Alban Berg, Wozzeck (5ème cours) : Figures musicales de l ... · Mathilde Reichler, Haute Ecole de...
Transcript of Alban Berg, Wozzeck (5ème cours) : Figures musicales de l ... · Mathilde Reichler, Haute Ecole de...
Mathilde Reichler, Haute Ecole de musique de Lausanne Cours de synthèse, 18 mars 2015
Alban Berg, Wozzeck (5ème cours) :
Figures musicales de l'obstination dans le 3ème acte de Wozzeck
Acte III scène 2 : invention sur une note
A propos de la note si et de l'idée fixe :
bref retour à la Passacaille (Acte I scène 4)
La variation no 14 de la Passacaille introduit un
leitmotiv qu'on pourrait appeler le thème de
« l'idée fixe » : il apparaît sous les mots
« aberratio mentalis partialis... ».
(11)
(11)
1
1
2
2
232
3
5 4 1
Variation 14 : 7 mesures à 2/4, soit 14 temps
2
2
2
3
3
3
2
2
2
2
1
1
1
Ce thème apparaît comme une métaphore musicale de l’idée fixe, qui revient toujours à son point de
départ, sans parvenir à s'en détacher. Il y a peut-être en l’occurrence aussi une prémonition tragique
de la mort de Marie.
On notera en effet que la note de départ est précisément le si – la note de l'Invention sur une seule note de l'acte III.
Le si résonne d’abord dans le grave, aux trombones. La présence de 4 trombones est déjà notable pour une scène de meurtre...
Le Contrebasses poursuivent, suivies par les bassons (trille d'abord écrit) puis les contrebassons.
Dans tout ce début, la nuance est piano. L'atmosphère est calme, « silencieuse », presque.
Contrastes dans les registres : juste après le mot « dunkel » (sombre), le si est entendu par deux fois dans l’extrême aigu, au 1er violon solo,
avec sourdine, en harmoniques et en hémiole (binaire dans 3 groupes de triolets). L'effet très « surnaturel ».
Sur ce son surnaturel, le cor bouché dessine depuis si et en miroir, le motif de l’idée fixe.
Il est soutenu par le htb et le cor anglais, en homophonie (> le rythme pointé ressort fortement).
En violet et en vert : la ligne vocale dessine
fugitivement un mode pentatonique (effet très doux,
tendre), échouant sur une gamme par tons
descendante.
W esquisse le début du motif de l'idée fixe, puis répète la phrase de Marie.
Les si chutent de l'aigu au grave, en hémiole, toujours pp.
Retour de la sonorité des Vl dans le suraigu.
De nouveau, Berg joue sur le contraste des registres et des timbres.
La Contrebasse solo reprend le motif de l'idée fixe depuis si,
en commençant par le triton si-fa... et en augmentant les
intervalles progressivement : 7ème M et 9ème mineure.
L'effet est très dissonant.
Le glissando de si (ou do) à si qui s'ensuit, avec la sonorité
combinée du célesta, de la harpe et des cordes avec sourdine fait
véritablement froid dans le dos... Toute cette scène travaille
beaucoup sur les timbres et les effets instrumentaux en rapport au
texte.
Le si voyage ainsi continuellement dans les pupitres et dans les sonorités, avec beaucoup d’effets et un travail sur les modes de jeux très
important. La nuance reste toujours très p. Berg utilise le mf pour certains soli, mais l’ensemble est très doux et feutré.
Le jeu sur les registres parcourt toute la scène : le si est souvent entendu très haut, puis extrêmement bas. Ici les violons chutent
sur 3 octaves, avec un effet d'hémiole, de nouveau, tandis que la clarinette prend le relais avec un effet tremolo (Flatterzunge).
Les commentateurs relèvent parfois les affinités de Berg avec un certain impressionnisme...
De nouveau un effet « surnaturel » : le xylophone joue do (et non si...) en marquant chaque temps, tandis que la harpe en harmoniques et
en canon avec la voix dessine un motif de 3 croches au sein d'une mesure à 4. « Die Nacht auffällt » : nous sommes comme hors du temps.
Il s'agit en l'occurrence d'une citation de la 1ère scène de l'acte III (Marie lit la Bible).
Renversement : octaves ascendantes...
SILENCE
Le si est tenu aux cordes sur 5 octaves, ppp
L’image très symbolique de ce lever de lune
rouge va trouver une incarnation musicale
impressionnante.
Les 4 trombones, en canon, énoncent ici un thème ascendant disjoint, très
régulier rythmiquement, avec 1 triton initial et une sonorité gamme par tons. Ils
sont relayés par les trompettes qui poursuivent en canon le thème jusqu'à
obtenir 11 notes. Avec le si tenu par les cordes, on parvient au total chromatique.
Marie entre en canon, et chante les 6
premières notes du thème
Le « rien » de W est donné sur la note si...
W poursuit le thème, en complétant les 12 sons du total
chromatique, terminant sa ligne sur... si.
Les sons 8, 9, 10 et 11 de la série sont superposés
Entrées des cordes en imitation sur la note si, comme ce qui se
passera dans l'intermède qui suivra la fin de la scène.
Motif de Wozzeck
Dès la série énoncée par les trombones, trompettes et les
voix en canon, sur cette image de la lune rouge, la timbale
s'enclenche, martelant des si imperturbablement jusqu'à
la fin de la scène.
Au moment où elle est poignardée, Berg évoque fugitivement tous les thèmes associés à Marie, comme si sa vie défilait très
rapidement devant ses yeux (l’image est de Berg lui-même).
Le crescendo est terriblement rapide (3 mesures), d'autant que tout le début de la scène a été joué piano. Puis il décroît très
vite après le cri de Marie. Motif de la berceuse
Motif du Tambour Major
Motif de Marie au miroir
Motif de la marche militaire
Motif de Marie
Quinte vide la-mi : motif de « l'attente vaine »
Motif de Wozzeck renversé
Quinte vide sur la-mi, en syncope, et pédale de triton fa-si à la harpe : tout ce passage sera cité dans la dernière scène, au
moment de l'annonce de la mort de Marie (cf. scène analysée en cours). La quinte vide a été entendue pour la première fois à la
fin de la berceuse que Marie chante à son enfant, juste avant l'entrée de Wozzeck, au premier acte. Celui-ci est alors
accompagné de son motif, non renversé.
Entrées en imitation sur la note sipuis cresc. sur une mesure
Cet accord est l'hexacorde sur lequel
Berg va bâtir toute la scène no 4 !
Entrée en homophonie du tutti orchestral, puis
crescendo sur 5 mesures.
Ce rythme va servir de rythme
conducteur dans la scène qui suit.
Cet intermède, remarquablement court, marque l'aboutissement logique de
l’omniprésence de la note si dans toute la scène qui précède. Il annonce
également les deux ostinatos suivants...
Acte III scène 3 : invention sur un rythme
Grand contraste au niveau de l’atmosphère.
On remarque que Berg a indiqué où se trouve le
rythme principal, « Hauptrhythmus » en allemand,
par un petit signe qu’il emprunte à Schoenberg et qui
signifie habituellement « Hauptstimme ». Berg utilise
dans toute sa partition ce signe pour indiquer où se
trouve la mélodie principale - celle qui doit se
distinguer de la texture.
Le rythme, à 2/4, est celui d'une polka : le piano
droit, sur scène, fait entendre l’accompagnement
typique de cette danse (cela pourrait aussi être
un « galop »). Le piano joue ff tout du long, dans un
tempo endiablé.
Le si de la scène précédente est devenu comme la
sensible d’une sorte de Do Majeur qui sonne faux :
Berg utilise le sol dièse contre le sol bécarre pour
imiter un instrument mal accordé. Il va ici s’amuser
à mimer une musique tonale : accords parfaits à la
main gauche, et mélodie à la main droite singeant
des gammes, mais avec beaucoup de « fausses »
notes et des bouts de gamme par tons. De plus,
cette « mélodie » de la main droite ne va pas, bien
sûr, avec la main gauche, qui se met à jouer des
accords parfaits majeurs en mouvement
chromatique ascendant à partir de la mesure 130.
do-mi-fa dièse-sol dièse : gamme par tons
W, après une première version du rythme en augmentation (mes. 130), reprend
le rythme à l'unisson avec le piano pour envoyer tout le monde au diable.
Sol M
La M
Lab M
Sib M
Do M
Pseudo-
Do M
Tout cela sonne très caricatural et grinçant, car très
dissonant - mais d’une façon toute différente que
précédemment.
Si M
La timbale commence un rythme à contretemps
la-sol-fa-mib-réb : 2ème gamme par
tons à un demi-ton de la précédente...
On voit que Berg commence déjà à complexifier sa texture. Le tambour entre avec 3 variations rythmiques de notre HR (=
Hauptrythmus), en diminution (la valeur = la double croche)(la 2ème énonciation est une exacte diminution du HR), tandis que les
cors et les cordes, à l’unisson sur 2 quartes à distance d’un demi-ton, font entendre une augmentation du rythme.
W entame une chanson à boire sur le
motif de la berceuse de Marie... Berg
superpose alors des structures ternaires
et binaires.
Le piano droit entre à nouveau, en décalage
par rapport à l'orchestre. Berg va jouer
constamment dans cette scène sur les plans
sonores, avec des décalages virtuoses !
Nous sommes bel et bien dans la tradition de la scène
de genre – très souvent rencontrée à l'opéra. La
musique de scène (danse, chanson à boire de Wozzeck,
chanson de Marguerite) est ici intégrée à la
construction musicale de l'ensemble. Elle la génère,
même, avec ce rythme de polka qui sous-tend toutes
les interventions des instruments. Elle est aussi
intégrée à la dramaturgie, puisque ce rythme va
exprimer l'obsession de Wozzeck, de même que le
piège qui se ressert sur lui. Il est comme emprisonné,
encerclé par ce rythme.
Sur la quinte la-mi, les cors bouchés
entament un rythme à contretemps
variation en diminution (triton si-fa...)
Le triton si-fa et la quinte la-mi : il semblerait qu’il y ait
ici une évocation de la mort de Marie. Voir les paroles
de Wozzeck : « Verdammt ! » sur la-mi, puis triton si-fa.
En strette, les trombones et le tuba commencent un
rythme en augmentation, tandis que le piano sur
scène reprend les hauteurs initiales de la polka et son
accompagnement caractéristique.
Toute la scène est ainsi construite sur la superposition
du « Hauptrythmus » en diverses valeurs rythmiques,
à contretemps, avec des variations, en ternaire,...
Berg n'utilise presque aucun autre rythme : il n'y a
que le rythme de la berceuse de Marie, et les noires
qui accompagneront la chanson de Marguerite un
peu plus loin, qui amènent un autre élément
rythmique.
Malgré l'omniprésence d'un seul et même rythme,
Berg obtient pourtant une variété extraordinaire, de
par la superposition des différentes valeurs
rythmiques, les variations (contretemps (à la croche
ou à la noire), variation ternaire, variation pointée), le
travail contrapuntique (canons, ou strettes), mais
aussi de par les constants changements de timbre.
D'autre part, comme le rythme est traité
mélodiquement et harmoniquement de mille façons
différentes, on ne se rend même pas forcément
compte de cet ostinato rythmique à la première
écoute.
A la fin de la scène, toutefois, lorsque Marguerite se
rend compte que Wozzeck a du sang sur les mains, et
que le choeur intervient dans leur conversation, Berg
va nous faire sentir de plus en plus fortement
l'ostinato rythmique.
W commence un rythme, qui est
poursuivi par Marguerite
Juste après le départ de Wozzeck à contretemps, les
Vcl et Cb entrent en effet avec un rythme en
augmentation (valeur > blanche). Ils sont à une 7ème M
de distance. Ils vont maintenant imperturbablement
grimper une gamme par tons ascendante, de sib à
sib, sur le HR, rejoints progressivement par le reste
de l'orchestre (instruments toujours 2 par 2, à une
7ème M de distance). 1
idem
2 3
2ème HR en gamme par tons ascendante : bassons et
contrebassons renforcent, sur la même 7ème M, les
notes de la Contrebasse et du Vcl.
3ème HR : alto et 2ème Vlc, aussi à l'unisson avec les
autres instruments
4ème HR : + clarinette et basse-clarinette
4
W démarre un HR à contretemps (à la croche) >
instabilité très grande
A partir de maintenant, W est en diminution rythmique
par rapport à l'orchestre, à Marguerite et au choeur.
C'est un signe de la panique qui s'empare de lui.
5 6
6ème HR : + harpe
Sur scène, le piano double les voix du choeur.
Tandis que Wozzeck est en diminution et que le choeur
entre (il y a donc de plus en plus de superpositions!),
Marguerite commence un HR doublement augmenté
(valeur > ronde).
7
7 et 8ème entrées en gamme chromatique ascendante 8
Tandis que Wozzeck est en diminution et que le choeur entre (il y a donc de plus en plus de superpositions!), Marguerite
commence un HR doublement augmenté (valeur > ronde).
Les soprani font la variation ternaire du HR !
Après son HR élargi, Marguerite répète la dernière cellule en diminution
« Le langage de Berg atteint à un équilibre rare entre l’émotion et le calcul, entre l’intensité et la caractérisation
psychologique et la perfection formelle. Etudier les fonctions de l’ostinato dans son œuvre nous a permis d’apprécier tour
à tour ces deux aspects, d’admirer à la fois l’art du constructeur et celui du peintre de la vie intérieure. Car l’ostinato est
apparu d’une part comme un instrument privilégié d’innovations techniques dans les années qui ont vu l’avènement de
nouvelles logiques de composition, mais aussi comme le répondant musical des idées esthétiques les plus importantes de
Berg. […]
Notre parcours devrait pour le moins avoir montré que les formes et fonctions de l’ostinato dans la musique de Berg sont
multiples. Si, en dépit de cette diversité, on devait expliquer en un mot ce qui en fonde la présence, ce qui fait qu’il est
irremplaçable à tel moment d’une œuvre, c’est le concept de caractérisation qui paraît le plus approprié. On ira même
jusqu’à affirmer que l’ostinato bergien est fondamentalement « réaliste ». […]
La réalité dont il s’agit ici n’est certes pas uniquement extérieure. Ce à quoi Berg prête une attention de chaque instant,
ce n’est pas seulement aux sons de l’environnement, encore qu’ils ne soient pas absents de son œuvre, mais au monde
intérieur du psychisme. […]
Source positive d’énergie vitale dans le Sacre du printemps, l’ostinato signale au contraire chez Berg la présence de forces
obscures qui menacent de s’emparer de la raison. « Der Mensch ist ein Abgrund », « l’homme est un gouffre », s’exclame
Wozzeck, et lorsque l’on s’y penche, on est pris de vertige. C’est de cette angoisse que nous parle le plus souvent
l’ostinato chez Berg. Dans ses opéras, tous les personnages, ou presque, sont habités par des pensées obsessionnelles. Et
il y a fort à parier que Berg en a lui-même fait l’expérience. […] L’obsessionnalité de Berg trouve par ailleurs dans ses
conceptions formelles et dramaturgiques un reflet qu’ont relevé nombre de commentateurs.
La musique de Berg n’offre pas seulement un portrait fidèle de son auteur, mais aussi et surtout de son époque. Le
vertige, l’angoisse, l’attente vaine constituent les grands thèmes de la Vienne du début du siècle. L’ostinato est un miroir
dans lequel se reflète le temps de Berg. »
Georges Starobinski, op. cit., pp. 281-2
A titre de conclusion :