Alain Sentiments Passions

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  • Alain (mile Chartier) (1868-1951)

    (1926)

    Sentiments

    passionset signes

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvoleProfesseure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec

    et collaboratrice bnvoleCourriel: mailto:[email protected]

    Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraie de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubeccourriel: mailto:[email protected] web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    partir de :

    Alain (mile Chartier) (1868-1951)

    Sentiments, passions et signes (1926)

    Une dition lectronique ralise partir du livre dAlain, SENTIMENTS,PASSIONS ET SIGNES. Paris : ditions Gallimard, 1935, 3e dition, collection : ides nrf , 273 pages.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 7 novembre 2003 Chicoutimi, Qubec.

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    Table des matires

    Avant-propos, par Alain, 16 mai 1926

    I Du sublimeII Les surprises des passionsIII L'me libreIV La colre d'AchilleV De l'amour et de l'ambitionVI JalousieVII Violence surmonteVIII Don JuanIX CoquetterieX L'cole des femmesXI Amour platoniqueXII PudeurXII ImpudicitXIV 0thelloXV Le coupleXVI L'esprit du coupleXVII Pense masculine et pense

    fminineXVIII Religion masculine et religion

    fminineXIX Pouvoir masculin et pouvoir

    fmininXX ParuresXXI Vnus marineXXII Pit filialeXXIII CharitXXIV Sentiments relsXXV Les ges et les passionsXXVI Le ventreXXVII SursautsXXVIII ColreXXIX La colre et le besoinXXX Le prince-trop-fortXXXI Le rireXXXII Le bgueXXXIII Le bgue et le sourdXXXIV GrandetXXXV Profondeurs videsXXXVI La sibylleXXXVII L'homme sans tteXXXVIII La tte sans l'hommeXXXIX me et corps

    XL AdamXLI L'humeurXLII Les mchantsXLIII Amour et haineXLIV NaturesXLV L'amour de soiXLVI ContrastesXLVII Tous saintsXLVIII PhrnologieXLIX RacesL crituresLI DessinLII MimiqueLIII MainsLIV NezLV L'homme et son ramageLVI Le royaume des signesLVII PolitesseLVIII La science des signesLlX Puissance des signesLX Signes ambigusLXI Les yeux fermsLXII Savoir couterLXIII L'ivresseLXIV Le spectateurLXV Le spectateur du spectateurLXVI Le thtreLXVII Le comdienLXVIII DansesLXIX Posie, musique et danseLXX CostumesLXXI Chapeau bretonLXXII La modeLXXIII RitesLXXIV La rondeLXXV Des lunettesLXXVI FrivolitLXXVII ConversationsLXXVIII DogmesLXXIX CroyanceLXXX La preuveLXXXI Le douteLXXXII Spinoza

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    Alain (mile Chartier)(1868-1951)

    Sentiments, passions et signes

    Paris : ditions Gallimard, 3e dition, 1935.Collection IDES nrf, 246 pages

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    Avant-proposPar Alain, le 16 mai 1926

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    Quand on revient de la campagne immobile, o chaque chose sembleferme sur soi et existant pour soi, la tremblante bordure de l'eau marinesignifie quelque chose. Car elle ne cesse point d'avancer et de reculer,dessinant des les et presqu'les, couvrant et dcouvrant, selon vent et mare.Toutes les choses sont en une ; toute la mer pousse et retient l'extrme et laplus petite vague, et la lune mme qui s'y mire y joue autrement qu'en image,par son poids invisible. Ainsi, contemplant l'ocan sans mmoire, nousvoulons effacer le temps, penser tout neuf, et agir neuf, comme au tempsdes cavernes. Car le sillage n'crit rien ; et, aprs la tempte, la mer est lamme, et neuve toujours. Mais, au contraire, comment lire tous ces signes surla terre, et ces signes encore au-dessous ? Ici mmoire nous tient. Ici le destinest crit.

    L'homme est d'eau et de roc. Par l'eau il rajeunit, par le roc il vieillit. Oril choisit trop de vieillir. Mais Thals, fort sagement, disait que toutes choses

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    sont faites d'eau. J'entends que ce gomtre, mieux assur de l'immobile,voyait couler aussi les montagnes. Ainsi rveillant elle-mme sa natureocanique, l'Ionien se voulait garder fluide et oublieux. Et certes on peut biendire que le solide a soutenu d'abord la gomtrie ; mais c'est le fluide qui l'aconfirme.

    Devinant donc autre chose, dans les signes humains, que cette crituredont l'homme se veut peindre et tatouer jamais, je voudrais dessiner levisage humain l'image de cette bordure liquide o s'expriment en raccourciles voyages de la lune, les airs, les vents, et les saisons voyages de la terre.Car la vengeance prtend aller selon ce qui fut crit une fois. Elle me trompepar le caractre ; et le caractre lui-mme me trompe par la crainte. Mais il ya une autre manire de lire. Et je ne veux point tant vnrer ces tombeaux quiparlent, mais plutt saisir, en ses causes autour, cette vengeance fluide et d'uninstant. Comme je sais bien que cet aigre vent de mai ne durera pas toujours,ainsi j'attends ce visage apais et cette mer calme, sur laquelle je recommen-cerai mes pches et mes voyages, la manire d'Ulysse revenant. Et lui demme retrouvera sa propre paix et l'quilibre de son corps fluide, et l'oublicourageux. Dfaisant donc ses propres plis, comme la mer, il ne jurera pointde har toujours parce qu'il s'est mis en colre une fois, ni d'tre sot toute savie parce qu'il a dit une fois un mot pour un autre, ni de craindre toujours cequi lui a fait peur une fois. Mmoire nous tient assez par l'ge.

    Heureux donc, comme conseille le mdecin, qui se lave aux flots ocani-ques, hors de lui et en lui-mme, semblable un linge dans le sillage, et quilave aussi son esprit de cette funeste ide que l'on ne peut se laver de rien.C'est savoir dormir, et c'est un grand savoir.

    ALAIN.

    Le 16 mai 1926.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    IDu sublime

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    Considrant les hommes, ce qu'ils recherchent, ce qu'ils admirent, ce qu'ilsmprisent, et enfin ce qu'ils paient le plus cher, je reconnais en tous lesentiment du sublime. La marque royale c'est l'ennui. Il n'y a pas un hommequi ne s'ennuie de sa vie animale. Tous les spectacles prsentent le surhumain,mme d'un jongleur ou d'un quilibriste. L'homme ne se plat qu' vaincre, et,faute de pouvoir vaincre, il admire. Exigeant l-dessus, mais gnreux. L'autrect, de jalousie, d'envie, de petitesse, je le vois dans les auteurs de secondordre, qui sont des gens fatigus ; mais l'homme vivant n'est point comme ilsveulent le peindre ; eux-mmes ne sont pas ainsi, ils ne cherchent quel'occasion d'admirer ; je les y prends devant un dbris d'aqueduc, ou bien Shakespeare, ou bien s'ils lisent ou rcitent quelques beaux vers ; ils sontreligieux alors ; ils disent leur prire l'homme. Le culte de l'homme est aussiancien que l'humanit.

    Il n'est rien d'envieux, dit-on, comme l'artiste. Je ne sais. L'admiration estun sentiment sublime, et nul ne vit dans le sublime toutes les heures. Mais iln'est point juste aussi de considrer tout ce que l'homme fait et dit, en ses

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    laborieuses, frivoles et tranantes journes ; il faut voir ce qui lui plait. Troiscents pianistes ensemble, cela fait un vilain caquetage de perroquets et deperruches ; aigre vanit, et ridicule ; attristante, mais triste aussi. Vient lematre, celui qui a vaincu et surmont l'instrument mcanique, et les voil tousen un dlire d'admirer et d'acclamer ; ils jettent alors comme des bouquetsleurs travaux et leurs ambitions ; comme des choses de peu, en sacrifice ; etces dons nafs sont comme crass et rduits nant par les puissantes mains,par le front attentif de l'homme qui mprise et surmonte toutes ces facilits etla sienne propre, soumis lui-mme aux dieux vritables.

    Je ne dirais mme pas que ceux qui acclament un boxeur se trompent surle sublime ; simplement ils vont droit la grandeur dont ils peuvent juger. Caril est assez clair que mme un combattant mdiocre a dj vaincu la douleur lacrainte, la fatigue, le plaisir de manger, et la colre mme, et l'envie mme ;ennemis familiers, que chacun connat assez et trop. Si les merveilles de l'artse montraient, au-dessus des singeries, aussi clairement que ce coup de poingqui jette un homme sur le tapis, la foule irait au thtre et la musique commeelle va aux combats de boxe. Je ne dis mme pas qu'elle prfrerait le beauthtre et la belle musique, car un art n'est pas en soi prfrable un autre, ettoutes les victoires sont gales ; seulement les unes plus claires que les autres.

    La guerre est toute de religion. L'occasion d'admirer jette alors tous leshommes dans un bonheur enivrant, qui les rend comme insensibles. Et le ctodieux, petit et laid de la chose, ils ne veulent point le voir. Ni les moyensd'effacer de notre monde humain ce barbare divertissement ; ils ne veulentpoint les voir ; ils s'irritent si on les leur montre ; c'est les priver de sublime etles rejeter l'ennui. Ne nous trompons point ici, l'erreur serait de consquence.Il est bien vrai que ceux qui aiment la guerre sont souvent petits, envieux,intrigants ; mais je crois qu'ils aiment la guerre justement parce qu'ils sontennuys et tristes d'tre ce qu'ils sont. Si l'on comprenait mieux que la guerreest un spectacle, l'ide viendrait, qui est la bonne, de supprimer ce genre deplaisir, au nom de l'intrt public et des bonnes murs, comme on a suppriml'absinthe.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    IILes surprises des passions

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    Les animaux, autant que l'on peut deviner, n'ont point de passions. Unanimal mord ou s'enfuit selon l'occasion ; je ne dirai pas qu'il connat la colreou la peur, car rien ne laisse souponner qu'il veuille rsister l'une ou l'autre, ni qu'il se sente vaincu par l'une ou par l'autre. Or c'est aussi pour lamme raison que je suppose qu'il n'a point conscience. Remarquez que ce quise fait par l'homme sans hsitation, sans doute de soi, sans blme de soi, estaussi sans conscience. Conscience suppose arrt, scrupule, division ou conflitentre soi et soi. Il arrive que, dans les terreurs paniques, l'homme est emportcomme une chose. Sans hsitation, sans dlibration, sans gard d'aucunesorte. Il ne sait plus alors ce qu'il fait. Mais observez les actions habituellestant qu'elles ne rencontrent point d'obstacles, nous ne savons pas non plus ceque nous faisons. Le rveil vient toujours avec le doute ; il ne s'en sparepoint. De mme celui qui suit la passion n'a point de passion. La colre, ledsir, la peur, ne sont plus alors que des mouvements.

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    O est la diffrence ? En ceci, que, par le conflit intrieur, la colre parexemple est redouble, ou bien la peur. La peur que j'accepte n'est que fuite ;mais la peur que je n'accepte pas, que je voudrais juger, qui fait scandale mes yeux, voil la vraie peur. Presque tout dans la colre est colre d'tre encolre. Presque tout dans la peur est peur de la peur, ou bien honte de la peur.Ici commence le drame des passions, qui est fertile en surprises. Le principalde la souffrance, dans la colre, dans la peur, ou dans l'amour, rsulte de cettelutte contre soi et d'une sorte d'indignation contre ce que l'on n'a point permis.Ce drame est en quelque sorte tout nu dans la timidit, o tout le mal vient dece qu'on s'aperoit qu'on ne peut faire ce qu'on voudrait ni dire ce qu'onvoudrait ; d'o vient une humiliation amre, et bientt une colre, qui font quel'on est enfin encore plus maladroit qu'on ne craignait. Ce tumulte intrieur etcette crainte de soi sont dans toutes les passions.

    Par ces remarques, on arrive comprendre a peu prs ceci, qui estd'opinion commune, c'est que les natures les plus gnreuses sont aussi cellesqui font voir les plus violentes passions. Qui consent aisment tout n'aimeragure. Au contraire, dans une nature fire et jalouse de sa libert, la pluslgre atteinte de l'amour sera comme une offense. Le vrai amoureux sereconnat ceci qu'il fuit ; mais, comme dit le pote, il emporte avec lui laflche de Cupidon. C'est un tat digne de piti que celui o l'on s'efforce de nepoint penser quelqu'un ; car c'est y penser encore ; c'est graver en soi-mmela pense que l'on s'interdit d'avoir. Tout homme est donc maladroit ce jeu,et s'humilie lui-mme, et s'irrite lui-mme. D'o cette faon d'aimer, bienplaisante, qui se montre par la mauvaise humeur. Cette part de haine, qui esttoujours cache dans l'amour forc, clate dans la vengeance ; et sans doute lejaloux se venge-t-il moins d'avoir t tromp que d'avoir t forc.

    Bref, l'homme a la prtention de se conduire ; il veut vouloir. C'estpourquoi il aime toujours au del du dsir. D'o cette ide de promettre, etenfin de se lier par un serment. Et plus ces contraintes, qui sont de sa proprevolont, sont pnibles, moins il sent les autres. C'est de la mme manire quel'on se dlivre de la peur par le courage. Aussi voit-on que l'amour est toujoursromanesque, et fort subtil l-dessus, cherchant se sauver du ptir par l'agir.Ce quelque chose de libre, et cette mditation sur l'preuve choisie etfidlement subie, est ce qui fait la ferveur de l'amour.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    IIIL'me libre

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    On n'obtient ni amour ni amiti ni respect par force. Si j'enferme Agns, jene puis srieusement lui demander promesse de ne point s'enfuir. Car, appli-quant la loi que je lui impose, elle se demandera seulement, de concert avecHorace : Le puis-je ? Du moment o c'est la contrainte qui marque lalimite du dfendu et du permis, tout ce que je puis m'est permis. C'est ce quesent trs bien la plus ignorante des femmes, ds qu'elle prouve la pression dulien, si lgre que cette pression puisse tre. Et c'est par cette raison que lareconnaissance ne fortifie jamais l'amour, ni mme l'amiti ; une me noble levoudrait pourtant, mais elle ne peut ; c'est que le bienfait a force et poids,comme une chose ; on le subit ; on ne peut l'oublier. Ce qui est d n'est jamaisni amour ni amiti. Mme le pur devoir dessche le cur. Les vertus, qui fontqu'on doit tre aim, font aussi qu'on ne l'est point. J'irais jusqu' dire qu'ungenre de beaut trop parlant, parce qu'il force l'amour, glace l'amour. Lejaloux plaide, et prouve qu'on doit l'aimer. Mais il ne gagne jamais ; au fond,il sait qu'il ne gagnera jamais ; car que veut-il ?

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    Il y a une profondeur libre en tout tre humain, et une grce qui seuleplat ; mais il faut l'attendre. Encore ne faut-il point marquer qu'on l'attend ; ily a une sorte de grimace qui est en avance d'une minute sur le vrai sourire.Cette mcanique des affections irrite les deux. D'o quelquefois une indiff-rence joue, et mme une application dplaire. Et ces jeux de la coquetterie,par une continuelle contradiction, sont ce qui tire nos mouvements en toussens, et nous donne le sentiment d'une gaucherie sans remde. La timidit sesait condamne faire toujours le contraire de ce qu'elle voudrait. Tel est lemalheur des passions. En quoi il y a toujours de la violence ; et les effetsdpendent seulement des forces, et de ce hasard ruptif qui fait jaillir uneaction ou une autre, suivant l'attitude et suivant l'arme. Qu'Othello soit irritcontre lui-mme dans le moment qu'il tient le cou fragile entre ses mains, celane desserre pas l'treinte. Il suffit de connatre, mme sommairement, lafabrique du corps humain pour comprendre le crime par amour, ce paradoxe. qui je veux le plus grand bien, je fais le plus grand mal. Laissons mme lesmains trangleuses, et le revolver, ce corps emprunt qui obit si vite et siaisment. C'est la loi de toute querelle que l'on sait qu'on blessera par un mot,et que l'on sait qu'on ne pourra s'empcher de le dire ; on le regrette paravance, et cette avance de colre s'ajoute la colre ; car tout fait masse ennos motions, et nous n'avons pas deux corps.

    Il n'y a qu'un remde, qui est de l'ordre du sublime ; et c'est ce qui m'a faitdire souvent que le sublime est comme un temps de naturelle respiration, tout fait ncessaire la vie. Mais qu'est-ce que c'est ? C'est le sentiment du libreet l'amour du libre. Tout soudain l'on se sent matre et comme retir dumalheur imminent. On se dit, comme au danger sans mesure, cette paroletonnante: Que m'importe, aprs tout? Du mme mouvement on reconnatle semblable ; on lui laisse du champ et du temps. Du temps ! L'impatience n'apas fini de gter tous les biens, sous ce ciel des hommes. Et l'art de persuader,de qui toutes choses dpendent finalement, ne manque gure de s'annuler, aubord de la dernire minute, par un dsir de forcer, qui remet tout en question.Il n'est pas d'homme, et quand ce serait dans une question de pure gomtrie,il n'est pas d'homme qui ne se refuse si je le presse ; et la puissance de mesraisons est annule, ds qu'elle pse comme une arme. Avoir raison de quel-qu'un, voil une manire de dire qui devrait nous clairer ; on y voit commentraison devient guerre. Mais guerre ne prouve rien. Et preuve ne prouve rien ;ou, comme on dit, prouve trop. Il faudrait savoir mousser la preuve, et s'entenir, dans les conflits d'esprit, qui sont les vrais conflits, ce beau mot deproposition, qui se trouve dsigner nos plus fortes penses. Autre leon ducommun langage.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    IVLa colre d'Achille

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    Platon dit en se jouant qu'amour est fils de richesse et de pauvret, et ditune grande chose. Chacun voit des drames d'amour, et s'tonne que la plusmdiocre Climne puisse amener un noble homme des actions de fou. Orc'est richesse qui fait le pire mal ; richesse, j'entends noblesse, puissance sursoi, haute ide du hros et de l'amour. Si l'homme ne souffrait que de pauvretet besoin d'une Climne, le mal serait bientt guri. Mais le besoin n'est pasl'amour ; et le dsir non plus n'est pas l'amour. L'amour est une ambition quimprise les petits moyens, et qui veut se faire reconnatre par une autrepuissance. C'est pourquoi chacun veut que l'autre puissance soit hautaine etdifficile, et toujours la grandit, et presque toujours l'estime trop, et souffre dela voir diminue. Il y a ce genre de dception dans la jalousie. De l vient quel'on mprise toujours un peu en soi-mme, et que l'on hait dans le rival, cesavantages extrieurs auxquels la puissance hautaine ne devrait pas seulementfaire attention. Il n'y a rien de pis que si l'on dcouvre faiblesse, esclavage,dpendance, aveuglement, sottise, en celle que l'on voulait sduire. Car on la

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    veut faible, mais pour soi seul, et librement faible. Tel est le jeu de l'amourentre le chevalier et sa dame ; tel il est entre la pastourelle et le toucheur debufs. Quelquefois l'Alceste aux rubans verts ou la ceinture de flanellemprise et s'en va. Plus souvent il veut se consoler par la facile conqute de cequ'il voit tellement au-dessous de lui ; mais il se trompe encore l, tanttmprisant trop, tantt estimant trop, et toujours humili. C'est alors qu'il setourne et retourne la nuit comme un malade, mchant et gotant la servitude.Ainsi moins la femme vaut, et mieux le drame se noue. Je retrace la passionde l'homme ; celle de la femme s'explique vraisemblablement par les mmescauses. C'est pourquoi il ne faut point s'tonner si une femme indigne estaime jusqu' la fureur ; ce n'est point l'exception, c'est la rgle.

    La colre d'Achille, illustre entre toutes et depuis trois mille ans clbre,enferme toutes les colres. Ce n'est pas qu'il soit tant priv de ce que sa belleesclave lui a t enleve ; on lui en offre vingt autres, et celle-l mme, sanspouvoir le flchir. C'est qu'il est offens dans le plus haut de son me,mpris, et trait lui-mme en esclave. Humili par-dessus tout de sa proprecolre peut-tre. Qu'on l'ait mis hors de lui, qu'un homme au monde ait eu cepouvoir, c'est ce qu'il ne pardonne point. Chose digne de remarque, toutes lesinjures qu'il lance d'abord reviennent sur lui ; car on ne gagne rien mprisercelui de qui l'on dpend ; c'est se mpriser soi. Rien ne peut effacer l'affront ;tuer n'effacerait rien. Il sait cela aussi. Supposez maintenant que ce soit labelle Brisis elle-mme, libre et reine, qui se retire de lui et se fasse esclave dequelque autre, humiliant la couronne dont il l'avait couronne, la fureurcoulera de la mme source. Toutes les passions, donc, comparaissent en cettescne sublime o, la tente de l'Inexorable tant entr'ouverte, on le voit qui sedompte lui-mme par le chant et la cithare, gagnant une heure aprs l'autre surla colre infatigable, pendant que l'ami, assis en face de lui, contemple lancessit inflexible et la volont prise en ses propres chanes. En cette formelibre, en ce chant, en ce repos, en cette trompeuse paix. Tant de sang au boutde ces doigts musiciens, les captifs massacrs, Hector tran, Priam suppliant,toutes les suites d'un affront cuit et recuit dans le silence. Aveugle vengeance ;et la scne circonscrit de loin notre sagesse aussi, puisque la machine politiquereprend les passions et les soumet ses fins.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    VDe l'amour et de l'ambition

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    Je ne vois rien dans Platon qui ne suffise ; et son dieu qui s'est retir,laissant le monde des lois sans reproche, et les hommes faire leur destin,cela dmle assez bien nos plus tragiques aventures. Car la mcanique dumonde est purement ce qu'elle est ; elle ne nous veut ni bien ni mal. Sim-plement elle excute nos dcrets, de la mme manire que la vague, le bateauet le gouvernail ensemble mettent le sceau de la ncessit aux moindresmouvements de l'homme. La pierre que j'ai lance, disait un ancien, n'est plusen mon pouvoir ; elle va comme toute pierre. Or, dans les actions qui changentl'homme, qui le rendent mchant, ingrat ou souponneux, la mme ncessit,quoique moins visible, nous entrane souvent bien loin de nos vues. C'est ainsique l'amour se trouve chaque moment sur le coupant du sabre ; il fautchoisir ; et l'inflexible loi accomplit notre choix, comme fait la vague aupilote.

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    Qui choisit d'aimer, il fait un grand et beau choix ; car il choisit deconduire ce qu'il aime la plus haute perfection ; et cette ide ne laisse point balancer, comme on voudrait croire ; il faut vouloir l'autre libre et heureux,c'est--dire se dveloppant selon sa nature, sauvant sa forme, agissant et nonsubissant. Le nom mme de Platon est rest attach cet amour gnreux,bien vainement moqu. Ce qui est moqu, au contraire, c'est l'amour tyranni-que, qui ne cesse de se nier lui-mme, dfaisant cette promesse de beaut dontil a garde, et observant la triste captive, en cet air irrespirable qu'il lui fait.Cette tristesse revient sur lui, par l'inflexible loi. Un des plus mystrieuxparmi les romans de Balzac, c'est Honorine, nous fait voir une femmelentement assassine par un dvouement trop peu attentif, et comme par lepoids de cette forme mle qui ne respecte point la personne. Ainsi va l'avidebonheur qui ne considre que soi, et qui se nie tout instant. La beaut est unenigme si on la prend comme un bien tranger et que l'on voudrait conqurir ;et le tourment de la jalousie est sans doute de remarquer qu'on la dforme enla voulant saisir selon soi, non selon elle. Heureux au contraire celui qui lavoit fleurir ! Le bonheur de l'autre lui revient tout. Et c'est bien cela qu'il veut.Seulement il oublie aisment ce qu'il veut ; il s'irrite, s'emporte et punit. C'estlui-mme qu'il punit. Le malheur lui revient tout. Mchant, c'est mchant, quitombe mal.

    L'amour est la premire ambition ; l'amour est l'ambition jeune. Lesmanuvres du tyran, plus mres, sont peut-tre aussi plus claires suivre. Carle tyran croit se contenter d'tre craint ; et, l-dessus, les sauvages maximes nemanquent pas. Qu'ils me hassent, soit ! Mais cet homme ne sait pas cequ'il veut. Le tyran de Syracuse appelait Platon ; cela est beau, de rgner surPlaton ; mais il faut aussi que Platon reste Platon. Bel esclave, certes ; mais,s'il est esclave, ce n'est plus Platon. Le tyran veut faire cette conqute ;conqute difficile. Platon ne me plat sduire que s'il est bien Platon ; selonlui, non selon moi. S'il n'est pas le plus libre, s'il n'est pas soi selon son intimeloi, qui est-ce que je tiens ? Ainsi, par la contrainte, je rabaisse au niveau de lachose cet homme prcieux ; je n'enchane qu'une ombre. Plus je le presse, plusil m'chappe. Il n'est pas d'homme peut-tre que l'on ne rduise par le cachot ;mais c'est dtruire ce qui faisait le prix de l'homme. Je l'ai gagn, soit ; mais sije l'ai corrompu, si j'ai fauss ses ressorts, qu'ai-je gagn ? Le fameux Frdricvoulait annexer aussi Voltaire ; mais il ne le put ; par une habitude de tyran, ilforait l'homme libre ; ce qui lui semblait beau et rare, cela mme il le tuaitpar la manire de prendre. Aussi retourna-t-il son amer mtier de rgner etde mpriser. Or chacun est tyran et voudrait tre roi. Il n'y a que la flatterielibre qui compte ; et l-dessus tout homme est fort exigeant ; mais c'est direqu'il n'exige rien ; telle est la loi des amitis ; et il me semble qu'elle expliqueaussi les amours.

    Comment l'amour se change en haine, on peut le comprendre. Car, si letyran ne peut forcer ce grand pouvoir qui dfie le sien, il le voudra humili ; ils'efforcera de l'imaginer faible, esclave, dshonor au dedans. Quand de telssouhaits ont pouvoir, les effets sont terribles. Platon sera mis aux fers. Lesmmes effets se remarquent dans l'amour. Car, si l'on juge trop lourde la

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    charge d'admirer, on peut trouver une sorte de soulagement mpriser, etmme, si le moyen s'en rencontre, avilir. Tel est l'autre choix, qui, par la loiinflexible, nous descendra au-dessous de toute prvision. Comme le tyran vadsesprment effacer et enfin dtruire cette libert rsistante, qui lui estinjure, ainsi l'amoureux va dsesprment dformer l'tre libre, fier, et beauqui a sur lui tant de puissance ; c'est vendre Platon. Ce genre de rage est pluscommun qu'on n'ose l'avouer. Aussi les extravagances de ceux qu'on veut direfous peuvent encore nous instruire, par une image grossie de nos passions ;grossie, mais encore reconnaissable.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    VIJalousie

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    Les drames d'amour ne sont pas les drames du dsir ; ce sont bien pluttles drames de l'orgueil. Du ct du dsir il n'y a rien trouver qui vaille lapeine, si ce n'est peut-tre cette aride pense qui est que les vices rendent leshommes sociables et accommodants. Au contraire l'orgueil ne peut transigerni s'accommoder. Par le dsir le voil aussitt li et aussitt en rvolte. Il nepeut en tre autrement que si l'me reconnue de l'autre est vraiment une mesur, orgueilleuse et grande assez pour n'humilier point, ni volontairement nisans le vouloir. Et comme toute me est ainsi dans le fond, bien mieux,comme la beaut du visage, des formes, du mouvement vient principalementde ce que cette grandeur d'me y est annonce et promise, l'amoureux frappedonc cette porte, pouss par une grande ambition, qui est de trouver saClimne assez haute pour que lui-mme n'ait point rougir de l'aimer ; et cetaccord du haut et du bas entre deux tres est en effet l'amour cherch, leparfait amour. La dception, qui est ici assez commune, par la timidit ou par

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    la frivolit, veille une colre sans mesure. Entendez Alceste qui rugit djdans l'escalier et dans les antichambres. Misanthrope, de trop esprer.

    Dans ces querelles souvent sanglantes, c'est toujours, comme dans toutesles autres, l'honneur qui est en jeu ; c'est l'offense qui torture, mais aggravepar ceci, que l'offense vient de celle-l mme que l'on a choisie pour juge, etde qui on veut tre estim au plus haut. Humiliation cuisante, et en vritinsupportable, si l'on choisit encore de se mpriser soi-mme, plutt que dempriser son juge. Elle ne peut juger autrement ; elle a raison ; je suismchant ou sot ou petit ses yeux, et par ma faute. Les femmes seraientbien peu attentives au jeu des signes si elles ne remarquaient pas que c'est cequ'elles refusent d'attention qui donne prix ce qu'elles en voudront montrer ;c'est pourquoi le ddain est de style dans la coquette ; toutefois l'amoureuxdevrait savoir aussi que les manuvres de coquetterie sont le premier signe del'amour, surtout en des natures tranquilles d'ordinaire et bien fermes.Seulement le passionn vit d'apparences, et croit aisment le pire. Il arrivequ'un homme en vienne tuer ou se faire tuer, plutt que de porter lempris ; mais qu'est cette blessure ct du mpris qui vient de l'tre qu'onaime ? Il faut donc lui donner raison ; il faut donc chercher des raisons des'estimer moins ; ou bien chercher quelque rival, et dans le temps qu'onvoudrait le diminuer, s'appliquer avec une sorte de fureur l'embellir. Cegenre de mditation va l'extravagance, et emporte souvent l'amoureux centlieues des penses relles de celle qu'il aime. La jalousie peut se montrer, et semontre souvent, sans que l'on ait de rival, avant qu'on le connaisse, avantmme qu'on souponne qu'il est. C'est parce que l'on est jaloux d'abord quel'on trouve le rival, et que souvent on l'invente. La jalousie vient donc dehaut ; et ceux qui font entrer dans ces analyses les combats de coqs ou lescombats de cerfs sont bien loin de connatre le secret des passions. La pos-session, qui est ce quoi ils veulent penser, n'est pourtant que la victoiredcisive sur une me orgueilleuse et ferme ; et ce que je dis est si vrai que lapossession ne suffit qu'en esprance, nullement en fait, si l'me antagonisterefuse son estime ou seulement son jugement ; aussi peut-on aimer une femmefacile, et souffrir par elle, aussi bien qu'une femme fidle, et que l'on a.L'amoureux veut l'me ; et c'est pourquoi la sottise, dans la coquette, fait effetde ruse.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    VIIViolence surmonte

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    Le geste d'Othello (hlas, pauvre Desdmone), est toujours le premier.Comme on voit que les mains des tout petits enfants saisissent aussitt ce quiles touche, et serrent tant qu'elles peuvent. Colre ou tendresse, on ne sait ; onne le saura jamais. Ces mouvements n'ont point de nom. Couvrir, sauver,prendre, dtruire, la forte main n'y fait pas de diffrence. Au reste, il n'y apeut-tre point d'action qui s'accomplisse sans un peu de colre. Ainsi onserait tent de dire que tout ce qui intresse offense. D'o un dtour de lapolitesse, presque impntrable, qui est de ne pas s'intresser. Le sourire ettoutes les grces sont peut-tre des refus de s'intresser. Au rebours, il faut quel'amour gronde et menace. C'est que la touche de l'amour ne peut tre refuse.Ardeur et fureur se ressemblent beaucoup, comme on voit aux animaux. Tousles potes comparent l'amour une blessure ; et les premiers mouvements del'amour sont souvent de fuite ; mais entendons bien, par peur de soi. Lesmouvements de l'immortel Misanthrope me paraissent consister en ceci, que,loin de l'motion souveraine, il se recueille et prpare ses penses, en vued'aimer gnreusement, ce qui est annul par le bonheur de prsence, qui est

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    violent. La jalousie n'est peut-tre qu'un pressentiment de violence, et toujoursprofondment injuste pour commencer. Un des malheurs du jaloux est qu'il serend hassable, et qu'il le sait, et que ses rsolutions n'y changent rien. Peut-tre serait-il prs de dlivrance, s'il apercevait que la violence est d'motiontoute pure, et sans aucune signification. vrai dire, ce n'est pas moins qu'uncommencement d'assassinat, comme est toute raction de surprise ; mais enfinles causes en tant toutes dans cette machine sans pense qui serre les poings,il suffit de n'y rien comprendre et de savoir qu'il n'y a rien comprendre. Nospassions ne vivent que de penses.

    L'amour vit de penses, de nobles et douces penses, qu'il faut d'abordpurifier de ce grossier mlange. D'abord et toujours, par ceci que l'motiondoit tre surmonte chaque fois ; car, supposons qu'elle manque, il neresterait qu'un amour de pense ; et je ne crois pas que l'esprit soit gnreuxtout seul, et sans rien vaincre. Je me suis souvent demand de quelle sourcecoulait cette charit merveilleuse, qui ne fait point acception de personnes. Or,je crois bien que ces beaux lans, et qui portent si loin, rsultent d'une motionvive qui chaque fois est vaincre, et qui revient toujours. Et les hros decharit ne sont peut-tre point ceux qui s'endurcissent voir les plaies et lacrasse, mais, tout au contraire, ceux qui ne peuvent jamais surmonter unehorreur de ces choses, un mouvement de recul et mme de dgot. Car il y aaussi un mlange de terreur et de colre dans la piti. La sensibilit prompteaux larmes est une belle promesse, mais qui n'est pas toujours tenue. Il n'estpas facile de pardonner aux malheureux ce grand pouvoir qu'ils ont sur nous.La frivolit rsout ce problme comme l'autre, par une fuite dans le monde dessignes prvus et qui n'offensent jamais. Or, tous les grands sentiments se fontde braver et surmonter sa propre violence, sans jamais fuir. Ce que le langageexprime fort bien, joignant toujours l'amour et le courage sous le mme motde cur. Au contraire, si l'on craint et si l'on fuit les mille piqres, il n'y a plusde charit, ni d'amour, ni mme d'amiti ; et, par suivre trop la nature, unesorte de sauvage humeur l'gard de ceux que l'on craint d'aimer. La politessecouvre ces espaces dserts o Philinte s'est retir. Grande et morne compa-gnie. Sourire. Refus.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    VIIIDon Juan

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    Don Juan tait devenu peu prs fou de l'amour qu'il tmoignait pour labelle Elvire. C'tait une femme d'une grande beaut, et comparable, pour lasagesse, Minerve elle-mme. Ce n'tait point toutefois une de ces natures demarbre, suffisantes elles-mmes, et dj statues. Au contraire, en ces traitspuissants, en ce sang riche, en ces yeux pleins de feu brillait la passion enespoir ; mais tout signifiait en mme temps que les fausses grandeurs taientjuges, et que tous ces trsors ne seraient personne. Don Juan s'accordait ledroit de mpriser beaucoup, mais ici il ne put. Il s'tonna, il se prit des signesambigus, se fit serment lui-mme, enragea d'esprer, se meurtrit dattendre,et finit par penser que cette femme tait la seule dont le jugement et quelqueimportance au monde. Enfin il se montra aussi sot qu'un bachelier. Cequ'Elvire en pensa, nul ne le sut, et c'tait bien l le pire.

    Donc, pendant qu'il lui racontait ses douleurs, faire pleurer les murs, etqu'ainsi il arrivait peu peu les prouver, elle, en des discours senss, rappe-lait des vrits trop connues, analysait les causes et les effets des passions, se

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    transportait dans le temps venir, expliquait d'avance l'ingratitude et l'injus-tice des amants, les tristesses qui suivent les joies, comme aussi les svresjugements du monde, et terminait par un magnifique loge de la srnit, del'amiti, de la paix et de la raison.

    Quoi, disait-il, ne verrai-je jamais que la curiosit, l'amiti, la prudence,dans ces yeux si beaux ? Ou bien si j'y devine quelque chaleur d'enthousias-me, ce sera comme une rponse au courage, comme un serment d'imiter laferme volont des hros. Ou bien une tendre piti, toujours claire desagesse. Je suis un spectacle pour elle. Ainsi, mon pouvoir se termine l. Teltait le texte de ses rveries, termines par de violents projets. Mais que peutfaire la force, ds qu'on cherche consentement ? Il n'avanait point, etl'humiliation le mordait au cur.

    Lorsque Don Juan fut bien convaincu qu'Elvire tait sincre et que rien nepouvait troubler ce bel ordre des ides, ni cette belle sant, alors il se sentittomber jusqu'aux derniers gouffres de l'enfer, comme un dmon dsormaissans puissance, et, ne pouvant supporter cette flamme qu'il avait lui-mmeallume, il s'enfuit chez lui, accrocha une bonne corde au plafond, et venait depasser la tte dans le nud coulant, lorsque, de la position leve qu'il occu-pait, il aperut par sa fentre une femme inconnue et trs belle qui lui envoyaitdes baisers. Il laisse l le nud coulant, refait sa cravate, se met en campagne,et, d'escalade en effraction, parvient jusqu' son inconnue. Il tombe sesgenoux et lui chante l'ternelle chanson ; elle lui rpond des folies, lui faitmille loges, y mle la terre, la mer, les toiles et les puissances invisibles ; etenfin, elle se donne lui, en gmissant de bonheur. Elvire tait bien oublie.

    Mais, le premier dsir pass, Don Juan observe ces enivrants transports ; etil s'aperoit bientt, n'en pas douter, que cette femme est vritablement unefolle, que sa famille tient enferme parce qu'elle pense et agit tout le long dujour comme elle vient de faire tout l'heure. Alors, Don Juan, comme dans unclair, comprit et jugea toute sa vie. Il rentra chez lui, vit le nud coulant toutprpar, y passa vivement la tte, et cette fois se pendit tout fait.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    IXCoquetterie

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    Le mot courtisan, employ au fminin, a pris le sens d'un mtier avilissant,ce qui est une profonde leon tire du dictionnaire aprs tant d'autres. Ce sujetest immense, car il enferme qu'aucune espce de courtisan ne peut aimeraucune espce de roi. Mais en ce qui concerne l'amour proprement dit, cemme rapport est sous les yeux de tous. L'amour cherche l'amour, et, par celaseul, il ne peut s'accommoder de l'intention de plaire ; car ce qu'il veut, ce qu'ilespre et ce qu'il attend, c'est le bonheur de plaire, sans aucune trace de calcul.Par les mmes causes, la moindre apparence d'un matre qui se demande si onsaura lui plaire, et qui se prpare choisir, repousse aussi srement et cons-tamment l'amour que ces petites boules lectrises se repoussent l'une l'autre,et, sur le point de se toucher, s'cartent au plus loin. Il est trop clair que lemtier de plaire est dplaisant. C'est une pnible grimace que de sourire aucommandement ; on la mprise en dedans ; on mprise celui qui s'y prend ; onhait celui qui l'exige. Et n'est-ce pas toute la grce de l'amour de ne jamaispenser plaire, mais de plaire, au contraire, seulement par bonheur reu ? Ces

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    nuances du sentiment sont l'honneur de toute femme, et de la courtisane elle-mme, comme le thtre et le roman nous l'ont assez enseign.

    De ces remarques, que la moindre bergre sait trs bien faire, naissent lesjeux de l'amour, toujours raffins ds qu'ils sont libres, et toujours libres s'ilssont jeux d'amour. Il y a une crainte de plaire dans la pudeur, et dans la co-quetterie souvent un refus de plaire qui a pour fin d'lever l'motion jusqu'ausentiment. Un genre de beaut trop voyant et qui cherche puissance estcomme vou l'esclavage car rien n'est durable dans la soumission force ; etau contraire une rancune s'amasse, et presque un espoir de voir vieillir cettebeaut insolente. Mais au contraire un refus de rgner et de forcer les cursfait parure aussitt, mieux que mouches et poudre. L'clair de la beaut seraalors comme un aveu ; effet de l'amour, et non pas cause. Par quoi la beautest leve bien au-dessus de ces grains d'hydrocarbure, comme dit l'autre, vusd'ensemble et non pas la loupe ; car c'est bien ce qui fait une belle joue ;mais ce n'est qu'un plat bien par. La vraie beaut a bien plus de sens.

    L'amour est riche de ce qu'il donne, gnreux donc essentiellement ; nonpas forc. Qu'il soit approuv par le plus haut de l'esprit, voil sa condition.L'amour d'Alceste n'est pas sans mlange de haine et de colre ; c'est qu'il nese sent pas libre. Mais comme aussi il le fait voir, ce qui n'est point uneflatterie sans mlange, cet amour humilie Climne par petites marques. Lacoquetterie, ce niveau, vise toujours vaincre, c'est--dire humilier l'hom-me. Et l'homme tire sur la chane. Alceste a plus d'une raison de ne pas se fier Climne ; mais Climne aussi, de ne pas se fier Alceste. Ils se paient dela mme monnaie. Les querelles, dans l'amour vritable, je veux dire ol'change est sans tromperie des deux parts, se dveloppent d'aprs une autreloi. Ce sont des jeux de la pudeur, et en quelque sorte des dclarationsd'indiffrence. L'ide qui y est toujours prsente est qu'aucun des deux ne veutforcer l'autre ; c'est un abandon de tous les droits, et comme un recul des deuxliberts ; la peur d'tre importun et tyran est grossie, ce qui est de politesse ;l'obissance est ddaigneusement repousse ; l'essai de dplaire est pourrappeler que chacun veut tre aim sans avoir la charge de plaire. Aussil'amour se ravive par cette sorte de danse libre. La brouillerie ici est feinte, aulieu que, dans l'autre scne, c'est la rconciliation qui est feinte.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XL'cole des femmes

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    Les valets et soubrettes de thtre se brouillent et se rconcilient selon unedialectique bien plaisante. C'est comme l'essai de deux liberts. S'il ne meplat pas moi , dit la soubrette ; quoi le valet rpond : Il ne me platdonc pas moi non plus. Ces amours s'essaient fuir. Mais quelle lentefuite, et quel regard o se mlent la tristesse et l'esprance ! Certes ce n'estqu'un jeu. Chacun d'eux serait bien fch de croire ce qu'il feint de croire, etpresque autant de le faire croire. On pourrait dire que le thtre touche ici lemoment de son triomphe ; car, lui qui trompe toujours, mais prend bien soinde n'tre pas cru tout fait, il redouble, en ces scnes lgres, toute la vritdont il est capable, puisque ce que l'on feint de feindre exprime le plus pro-fond de l'amour. C'est que le srieux menace toujours nos penses et nossentiments. Heureux qui aime ! Il faut convenir qu'il y a un espace de gaiet,au-dessus du bonheur, et une sorte de ciel d'indiffrence. Car il faut bien quechacun reste soi pour se donner. Ici encore le gnie comique claire mieuxnos passions que ne peut faire le tragique, toujours occup nouer d'irr-

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    parables fautes. Le tragique repousse la pense de la pense ; le tragiquerefuse de se juger. Le comique se juge et se redouble ; il dit ce qu'on ne ditjamais ; l'extrme il se moque de tout par crainte du srieux ; et le tragiquen'assassine que pour vaincre le rire, peut-tre.

    Arnolphe est entre deux, clair pour nous, et obscur pour lui-mme ; car ilcherche, comme tous, un amour tout libre ; mais aussitt il le met sous clef. Jele vois tournant cette clef, ouvrant et fermant. Je ne suis pas tant vieux. Quelbonheur d'tre aim pour soi ! Il ouvre donc. Oui, mais j'ai vu rder unjeune galant par ici ; une jeunesse se laisse aisment tromper. Il ferme donc. Fou que je suis ; la contrainte lui donnera de l'humeur. Elle sera triste en mevoyant ; elle sera moins belle. Je ne verrai plus ce gracieux mouvement del'oiseau qui se fie. Il ouvre donc. Attention ici. Je ne veux pas tre dupe.Suis-je pas son bienfaiteur ? Elle me doit de m'aimer. Elle est honnte ; elleme comprendra. Il ferme donc. Fou que tu es, si elle te comprend, quoisert cette clef ? Il ouvre. Mais la vertu veut soutien. Il ferme. C'estdonc vertu de m'aimer ? Non ; je veux que ce soit agrment. Il ouvre. Ilferme. Il ouvre. Tel est le monologue de l'amoureux.

    Nul matre n'est aim. Cela ne se peut. De tout ce qui est forc, la grce ducur se retire. L'esclave n'est point belle. Elle ne sait plus l'tre. Le privilgede l'amour partag est qu'il claire la beaut. L'amour fait fte. Et, au rebours,l'imitation du bon accueil est contrainte et triste. Nul ne s'y trompe. Quelreproche au matre, et quel mpris, mme sans y penser, quand la seuleprsence teint le feu du regard ! Quelle vengeance que ce fard et brouillardde l'ennui qui vous emmne mille lieues ! Sans qu'on y pense, oui. Maisencore mieux si l'on y pense. S'il me veut contre mon consentement, queveut-il de moi ? Ce n'est point moi qu'il aime, c'est lui. Et de l'autre ct, uneme noble mprise ce qui est esclave, et ne peut l'aimer. C'est donc ce qui veutet ne veut pas, c'est la nature propre et intime, c'est l'me qu'il aime. Et nousvoil au pays du Tendre, tant moqu ; mais chacun y va. Qui aime obit ; maisqui dsire ne peut obir. Il faut donc que le dsir soit surmont. Oui, enMarinette et Gros-Ren. Les amoureux sont mtaphysiciens ; ils ne peuventporter la contradiction. Dante la rsout dans le ciel des esprits. Mais le tou-cheur de bufs aussi. C'est de l'me libre que chacun est amoureux. Platon, ense jouant, le disait.

    L-dessus vous doutez. Faites donc l'autre preuve et achetez l'amour.L'amour qui ne s'lve point s'abaisse. Vous sentirez une fureur d'humilier etd'avilir. Votre vengeance porte justement o l'amour n'a pu atteindre. Cetorgueil qui me brave feindra au moins de s'humilier. Feindra ! Tous les viceset tous les crimes vont briser ce petit mot. Car le soupon est comme lebourreau. Il force ; il obtient tout ; et ce tout n'est rien ; le soupon sait trsbien tout cela, ce qui ne l'arrte pas dans sa fureur d'essayer et d'prouver. Ona dcrit assez les expriences qui ont la douleur pour moyen. On n'a guredcrit le moyen du plaisir ; on ne l'ose point. C'est pourtant ainsi que l'on sevenge de la beaut insensible. Aussi je ne dirai pas du tout que qui veut fairel'ange fait la bte ; mais bien plutt que qui n'a point su faire l'ange fait la bte

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    et pis que la bte. Et le remords, d'avance, d'abaisser ce que l'on voudraitlever n'est pas ce qui pique le moins. Cette loi admirable, d'aprs laquellechacun se punit, et trop, est pressentie par la moindre coquette. C'est ainsi etpar ces penses qu'elle s'claire et s'teint comme un ciel d'avril, prouvant lagnrosit, de ce matre trop fort, qui elle voudrait se fier toute. En ces jeuxle srieux menace toujours, parce que le drame teint toutes lumires. D'o j'aicompris la folle Jessica et ses surs innocentes, et enfin que la frivolit estchose plus srieuse qu'on ne croit.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XIAmour platonique

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    Je ne sais quel auteur a dit, peu prs, que l'amour devient promptementanmique sans les nourritures de vanit. Cette malicieuse remarque clairejustement l'amour tel qu'il devrait tre, tel qu'on le veut, tel que tous lecherchent. Un roi voudrait tre aim pour lui-mme ; et cette ide si naturelleconduit fort loin. S'il faut rabattre les courtisans, les gardes, la couronne, lecostume, la richesse, le pouvoir, pourquoi ne pas rabattre aussi la beaut, laforce, la sant ? Vaincu et prisonnier, est-ce raison de l'aimer moins ? La courd'amour, o tous sigent, tous les pairs, qui sont tout le monde, rpond d'uneseule voix que non. Une blessure ? Non. La maigreur, la misre, la vieillessequi vient si vite en prison ? Non encore. Mais quoi ? Un regard hbt, unesprit engourdi, une volont brise, un cur mort ou presque ? Ce sonttoujours des effets de prison. O s'arrter ? C'est peu prs comme si l'ondemandait quel moment un malade n'est plus digne de soins. Le mdecin afait ici un grand serment, dont rien ne le peut dlier. L'amoureux ne le fera-t-ilpoint, ce grand serment ? S'il refuse ce serment, s'il y manque, s'il a seulement

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    l'ide qu'il y pourrait bien manquer, n'est-il pas jet par cela seul hors ducercle des bienheureux ? Je ne parle pas de l'autre, qui, la rigueur, n'en saitrien. Mais l'amoureux lui-mme ? Il se connat ; il se juge. S'il ne se rassem-ble, s'il ne redouble de force et de rsolution dans l'preuve, s'il ne se purifielui-mme jusqu'au point de ne plus douter de soi, c'est comme s'il se retran-chait lui-mme du cercle des bienheureux. Quelle confiance en l'autre, si l'onn'a confiance en soi ? Cette dialectique redoutable, elle s'impose tous, et toutde suite. La moindre querelle pose toute la question. Il faut rpondre de soi. Ilfaut jeter ce dfi la nature.

    L'amour est mtaphysique, je dis dans une gardeuse d'oies. Il n'y a rien icid'arbitraire, ni d'extrieur. Le paradis du Dante ne se soutient pas par soi. Carsi ce paradis est un ordre des choses, aussi clair qu'en ce monde visible, alorsil n'y a plus d'preuve. Comme un roi dguis, si on le devine, est-on sr den'aimer pas la couronne et les gardes ? Mais il faut d'abord tre sr. L'amourveut le risque, et mme le suppose. Ce serait trahison si, se jurant soi quel'on est sr de soi, on s'assurait en mme temps sur un ordre des choses. C'estpourquoi les mystiques veulent croire contre les preuves. La preuve tue.

    Et c'est la raison cache qui fait dire qu'on n'aime point par thorme.Mais soyez tranquilles. Il n'y a preuve de rien la rigueur, et l'on peut toujoursdouter de tout. N'importe quelle vrit, il faut la vouloir. La connaissancecraque, aussi bien que l'amour, aux hommes sans courage.

    Si l'on voulait bien faire l'inventaire de l'homme tel qu'il est, en sessentiment les plus ordinaires, on ne trouverait rien qui tonne dans cette policedu cur, qui a ses rgles. Les anciens, si l'on ne compte Platon, qui a tout dit,considraient l'amour comme une trange maladie. Comment autrement ? Ilest bien ais d'tre ancien si l'on se livre au triste monologue o l'amour se nielui-mme, o la pense se punit elle-mme ; o l'on vient esprer de l'autrece qu'on ne peut seulement pas esprer de soi. Mlancolie, insuffisance. Lemaigre Pyrrhon avait choisi de mourir tout vif. Mais non ; il n'avait mme paschoisi cela plus qu'autre chose. De mme l'amoureux sans courage ne choisitmme pas de ne pas aimer. Mais il s'amuse des dcors et des dehors. chaqueminute puni. La bonne foi, admirez ces deux mots, la bonne foi, au contraire,est aussitt rcompense ; ce que ne peut croire celui qui aime sous condition.Les subtilits de la grce sont toutes dans le cur humain.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XIIPudeur

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    La pudeur est une prcaution contre la sympathie. Cela n'apparat pointtant que l'on n'a pas reconnu que la sympathie est extrieure et trangre. Maisil faut reconnatre que la sympathie est telle. Si quelqu'un me fait rire, je n'ensuis pas toujours fier ; si je n'y ai point consenti d'abord, si je ne me suis pointprpar, ce rire est indiscret, il fait invasion chez moi ; il n'a point demandpermission. Je veux examiner avant de me prter cette imitation mcanique,qui finit par subordonner mon humeur et aussi mes ides des rencontres ; jeredoute encore plus de rendre en mme monnaie, et sans le vouloir. Par cechemin les indiffrents seraient au cur de la place ; ce n'est pas trop dire,puisque le rire remue les plus intimes viscres ; les pleurs, le sanglot, l'enthou-siasme font de mme ; c'est une sorte de massage, plus que familier, et parsurprise. La sympathie enfin va de l'extrieur l'intrieur, comme les conqu-rants. Et tout homme, et encore bien plus toute femme, veut garder ceprivilge de n'tre pas conquis sans avertissement. Toutes les rgles de lapolitesse, qui tonnent les nafs, viennent de l ; et la plus grande imprudence

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    de la jeunesse est de se jouer plaire avant d'en avoir reu la permission. Siquelque nature ferme et arme se laisse prendre ainsi par escalade, faitesattention, car vous ne serez jamais son regard qu'un animal agrable, commesinge ou perroquet selon la mode. D'o cette rgle, trange premire vue,c'est qu'il faut aussi se garder de plaire. Il y a donc une sauvagerie du cur,qui est une partie de la bonne ducation.

    Les femmes doivent attacher le plus haut prix ce genre d'ducation,parce qu'elles risquent beaucoup. Mais comme d'un autre ct elles sontmusculairement moins pourvues, elles tombent aisment dans l'excs qui estle plus craindre pour elles ; et la prostitution fait voir jusqu'o elles peuventtre conduites, ds qu'elles se rsignent plaire sans discernement. C'estpourquoi de sicle en sicle l'amour s'est arm contre la sympathie, comme lemontrent ces Cours d'amour, au temps des chevaliers. Stendhal, en son livresubtil De l'Amour, cite quelques exemples de ces preuves tonnantes, quiavaient pour fin d'exercer, l'gard d'un tre trop aim, une certaine puissancede dplaire, afin de purifier l'amour de tout mlange avec la sympathie. J'aisouvenir aussi d'une hrone des romans de chevalerie, qui se taille le visageavec la pointe d'un diamant afin de s'assurer qu'elle est bien aime. Cettefiction claire assez bien certaines manuvres de coquetterie dont le senschappe quelquefois. Ce sont des reprises de volont. Il est naturel qu'unamour videmment involontaire ait toujours quelque chose de suspect etmme d'ennemi. C'est une sorte de maladie ; ce genre d'amour n'est pointaim ; aussi n'en peut-on faire hommage. Dans le fond c'est toujours le librevouloir que l'on veut conqurir. C'est pourquoi le serment est le langagepropre l'amour vritable ; et ce serait une sorte d'injure que de refuser leserment. Rien n'est plus libre que le serment ; remarquez que ce sont desservitudes ou des surprises qui empchent que l'on tienne son serment. Lagrce est sans doute dans le consentement entirement libre ; ainsi il nefaudrait point croire que la grce est de mme nature que la sympathie ; car lagrce va certainement du dedans au dehors ; et, quoique l'ivresse de plaire yressemble beaucoup, surtout dans le jeune ge, un il exerc saisit aussitt ladiffrence. Et l'on voudrait dire qu'il y a quelque chose de vulgaire dans labeaut, et, au fond, une certaine impudence. D'o le costume, la mode et lacrmonie, qui nous dlivrent de l'motion.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XIIIImpudicit

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    Ds que l'on veut peindre les vices, les dpravations, et enfin ce genred'emportement qui concerne les plaisirs de la chair, il est difficile de garder lamesure. Je ne crois point que Juvnal l'ait garde ; je ne crois point que Zolal'ait garde non plus ; et nous ne manquons point de moralistes en ce genre-l.J'admets qu'ils ont bonne intention, et que c'est bonne fin qu'ils noussecouent de surprise, d'indignation et mme d'horreur. Ce qui m'inquite ici,c'est que les motions du fond du corps sont toutes lies et toutes ambigus, ensorte qu'il n'y a pas de diffrence bien marque, selon mon opinion, entre lafureur qui blme et la fureur qui dsire. Ce n'est pas affaire moi de blmer,mais plutt d'expliquer, et ce n'est pas facile.

    Platon a crit l-dessus justement comme il faut, selon la franchise, laforce et la prudence ensemble, comme vous pourrez voir dans sa Rpublique.Quand vous en serez environ au huitime livre de cette uvre capitale, vousconnatrez le mdecin de l'me. Cela ne se rsume point ; mais je tire de cemme ouvrage un trait puissant et sobre qui peut instruire par voie indirecte.

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    Un homme fut pris du dsir de voir des corps de supplicis qui taient exposssur les remparts ; et, ne pouvant se vaincre, ni chasser cette odieuse pense, ily courut avec colre, disant ses yeux : Allez donc, mes yeux, allez,mauvais diables, rgalez-vous de ce beau spectacle ! Que cet exemple nousjette droit en notre prilleux sujet, c'est ce qui montre bien l'ambigut de cesmotions lmentaires, et comment l'horreur et le dsir se tirent souvent par lamain. Mais comprenez d'abord qu'il y a ici un genre de remde brutal, et qu'ilest plus sain de percevoir que d'imaginer ; d'o, en suivant l'ide, je voudraisdire encore qu'il est plus sain de faire que de percevoir. Nature a plus d'unmoyen de nous apaiser, comme Rabelais l'a bien su dire ; et toujours est-il quele dsir sera rduit sa juste place par l'accomplissement.

    J'ai besoin de comparaisons, en un sujet qui est neuf et difficile entre tous.Il y a une mystique de la guerre, pleine de notions fausses et mme mons-trueuses, et qui est propre ceux qui imaginent la guerre. Allez-y donc, mesamis, et rgalez-vous ; vous y prendrez des notions exactes et purifies. Qu'ilme suffise d'indiquer que, dans les choses dont je veux crire maintenant,imaginer est le pire.

    Ceux donc qui rvent ces choses, et dcrivent ces choses comme ellessont pour ceux qui y rvent, sont aussi loin du vrai qu'il est possible, et font leplus grand mal peut-tre, donnant comme objet la pense ce qui ne doit pastre objet hors de l'action. L'action, ici comme ailleurs, mais encore bienmieux, nous simplifie et nous donne la paix. Comme le guerrier revientnettoy de toute soif de meurtre, et mme de toute colre, ainsi celui qui aserr son dsir contre sa poitrine est dli d'imaginer. D'o l'on croira que jeconseille de faire, comme on dit, les cent coups ; mais vous ne ferez point lescent coups. La vie d'un dbauch se compose ordinairement d'ivrognerie etd'impudicit. Or j'ai observ, dans ceux qui ne se tirent point de dbauche, quel'ivrognerie reste, sans trace d'impudicit. De mme dans toutes les existenceslibres de frein, l'ambition reste, la passion du jeu reste, l'amour reste, tous lesarts restent, peinture, dessin, sculpture ; mais l'impudicit n'a qu'un moment ;elle ne reste pas ; elle est d'imagination ; elle est chimre et rverie. Ce genrede vice n'a d'existence que dans les crits et par les crits. Aussi les crits quile font tre sont-ils tout fait faux. Lisez Stendhal ; ce n'est certes pas parhypocrisie qu'il est pur, mais plutt par jugement droit.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XIVOthello

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    L'animal n'a point de passions ; c'est qu'il n'est que passion. Un loupcombat ou s'enfuit selon la rencontre, aussi content de l'un que de l'autre ;mais l'homme n'est jamais content de l'un ni de l'autre. L'esprit ne veut pointcder la peur, ni cder la colre ; d'o vient une colre suprieure quiachve de mettre tout au pire.

    L'homme qui n'est mcontent que des autres les mnage encore ; maisl'homme qui est mcontent de lui-mme ne mnage rien. Commentmnagerait-il autour, quand il mdite de se dtruire lui-mme ? Ne vous trou-vez pas sur le chemin d'un homme humili. Je veux dire que la plus redoutablecolre vient de l'impatience de ne pouvoir matriser la colre. Un homme quis'irrite contre la serrure, ne pensez pas qu'il s'irrite contre la serrure ; maispensez qu'il s'irrite contre lui-mme irrit. Ce genre de colre, qui s'accrot parun effort maladroit pour la vaincre, est propre l'homme, il me semble.L'animal pensant n'est point facile ; mais il n'est point non plus mprisable. On

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    sait trop que le courage, par ce mlange de colre, n'est ni tendre ni juste. Pourma part, et tout en me garant des coups, j'ai toujours jug qu'une grande colreannonait un cur gnreux, et seulement difficile lui-mme ; en quoi je neme suis gure tromp.

    En Othello, comme en Hercule, je devine, par l'inspection de la masseactive, que la passion ne sera pas petite. Ces hommes de main ont coutume detrouver leur propre corps leur service, jusqu' ce point qu'ils ne remuentqu'un doigt, si cela suffit ; c'est ainsi que l'on est chef de soi-mme. De telshommes ont vaincu toute espce de peur ; aussi sont-ils bien assurs d'eux-mmes. Leurs muscles sont de dociles animaux. Mais gare au bonheurd'aimer ! Car on se dfie de la peur, mais comment se dfier de l'amour ? Or,de tous ces signes et messages d'amour qui se croisent dans l'air, de ces autressignes que les indiffrents renvoient comme des balles au jeu, il ne peutmanquer de s'lever une crainte, un doute, un scrupule, enfin un frmissementde la masse active, rumeur de sdition dans ce corps puissant. Car il n'est pasexplicable cet esprit d'audace et d'entreprise qu'un petit mouvement de labelle, ou seulement un nuage au ciel qui change l'clat de ses yeux, poussentces mtoriques ondes de sang, ce chaud et puis ce froid, cette peur trem-blante. Il n'est mme pas explicable qu'une simple pense, et encore frappede doute, fasse comme une meute dans le troupeau des muscles. Quesignifie ? Et suis-je le matre, enfin ?

    Voil donc Othello pour la premire fois en rglement de compte avec lui-mme. Je vous conseille de passer au large. Le cyclone n'enlve encore quedes pailles lgres, mais ce mouvement de torsion est assez loquent. Aularge, je vous dis. Mais par la loi de l'amour il faut que la tendre Desdmonaattire le cyclone et par tous les signes le fasse tourner plus vite. Elle a trop depuissance sur le tourbillon mtorique, par cet moi dont elle est cause, et quel'esprit captif doit changer en actions. Comme l'insomnie d'un homme fortrompt le lit, ainsi sera rompue la tendre et fragile vie, par l'treinte sansmesure. Ainsi vont les drames, toujours de soi soi, tous en monologue,depuis le temps o Ulysse couch dans sa maison, inconnu encore dans samaison, entend les servantes qui se moquent et Pnlope qui pleure, et rouleici et l sur sa peau de buf parlant son propre cur . Cette tempte deforce fera dsert et massacre autour. La fable d'Ajax, se rveillant de sa fureurau milieu des troupeaux massacrs, dessine les passions d'un trait sauvage, ettoute la guerre du monde.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XVLe couple

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    Auguste Comte est le seul que je sache qui ait crit impartialement sur lesaptitudes de l'un et de l'autre sexe, et sur la fonction humaine propre chacund'eux. Trop sommairement aussi ; et il me semble que lorsqu'il caractrise lesexe fminin par l'affection, il laisse chapper un genre d'action qui estproprement fminin, et un genre d'attention aussi, et mme de contemplation,qui vaut bien la physicienne, propre au sexe actif.

    Tout tre vivant est attentif, il me semble, de deux manires. D'un ct ilveille sur le dehors, guettant le danger et la nourriture, et de toute faon prt conqurir et dchirer. Mais cette attention lui est impose et lui est tran-gre. Il faut bien que, d'un autre ct, il veille son propre tre et laconservation de sa loi intrieure, par laquelle, en ses accroissements et en sanutrition, il reste lui-mme. Ce sont deux penses, naturellement jointes entout tre, mais qui me semblent, dans notre espce, comme peut-tre danstoutes, ingalement partages entre les deux sexes, dont l'un, pour diresommairement les choses, regarde au dehors, et l'autre au dedans, j'entends

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    sans mtaphore, dans le corps vivant mme. Et encore faut-il dire que cettesorte de jugement, dans lequel on a premirement gard soi, est redoubldans la femme en ce qu'elle y trouve un objet plus prcieux qu'elle-mme.Sauver, gurir, protger, tel est le geste humain, mme l'gard de l'homme.Mais ces mouvements ne sont que la suite d'une production et d'une gestationde la forme humaine. Sans pouvoir jamais deviner les secrets du premierberceau, on est assur que ce qui est d la structure de l'homme passe alorsbien avant ce qui est d la nature extrieure. Le geste maternel ne cesse decontinuer ce travail plastique ; et la pense dveloppe le geste, comme en touttre. Si cette merveilleuse attention, tourne porter et faire l'enfant selonl'espce, tait sans relation avec l'intelligence fminine, tout serait illisibledans ce problme. Disons donc que la femme est l'humanit ferme sur elle-mme.

    Le travail masculin est brutal et naturellement sans gards ; cela estprompt comme la guerre, et sans rflexion sur soi, comme la guerre ; il fautdtruire sans dlai, et faire place la forme humaine. En cette action, le mlene mnage gure sa propre forme, ni, en pense, sa propre loi ; il la conserve,corps ou ide, en la jetant sur l'antagoniste ; aprs quoi il mange et dort.Quelle que soit cette guerre, qu'elle ait pour fin de rompre et de broyer levgtal, l'animal, ou l'homme mme, il est invitable que toutes les ides dumle portent l'empreinte de ce qui lui est le plus ennemi. Il est remarquable, etde grande consquence, que la pense virile soit premirement jointe ungenre d'irritation qui n'est que le suprme de l'effort. Cette force est encore lamme dans l'oisivet, et redoutable alors par l'orgueil et la colre ; toujoursparesseuse penser hors du combat. Politique, procdure, guerre, tout estmarqu du sceau de Csar. La cit masculine se tient par la victoire ; et deuxempreintes s'y retrouvent toujours mles, de la forme humaine et del'obstacle environnant.

    C'est quoi la pense fminine n'a point d'gards. Elle n'y porte qu'unefaible attention. Au contraire l'action fminine est toute vers l'humain, et sapense de mme ; toutes ses conceptions ont la forme de l'enfant ; ce n'est paspeu dire, car l'harmonie et la proportion qui font un homme dfinissent lamorale, ou bien la morale n'est rien. Il faut ici que l'obstacle environnant soitignor et mme mpris. D'o ces comptes fminins, qui partent naturellementde ce qu'il faut, et s'en remettent au pouvoir masculin pour le reste. Tous lesconflits, et cette ncessit d'obir, toujours nergiquement nie, rsultent de ceque la ncessit extrieure entre dans la maison par le ministre de l'homme,qui, par sa fonction propre, obit toujours la chose. Et si, d'un ct, lancessit extrieure se fait toujours entendre, et l'emporte souvent par sonirrsistible contrainte, d'un autre ct l'exigence humaine ne cde jamais tout fait et revient par son lastique puissance, toujours la mme. Tel est le thmede toute discussion conjugale.

    Le mnage, dont le vrai nom est conomie, est le travail proprement fmi-nin. La maison est femme, et ferme aussi sur elle-mme. Faire une maison,c'est travail d'homme ; mais la disposer intrieurement selon la forme

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    humaine, et la conserver telle, c'est uvre de femme, toujours recommence.En ce petit monde, la forme humaine range toutes choses selon sa propre loi.L'escalier, la chaise, la table, l'armoire sont des empreintes humaines ; au lieuque le toit, uvre d'homme, est construit selon la pluie. L'architecture estd'homme, et l'ornement est de femme. l'intrieur du temple viril, il n'y arien. Le talus, le bastion, l'enveloppe y sont tout. Ainsi sont nos lois. Mais cesretranchements, si fortement nomms, ne sont pourtant point des pensessuffisantes ; tout y est rapport et hors de soi, comme en la physique deDescartes.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XVIL'esprit du couple

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    L'esprit masculin n'est que la moiti de l'esprit, et ce n'est pas la meilleure.L'esprit du mle invente et conquiert. Et certes il faut faire place nette pourl'espce. Pluie, vent, arbres, animaux, tout nous envahit. Il faut broyer etforcer. J'ai connu un petit chtelain qui aimait les arbres, et qui en avait de fortbeaux. Il jura que, lui vivant, on ne toucherait point aux arbres. Mais il ne puttenir ; les arbres l'auraient mang. J'ai vu chez lui un gros platane qui avaitpouss un peu trop prs du mur de clture. Or l'arbre se fit place selon saforme, et repoussa trs bien le mur, lui donnant l'aspect d'une tourelle bran-lante. D'autres gants allaient l'assaut de la toiture, soulevant les gouttires,arrachant les tuiles. L'eau suivait ; il n'est pas de maison qui tienne contrel'eau. On nous conte merveilles des termites ; mais nos fourmis ne sont guremoins redoutables ; ce qu'elles peuvent faire au dedans d'un mur en pierretendre, dpasse l'imagination. Avec ces forces, patientes ou violentes, on nepeut vivre en paix ; et c'est le mle qui mne cette guerre. Tout l'indique, en

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    cette charpente des os, en cette masse de muscles. Et l'esprit ressemble auxactions.

    Le rgime de l'action c'est l'emportement. Ds que la chose rsiste, on voits'lever une colre dans les muscles du puissant animal. Il se risque, il seheurte ; il oublie de se garder. Dans les situations difficiles, souvent il se perdtout. Quoique la fin de cette lutte soit la conservation de l'homme, il arrive quel'homme oublie cela. Et, parce qu'il jure de lui-mme et ne cde point, c'estpour cela qu'il rgne. L'homme est redoutable tous et lui-mme parce qu'ilest admirable. Par ce ct, la pense masculine est souvent inhumaine. Par unautre ct encore elle l'est ; c'est qu'elle se rgle sur l'obstacle ; cette loi del'aveugle nature, qui ne respecte rien, entre aussi dans nos penses, qui sonttailleuses de pierre, bcheronnes, perceuses, broyeuses, chimistes. Ladestruction y a mis sa marque ; car chacun pense ce qu'il fait.

    La femme fait l'enfant. Ce sexe n'est point faible ; il est bien fort aucontraire ; mais la force est toute tourne vers le dedans, faonner et conser-ver la forme humaine. Les gestes mmes ont ce mouvement de modeleur. Etcette empreinte revient aussi sur les penses ; il n'en peut tre autrement. Oubien il faudrait dire que nos penses ne dpendent point de notre structure etde nos fonctions ; supposition absurde. Or ces remarques donnent de grandeslumires sur l'esprit fminin, comme Comte l'a montr amplement. Il est vraique nos Messieurs ont rfut Comte. Qui donc lit Comte ?

    Si l'on suivait pourtant cette ide, on apercevrait que l'esprit fminin ne sedveloppe gure, et qu'ainsi l'esprit humain penche tout d'un ct. Quel estdonc l'objet constant de l'esprit fminin ? C'est l'humanit, tout simplement.Au lieu que l'homme lance l'homme la conqute, et bientt rencontre l'hom-me mme, et ne mnage rien, usant sa propre forme et sa propre pensecomme il use ses outils et ses armes, la femme ramne toujours ses penses la perfection de l'espce, ce qui, faute d'une culture assez hardie, se traduitsurtout par d'humbles travaux, chaque jour recommencs, mais toujours lamesure humaine, en vue d'orner cette forme mme ; ces petits travaux, quifont souvent de petits esprits, sont grands pourtant par l'ide. Car il s'agittoujours de former l'homme selon la loi intrieure, et non selon les ncessitsde la guerre extrieure. Cette manire d'agir est conservatrice en un sens,puisque l'humanit revient ainsi sa nature immuable ; quatre membres, deuxyeux, deux oreilles, un nez, nous ne sortirons pas de l. Mme cur aussi,mmes passions depuis l'ge de pierre, mme bonheur, mme sagesse, mmesvertus, nous ne sortirons pas de l. Temprance, Courage, Justice, Sagesse, lesquatre vieilles, n'ont point chang depuis qu'on en crit. Mais ce travail deretrouver tout l'homme dfinit aussi un genre de progrs que nous oublionstoujours trop. Et c'est le ministre de la femme de nous ramener l, commec'est celui de l'homme de guetter par les fentres, et de bondir contre l'ennemiextrieur. Or la femme ne cesse de penser ce soin que l'homme pourraitprendre de lui-mme, de tout lui, si l'ennemi extrieur tait dtruit. Elle finirapar dire, quand elle osera dire, que l'on pourrait bien aussi penser laperfection humaine, pendant les loisirs de plus en plus larges que nous laisse

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    l'ennemi extrieur. Et c'est ici que les deux progrs se heurtent. Car l'hommeest mieux arm que jamais contre les btes et contre les choses. Mais il se faitainsi des ennemis qu'il n'avait pas ; le haut de l'air et le fond des eaux ont desdangers nouveaux que l'homme va chercher, et qui sont l'occasion d'exposer etde perdre les plus adroits et les plus hardis ; sans compter l'homme mme,plus dangereux que jamais pour l'homme, par l'orgueil et par l'industrie.L'idal n'est honor que de vains souhaits.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XVIIPense masculineet pense fminine

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    L'annuit, l'escompte, la surface d'un champ, la capacit d'un rservoir, letonnage d'un navire, la richesse d'un engrais, la chaleur disponible dans lecharbon, dans l'alcool, dans le sucre, tout cela est calculable, mesurable, pardes raisonnements rigoureux et par des mesures prcises, de faon quepersonne n'ait rien ici croire. Ce genre de savoir, qui concerne les choses, etqui conduit les changer pour notre avantage, est la porte de tout hommequi voudra faire attention et suivre l'ordre requis. Le menuisier, le maon,l'agriculteur sont continuellement occups des calculs de ce genre. Personnene voudra dire que la femme y soit moins apte que l'homme ; la couturire, lacuisinire, la marchande de lgumes ont aussi leurs problmes de mtier, et,tantt par raisonnement tantt par exprience, elles arrivent les rsoudre. Etpuisque cette mthode de mesurer, de peser, de calculer, est toujours au fondla mme, on ne voit pas de raison pour que la femme n'avance pas fort loin

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    dans les sciences, si seulement elle le veut. L'exprience, soit l'cole, soit aulyce, soit l'universit, confirme cette supposition.

    Maintenant, si la femme s'intresse aussi naturellement que l'homme cegenre de problmes, c'est une autre question. Il me semble que la structure desdeux sexes rpond assez bien. Qui est bti pour dtruire et construire, pourtransporter, pour carter, pour vaincre enfin la nature extrieure ? La structureparle clairement. La fonction maternelle, qui n'est ni moins importante nimoins pressante, occupe assez la femme et limite sa province naturelle auxmurs de la maison. D'o, quel que soit l'entre-croisement des travaux, une pr-dilection naturelle du sexe fort pour l'exploration et la conqute extrieures ;et, en revanche, dans le sexe dit faible, qui vrai dire n'est ni moins robuste,ni moins rsistant, ni moins courageux, quoique pour d'autres tches, lapense se porte plus volontiers la premire ducation et aux soins d'amna-gement qui en sont la suite naturelle. Or cet autre paysage de penses estclair par l'affection, par l'esprance, par le got esthtique, enfin par unemditation sur la nature humaine.

    Sans aucun risque de s'garer dans les abstractions, on pourrait dire que lapense fminine se porte surtout aux fins, au lieu que la masculine fait surtoutattention aux moyens. Or les fins sont connues par le sentiment. Ici l'on nepeut ni calculer, ni mesurer, ni prouver la rigueur. Que l'homme puissequelque chose sur lui-mme, qu'il doive raliser un modle de l'homme, que leprogrs moral ne soit pas un vain mot, on ne peut le prouver ; il faut le croire ;il faut vouloir le croire ; ce qui ne peut aller sans une sorte d'amour invincible,qui, par rflexion, se change en une foi ou volont intrpide. Le sexe fort, quise charge aussi de philosopher, ne fait gure attention ces connaissancesindiscutables, indiscutables par ceci que le doute leur gard est dj unefaute. Ainsi est l'honneur, toujours sensible dans l'homme quoique l'hommes'tudie le nier. Ainsi est la justice, offense par cela mme qu'on se deman-de ce qu'elle est. Ainsi est la libert, cette vertu mre, qu'il faut videmmentfaire tre, et non point chercher comme on cherche une toile. Or la premireducation, celle qui se fait autour des berceaux, efface toutes les subtilits parl'amour qui ne peut attendre, et qui suppose hardiment dans l'enfant tous cesmiracles de l'esprit. Il est rigoureusement vrai que toute foi a pour objetl'enfant. Et il serait mme plaisant de rechercher comment l'inventeur de lapompe, de la voile et de l'hlice, essaie de changer en machines grand rende-ment ces adorables mythes, qui nient la machine. Tel est donc l'objet d'unerverie muette, qui ne cde jamais. On comprend la force, la suite, et le prixdes premires leons de morale, qui n'ont cess de sauver l'espce, livre sanscela aux divagations des inventeurs, Au reste cet autre ordre des penses n'estpas propre la femme. Ds que l'homme regarde par l, il sent bien qu'il doitfaire provision de courage plutt que de raisons. La vrit de toute religion estici enferme.

    Maintenant si l'homme se plat ce genre de problmes, c'est une autrequestion. Ici encore c'est la structure qui rpond. L'homme, manieur de cho-ses, revient plus volontiers la science des choses. Il est dfricheur, laboureur,

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    architecte ; ingnieux et patient en tous ces projets et en toutes ces actions.Moraliste, moins volontiers, parce que son fil plomb et son compas ne peu-vent rien l ; moins volontiers, parce que ce genre de mditation n'accompa-gne pas naturellement ses travaux ordinaires. Et, au contraire, o vont lespenses d'une femme qui nourrit et berce l'enfant, sinon aux caractres, auxvertus, aux vices, ce qui devrait tre, aux raisons d'esprer et de vouloir ?D'o se dveloppe une pense qui n'est pas tant soucieuse de preuves qu'atten-tive rassembler et sauver toutes les richesses de l'esprance et de l'amour.Or je crois bien que les lumires propres ce qu'on nomme l'intuitionfminine viennent toutes de l.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XVIIIReligion masculineet religion fminine

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    J'ai toujours pens que la femme est naturellement moins domine quelhomme par la religion. Les hommes font voir souvent une agitation, unefureur doctrinale, enfin une sorte de sombre mysticisme, aussi bien quand ilsrepoussent toute religion rvle. L'impntrable providence, ou bien l'im-mense existence sans pense aucune, font toujours scandale leurs yeux ; ilss'indignent de compter pour si peu, et ils s'indignent de s'indigner. Je n'aigure observ chez les femmes ce genre de rverie farouche ; il me semblequ'elles sont mieux adaptes ce monde, et mieux disposes vivre tout droitselon la nature, et sans poser des questions insolubles. L'homme serait pluttmtaphysicien, la femme serait mieux dispose par sa nature vivre selonl'esprit positif. Mais il faudrait expliquer la chose physiologiquement, et cen'est pas facile. Considrant la nutrition du ftus, fonction essentielle, laquelle tout l'organisme fminin est sans doute subordonn, je me risque

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    dire que les penses de la femme sont moins plonges dans la vie organique,ou, pour parler autrement, que son existence affective dpend moins desopinions contemplatives. Bref la femme ne prendrait jamais tout fait ausrieux une pense de thorie. Les motions resteraient en elle motions, sansce ferment des penses qui remonte aussitt jusqu'au fanatisme l'engorgementdu foie ou l'aigreur d'estomac. Ce mauvais mlange ne s'accorde pas mal aucontraire avec ce systme musculaire de l'homme, qui, rprimant mieux l'effetdu choc, en revanche en tend et disperse les effets sur une plus longue dure,modifiant ainsi plus profondment l'existence viscrale. En disant que l'hom-me a plus d'imagination que la femme, je dirais encore la mme chose. C'estpourquoi les femmes ne doutent gure ; et c'est le doute qui explique la fureurde croire, et tous les partis violents.

    Ce que l'homme garde de superstition ou de culte, il faut que son esprit ledigre ou le dompte. Aussi voit-on par le monde de ces esprits forts quiparviennent au point d'ironie, et ainsi tout croire, ne pouvant tout rejeter ;comme on voit que fut Joseph de Maistre, et avant lui Pascal ; au reste il nemanque pas d'hommes assez ignorants qui sont arrivs pourtant au point del'ironie, d'o ils croient tout, et de prfrence le pire, et y mettent leur force.La femme, ce que je crois, gardera mieux ensemble la pratique du chapeletet le bon sens ; c'est la manire paenne d'tre religieux, ou bien la manirepaysanne, ce qui est le mme mot. Il faudrait remonter jusqu'au plus ancienftichisme pour bien comprendre la vertu de ces mtaphores en action, quisont ftes, crmonies et sacrements. Et Comte disait, non sans profondeur,que l'esprit positif, bien loin de mpriser cette partie de purification par lamimique, qui fait le tout de l'ancien culte, au contraire la renouvellerait etpurifierait, en la sparant de ces doctrines mtaphysiques ou thologiques quifont les esprits serfs. Car il est vrai que le chapelet, le psaume et la crmoniesont de puissants moyens contre la tristesse, la vengeance ou le dsespoir ;mais cela est vrai physiologiquement, non mtaphysiquement ; ainsi celui quipratique sans rflexion est bien plus prs du vrai que celui qui raisonne sur lacration, en vue d'en dduire la procession. Si la femme s'attache ainsi lareligion comme une politesse, et par les mmes causes, on n'en doit pastrouver une seule qui ait laiss la religion sur des preuves thoriques, ou bienqui y soit revenue par le haut de l'esprit ; ce qui conduit penser que le prtren'a point tant d'empire, beaucoup prs, sur une dvote que sur un dvot.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XIXPouvoir masculinet pouvoir fminin

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    L'ide que, dans un mnage, la femme pense plus que 1'homme, sembled'abord ridicule. Ce qui fait que, le plus souvent, les femmes tombent dans unbavardage vide, c'est qu'elles vivent d'gards et de politesses, qui sont desformes sans contenu, au lieu que les hommes sont instruits par leur travail, etdcouvrent bientt la ncessit extrieure, soit dans les choses, soit dansl'ordre humain. Il n'est pas mauvais de suivre d'abord cette ide que l'hommeest naturellement fait pour conqurir les choses, les transformer et se lesapproprier. Les ides prcises qu'il prend de son exprience sont certainementune partie de la sagesse. Ce qui est, ainsi que le possible immdiat, occupentbientt tout son esprit, et les chimres s'envolent. L'excutif, soit dans l'tat,soit dans la famille, est toujours durement ramen par l'objet mme et, devantl'action pressante, dit aussitt adieu ses projets chris ; ainsi se formecommunment l'esprit masculin, toujours oprant et cooprant, toujoursobissant afin de raliser. Ce genre de pense se fatigue et se repose en mme

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    temps que le corps ; et l'habitude de penser en agissant, et en quelque sortedans les jours et passages que l'action dcouvre, fait que la pense masculines'ennuie d'elle-mme dans l'oisivet ; le jeu de cartes et le jeu d'checs sontdes jeux masculins.

    Un certain genre de rves et de chimres accompagne au contraire letravail fminin, qui, dans l'ordinaire, est presque machinal et sans inventionaucune. Le jeu des possibles est alors grand comme le monde, surtout par lespectacle continuel de l'enfant, d'abord lev, ainsi qu'il convient, selon lemodle humain et non selon la ncessit extrieure. Cette pratique du gouver-nement domestique, toujours rgle d'aprs des maximes, dispose au jugementmoral et la contemplation. Il ne faut pas oublier non plus que le pouvoirmoral suppose l'art de persuader et de deviner, d'o un genre de pntration etde ruse qui ne ressemble nullement aux prcautions et la dextrit del'artisan. Il faut que je demande conseil ma femme , dit M. de Rnal ;Birotteau devrait bien couter Madame Birotteau ; Monsieur Jourdain nedevrait pas mpriser Madame Jourdain. Je m'en tiens des exemples pris duroman et de la comdie ; les exemples rels sont souvent ambigus, et toujoursmal connus. C'est dj quelque chose d'apercevoir une ide directrice en cesujet difficile et neuf.

    D'aprs cela on se fera quelque ide du pouvoir des femmes. Ds que laculture humaine l'claire, le tribunal fminin est le plus redoutable et le plusredout de tous ; les Cours d'amour et les rgles de la Chevalerie en tmoi-gnent assez. Pouvoir spirituel, bien regarder. En revanche il faut considrerquitablement la nature de ce pouvoir masculin, qui est temporel, et toujoursappuy sur les ncessits extrieures. L'homme est le matre parce qu'il agit,non pas parce qu'il pense ; et ce qu'il rapporte la maison c'est l'inflexiblearrt de l'ordre extrieur ; ce qu'il apporte et exprime imprativement, c'est, proprement parler, la ncessit d'obir. Il est l'ambassadeur des choses ; cesont les choses qui parlent net, et non pas lui. Mais il est ordinaire que l'ons'en prenne au messager de la nouvelle qu'il apporte. Le tyran, ce n'est pointl'homme, c'est l'ordre des choses. Quand la femme veut faire sa propre vie parson travail, elle se trouve en face de la ncessit extrieure, humaine oucosmique ; en cet tat d'indpendance abstraite, elle n'obit pas moins ; aucontraire elle obit plus. C'est la mme erreur que de vouloir tre roi, afind'tre dlivr d'obir. Nul n'obit plus qu'un roi.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XXParures

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    Les femmes ont plus de vanit que les hommes ; voil une opinion quej'entendais hier et qui plat sans examen. Quoi de plus vident, si l'on consi-dre les colifichets, les dpenses de luxe, le despotisme de la mode, la crainteet mme le respect de l'opinion, enfin le bavardage sans ides, toutes chosesque chacun peut observer sans peine dans les coutumes du beau sexe ? Et si lavanit consiste vouloir paratre, ou, si vous voulez, estimer nos propresbiens d'aprs le cas que les autres en font, il est clair que les femmes ontbeaucoup de vanit.

    Mais tout est trompeur ici, parce que, dans les jeux de l'amour et du dsir,chacun des sexes se rgle sur l'autre, et reoit souvent les vices de l'autre com-me un manteau. C'est ainsi que l'on se trompe si l'on croit qu'il y a beaucoupde femmes corrompues ; dans le fait il y en a fort peu ; et, jusque dans les plusgrands dsordres, elles gardent la puret et la simplicit de la nature. Aussi ilsuffit souvent d'un changement de condition pour ramener une femme lavertu ; c'est qu'elle ne revient pas de loin. On n'en pourrait dire autant de

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    l'homme, que son imagination entrane terriblement. Mais qui ne voit, alors,jusqu'o la femme peut tre entrane pour lui plaire ? Seulement l'apparenceest ce point trompeuse qu'une mre de famille qui veille sur la puret de sesfilles, et non pas seulement par intrt, ne songe jamais la puret de sesgarons, qui est un trsor pourtant bien plus fragile.

    Au sujet de la vanit, on risque de tomber dans la mme erreur. Il y a chezles femmes une vanit d'apparence qui est rellement de ncessit pour elles.Il faut qu'elles soient considres, maquilles, pares. Elles ne peuvent expri-mer tout venant leurs penses de rencontre, et encore moins les motionspassagres dont la nature entire est la vritable cause, et dont un fat se feraithonneur. Elles doivent donc attention ce qu'elles ont l'air d'tre, et mme ce qu'on peut croire qu'elles sont. Mais il est pourtant vraisemblable que lesfonctions naturelles, du reste priodiquement rgles, aient en elles un qui-libre difficile troubler, que leur instinct de maternit soit imperturbable etmarche ses fins sans aucune hypocrisie profonde ; qu'enfin les passions sedveloppent rsolument, hardiment, magnifiquement sur ce riche terrain, cequi suppose un mpris de l'opinion, des biens extrieurs et de toutes les petiteschoses. Et nous voyons que les femmes bravent aisment l'opinion lorsquel'amour les entrane.

    Il n'est point d'homme qui soit tout fait indiffrent aux raffinements etaux grces de la parure chez la femme qui lui tient le bras ; signe qu'il est heu-reux de l'approbation des autres ; vanit certainement. Or j'ai fait uneremarque qui tonnera les hommes tout fait jeunes ; c'est que la femme,mme la plus lgante et la plus attentive aux modes, ne fait jamais attentionau vtement d'un homme qui lui plat. Il n'y aurait donc point de vanit du toutdans l'amour fminin ? C'est trop dire. Mais enfin ne soyez pas dupe de cecique les femmes sont plus pares et ornes que les hommes, et n'allez pas enconclure que ce sont les femmes qui tiennent aux ornements extrieurs ; sicela tait, on verrait les hommes en dentelles, en soie, en chapeaux plumes.Et c'est la vanit des hommes qui explique la parure des femmes.

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    Sentiments, passions et signes (1926)

    XXIVnus marine

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    Le fatalisme oriental ne peut mme pas tre une pens