaine qui passe, ceux qui pillent l’île deviennent de plus en plus impitoyables, alors que la capacité des autorités publiques pour agir contre ces fléaux diminue d’autant.

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Lignes de fractures Moteurs de confl its

Culture orale vs. écrite

Reproduction de relations de pouvoir •

hautement asymétriques

Mécanismes cognitifs d’exclusion •

Urbain vs. rural

Clivages dans la distribution •

de capacité institutionnelle,

de représentation et voix politiques,

et d’opportunités économiques

Centre vs. périphérie

Division sociétale dans l’accès à •

des services publics de qualité

Avantage comparatif permanent •

du centre aussi bien en termes

d’accès à l’éducation qu’en termes

d’opportunités d’avancement

économique et social

Exclusion sociale et

déresponsabilisation

Les élites et les entreprises étrangères •

sont les principaux bénéfi ciaires de

la croissance orientée vers l’export

Appauvrissement rural•

Faible accès aux services publics et •

un manque d’infrastructures locales

et de mécanismes d’intégration dans

la périphérie et les régions rurales

Absence d’un gouvernement

local effi cace

Un manque d’autonomie (par exemple •

les chefs de district et régionaux)

vis-à-vis des structures centralisées

Dépendance élevée des communautés •

locales vis-à-vis des fonds alloués

centralement

Faible représentation à travers •

les conseils communaux

Pas de redevabilité envers •

les circonscriptions locales

Etat disparate du secteur

de la sécurité

Confl it d’intérêts (économiques •

et institutionnels) au sein des

forces armées

Un manque de vocation des •

forces armées

Une portée territoriale faible et aucune •

capacité pour l’aide d’urgence

Stratégies de prévention et maintien •

de l’ordre communautaire inexistants

La libre circulation des armes à feu•

Un appareil judiciaire corrompu et •

dysfonctionnel

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6. Les stratégies de développement et les perspectives de paix

Le but principal de ce PCIA est d’aider les acteurs internationaux du développement à obtenir une nouvelle perspective sur le lien entre les efforts de développements et les moteurs de conflits à Madagascar. Il faut clarifier que cette étude n’est pas un bilan ou un audit des programmes de développement, ni une tentative de mesurer le succès et les accomplissements de l’aide étrangère et des organisations individuelles. Un PCIA analyse des stratégies et des approches de développement sous l’angle politique de l’environnement dans lequel elles sont appliquées. Un programme peut bien réussir selon ses propres indicateurs et objectifs et néanmoins avoir des effets involontaires sur les structures de conflit. Nous admettons que c’est un vrai défi pour les experts du développement d’ajouter à leurs réflexions stratégiques une dimension de sensibilité au conflit. Ce PCIA essaie ainsi de formuler une critique constructive. Prenant en compte la situation délicate depuis la chute du gouvernement de Ravalomanana et les retards conséquents engendrés pour beaucoup de programmes et projets, notre discussion des stratégies adopte une perspective vers l’avant. En se basant principalement sur nos observations sur la manière dont le développement a été abordé pendant l’ère de Ravalomanana, l’accent sera mis sur les thèmes qui doivent être adressés dans les mois à venir afin de remettre Madagascar sur de bons rails. Il est important de noter que les recommandations proposées dans ce chapitre conclusif ne sont pas des recommandations opérationnelles liées aux questions de programmation du développement (ce genre de recommandations n’étant pas dans le mandat du PCIA comme il a été souligné dans le chapitre 1). Plutôt, ces dernières devraient être perçues comme des suggestions dont le but serait de stimuler une réflexion autocritique au sein des parties intéressées dans le champ du développement.

2001–2002 et la reprise de « business as usual »

Au lendemain de l’agitation politique du début de 2009, le système des Nations Unies a reconnu le besoin pressant de développer un PCIA. L’évolution rapide des événements depuis novembre 2008 a pris par surprise beaucoup de partenaires dans le domaine du développement et de la diplomatie. Les fruits de plusieurs années d’effort et d’investissement dans l’avenir de Madagascar étaient soudainement en danger et, avec chaque jour d’incertitude politique qui s’ajoutait, se défaisaient progressivement ces accomplissements. Pourtant le simple fait qu’un tel PCIA ait maintenant dû être conduit après les événements de 2009 souligne les lacunes fondamentales dans les stratégies de développement appliquées après 2001-2002. A cette époque, Madagascar était témoin de ce qui était probablement le plus mauvais épisode de violence politique depuis son indépendance et le pays était au bord de la guerre civile. Les barrages routiers avaient littéralement scindé le pays, les militaires étaient divisés et des milliers de fusils d’assaut et de grenades avaient été distribués à des réservistes, des civils et des milices douteuses. Pourtant, une fois que la présidence de Ravalomanana eut reçu la reconnaissance internationale, la communauté internationale tourna rapidement la page, et mis à part un certain nombre d’efforts de reconstruction physique, très peu de nouvelles mesures furent entreprises. En fait, la distribution de services de santé de base gratuite pendant environ six mois a constitué la seule initiative politique importante pour adresser concrètement les ramifications de cet épisode violent.107

107 La participation financière des utilisateurs fut introduite dans tous les centres de santé de base et les hôpitaux

comme faisant partie de PAS.

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Avec presque aucune gestion de stock, la quantité d’armes et de munitions qui a été retirée des arsenaux militaires en 2001-2002 reste aujourd’hui inconnue ; la proportion qui aurait également été retournée reste d’ailleurs elle aussi inconnue. En fait, aucune campagne ne fut lancée pour désarmer les milices et récupérer les armes en circulation. C’est peut-être parce qu’aucune intervention internationale visible pour le maintien de la paix ne s’est produite et qu’aucun traité de paix n’a dû être signé que la communauté internationale n’a pas eu le réflexe de passer d’une perspective de développement à celle d’une prévention de conflit et de construction de paix. Les outils auraient été disponibles, étant donné que les Nations Unies et la Banque mondiale avaient produit tout au long des années 90 des cadres compréhensifs et des stratégies pour adresser les questions de connexion sécurité-développement. Au lieu de cela, le document de Poverty Reduction Strategy Paper (PRSP) de 2003 s’est référé à la crise mais uniquement pour mentionner que la stabilité politique retournait et serait consolidée une fois les élections communales terminées.108

Cependant, plusieurs mesures auraient été essentielles pour aborder la crise efficacement, notamment la création d’initiatives de réconciliation à court et moyen terme. Malheureusement, la compréhension traditionnelle de la réconciliation dépeint un tableau beaucoup trop unidimensionnel du problème : la réconciliation est soit réduite aux notions très superficielles du compromis et de l’entente entre les élites politiques au niveau national, ou à une compréhension étroite de la justice de transition. La réconciliation est plutôt un processus qui devrait systématiquement adresser les moteurs de conflits violents, de nature politique et économique, ainsi que ses lignes de fractures sociétales sous-jacentes. Un recours aux formes de violence politique auquel nous avons assisté en 2001-2002 est une évidence indéniable de l’échec complet non seulement de des capacités administratives de Madagascar, mais de ses institutions politiques. Les stratégies de développement implémentées depuis 2002 n’ont pas fait ce lien crucial entre la bonne gouvernance et la violence politique.

Bien que ce soit tentant de laisser le passé derrière et de se concentrer sur le futur, la paix ne durera qu’avec peine si un effort de compréhension des raisons pour lesquelles Madagascar a, après 1972 et 1991, chaque fois sombré dans des conflits sanglants, n’est pas entrepris. Le cheminement du pays, de la colonisation à l’indépendance, a véhiculé beaucoup de mythes historiques, que des récentes leçons historiques ont du mal à évaluer, vérifier et interpréter. La mystification des événements s’avère avantageuse pour l’instrumentalisation politique, mais pas pour un débat politique constructif et une vision constitutionnelle et sociétale partagée.

Bien que le chapitre 5 ait déjà débattu sur la question de la réforme du secteur de sécurité, il vaut la peine de noter ici que la montée subite des milices pendant les conflits de 2001-02 aurait requis des programmes concrets pour les identifier ainsi que pour la réadaptation et la réintégration de leurs membres. La criminalité a été un problème constant depuis le milieu des années 70, comme démontré par la priorité accordée à la question pendant la campagne électorale de Ratsiraka en 1977. Aujourd’hui, les journaux relatent quotidiennement le crime organisé et le banditisme armé. En outre, beaucoup de sources nous ont confirmé qu’un nombre considérable d‘armes légères en circulation, tout comme les individus appartenant à ces groupes, peut être retracé à ces milices.

Le PRSP de 2003 présente la première orientation stratégique sur la restauration de l’Etat et d’une société malgache bien gouvernée, accordant la priorité au rétablissement du système judiciaire et à la création d’institutions ratifiées par la constitution. De plus, selon le PRSP,

108 Voir Fonds Monétaire International, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » IMF Country Report

03/32, 3 (octobre 2003), p. 11.

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la modernisation de l’équipement de la police et la consolidation de sa capacité opérationnelle à tous les niveaux, en particulier dans le domaine de la recherche criminelle, répondraient à la question de la sécurité. 109 Cependant, alors que le document pointe dans la bonne direction, son évaluation et son approche n’étaient pas appropriées à l’ampleur du problème. La stratégie n’a nécessité aucun élément de réforme, n’a pas mentionné la sécurité rurale ni la gendarmerie, a négligé la question des armes légères et n’a pas abordé la réforme militaire en dépit de l’écrasante part du budget et du PIB national coupée par l’appareil militaire. Qui plus est, peu a été réalisé en termes d’implémentation, à peine plus qu’une modernisation technique.110

En conclusion, nos interlocuteurs ont confirmé les rapports sur le ton très négatif et agressif avec lequel la campagne électorale s’est déroulée en 2001, soulignant que le gouvernement a recouru aux intimidations et aux restrictions sur les mouvements des candidats de l’opposition, notamment Marc Ravalomanana. Les mêmes sources ont cependant également souligné que ce dernier a amplement utilisé ses structures d’affaires pour sa campagne.111 En conséquence, la commission électorale s’est avérée être en grande partie dysfonctionnelle, dans la mesure où elle n’a pu gagner la confiance des gens ni sur la question du dépouillement des bulletins, ni sur l’exactitude des résultats. D’ailleurs, la Haute Cour Constitutionnelle avait sensiblement entaché son image en s’étant laissée influencer par le Président. Cependant, aucune réforme complète des lois et des institutions électorales n’a été depuis entreprise, bien que les donateurs aient insisté sur ce point auprès de Ravalomanana. Et au lieu d’envisager une restructuration fondamentale du système électoral, le PRSP de 2003 a concentré son attention sur l’amélioration des lois communales électorales, et a mis l’emphase sur le renforcement de capacités de l’organisme de surveillance électorale (le CNE) et des ONG indépendantes.112

Recommandation 1

Quel que soit les quand et comment cette crise prendra éventuellement fin, la communauté

internationale et les partenaires techniques et financiers ne doivent en aucun cas retourner

à l’approche « business as usual ». Tous les programmes doivent être orientés en urgence

vers la prévention de la récurrence de la violence politique et des conflits armés.

Les stratégies de développement et les scénarios sous-optimaux

« Brochure de la Cinquième Avenue », « Magazine épuré et asceptisé », et « Catalogue de luxe » étaient juste certains des termes employés pour décrire le Madagascar Action Plan 2007–2012 (MAP), préparé par la présidence de Ravalomanana comme une approche alternative au « standard » PRSP long de 150-300 pages. Un coup d’œil à l’intérieur de la brochure « épurée et asceptisée » du MAP révèle vite un certain nombre d’éléments clés liés à sa logique et ses fonctions. Considéré par le président comme un instrument important pour la promotion de sa vision et de sa politique, la logique du MAP consistait à éviter une analyse du développement en se concentrant non pas sur les processus mais seulement sur les indicateurs. En effet,

109 Ibid., p. 71.110 Basé sur des interviews confidentiels à Antananarivo et en Europe.111 Vivier, Madagascar sous Ravalomanana : la vie politique malgache depuis 2001, p. 21. 112 Voir FMI, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » 2003.

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les stratégies exigent des buts clairs liés à des résultats spécifiques, et les indicateurs offrent un outil très opportun pour évaluer et suivre le progrès. Cependant, une stratégie globale se concentre également sur le processus lui-même, et requiert par conséquent des conseils tactiques. Dans le cas du développement « pro-pauvre » basé sur un programme de bonne gouvernance et de droits de l’homme, le besoin d’un processus dirigés par les principes semble encore plus évident. Mais le MAP, aussi bien que le Cadre des Nations Unies d’Aide au Développement (UNDAF), dépendent fortement d’une approche de « cadre logique » et une gestion orientée sur les résultats. Ceci peut engendrer des contradictions sérieuses entre les buts poursuivis et les moyens appliqués ou indirectement soutenus.

La stratégie de développement de l’ONU, bien que basée sur le MAP, élargissait son approche de la gouvernance et prévoyait des programmes pour renforcer le Parlement et les capacités de ses membres. Pas un seul point du MAP, en revanche, ne se rapportait aux administrations de l’Assemblée Nationale ou du Sénat comme agences d’implémentation ou capacités de diriger. De même, pas un item du budget du PRSP de 2003 n’incluait le Parlement. Cependant, le document de l’UNDAF déclare : « La première année de mise en œuvre du MAP (2007) est jalonnée par une série de consultations publiques dont le référendum sur la révision de la Constitution de la République de Madagascar. »113 Il est vrai qu’un référendum (comme indicateur) représente une approche participative, mais en termes de bonne gouvernance, il constitue une nette baisse de la démocratisation car l’immunité des parlementaires était en train d’être sérieusement entamée.

Il n’y a rien de mal avec des indicateurs en tant que tel, mais leur utilisation en isolation d’un objectif basé sur un processus dirigé par les principes pour les accompagner (qui peut en effet être plus difficile à saisir), ne suffit pas. Un processus dirigé par les principes est en effet crucial lorsqu’on traite des scénarios sous-optimaux comme la diminution considérable de la démocratisation efficace. Bien que beaucoup de défenseurs du régime de Ravalomanana nient l’existence d’une telle tendance, l’Afrobaromètre de 2008, publiquement présenté quelques mois seulement avant les événements de 2009, indiquait clairement qu’une telle diminution de la « démocratie » se produisait en effet, et que le malaise général avec l’évolution du système politique augmentait.114 Les programmes de développement et leurs théories sous-jacentes doivent tenir compte des conditions et des réalités du système avec lequel ils travaillent. Le degré élevé de corruption et les ramifications de l’expérience socialiste sur les structures politiques et administratives et la culture politique générale de Madagascar étaient des faits plus qu’évidents, bien connus de quiconque travaillait dans et avec le pays. Regrettablement, l’occurrence régulière des crises, des soulèvements et des émeutes font intrinsèquement partie de l’histoire tragique de Madagascar. Logiquement, les stratégies de développement auraient dû avoir fonctionné sur la base de scénarios sous-optimaux. Il semble pourtant qu’on a présupposé que les conditions que toute l’approche de bonne gouvernance cherchait à créer pour l’année suivante étaient déjà en place. Tout au moins, il ne nous a été possible de localiser quelques lignes d’orientation tactiques dans aucun document stratégique, dans les cas où les indicateurs ou le processus lui-même se détérioreraient au lieu de s’améliorer. Bien que la Stratégie d’aide-pays de 2007 (CAS) consacre une section aux risques, elle reste d’utilité limitée car elle ne développe pas un cadre pour l’évaluation des risques et n’adopte pas une perspective de processus dirigé par les principes.115 CAS mentionne seulement les ajustements à la nouvelle situation mais aucune mesure préventive ou de contre-action.

113 UNDAF Madagascar, « Plan cadre des Nations Unies pour l’Assistance au Développement 2008-2011, » (juin 2007).114 Voir Afrobarometer 2008. Ceci ne fut pas le seul signe vu que les séries de publication par SeFaFi et

dans Lettre de l’Océan Indien ont également noté la concentration accrue du pouvoir dans la présidence.115 Voir Banque mondiale, « Country Assistance Strategy for the Republic of Madagascar, FY 2007-2011 »

(mars 7, 2007), p. 34 et seq.

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L’approche sur le processus dirigé par les principes diffère fondamentalement de celle de l’opérationnalisation et du suivi, car les indicateurs sont basés sur des valeurs plutôt que sur des indicateurs quantifiables. De plus, les indicateurs se concentrent autant sur le processus que sur les résultats et l’impact. Au cours de nos discussions, les fonctionnaires locaux malgaches ont exprimé leur frustration sur la politisation de plus en plus grande dans la mise en œuvre des projets de développement. Encore une fois, ceux en mesure de décider des projets concrets, comme par exemple la construction d’infrastructures agricoles locales ou la création d’un commissariat de police ou d’un centre de santé de base, sont habituellement bien au courant des procédures et des règlements administratifs, et exercent une influence considérable sur le processus. En revanche, les communautés locales, plongées dans leur culture orale, ne font pas le poids auprès de tels décideurs. Tant que la gestion orientée sur les résultats mesurera uniquement le nombre d’infrastructures créées et de services déboursés, elle n’obtiendra aucun aperçu dans le processus lui-même et dans les implications sociales et politiques du projet.

Bien que tous nos interlocuteurs de la communauté internationale aient justifié l’application de l’aide budgétaire directe à Madagascar et la contribution considérable de l’aide étrangère pour des projets sur la base de tendances et d’indicateurs prometteurs (particulièrement dans le domaine des droits de l’homme), nous n’avons pu être convaincus qu’un tel degré de confiance était justifié. En approfondissant nos discussions avec les fonctionnaires malgaches, il est apparu clairement que les conditions étaient considérées comme étant temporairement remplies si des lois ou des décrets étaient en attente, ou si des justifications étaient données pour des indicateurs mauvais ou manquants. Ceci signifie que bien qu’un nombre de conditions n’étaient pas concrètement réunies, des déclarations d’intention avec documents et stratégies correspondants étaient néanmoins acceptées comme preuve. Encore une fois, la stratégie entière était basée sur le cas du meilleur scénario. Dans les dernières décennies, en revanche, beaucoup d’ONG, inspirées par de meilleures pratiques du secteur de la microfinance, ont souligné que la livraison gratuite des services est souvent sans valeur parce que justement non évaluée. Le caractère de « don » de l’aide peut mener à la dépendance et aux espérances que, indépendamment de la façon dont elle est employée, elle sera toujours disponible, car les agences de donateurs sont perçues être sous pression de décaisser afin de justifier leurs budgets. Tout ceci ne veut pas dire que nous recommandons un retour à la conditionnalité, qui contredirait les notions d’appropriation, de stratégies basées sur les besoins et motivées par la demande, mais l’aide doit néanmoins avoir un coût, sous forme de pré-investissement de la part de l’« associé » (plutôt que du « bienfaiteur »). Plus l’associé participe à l’investissement, plus élevés seront les coûts de l’abandon du processus régi par ces principes.

Recommandation 2

Malgré tout l’enthousiasme pour les ouvertures politiques et les développements positifs

des résultats et des indicateurs, Il faut conduire des évaluations de risque de façon

régulière et préparer des plans de contingence. Les évaluations doivent être menées

avec un accent sur la cohérence des processus et des moyens d’atteindre des

résultats sur la base des valeurs sous-tendant le projet de développement.

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Recommandation 3

Alors que la conditionnalité prédétermine la stratégie et conduit à des évaluations de

pauvreté et de risques axées sur l’offre, les « pré-investissements » fournissent les preuves

de la détermination des partenaires et leur capacité à mobiliser leurs propres ressources.

Si la décentralisation et le développement rural sont considérés comme prioritaires par

Madagascar, des mesures concrètes de décentralisation, en sus des plans ou des

déclarations d’intention, doivent être présentées avant que l’aide ne soit versée.

Dans la même veine, si un futur gouvernement malgache, qui se baserait sur les principes

déclarés de la Quatrième République, voulait réactiver ses partenariats de développement,

des initiatives concrètes pour la stabilisation politique et la séparation des intérêts

économiques des postes politiques devraient être entreprises en préalable.

Priorisation

Le MAP a vraisemblablement suivi la vision exprimée dans le document présidentiel Madagascar Naturellement, qui a publiquement suggéré que le développement devrait reposer sur une vision plus positive que celle formulée dans le précédent PRSP.116 La réduction de la pauvreté est, selon la nouvelle approche, seulement un objectif – la nouvelle vision, au lieu de ça, s’est focalisée sur des paysages, des villes et des villages prospères. En fait, Madagascar Naturellement était basé sur une lecture très intelligente du précédent PRSP, qui a fait clairement ressortir que le principal problème du développement de Madagascar était la pauvreté rurale. Basé sur de précédentes évaluations, le PRSP a noté très justement que le principal obstacle au développement rural était le manque d’infrastructures locales et de sécurité. Il a également précisé que le manque d’électrification et d’accès permanent à l’eau dans la communauté rurale amplifiait les effets des infrastructures pauvres. Un autre problème urgent provenait de l’accès inégal à la terre et des doutes concernant les titres de propriétés.117 En conclusion, le PRSP notait de façon très critique que l’impact de la croissance des zones économiques de production (EPZ) sur l’économie n’était pas aussi important que prévu, en dépit du fait qu’elles ont représenté la source principale des IDE; le principal facteur de croissance, au lieu de cela, était la création d’emplois directs et indirects.118

Madagascar Naturellement a bien noté que la concentration des investissements dans les EPZ n’avait pas eu jusqu’ici d’effet sur la pauvreté.119 Bien que ce ne soit pas dit explicitement, le document néanmoins fait ressortir le manque de cohérence du PRSP: d’une part, il faudrait donner la priorité au développement rural, mais d’autre part, le type d’investissement dans les domaines de l’infrastructure et de l’agriculture ne reflète que très peu cette orientation

116 Voir « Madagascar Naturellement. Une Vision pour Madagascar et ses Régions, » Présidence de la République

de Madagascar, 2004, p. 3. Tous les documents officiels importants se réfèrent à la vision lorsqu’ils présentent

MAP, voir par exemple « Plan Cadre des Nations Unies. Pour l’Assistance au Développement. UNDAF

Madagascar 2008–2011, » Juin 2007.117 Voir FMI, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » Section 2.2, pp. 17 et seq.118 Ibid.119 « Madagascar Naturellement. Une Vision pour Madagascar et ses Régions », p. 5.

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stratégique. Le document souligne le besoin d’évoluer d’une économie de subsistance à une économie de marché, et note un peu plus loin que le PRSP se concentre principalement sur le tourisme, les mines, la pêche et les industries de fabrication comme secteurs de croissance, mais que ces mesures sont nécessaires, mais insuffisantes, pour le développement rural.120 En revanche, le développement rural assurerait un plus grand rendement en réduisant la pauvreté à Madagascar. Madagascar Naturellement a clairement approuvé un accord que le développement devrait adopter une approche ascendante au développement, exploitant le potentiel économique de la protection environnementale.

Selon l’évaluation du PRSP de 2003, l’accent aurait dû être mis sur la construction et le rétablissement des infrastructures locales et rurales, des institutions de sécurité, de l’accès aux terres et de la proximité des services de santé et d’éducation. Cependant, les mesures affectant directement ces domaines ne sont pas bien reflétées dans le « cadre logique » de ce document. En revanche, les investissements dans l’infrastructure reliant les industries stratégiques aux principaux centres urbains sont bien mieux définis. Bien que les communautés rurales profitent indéniablement de telles infrastructures, les effets sont de nature très indirecte. Les principaux bénéficiaires de tels programmes sont encore les économies urbaines et les entreprises à grande échelle orientées vers l’export et les EPZ. Ce type de croissance économique, qui dépend fortement de l’effet de « cascade », ne contribue pas à aborder les lignes de fractures sociétales profondément enracinées. Qui plus est, améliorer la connexion intra-urbaine renforce encore plus le clivage urbain-rural au lieu de favoriser les infrastructures locales rurales. Avoir de meilleures infrastructures communales signifie également une communication et une interaction améliorées au sein de la population, et un meilleur accès aux services publics comme la santé et l’éducation – facteurs, tous fortement interdépendants, nécessaires pour réaliser une véritable autonomie. En conclusion, la priorisation des infrastructures nationales augmente l’avantage concurrentiel des noyaux urbains, facilitant de ce fait davantage la concentration et la centralisation.

En conséquence, la priorisation de l’aide au développement a augmenté les moteurs de conflits en renforçant le centre aux dépens de la périphérie et des régions rurales. Le développement rural ne peut pas être focalisé seulement sur la croissance économique au moyen de rendements plus élevés de production de riz, par exemple. Le point n’est pas que de tels résultats de développement ne soient pas importants, mais dans une perspective de conflit, la priorité doit être accordée aux infrastructures et services locaux qui auront un impact sur l’organisation politique locale. Si l’aide au développement cherche véritablement à être poussée par la demande et basée sur la participation, il n’est pas clair comment de tels besoins peuvent être efficacement évalués à Madagascar quand la population est systématiquement exclue et que les idées doivent être « transférées » d’une culture orale à des cadres logiques et des procédures extrêmement formalisées.

Les données récentes de l’INSTAT121 pour Madagascar indiquent que, selon les catégories principales de mobilité/locomotion reliant les communes à leurs districts, une moyenne de 47,3% se déplacent par taxi brousse, de 13,1% par charette, et de 22,7% à pied. Pour présenter les disparités extrêmes dans la mobilité, il suffit de prendre les exemples suivants: Alaotra Mangero (périphérie semi-urbaine): 66,2%, 6,8%, et 18,9% ; Analamanga (périphérie urbaine) 82,5%, 0,8%, et 11,9% ; Atsinanana (rural), 32,5% 0%, et 45,5% ; et Melaky (rural) 28,1%, 56,3%, et 0%. Ces immenses disparités soulignent déjà la division entre rural et urbain. Pourtant les chiffres les plus significatifs sont ceux indiquant que seulement

120 Ibid., p. 16.121 Voir toutes les données de l’INSTAT, « Présentation des résultats de la cartographie numérique en préparation

du troisième recensement général de la population et de l’habitation », (Antananarivo: 2010).

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9,5% de tous les Fokontany ont accès à l’électricité, et seulement 6,8% à l’eau. De plus, le pourcentage moyen des Fokontany par principaux moyens de transport des produits agricoles s’élève à 6,9% par voiture/camion, 44,7% en charette, et 42,8% à dos d’homme, avec six régions dépassant 79% dans la dernière catégorie. La mobilité rurale, comme constaté initialement dans le PRSP de 2003, est le chemin principal au développement pro-pauvre, et à l’intégration de la population en grande partie exclue.

Étonnamment, la cohérence de Madagascar Naturellement n’est pas reflétée dans le MAPqui, sous la rubrique « Madagascar naturally », présente une vision très différente de celle approuvée dans le document de 2004. La vision de MAP substitue le terme économie de marché par une économie de « croissance élevée », et le « développement rural » par « employé dans l’agriculture ».122 Cette nouvelle vision est suivie de priorités immédiates récapitulées en six « piliers des initiatives de réforme (breakthrough reform initiatives (BRI)) » : 1) réforme des finances publiques ; 2) augmentation significative de l’investissement pour favoriser la croissance élevée ; 3) diffusion de semences pour une révolution verte ; 4) transformation de la sécurité publique ; 5) mise en œuvre de nouvelles mesures audacieuses pour la santé et la planification familiale ; et 6) transformation du système judiciaire. Les mesures donnent la priorité aux réformes des institutions gouvernementales, sans placer la même emphase et importance sur les structures politiques qui ont principalement une fonction d’intégration.

Une autre observation de la stratégie de bonne gouvernance du PRSP de 2003 souligne le problème de la priorisation. L’« emphase no.1 de l’intervention stratégique » du PRSP sur la restauration de la primauté du droit et d’une société bien gouvernée énumère les premiers objectifs comme suit :

Etablir un système d’informations fiable est nécessaire pour connaître la situation W

économique et financière du pays. Implémenter une politique budgétaire. W

Lutter contre la corruption, assurer la transparence et améliorer la qualité des services W

rendus au niveau ministériel. Mettre en place une fonction publique transparente et efficace au service des citoyens. W 123

Ces quatre objectifs reçoivent une liste très détaillée des mesures et processus pour s’engager dans des projets étendus de réforme de la fonction publique, l’administration et les finances publiques.124 En revanche, l’objectif no.2, intitulé « respectant la démocratie », note:

« Démocratie : les élections libres, le statut de l’opposition, le respect pour les droits de l’homme, la liberté d’expression des médias seront respectés avec transparence et respect pour les choix des personnes. »125

L’implémentation mentionne, en termes très vagues : « Transparence et respect pour le choix du peuple ».126 Dans cet esprit, l’allocation budgétaire pour les activités, qui ne sont pas décrites dans le document, demeure complètement indéterminée. Au long de la stratégie de bonne gouvernance du PRSP, aucune position n’est consacrée au renforcement du Parlement ou à l’augmentation des capacités des membres de l’Assemblée Nationale.

122 Voir « Madagascar Action Plan. »123 FMI, « Madagascar: Poverty Reduction Strategy Paper, » p. 50.124 Voir ibid., p. 58.125 Ibid., p. 50.126 Ibid., p. 58.

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Les clauses sur l’état de droit dans le PRSP ne cherchent qu’à établir des compétences et à vaguement appeler à la création d’institutions constitutionnelles. Les réformes se concentrent principalement sur l’administration, la fonction publique et sur le combat contre la corruption. La démocratisation en tant que principe au cœur de la bonne gouvernance127 n’a aucun rôle proéminent dans le PRSP. Ainsi le premier sous-programme consacré au respect de la démocratie, à la fiabilité des opérations d’élections, consistait à améliorer la liste électorale et à organiser un recensement des fokontany en vue de la répartition des zones électorales. Et le deuxième sous-programme sur la participation citoyenne était fondamentalement un programme de prise de conscience à travers des émissions de radio et la formation des journalistes. Bien que les programmes aient pu être utiles, ils semblent mineurs en raison du défi de démocratisation auquel Madagascar fait face.

Le problème de la priorisation joue un rôle important dans la cohérence des stratégies de développement. Les réformes de l’administration, de la fonction publique et des finances publiques sont extrêmement importantes, mais les réformes impliquent un renforcement significatif de capacité de l’organe exécutif au détriment du corps législatif considérablement affaibli par les référendums de 1995 et de 1998.

Un autre cas significatif soulignant le problème de la priorisation est BIANCO, le Bureau Indépendant Anti-Corruption créé en octobre 2004. Des ressources importantes furent investies dans BIANCO, qui s’est avéré remarquable dans sa conception en tant qu’agence. Son personnel démontrait un degré élevé de professionnalisme et accomplissait de rapides progrès. Pendant nos voyages à travers l’île, nous n’avons pas vu un seul bâtiment gouvernemental sans affiches informant les utilisateurs des services publics de leurs droits et de leurs devoirs à résister à la corruption. Nous pourrions également conclure que la campagne agressive d’information et son travail précis ont rapidement établi sa réputation. Nous avons entendu beaucoup de témoins affirmer qu’une référence à BIANCO s’avérait être une menace efficace contre les fonctionnaires recherchant des pots-de-vin ou refusant simplement de fournir les services demandés. Cependant, l’image et la qualité de BIANCO pourraient être sérieusement compromises, non seulement en raison des crises politiques et de la résiliation illégale et avant terme du mandat du directeur. BIANCO reçut environ 30.000 plaintes durant ses premières années d’opérations, avec environ 8% à 10% de cas éligibles retenus pour une enquête approfondie. Le danger que l’on puisse tenir BIANCO à des fins politiques a considérablement augmenté de par la présente nature transitoire du gouvernement, étant donné que l’Assemblée reste dissoute jusqu’à la tenue de nouvelles élections. Le problème principal émergeait cependant autour de la priorisation des programmes. BIANCO est une agence indispensable et très valable, mais en l’absence d’un système judiciaire efficace et en fonctionnement, ses efforts et ses accomplissements sont de plus en plus réduits. Nous sommes très heureux de noter qu’un très récent document d’orientation de la Banque mondiale arrive précisément à la même conclusion.128

Nous accueillons aussi d’un bon œil l’évolution stratégique qui semble sous-tendre certains des nouveaux documents d’orientation récemment présentés par la Banque mondiale. Un document, en dépeignant la balance de la croissance du PIB de 2003 à 2008, note sa fragilité, le décalage provenant des événements de 2002, et les conséquences économiques des dépenses étatiques basées sur l’aide étrangère. Qui plus est, le document poursuit notre analyse sur l’investissement sectoriel faible et de la polarisation de la croissance urbaine:

127 Voir Banque mondiale, Sub-Saharan Africa: From Crisis to Sustainable Growth (1989). Ce rapport révolutionnaire,

qui introduisait pour la première fois la notion de bonne gouvernance dans le développement, fait clairement

référence à la notion de promotion démocratique.128 Jacques Morisset, « Au cœur des ténèbres: le renouveau des institutions et de la gouvernance, »

dans Banque mondiale, Madagascar: Vers un agenda de relance économique (Juin 2010), p. 27.

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Cette concentration géographique de la croissance correspondait au choix stratégique de favoriser la création d’entreprise autour de pôles de croissance en raison de leur forte densité de population, génératrice d’économie d’échelle au niveau de la production et de la distribution, de leur proximité de projets d’envergure qui peuvent servir de locomotive, […]. Si l’expérience historique et internationale justifie cette approche, celle-ci conduit, mal maîtrisée, à la marginalisation de nombreuses régions où vivent la majorité des ménages en situation de pauvreté extrême.129

Un autre document propose la perspective ci-dessous comme moyen d’amélioration de la gouvernance démocratique et de la performance économique du pays. Dans un document passionnant d’Alfredo Brizzi, le directeur national de la Banque mondiale, une proposition présentée rappelle notre propre analyse :

Plutôt que de se focaliser uniquement sur la mise en place de systèmes publics destinés à atteindre les communautés pauvres, il faudrait placer les communautés au centre du dispositif.130

Le raisonnement à la base d’une telle notion est identique à notre conclusion sur l’autonomie des communautés rurales comme le chemin à la décentralisation efficace et une perspective à moyen et long terme pour dissoudre la principale ligne de fracture sociétale de Madagascar.

Cependant, cette perspective sur les conditions structurelles réelles de la pauvreté à Madagascar se trouvait déjà au cœur de l’évaluation du PRSP publié en 2003. Il est ainsi malheureux de constater que l’orientation stratégique présentée dans le PRSP lui-même, puis dans le MAP et le CAS, n’ait pas intégré ces propositions de façon cohérente. Surtout, la prétendue approche de « leadership » du développement, qui amplifie la tendance sous-optimale d’une personnalisation de la politique et de l’autorité, fonctionne surtout à l’opposé de la notion d’intégration rurale et de la responsabilisation par l’autogouvernance.131 Le « leadership », particulièrement quand il n’est pas bien géré, peut rapidement prendre des tendances autoritaires plutôt inquiétantes.

Recommandation 4

Modifier les priorités au développement rural basé sur des évaluations participatives sur

la pauvreté et des conflits et les coordonner avec l’axe stratégique de CAS et de

l’UNDAF. Ceci implique la combinaison des opportunités économiques de construire de

multiples nouveaux noyaux dans la périphérie, de renforcer la décentralisation et le

transfert du pouvoir, et d’intégrer la population rurale dans les efforts de développement

et l’administration politique malgache. Il faut éviter des évaluations de conflits

quantitatives basées sur des préjugés culturels au sujet du “mot écrit” dans cette

tentative, en faisant plutôt appel aux riches ressources orales de Madagascar.

129 Jacques Morrisset, « Vers un agenda de relance économique à Madagascar, » dans Banque mondiale, Madagascar:

Vers un agenda de relance économique, p. 5 (assignation de l’italique au texte original). 130 Adolfo Brizzi, « Organisation sociale: une vue du bas… pour aider le haut, » dans Banque mondiale,

Madagascar: Vers un agenda de relance économique, p. 47.131 Sur le soutien de la Banque mondiale concernant l’approche « leadership », voir Guenter Heidenhof,

Stefanie Teggemann et Cia Sjetnan, « A Leadership Approach to Achieving Change in the Public Sector:

The Case of Madagascar, » WBI Working Papers (2007). L’introduction de l’approche « leadership » a ses origines

dans le travail de l’un des principaux consultants de Ravalomanana, un académicien de Harvard. Il a initié le

National Leadership Institute de Madagascar.

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La priorisation et la coordination de la stratégie entre de telles évaluations sur la pauvreté participatives et de programmation commune du gouvernement et les acteurs de développement restent un défi significatif. Une approche du développement efficace et sensible au conflit devra donner la priorité au développement rural décentré au moyen de l’autogouvernance.

« Timing », résultats rapides et technocratisation

La principale critique récurrente de l’organisation de l’aide au développement, exprimée par nos interlocuteurs malgaches et confirmée dans de nombreuses entrevues avec les acteurs de développement étrangers, concernait la question de « timing » (synchronisation) et le complexe obsessionnel du développement d’atteindre des résultats rapides. Il est intéressant de noter que Marc Ravalomanana, avec sa mentalité d’entrepreneur, partageait cette obsession, et les buts ambitieux du MAP reflètent cette volonté d’accélérer le développement. Cependant, alors que ces objectifs pouvaient paraître attrayants, ils n’ont à peine tenu compte des réalités et des conditions à Madagascar. Pourtant, blâmer après coup le Malgache pour ses lacunes culturelles ou cognitives ne résout pas le problème et n’est pas une justification valide après 30 ans d’intervention internationale dans le développement du pays. Le fait est que si nous regardons la synchronisation et les objectifs des PRSP, MAP et UNDAF, ils ont tous suggéré que Madagascar pourrait décoller économiquement après cinq ans seulement. Bien qu’il soit assurément important d’avoir des buts ambitieux, un tel manque de réalisme peut également mener à des pléiades de situations fortement problématiques, comme plusieurs de nos entrevues ont mis en évidence.

D’abord, la logique du projet de développement tend à suivre des cycles de trois à cinq ans. De même, les coopérants et les chefs de projet étrangers résident au pays, pour la plupart des cas, entre trois à cinq ans. Les fonctionnaires dans les agences de développement sont ainsi sous pression pour montrer des améliorations rapides basées sur des indicateurs de résultat. Ils ont donc une tendance naturelle à coopérer principalement avec les contreparties nationales qui sont susceptibles de faire avancer le plus rapidement leurs projets et programmes. Alternativement, à travers la coopération avec le fonctionnaire étranger, l’associé malgache obtient un avantage significatif sur ses pairs. Tous les deux deviennent fortement dépendants l’un de l’autre afin de faire avancer leur ordre du jour, vu que chacun doit produire des chiffres.

En second lieu, la nécessité d’atteindre des résultats rapides incite à prendre le chemin de moindre résistance. En effet, recevoir l’appui de ceux qui ne sont pas « in the know » et enlever des obstacles importants s’avèrent être une activité frustrante et consommatrice de temps. La nécessité d’atteindre des indicateurs basés sur les résultats incite ainsi à la priorisation de projets ayant de plus grands et plus rapides rendements, plutôt que d’aborder des programmes et des projets à long terme qui peuvent avoir un plus grand potentiel à provoquer le changement social.

Pendant l’ère de Ravalomanana, la mentalité justement décrite à l’instant aide à expliquer une partie de l’euphorie acritique vis-à-vis du MAP. Comme trois membres de l’équipe MAP nous ont confirmé indépendamment, le document était principalement un moyen de soulever des fonds. Il n’impliquait presque aucune stratégie claire sur le processus, et les valeurs sous-jacentes n’étaient pas élaborées mais seulement employées comme des slogans autour des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). L’équipe du MAP était un rassemblement de technocrates malgaches extrêmement qualifiés et de conseillers étrangers extrêmement productifs payés par des donateurs, qui étaient à la fois les destinataires prévus de MAP. Ces individus étaient donc naturellement tout à fait au courant des procédures et des conditions des prêts de projets et des levées de fonds. Qui plus est, comme quelques fonctionnaires participant aux négociations sur le MAP ont

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remarqué, les conseillers se référaient aux différentes déclarations internationales sur la coopération de développement pour faire pression sur les donateurs bilatéraux. Ceci a mené à un niveau de plus grande dépendance au sein du personnel des agences donatrices, des organisations internationales et des fonctionnaires malgaches de la présidence. Afin d’atteindre les résultats et les indicateurs éloquemment présentés dans le MAP, des programmes avec de meilleures perspectives de grand rendement ont été prioritaires. Encore plus flagrant est le fait que la bonne gouvernance a primordialement visé les structures centrales et administratives comme le Ministère des Finances (particulièrement la perception d’impôts, les douanes, les services statistiques, etc.). Malheureusement, le choix du chemin de moindre résistance a également toujours plus encouragé la présidentialisation sous Ravalomanana. Pourtant les indicateurs du MAP adoptés sans avoir été soumis à une réelle critique ont été faussés de façon tendancieuse vers la croissance économique « par effet de cascade » et n’ont su rebondir sur cette tendance.

Cela reste un vrai puzzle pour nous de comprendre pourquoi la réforme du système judiciaire et des forces armées n’a pas été la première priorité, car tout investissement dans la bonne gouvernance ne peut être bien efficace que si le secteur de la sécurité fonctionne correctement. Naturellement, de tels projets de réforme ne se prêtent pas aux stratégies rapides de développement, mais auraient dû refléter la réalité des luttes politiques malgaches sujettes aux conflits. La protection sociale durable, par exemple – une priorité dans l’avancement du développement pro-pauvre – aussi bien que les structures de gouvernement local ont besoin d’institutions judiciaires locales efficaces et des programmes de police orientés vers la prévention du crime. Même si des institutions centrales surchargées devraient également être réformées, des initiatives locales devraient être menées en parallèle afin de renforcer les structures atténuant les lignes de fractures sociétales et les principaux moteurs de conflit. Par conséquent, le problème de synchronisation et de technocratisation a mené de nouveau à l’omission d’initiatives de réforme cruciales parce que leur impact sur la dynamique de conflit ne serait mesurable qu’à long terme. Une approche basée sur des principes, en revanche, valoriserait le processus immédiat aussi bien que des résultats futurs.

Recommandation 5

Revoir point par point la stratégie de développement et créer des tableaux de dépendances,

c’est-à-dire refléter à l’aide d’une perspective de processus dirigé par les principes (plutôt

qu’avec une gestion basée sur des résultats) les conditions qui doivent être préalablement

créées avant que d’autres stratégies n’y soient incorporées de façon cohérente.

Participation

Le MAP a été loué pour son approche participative au développement. En raison de l’envergure ambitieuse de ce PCIA, nous ne pouvions pas mener une recherche systématique sur le projet de participation lui-même, surtout que le changement de régime avait déjà mené à un remaniement considérable du personnel régional et communal. Retracer les lieux d’anciens participants des présentations du MAP s’est avéré être un défi. Nous avons néanmoins pu parler à environ 20 individus qui avaient participé à différentes cérémonies liées aux présentations du MAP au niveau communal et central.

Les différents chefs de fokontany, qui furent tous appelés à la capitale pour participer à la présentation, étaient plutôt intrigués à l’idée que ceci était censé être un processus participatif. Un interlocuteur a dit : « C’était une propagande sous forme d’Entertainment. »

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La plupart ont souligné que la présentation était plutôt abstraite et éloignée des problèmes auxquels ils faisaient face. En effet, ils n’auraient pu formuler des questions et des commentaires qu’uniquement sur base de leurs expériences spécifiques. D’autres ont mentionné qu’ils se sont sentis plutôt intimidés par l’événement. Plus intéressant encore, un interlocuteur s’est rappelé que la présentation avait principalement abordé la question de « leadership » ; il a par conséquent cru qu’il avait assisté à une session de formation.

Un membre actif d’une organisation de la société civile qui avait précédemment travaillé sur un projet visant à préparer les participants locaux à la présentation communale du MAP nous a expliqué que l’événement était simplement une présentation durant laquelle les participants étaient autorisés à poser des questions et à faire des commentaires. Pourtant, en raison de leur formation, les participants locaux sont parfois arrivés avec des questions tout à fait pertinentes. Celles-ci furent reçues avec surprise par les présentateurs, qui ont alors procédé à les éluder.

L’impression que nous avons obtenue était donc que le type de participation favorisé allait de pair avec la tendance au sein de la présidence et des ministères à devenir une administration encore plus lourde à son sommet. Un conseiller étranger de la présidence a confirmé notre soupçon que ce qui a pu commencer comme des documents de travail à être disséminés, commentés et délibérés, s’est transformé, suite à la pression de produire des accomplissements rapides, en une version très concrète à être publiée en tant que décret au lieu de législation. Qui plus est, un conseiller participant au MAP a été mécontent du fait que Ravalomanana figurait trop en évidence dans la brochure « asceptisée » et qu’il en a abusé en l’utilisant comme outil de relations publiques pendant la campagne électorale. En effet, des approches participatives ne sont pas censées être employées comme plateforme politique du Président. L’épisode indique de plus comment le développement peut devenir une dimension importante de la politique. Le MAP est devenu l’un des principaux atouts politiques de Ravalomanana, lui fournissant la force symbolique du soutien de la communauté internationale – et un facteur additionnel facilitant la concentration du pouvoir dans la présidence.

Recommandation 6

Une équipe de chercheurs malgaches devrait entreprendre une étude sur l’approche

participative appliquée dans les projets de développement, qui pourrait aussi renseigner

les analyses participatives sur la pauvreté.

Conclusion

Comme souligné dans tout ce PCIA, le développement est inévitablement une tentative subversive parce qu’il agit forcément sur les dynamiques politiques d’une administration étatique et d’un gouvernement qui eux-mêmes sont aux prises avec des appels à la démocratisation et à la responsabilisation. Le développement social cherche à responsabiliser ceux qui, sous les actuelles relations de pouvoir, n’ont aucune chance de réaliser leur potentiel. D’une part, si la communauté internationale n’est pas continuellement consciente du rôle de la dimension politique de l’aide au développement, ses stratégies peuvent affecter les relations de pouvoir locales de manière à renforcer les structures d’injustice. D’autre part, une programmation soigneusement conçue et mesurée peut renforcer les structures promouvant la paix.

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Il s’avère possible qu’aucun autre programme de développement ne pourrait illustrer ceci aussi bien que la deuxième partie du programme de la réforme d’éducation intitulée Education Pour Tous (EPT). Cette dernière initiative de réforme, basée sur la tentative précédente de réforme en 2003, avait accompli des progrès impressionnants en augmentant la présence des écoliers du primaire. Sans entrer dans les détails du plan, trois éléments de la réforme défiaient fondamentalement l’héritage néocolonial des relations de pouvoir. D’abord, la réforme a cherché à aligner sa politique sur celle de la SADC en prolongeant l’éducation primaire de cinq à sept ans. Ceci évite la séparation précoce de l’enfant de sa famille quand les écoles secondaires sont seulement disponibles dans les centres urbains éloignés.132 Elle offre également une plus longue et meilleure éducation aux enfants qui ne continueraient pas l’école secondaire, de ce fait offre une stratégie importante contre l’analphabétisme. En second lieu, la réforme visait à augmenter le nombre d’écoles, avec la priorité accordée aux communautés rurales. Ceci aborderait finalement l’avantage comparatif de l’élite urbaine. Troisièmement, la langue du primaire serait le malgache.

Naturellement, la réintroduction du malgache dans l’éducation primaire a amené la réforme au centre des luttes politiques, car elle attaquait directement un des principaux mécanismes d’exclusion sociale. Nous soulignons ici l’importance de la réforme d’éducation comme une stratégie à long terme qui a le potentiel de renforcer les structures promouvant la paix. Néanmoins, la dynamique globale de la concentration du pouvoir dans la présidence de Ravalomanana et de l’approche technocratique du développement ont inutilement compromis le plan de réforme. Ironiquement, le manque d’intégration politique, que les réformes essayaient d’adresser, a gêné un processus raisonnable de délibération et d’information cherchant à obtenir un large soutien populaire dans les luttes inévitables avec les forces d’élites à Madagascar.

Chaque stratégie implique une dimension expérimentale. Des conséquences involontaires dans les programmes de développement et d’aide auront donc toujours lieu. Mais durant le processus de création, de négociation et de réévaluation des stratégies spécifiques, l’établissement de points de référence conceptuels clairs a le potentiel d’augmenter notre compréhension des effets du développement. L’approche 3C, effleurée dans le Chapitre 1 ci-dessus, offre un tel cadre politique pouvant réduire le risque d’impacts de développement imprévus.

Le PCIA a cherché à mettre l’accent sur l’importance de refléter la cohérence entre l’évaluation des besoins, les priorités définies dans les stratégies et les lignes budgétaires. En conséquence, nous suggérons de mettre la question de priorisation en connexion avec la cohérence, la coordination et la complémentarité des programmes d’aide et de développement.

La cohérence dans la programmation est une condition préalable pour une stratégie de développement durable. Elle exige un langage commun (toutes les parties concernées doivent comprendre, par exemple, la « décentralisation » ou « le développement rural » de la même manière), et dépend ainsi d’un débat, d’une consultation et d’un échange continus parmi les éléments de la communauté de donateurs, aussi bien que parmi les différentes sections de l’administration étatique et locale, ou encore de la société civile. La nature subversive et politique du développement à laquelle Kenneth Bush se référait peut seulement être atténuée au moyen de processus participatifs auprès de tous les acteurs concernés.

132 Beaucoup de familles ne peuvent subvenir aux besoins de leurs enfants, qui ne trouvent pas toujours des

familles d’accueil. Cette situation place les enfants dans une situation de grande vulnérabilité, surtout les filles.

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Sans coordination suffisante entre les donateurs et les agences d’aide bilatérales et multilatérales, la priorisation n’aura pas l’effet désiré. Tous les donateurs peuvent viser la décentralisation, mais si une agence met en application la politique en finançant un ministère de décentralisation dans la capitale, alors qu’un autre comprend la décentralisation par le financement direct de projets ruraux, contournant de ce fait l’administration centrale, une stratégie de développement cohérente ne sera pas possible. Les projets individuels ont besoin « de se parler entre eux », autrement les effets d’un projet courent le risque d’ébranler ou même de compromettre ceux de l’autre.

Pourtant la focalisation sur la cohérence et la coordination n’implique pas que tout le monde devrait travailler sur le même projet. L’évaluation des besoins ne doit pas simplement établir des priorités, mais elle doit également aider à déterminer qui fait quoi, c’est-à-dire dans quel type d’environnement de développement spécifique un acteur peut tirer le plus profit de l’avantage comparatif qu’il détient dans un tel secteur ou champ d’expertise. C’est la troisième partie de l’approche 3C : la complémentarité. Cela exige la flexibilité de la part des acteurs de développement d’apprendre des autres et d’adopter des méthodes et des techniques qui correspondent mieux avec l’ensemble des priorités. Sans une telle complémentarité, les objectifs de l’efficacité de l’aide seront à peine réalisés à Madagascar. En conséquent, la duplication, les coûts élevés de transaction et même la perte des ressources pourraient caractériser le travail effectué.

Une approche 3C implique également que tous les donateurs bilatéraux adhèrent aux mêmes normes et parlent un langage commun lorsqu’ils interagissent avec le partenaire local concerné. Les partenaires malgaches doivent pouvoir être confiants que les acteurs du développement agissent de façon responsable en prenant en considération les conditions existantes dans le pays, plutôt que d’opérer avec une image préconçue de sa politique et de sa culture.

Le chapitre 3 arriva à la triste conclusion que Madagascar ne présente pas de moteurs de changement internes, et que les lignes de fractures et les moteurs de conflits identifiés dans ce PCIA produisent les conditions pour des luttes d’élites, avec le potentiel d’une récurrence régulière de violence politique – et, dans des cas extrêmes, à une descente vers une violence généralisée, criminelle, de type guerrière. Toute stratégie de développement cherchant à éviter la répétition de la violence armée devra ainsi adopter une vision à long terme de développement orientée vers l’érosion des relations de pouvoir actuelles. La communauté internationale serait mal avisée de prendre une vision idéaliste de la construction de la nation et de l’Etat européen comme modèle pour Madagascar. La modernisation n’a pas été la solution aux conflits de Madagascar mais une partie essentielle du problème lui-même.

Nos recommandations liées au cadre des 3C ne peuvent proposer des idées concrètes sur l’opérationnalisation. Cela irait non seulement au-delà du cadre du PCIA mais enfreindrait les principes mêmes avancés dans ce rapport, et courrait aussi le risque de soutenir les moteurs de conflits. Nos recommandations doivent rester au “niveau méta”. C’est la tâche des donateurs et des agences de développement de mettre en place des programmes en partenariat avec le peuple malgache et en ligne avec ses besoins, et non selon les projets favoris de la communauté internationale. Les lignes de fractures, les moteurs de conflits et les amplificateurs présentés dans ce PCIA devraient guider les acteurs de développement étrangers et malgaches dans cette entreprise.

En principe, si l’aide au développement ne veut pas courir le risque de consolider les lignes de fractures sociétales et les moteurs de conflits, elle doit comprendre qu’elle doit approcher le développement de Madagascar avec une perspective patiente et à long terme. Une croissance liée à l’export peut produire des résultats plus rapides que le développement

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rural et communautaire, mais elle approfondit inévitablement les lignes de fractures sociétales comme elle l’a fait les décennies passées. La concentration élevée du pouvoir et du capital au centre est une réalité de Madagascar, et nous ne proposons pas que toute l’aide au développement doive être réorientée vers le développement rural. La priorité doit être accordée aux structures de gouvernement local au sens large. Dans le contexte malgache, la fragilité de l’Etat peut seulement être abordée en renforçant les structures locales et décentralisées. La capacité étatique d’imposer ses politiques et sa portée dépend de la capacité des communautés locales de s’organiser politiquement. Le gouvernement local est également essentiel pour le fonctionnement des structures législatives nationales, car seules les communautés actives fournissent les conditions pour des parlementaires forts et responsables. Par conséquent, le contrôle civil efficace des forces armées peut uniquement être soutenu dans le long terme par la décentralisation du pouvoir à la population locale. Dans cette veine, le gouvernement local comprend aussi la création des forces de police communale adaptées aux besoins de protection et de sécurité des communautés et responsables envers elles. Donner la priorité aux structures de gouvernement local offre un point d’entrée pour une stratégie de développement cohérente qui s’adresse simultanément aux différentes lignes de fractures et moteurs de conflits. Ce PCIA suggère que l’approche 3C soit développée selon les priorités de développement envisagées en tant que moyen pour garantir que tous les efforts à la coordination, à la cohérence et à la complémentarité puissent réussir.

L’efficience et/ou l’efficacité de l’aide ne devraient pas être mesurées en termes de chiffres uniquement, mais doivent également spécifier les valeurs qu’elles soutiennent et les utiliser comme critères pour la qualité du processus de développement. Ceci peut seulement se produire si tous les partenaires sont d’accord sur les valeurs partagées et sur une vision commune – l’aide doit ainsi avoir un coût. L’engagement des partenaires malgaches pourrait être mis à l’essai en exigeant un pré-investissement avant le déboursement du financement externe, démontrant de ce fait une détermination à mobiliser ses propres ressources. L’accent sur un processus dirigé par les principes inclut également l’intégration des évaluations de conflit et des procédures de contingence, et le partage des valeurs et d’une vision commune exige une cohérence dans la conceptualisation des approches. Quelle est la vision de chaque partenaire sur la bonne gouvernance ? Cela signifie-t-il seulement une amélioration de l’efficience administrative ou est-t-il nécessaire d’équilibrer des asymétries de pouvoir ? Malheureusement, les mesures de décentralisation se concentrant sur le gouvernement d’Antananarivo ont travaillé à contresens pour des approches plus prometteuses telles que les ACORDS de l’UE (Appui aux Communes et Organisations Rurales pour le Développement du Sud) ou les programmes de SAHA de l’Organisation Suisse InterCoopération. Tandis que SAHA et ACORDS approuvent une vision similaire et plutôt plus proactive de la décentralisation et des transferts du pouvoir, d’autres politiques et programmes soutenant l’approche gouvernementale emploient une notion beaucoup plus technocratique de la décentralisation qui pourrait bien être préjudiciable pour atteindre les objectifs indiqués.

Ce PCIA conclut sur la note que le « scénario catastrophe » serait de retourner, en termes d’aide au développement, à l’approche habituelle du « business as usual. » L’autre face de l’appropriation locale, très acclamée par les pays moins développés, est la responsabilité locale. Plusieurs interlocuteurs ont observé que la cessation actuelle de l’aide au développement avait déjà eu des répercussions dramatiques sur la situation sociale et humanitaire sur le terrain. C’est néanmoins le devoir de la HAT d’agir de façon responsable envers ses citoyens et de concevoir un chemin rapide et réaliste pour mettre fin à la transition aussitôt que possible. Prenant en considération sa nature transitoire, elle devrait limiter ses propres prérogatives à diriger la transition et à se retenir de légiférer au moyen d’ordres exécutifs. Tout gouvernement futur devrait, cependant, être également rassuré que les donateurs bilatéraux et multilatéraux sont prêts à développer une stratégie commune de développement visant à empêcher la récurrence de la violence à Madagascar.

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Appendice: les dates clé dans l’histoire de Madagascar133

Octobre 1958 Madagascar devient une République autonome dans la Communauté Française.

Mai 1959 Philibert Tsiranana est élu Président de la République par l’Assemblée Constitutive.

Juin 1960 Madagascar proclame son indépendance le 26 Juin.

Septembre 1960 Madagascar devient membre des Nations Unies.

Mars 1965 Tsiranana est réélu Président de la Première République par suffrage universel direct.

Janvier 1972 Tsiranana est réélu une deuxième fois.

Avril 1972 Début des grèves estudiantines menant à la proclamation de l’état d’urgence le 13 Mai et à la transmission du pouvoir par Tsiranana au Chef d’Etat Major, le Général Gabriel Ramanantsoa le 18 Mai.

Mai 1973 Madagascar quitte la Zone Franc.

Janvier 1975 Suite à une tentative de coup d’Etat, Ramanantsoa dissout le gouvernement.

Février 1975 Création d’un Directorat Militaire le 11 Février suite à l’assassinat du Colonel Richard Ratsimandrava, à qui Ramanantsoa avait remis tous les pouvoirs le 5 Février.

Juin 1975 Didier Ratsiraka est nommé Chef d’Etat par le Directorat Militaire.

Décembre 1975 Adoption par référendum de la Charte de la Révolution Socialiste Malagasy, d’une nouvelle Constitution, et de la présidence de Ratsiraka; la République de Madagascar est proclamée le 31 Décembre.

Novembre 1982 Ratsiraka est élu Président par suffrage universel.

Mars 1989 Ratsiraka est réélu une deuxième fois.

April 1991 Création du Conseil des Forces Vives.

133 La chronologie s’appuie sur Galibert, Les gens du pouvoir, aussi bien que sur BBC News Timeline:

Madagascar; http://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/country_profiles/1832645.stm; and IRIN, Madagascar:

Timeline – A turbulent political history; http://irinnews.org/Report.aspx?ReportId=88457

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Juin 1991 Etablissement d’un Gouvernement provisoire de la Transition et une structure de pouvoir parallèle par le Conseil des Forces Vives le 16 Juillet.

Novembre 1991 Albert Zafy est proclamé Président de la Haute Autorité de l’Etat.

Août 1992 Référendum sur une nouvelle Constitution.

Février 1993 Zafy gagne les élections présidentielles contre Ratsiraka.

Septembre 1996 Destitution parlementaire et démission de Zafy. Norbert Ratsirahonana est nommé Président par intérim.

Décembre 1996 Ratsiraka gagne les élections présidentielles contre Zafy.

Janvier 2002 Proclamation des résultats du premier tour des élections présidentielles incluant Marc Ravalomanana; annonce qu’un deuxième tour devra avoir lieu.

Février 2002 Les premières barricades sont montées sur la route entre Antananarivo et Toamasina par Ratsiraka le 5 Février. La première cérémonie inaugurale de Ravalomanana a lieu le 22 Février, et est condamnée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies le lendemain.

Mai 2002 Deuxième cérémonie d’inauguration de Ravalomanana.

Juin 2002 Le Président des Etats Unis, George Bush, envoie une lettre de félicitations à Ravalomanana.

Juillet 2002 Rasiraka et son cénacle quittent Madagascar à bord de 2 avions militaires. Cessation des opérations militaires deux jours plus tard.

Juillet 2003 Après une année de suspension, Madagascar est réadmis dans l’Union Africaine (UA).

Décembre 2003 Ratsiraka, toujours en exil, est condamné à cinq années de prison pour son rôle dans la crise politique de 2002.

Octobre 2004 La Banque mondiale et le Fonds Monétaire International annoncent l’annulation d’environ la moitié de la dette de Madagascar (autour de $2bn).

Mars 2005 Madagascar est le premier Etat à recevoir une aide au développement des Etats Unis sous un programme de récompense pour les nations considérées par Washington comme promouvant la démocracie et les réformes de marché – le “Millennium Challenge Account”.

Décembre 2006 Ravalomanana est réélu Président de la Troisième République.

Juillet 2007 Ravalomanana dissout le parlement après l’appel de la nouvelle constitution pour la fin de l’autonomie des provinces.

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Décembre 2008 Andry Rajoelina, Maire d’Antananarivo et propriétaire de la station Viva TV, diffuse une entrevue avec l’ancien président en exil Ratsiraka; les autorités ferment rapidement la station de télévision.

Janvier 2009 Des milliers de personnes descendent dans la rue pour demander un nouveau gouvernement. Des douzaines de gens sont tuées lorsque les protestations deviennent violentes. Le chef de l’opposition Rajoelina demande à Ravalomanana de démissionner de la présidence et se désigne en charge du pays.

Février 2009 Rajoelina est renvoyé comme maire d’Antananarivo. Au moins 28 personnes sont tuées lorsque les forces de sécurité ouvrent le feu sur une manifestation de l’opposition dans la capitale.

Mars 2009 Les soldats des casernes militaires CAPSAT à l’extérieur d’Antananarivo se mutinent et annoncent vouloir défier les ordres du gouvernement de réprimer les civils. Ravalomanana démissionne et passe le pouvoir à un directoire militaire, qui fut par la suite contraint par les membres du CAPSAT de transférer le pouvoir à Rajoelina. L’UA et la “Southern African Development Community” (SADC) suspendent l’adhésion de Madagascar.

Juin 2009 Ravalomanana, en exil en Afrique du Sud depuis Mars, est jugé par contumace pour abus de pouvoir et condamné à quatre ans de prison.

Août 2009 Des médiateurs internationaux négocient un accord de partage du pouvoir entre les camps rivaux lors de pourparlers dans la capitale mozambicaine de Maputo.

Décembre 2009 Suite à plusieurs échecs pour agréer à la composition d’un gouvernement inclusif, Rajoelina annonce qu’il abandonne formellement l’accord de partage du pouvoir.

Février 2010 Rajoelina reporte les élections parlementaires à Mai.

Mars 2010 L’UA impose des sanctions ciblées à Rajoelina et à son administration.

Mai 2010 Rajoelina fixe des dates pour un référendum constitutionnel (Août), des élections parlementaires (Septembre) et les élections présidentielles (Novembre). Rajoelina remanie son cabinet mais déçoit ses critiques qui espéraient qu’il formerait un gouvernement neutre avant les élections.

Juin 2010 L’UE décide de suspendre l’aide au développement à Madagascar en l’absence de progrès démocratiques.

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