A Bout de Souffle de Jean-Luc Godard

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JEAN - LUC GODARD À BOUT DE SOUFFLE par Jean-Philippe Tessé LYCÉENS AU CINÉMA

Transcript of A Bout de Souffle de Jean-Luc Godard

  • JEAN-LUC GODARD

    BOUT DE SOUFFLE

    par Jean-Philippe Tess LYCENS AU CINMA

  • 2SOMMAIRE

    2 DITORIAL3 SYNOPSIS

    MODE DEMPLOI4 LE RALISATEUR

    Lartiste en jeune homme.5 GENSE

    Petites conomies6 CHAPITRAGE7 ANALYSE DU RCIT

    Vitesse, lenteur, suspension8-9 POINT DE VUE, PARTI PRIS

    Un chef-duvre trivialOUVERTURE PDAGOGIQUE 1

    10-11 ACTEUR / PERSONNAGEBelmondo, les bras en lair

    OUVERTURE PDAGOGIQUE 212-13 MISE EN SCNE

    Nature et artificesDFINITION

    OUVERTURE PDAGOGIQUE 314-15 ANALYSE DE SQUENCE

    Une sparationATELIER 1

    16 1, 2, 3Dialectique deux

    ATELIER 217 FIGURE

    Des visagesATELIER 3

    18 POINT TECHNIQUELe son daprs

    ATELIER 419 PROLONGEMENT PDAGOGIQUE20 LECTURE CRITIQUE21 FILIATION / ASCENDANCE

    Un fils fragile22 PASSAGES DU CINMA

    Jacques Monory, une balle dans le dos23 SLECTION BIBLIOGRAPHIQUE,

    EN LIGNE24 PHOTOS

    Directeur de publication : Vronique Cayla. Proprit : CNC (12 rue de Lbeck, 75784 ParisCedex 16, tl 01 44 34 36 95, www.cnc.fr). Directeur de collection : Jean Douchet. Rdacteuren chef : Emmanuel Burdeau. Coordination ditoriale et conception graphique : AntoineThirion. Auteur du dossier : Jean-Philippe Tess. Rdacteur pdagogique : Laurent Canrot.Conception et ralisation : Cahiers du cinma (12 passage de la Boule Blanche, 75012 Paris, tl01 53 44 75 75, fax : 01 53 44 75 75, www.cahiersducinema.com).Sources iconographiques : Bifi, Cin Classic, Bridgeman Art Library. Les textes sont la proprit du CNC.Publication septembre 2005. Dossier matre et fiche lve sont la disposition des personnes qui participent audispositif sur : www.lyceensaucinema.org

    DITORIAL

    En mars 1960, la sortie d bout de souffle, premier film de

    Jean-Luc Godard, alors critique de cinma g de 29 ans,

    est une rvolution plus dun titre. Rvolution technique

    et artistique, mais surtout rvolution par la libert quil revendique

    et le ton quil adopte. bout de souffle consacre la Nouvelle

    Vague, mouvement sans quivalent, bien quil soit annonciateur

    dune nouvelle vitalit du cinma en Europe, et bientt outre-

    Atlantique. Suivront vite une rafale de films, pour la plupart signs

    par de jeunes cinastes critiques aux Cahiers du cinma (Truffaut,

    Rivette, Rohmer, Chabrol, etc.) ou gravitant autour de la revue

    (Resnais, Varda). bout de souffle est une rupture plusieurs ti-

    tres, et la promesse d'un cinma nouveau dont les propositions

    sont multiples. De ce programme, ce dossier essaie de tracer deux

    grandes lignes : quelle modernit invente-t-il ? Et quelle libert ?

  • 3MODE DEMPLOI

    Ce livret est dcoup en deux niveaux. Lepremier est le texte principal, rdig par unmembre de la rdaction des Cahiers du ci-nma. Il se partage entre des parties infor-matives et d'autres plus strictement analy-tiques. L'accent y est port sur la prcisiondes rubriques, dans la perspective de d-gager chaque fois des cadres diff-rents pour la rflexion et pour le tra-vail : rcit, acteur, squence ou encore: enchanement de plans, archtypes demise en scne, point technique, rap-ports du cinma avec les autres arts, etc.Varit des vitesses et des angles dap-proche : sil veille la cohrence, lediscours ne saurait viser lunicit. Demme, lventail de ses registres critique,historique, thorique ne prtend pas of-frir une lecture exhaustive du film, maispropose un ensemble dentres la fois lo-cales et ouvertes, afin que ce livret puissetre pour le professeur un outil disponible une diversit dusages.Signal par les zones grises, rdig parun enseignant agrg, le deuxime niveauconcerne la pdagogie proprement dite. Ilse dcoupe lui-mme en deux volets. Lepremier est constitu d Ouvertures pda-gogiques directement dduites du texteprincipal, le second d' Ateliers dontl'objectif est de proposer des exercices impli-quant la participation des lves.

    BOUT DE SOUFFLEFrance, 1959Ralisation : Jean-Luc GodardScnario : Jean-Luc Godard,

    daprs une histoire originale de Franois Truffaut

    Image : Raoul CoutardConseiller technique : Claude ChabrolSon : Jacques MaumontMontage : Ccile Decugis, Lila HermanAssistant : Pierre RissientCostumes : Milena CanoneroMusique : Martial Solal ;

    Concerto pour clarinette et orchestre K. 622 de Mozart

    Producteur : Georges de Beauregard, S.N.C.Distribution : Imperia filmDure : 1h30Format : 35mmSortie franaise : 16 mars 1960

    SYNOPSIS

    Marseille, Michel Poiccard vole une voiture et monte

    Paris rcuprer une somme dargent. Sur la route,

    il abat dun coup de revolver un policier. Arriv dans

    la capitale, Poiccard retrouve Patricia Franchini, une jeune

    Amricaine qui vend le Herald Tribune dans la rue. Il s'installe

    chez elle et se met la recherche d'un certain Antonio. La po-

    lice est ses trousses, son portrait s'affiche en une des journaux,

    Patricia elle-mme est interroge. La jeune femme se rend la

    confrence de presse d'un clbre romancier ; de son cot,

    Michel vole une autre voiture pour la revendre. Alors qu'ils se

    sont rfugis dans l'appartement d'un ami, Patricia dnonce

    Michel. Bientt, celui-ci est abattu dans la rue.

    INTERPRTATION :

    Michel Poiccard : Jean-Paul BelmondoPatricia Franchini : Jean SebergBerruti : Henri-Jacques HuetParvulesco : Jean-Pierre MelvilleLiliane : Liliane DavidLinspecteur Vital : Daniel BoulangerClaudius Mansard : Claude MansardJounaliste : Van DoudeMouchard : Jean-Luc GodardSecond Policier : Michel FabreCal Zombach : Roger HaninInterviewer : Andr S. LabartheSoldat demandant du feu : Jean HermanPassant au moment de laccident : Jean DouchetHomme assomm dans les W.C. : Jean Domarchi

  • JEAN-LUC GODARD :

    FILMOGRAPHIE SLECTIVE

    (ANNES 50-60)

    1953 : Opration Bton1957 : Une Histoire deau1958 : Tous les garons

    sappellent Patrick1958 : Charlotte et son Jules1959 : Bout de souffle1961 : Une Femme est une femme1962 : Vivre sa vie1963 : Les Carabiniers1963 : Le Petit Soldat1963 : Le Mpris1964 : Bande part1965 : Alphaville, une aventure

    de Lemmy Caution1965 : Pierrot Le Fou1966 : Masculin-Fminin1966 : Made in USA1966 : Deux ou trois choses

    que je sais delle1967 : La Chinoise1967 : Week-End1968 : Le Gai Savoir1968 : One + One1969 : Vent dEst

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    N en 1930 Paris, mais de nationalit suis-se, Jean-Luc Godard sest impos, aulong dune carrire protiforme et richede plus de 80 films, comme lincarnation mmedu cinma dauteur, le cinaste intellectuel parexcellence, celui qui aura tout dit et tout essay.Figure intimidante, orateur redoutable dont lescirconvolutions thoriques et esthtiques ontcouvert tout le champ du cinma : la Nouvellevague dans les annes 50 et 60 ; la transition versun cinma politique et engag au tournant des an-nes 70 ; les exprimentations diverses (vido,tlvision) jusquau dbut des annes 80 ; puis unretour la fiction et une gigantesque entreprise debilan et darchives entrepris durant toute la d-cennie 90 avec les Histoire(s) du cinma.Lextrme diversit de ses expriences, lexgsemonumentale qui lui est consacre, les passionsirrconciliables quil dchane (gnie et monu-ment intouchable pour les uns, imposteur pourles autres) rendraient vaine toute tentative de r-sumer en quelques paragraphes une telle trajec-toire. On sen tiendra ici aux annes 50, partagesentre la critique et les premiers essais derrire lacamra, afin de voir par quels chemins est passGodard avant bout de souffle, son premier coupd'clat.

    Godard critique

    Initi au cinma grce leffervescence des cin-clubs aprs la guerre, Godard entre aux Cahiersdu cinma en 1952. Sous le patronage bienveillant

    du critique et thoricien Andr Bazin, il y formeavec Eric Rohmer, Franois Truffaut, JacquesRivette ou encore Claude Chabrol la bande desfameux jeunes turcs , cinphiles enflammsqui vont bouleverser la faon de parler du cinmaen introduisant la mtaphysique, lsotrisme etsurtout la figure du metteur en scne commecrateur, auteur unique et souverain de ses films,dont la moindre image reflte la vision du monde. Moins polmiste que Truffaut, moins thoricienque Rohmer, le Godard critique, parfois dissimu-l sous le pseudonyme de Hans Lucas, nen restepas moins provocateur. Trs attentif, comme sescompagnons, lrotisme des actrices amricai-nes, il se choisit des objets dlection singuliers,tels les comdies de Frank Tashlin, les mlodra-mes de Douglas Sirk ou des sries B, bref un ci-nma commercial, relevant a priori dune sous-culture, quil semploie sublimer. Ses textesabondent en citations et digressions, ne se priventpas de dtours fantaisistes ni de considrationsapparemment futiles, et leur propos se construitdans cet clatement contrl. Cet art de la frag-mentation dans lcriture sera reconduite au cin-ma, affirmant ainsi un lien fort entre le travail auxCahiers et le passage la mise en scne

    Presmiers gestes

    Paralllement lcriture darticles, Godard com-mence raliser des films courts. Son premieressai est un documentaire sur la constructiondun barrage, Opration Bton, tourn en 1954.

    Cette entre en cinma via le documentaire nestpas indiffrente ni contingente. Lapprhensiondu rel est un motif appel devenir essentieldans lesthtique de la Nouvelle Vague.Dailleurs, Godard reconduit lexprience en1961 avec Une histoire deau, coralis avecTruffaut : profitant des inondations qu frappentla rgion parisienne, ce dernier propose au pro-ducteur Pierre Braunberger de filmer trs viteune histoire lgre les pieds dans leau. Ds le len-demain, il ralise des prises de vues, puis Godardvient lui prter main forte en reprenant le mon-tage et en doublant le personnage jou par Jean-Claude Brialy.Autre collaboration de jeunesse, Charlotte etVronique, ou Tous les garons sappellent Patrick(1959), sur un scnario de Eric Rohmer. On y re-connat un sujet de prdilection de Rohmer (lemarivaudage et les spirales amoureuses), autantquune touche frivole propre au jeune Godard :flnerie parisienne, drague intensive, lgretpresque inconsquente du hros dsinvolte(Brialy), qui entreprend le mme jour deux jeunesfilles sans savoir quelles sont co-locataires.Troisime fait darme des annes 50, ladaptationlittraire avec Une femme coquette (1955), daprsune nouvelle de Guy de Maupassant, qui montrelattachement du cinaste, partag par ses cama-rades de lpoque, pour le romanesque du 19mesicle. Fort de ces expriences dans le court-m-trage, Godard tourne Bout de souffle en 1959,lanne o Truffaut triomphe Cannes avec Les400 Coups. Lhumeur est alors la lgret.

    LE RALISATEUR

    Jean-Luc GodardL'artiste en jeune homme

    Jean-Luc Godard, badaud dlateur dans Bout de Souffle.

  • 5La fin des annes 50 est un tournant dans le cin-ma franais. Une gnration, celle du cinma depapa ou de la qualit franaise , comme l-crit Franois Truffaut dans ses articles rageurs, laissebientt place une autre, la Nouvelle Vague. Un grou-pe de ralisateurs, pour la plupart issus des Cahiers ducinma, dpoussire le cinma et renverse les conven-tions. Si chacun affirme trs vite sa singularit, le passa-ge la ralisation passe par un travail collectif, une en-traide plutt. Rivette tourne Le Coup du berger danslappartement de Chabrol, qui produit le film ; Rohmercrit pour Godard Tous les garons sappellent Patrick ;Godard et Truffaut se relaient sur Une Histoire deau ;etc.

    Un producteur avis

    Des producteurs prtent vite attention cette efferves-cence, notamment Pierre Braunberger, qui produit lescourts mtrages de Rivette, Resnais, Godard ouFranois Reichenbach. Chabrol et Truffaut parviennent financer leurs premiers longs mtrages grce des ca-pitaux personnels. Leurs films sont aisment rentables,surtout Les 400 Coups, qui triomphe dans le monde en-tier. Au festival de Cannes, Truffaut rencontre Georgesde Beauregard, un producteur au bord de la faillite, etlui prsente Godard. Celui-ci a sous le bras un scnariode film noir peu dvelopp, crit daprs un fait diverspar Truffaut, qui na pas pu le tourner. Beauregard estsduit et accepte de le financer, condition de voir au

    gnrique les noms dsormais clbres de Truffaut etChabrol. Le premier est donc crdit comme scnaris-te, le second comme conseiller technique appella-tion un peu abusive, car Chabrol ne mettra jamais lespieds sur le tournage, mais servira de parrain : l-poque, tout jeune ralisateur devait en avoir un, etChabrol avait alors trois films son actif.

    Tournage

    Le budget du film slve 45 millions de francs, cest--dire moins de la moiti dune production moyenne.Pour coter si peu, le tournage est trs lger : quipetechnique rduite, dcors naturels, petites camras 35millimtres moins onreuses que celle employes dansles studios. Godard tourne comme on tournerait un re-portage dactualits et travaille dans une conomie desrie B ; dailleurs, bout de souffle est ddi Monogram Pictures, firme amricaine spcialise dansle genre. Sortir dans la rue, poser sa camra au milieu dela foule et enregistrer le monde tel quil est plutt queson image factice et conventionnelle rendue par les stu-dios, tel est lun des mots dordre de la Nouvelle Vague.Les premires prises de vue ont lieu en aot 1959, endcors naturels. Lquipe investit Paris : une chambredhtel sur le quai Saint-Michel pour la grande scnechez Patricia, les Champs-Elyses o Godard vole lesimages dun dfil avec De Gaulle et Eisenhower.Lorsquil filme Seberg, accompagne de Belmondo,descend les Champs-Elyses en vendant le New York

    Herald Tribune, le chef oprateur Raoul Coutard sestcach dans une caisse roulante des PTT.

    Montage

    Entre lcriture et le tournage, le film change. Au d-part, cest lhistoire dun garon qui pense la mort etdune fille qui ny pense pas , dixit Godard, lequel r-crit chaque jour le scnario, ce qui effraie un peu JeanSeberg, dont le cachet reprsente un sixime du budgettotal. Beauregard aussi est inquiet, et lance un ultima-tum son ralisateur. Mais Godard tourne quand a luichante. Et parvient malgr tout boucler les prises devue le 15 septembre 1959, sans un jour de dpassement.Au montage, Beauregard estimant le film trop long,Godard coupe non pas des scnes, mais lintrieur desscnes elles-mmes, liminant les temps morts.Opration rendue possible par lusage de la post-syn-chronisation, qui vite de se proccuper de ladqua-tion entre images et son. Le faux-raccord, dont il est faitun usage frntique, est dabord une procdure tech-nique choisie dans un tel souci de concision. bout de souffle sort en salles en avril 1960, et fait im-mdiatement grand bruit. Succs fulgurant : plus de250 000 entres en sept semaines dexclusivit Paris.Ce sera le seul vrai succs public de Godard. On luiprte cette rflexion : Je pensais avoir fait Scarface, jaifait Alice au pays des merveilles .

    GENSE

    Petites conomiesDe gauche droite : Jean Domarchi, Andr S. Labarthe, Jean Douchet (debout) dans Bout de Souffle.

  • 1. Gnrique / En route pour Paris.A Marseille, Michel Poiccard voleune voiture et fonce vers Paris. Surla route, il sadresse la camra : sivous naimez pas la mer, si vous nai-mez pas la montagne, si vous naimezpas la ville, allez vous faire foutre .Un motard tente de larrter, il le tueavec un revolver trouv dans la bote gants.

    2. Michel Poiccard est de retour. AParis, Michel se met la recherchede Patricia, et sintroduit dans sachambre. Elle ny est pas.

    3. Une visite une ancienne amie.Michel se rend chez une amie pourlui emprunter de largent. Elle luidonne un billet, il vole le reste.

    4. New York Herald Tribune . Surles Champs-Elyses, Michel retro-uve Patricia, qui vend le journal lacrie. Il veut partir en Italie avecelle, elle refuse.

    5. Au hasard des rues. Dans la rue,Michel refuse dacheter les Cahiersdu cinma, tandis quun piton estrenvers. Dans le journal, il lit un ar-ticle sur la mort du motard, dont lapolice aurait dj identifi le meur-trier.

    6. Lagence de voyage. Michel se renddans une agence de voyage o unami, Tolmatchoff, lui remet de lar-gent, un chque barr, et non du li-quide comme il sy attendait. Michelessaie de joindre au tlphone uncertain Antonio, qui lui doit de lar-gent. A peine est-il sorti que deuxpoliciers, linspecteur Vital et sonpartenaire, entrent dans lagence etinterrogent Tolmatchoff.

    7. Bogey. Michel sarrte devant uncinma et laffiche de Plus dure serala chute de Mark Robson, avecHumphrey Bogart, Bogey . Ilpasse son pouce sur ses lvres, enimitant lacteur.

    8. Dans Paris avec Patricia. Michelretrouve Patricia, va tlphonerdans un bar et en profite pour d-pouiller un homme dans les toilet-tes. En sortant, il raconte Patriciaun fait divers et laccompagne sonrendez-vous en voiture. Il insistepour coucher avec elle le soir, elletergiverse : Fous le camp, dgueu-lasse !

    9. Le rendez-vous de Patricia.Patricia rencontre un journalistedans un caf. Il part avec elle etlembrasse dans la voiture, sous lesyeux de Michel.

    10. Dans la chambre de Patricia.Patricia rentre chez elle et y trouveMichel, qui est au lit. Un long dialo-gue sinstaure, o se glissent jeux,grimaces, baisers, gifles, caresses.Michel tlphone Tolmatchoff,puis un garagiste et cherche tou-jours joindre Antonio. Ils se cou-chent, se lvent, shabillent, sem-brassent.

    11. La Ford vole. Michel vole unevoiture dans la rue et emmnePatricia. Sa photo est dans le jour-nal. Un passant (jou par Godard) lereconnat et le signale deux agentsde police.

    12. Confrence de presse Orly. Orly, Patricia assiste la confrencede presse dun crivain (jou parJean-Pierre Melville), Parvulesco,qui rpond aux questions coupsdaphorismes. Patricia tente de luidemander Quelle est votre grandeambition dans la vie ? , lcrivaintarde rpondre, puis lche : de-venir immortel et puis mourir .Regard-camra de Patricia.

    13. Le garagiste vreux. Sous le nomde Lazlo Kovacs, Michel se renddans un garage pour vendre la Fordvole. Le garagiste refuse de le payeret sabote la voiture pendant queMichel tente, en vain, de joindreAntonio. Michel lui casse la figure.

    14. En taxi. A bord dun taxi qui neva pas assez vite son got, Michel,accompagn de Patricia, essaie demettre la main sur Antonio, nouvelchec.

    15. Visite de la police. Patricia re-tourne son journal o linspecteurvient linterroger et la menacer. Elleavoue connatre Michel, mais pr-tend quelle ne sait pas o il est.

    16. Filature. Dehors, Michel attendPatricia. Elle lui fait signe de ne passe montrer, car les inspecteurs la sui-vent. La filature continue sur lesChamps-Elyses, o la foule accla-me le passage de De Gaulle etEisenhower. Michel suit les policiersqui suivent Patricia. Celle-ci smeses poursuivant en passant par un ci-nma et retrouve Michel.

    17. Western. En attendant la nuit,Michel et Patricia vont sembrasserau cinma, devant un western. Lavoix du shrif est celle de Godard.

    18. Le filet se resserre. Tandis quonannonce larrestation imminente deMichel, Patricia et lui filent dansParis en changent de voiture. Elle : dnoncer, cest mal . Lui : non,cest normal . Ils croisent un d-nomm Zombach et voient enfinAntonio, qui accepte dendosser lechque. Patricia salue le journalistequi lembrassait tout lheure.Antonio les envoie se cacher chezune amie sudoise de Zombach.

    19. Dernire nuit ensemble. Arrivechez la Sudoise, o se tient unesance photo. Le modle et lephotographe partent. Michel envoiePatricia acheter le journal et du lait.

    20. Fin dune histoire damour. Dansun caf, Patricia appelle linspecteur

    Vital et lui donne ladresse o secache Michel. De retour lapparte-ment, Michel invite Patricia partiren Italie avec la voiture dAntonio,qui doit passer dans un instant.Patricia dit Michel quelle la d-nonc. Il refuse de senfuir.

    21. Plus dure est la chute. Dans la rueMichel retrouve Antonio, quil pres-se de fuir. Antonio veut lemmeneravec lui, il refuse. La police arrive.Antonio jette un revolver Michelet senfuit. Vital tire, Michel est tou-ch au dos et court le long de la rueavant de seffondrer. Patricia lepoursuit.

    12452 - 12626 : Quest-ce quecest dgueulasse ? / Fin : Michelmeurt aprs avoir murmur cestdgueulasse . A Patricia qui na pascompris, Vital rpte : il a dit :vous tes vraiment une dgueulas-se . En fixant la camra et en pas-sant son pouce sur ses lvres, elle de-mande quest-ce que cest, dgueu-lasse ? . Fin.

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    CHAPITRAGE

    Ce chapitrage est celui du DVD dit par Opening.

  • 7Un des projets d bout de souffle consiste refondre lesrgles du cinma. La narration n'chappe pas bien sr ce programme. tel point quil semble difficile deparler de rcit au sens habituel pour un film qui sest prcismentemploy en briser les lois. Analyser la conduite narrative dbout de souffle, cest dabord en isoler la formule nouvelle :mlange de temporalit en pointills et de jeu sur les attenteslies aux codes dun genre (le polar) o le film semble sinscrire.Largument lui-mme est paradoxal : bout de souffle racontelhistoire dun fuyard qui ne fuit pas. Cest cette rupture dans lacausalit qui commande le rcit. Trs vite, il apparat que lemeurtre du policier ne sert qu enclencher une srie dv-nements, quil est tout au plus un prtexte, et que sa rsolutionimporte peu. Par moments, ce dtonateur se manifeste par desrappels lordre : le destin de Michel est de se faire rattraper parson crime, comme le lui rappellent des journaux ou des ban-deaux dactualits dfilant sur les murs de la ville, ou encore unpassant jou par Godard, qui le reconnat et le dsigne aux po-liciers.Quest-ce qui fait avancer laction ? A proprement parler, rien.Le film se droule sur une priode relativement courte (troisjours, deux nuits), laquelle nest pas du tout employe par lepersonnage principal pour planifier sa fuite, alors quun film detraque est classiquement organis tel un contre-la-montre, sanspause. Plutt que chercher quitter la ville, Michel passe sontemps flner, bien quil nignore pas quautour de lui le filet seresserre. Cette contradiction donne au rythme de la narration un

    aspect distendu, lastique : la vitesse implique par le meurtreest contamine par la dambulation presque paisible queGodard lui substitue.

    Un triple rythme

    Consquence de ce mlange entre deux vitesses, la temporalitnarrative n'est pas univoque. Le rcit d bout de souffle avanceselon un rythme triple, trois vitesses autonomes. Dabord unesrie de micro vnements importants pour lintrigue, mais rela-tivement brefs : le meurtre, le vol dune voiture, le coup de fil la police, la rsolution du problme du chque Ensuite desmoments intermdiaires, des transitions dure variable : laroute Paris-Marseille, Michel au caf, le trajet en taxi Enfindes troues, qui perforent a et l le rcit lorsque Michel etPatricia sont spars : la confrence de presse Orly, la visite deMichel chez son amie et chez le garagiste, le rendez-vous dePatricia. A lire la retranscription du chapitrage, on repre faci-lement un dsquilibre du rapport entre les moments creux dela flnerie, majoritaires, et les moments pleins de laction, plusrares. Au gr de ces diffrentes temporalits, le rythme avancepar -coups, pauses, suspensions, redmarrages, etc. Pareille disposition se retrouve lchelle des scnes. Dans la s-quence sur la route entre Marseille et Paris, par exemple, lapoursuite et le meurtre du motard sont les lments les plus im-portants du point de vue narratif, et pourtant ils ne durent quequelques secondes, tandis que lessentiel du temps est consacr

    la route elle-mme (dpassements de voitures, etc.) et auxattitudes et monologues de Michel. Quant la squence dans lachambre de Patricia, au tiers du film, elle suspend totalement lanarration pendant 25 minutes. Aucun vnement ne sy produitqui ferait avancer le rcit. Le rcit nest donc pas tendu vers la rsolution de lintrigue. Ilne sorganise pas en fonction de sa fin, non pas en fonction dunenchanement dvnements, mais dune temporalit nondramatique : celle dvolue ce qui est le cur rel du film, lesdialogues, gestes et postures, rfrences, etc.

    Mille rcits

    Trois leons tirer. Dabord la conduite du rcit lucide le rap-port quentretient le film au genre auquel il est ddi. Godardemprunte peu, finalement, aux codes du polar, largument poli-cier ntant quun prtexte. Ensuite, le cinaste rompt avec unenarration acadmique encore tributaire de la littrature et librele rcit de tout carcan dramaturgique. La narration est une ligneclate, et sil ny a pas proprement parler un rcit (univoque,limpide), cest aussi quil y en a mille : les citations, les rf-rences, les aphorismes de Parvulesco, les plans de coupe sur lestableaux, etc., tous ces inserts racontent une histoire, manifestantsans cesse une sorte de buissonnement narratif secondaire.

    ANALYSE DU RCIT

    Vitesse, lenteur, suspension

  • 8bout de souffle tient une place singulire dans lhistoiredu cinma. Cest une uvre de rupture, plusieurs titres,un pivot entre un avant et un aprs. Godard y formuleun certain nombre de propositions esthtiques et thoriques d-cisives, quil dveloppera dans la suite de son uvre. De toutes cesintuitions, on peut dire quelles forment le programme dun cin-ma moderne, notion complexe et sujette caution, mais dont lefilm permet de hasarder une dfinition. Pour autant, bout desouffle nest pas un film srieux. Michel Poiccard est un hroscontemporain, de son temps, mais en aucun cas le porte-parole dela modernit, lui qui ne se soucie de rien, pas mme daller en pri-son. Il nest pas ncessaire, pour aimer bout de souffle, de choisirentre ses exprimentations novatrices, ses audaces narratives etformelles, et sa drlerie, sa fantaisie, la sduction inoue quil dif-fuse. Le film est tout lun et tout lautre, et cest pourquoi il a prisune importance telle. Son ambition elle-mme est ambivalente : bout de souffle fut imagin la fois comme petit exercice de styleautour du polar et comme plan dattaque contre le cinma instal-l, avec lide de briser des normes graves dans le marbre. Il tientdonc sa puissance de cette formule qui allie plaisanteries faciles etprogramme esthtique pour un art nouveau, trivialit et une r-novation esthtique.

    Moderne cinma

    Quelle modernit sinvente ici ? Il faut la dcrire partir des mo-tifs contre quoi elle se construit, comme une double opration deretournement, un double passage vers la rflexivit. Premier re-tournement, lexhibition du cinma pour lui-mme. JusquGodard, lart du cinma sest bti sur la capacit fondamentale delimage produire une impression de ralit. Un pacte de croyan-ce lie au film le spectateur, qui accepte ce quil voit comme unereproduction fidle du monde. Ce contrat suppose leffacementdun intermdiaire : loutil qui enregistre et fabrique limage. Avec bout de souffle, et dans la foule du regard-camra de Monika(1953) dIngmar Bergman, Godard brise cet accord. La machine-cinma, dsormais, ne se cache plus, au contraire elle se montrepour ce quelle est. Trois instances agissent dsormais sur unpied dgalit : le rel enregistr, le regard port sur lui, et lop-ration technique qui les articule. Avec ce basculement, le cinmafait sa rvolution copernicienne, comparable lapparition dusujet en philosophie. Cest un renversement total de perspective,o le cinma se prend lui-mme comme objet, sort de son ge ma-gique et devient rflexif.Ensuite, une opration technique apparemment simple ouvreun rseau de perspectives esthtiques et thoriques nouvelles : lasparation de limage et du son, leur autonomie respective.Dsolidariser le son et limage permet dinventer des nouveaux

    rapports entre eux et surtout de les librer, lun ntant plus sou-mis lautre. Souvre ainsi tout un champ laiss libre la rflexion,au commentaire sur les images. Cette dcision formelle vient re-doubler lexhibition de loutil cinma, elle offre une seconde pas-serelle vers la rflexivit. Par ailleurs, elle modifie radicalement lamanire dont se donne la parole dans un film. Indpendantes dela conduite du rcit et de limage, les rflexions des personnagessont livres en morceaux, parfois superposs les uns aux autres(les doubles monologues dans la scne suivant le coup de fil dePatricia la police), le plus souvent distribues en fragments sansliens entre elles. Le sens, et la continuit du logos, sont rinven-ter. Godard vient de librer la parole cinmatographique, en unemyriade de particules parfois profondes, parfois rfrences, par-fois purement gratuites (lart des calembours approximatifs, tels le monte dans ton Alfa, Romeo ! qui clt Le Mpris). Invitationest faite penser autrement : une pense intuitive, en fragments,libre.

    Une fantaisie inquite

    Cela prcis, ne pas oublier que le hros d bout de souffle pinceles fesses des filles et adresse au spectateur un splendide allezvous faire foutre ! , meurt en faisant des grimaces, pense davan-tage aux dcapotables qu la mtaphysique et chante le rappro-chement franco-amricain quand il couche avec une Amricaine.

    POINT DE VUE, PARTI PRIS

    `

    Un chef duvre trivial

  • OUVERTURE PDAGOGIQUE 1

    Les cinq premires minutes dufilm annoncent son rythme si par-ticulier, partag comme son per-sonnage principal (qui roule vitemais prend le temps de juger lesauto-stoppeuses) entre impatienceet nonchalance. On notera les ef-fets dacclration du rythme(dure du rcit sur quatre jours,montage elliptique, multiplicationdes lieux, des coups de tlphone,des questions sur lheure, expres-sion de limpatience par les gestes,les mouvements, le dialogue) et leseffets de ralentissement (plans-squences, enfermement dans unseul dcor, longues tirades despersonnages, immobilit descorps, pose des visages). Si onajoute les effets qui annoncent lafin dramatique du film (panneau danger , affiches de films, man-chettes de France-Soir, vision pr-monitoire de laccident de voiture,panneaux lumineux), on peutmieux cerner la perception parti-culire au film dune temporalitau prsent, vcue par les person-nages principaux et les specta-teurs comme une jouissance dutemps perdu. Cette qualit particu-lire du temps, cest ce qui unit etdfinit le mieux le couple damou-reux.

    9

    Michel Poiccard est un petit voyou sducteur, pas un philosophe. EtlIdiot Godard, le cinaste le plus drle et le plus fantaisiste de laNouvelle Vague. bout de souffle est un sommet davant-garde et untrait de la nonchalance. Nulle coquetterie, ici, malgr le souci vident deplaire. Mettre un chapeau ou des lunettes noires, faire une grimace oudcocher un sourire : chaque geste des acteurs, quon dirait prvu pourla postrit et le mythe, conserve une grce, une spontanit hors de toutcalcul. Le film est vou la beaut petite et grande de ces gestes, ddicaceanalogue lamour que porte Godard pour le cinma amricain, modes-te dans laffichage de ses ambitions intellectuelles, immense par la forcedes moyens quil met la disposition de son expression. Aisance et fra-cheur de la gestuelle vont de pair avec des dialogues librs de tout sur-moi dauteur.Mais la dsinvolture et la drlerie sont aussi une forme puissante din-quitude. Le film peut tre potache et ses hros inconsquents, il est bienle portrait denfants du sicle aux prises avec un dferlement libertairedont ils jouissent autant quil les submerge. Lloge du drisoire concideavec une gravit vidente. Sils visitent aussi bien les sphres mtaphy-sique et morale que triviale et consumriste avec une mme lgret, cestque ces hros portent une empreinte mlancolique sans retour. Mue parla conscience dtre mortels Nous sommes tous des morts en permis-sion , est-il crit sur la couverture du livre que lit Michel , ils chantentune espce dhdonisme dtach : la passion amoureuse des voitures desport, par exemple, ou les amants dont on fait le compte sur le bout deses doigts. Ce sont les pauvres dandys de leur temps, sublimes et misrables.

    Lpoque y a vu, parfois, un relativisme moral indigent, qui mettrait surle mme plan lamour et les voitures, la mort et lphmre. Une confu-sion qui serait lquivalent du bouillonnement pas encore canalis de lajeunesse dalors. On peut y voir aussi lexpression dune lucidit ludiquesur les toutes premires prmices des annes 60. bout de souffle poss-de un gnie du contemporain. Sil demeure profondment un film d-poque, donc un film dat, il enchante par sa manire de revtir la pensedatours charmants et de la mettre, dans le mme lan, violemment encrise.

  • 10

    Avec Michel Poiccard, Jean-Luc Godard offre Jean-Paul Belmondo son premier rle dimpor-tance. N en 1933, lacteur a alors 26 ans et sonactif quelques apparitions dans une poigne de filmsdont Les Tricheurs (1958) de Marcel Carn et Un Drlede dimanche (1958) de Marc Allgret, avec Arletty etBourvil. Mais ce nest pas son premier essai aux cts dela Nouvelle Vague : dans A double tour (1959), ClaudeChabrol lui avait confi le rle dun certain LazloKovacs, nom qui servira de pseudonyme doccasion Michel Poiccard.Belmondo est un enfant de la balle, aux parents clbres :fils du sculpteur Paul Belmondo, il sinscrit au conserva-toire et joue un peu au thtre avant de se tourner vers lecinma o, aprs bout de souffle, il devient un embl-me de sa gnration et un acteur ftiche des jeunes ci-nastes. On le voit chez Godard (le court mtrageCharlotte et son jules en 1957, Une femme est une femmeen 1961, et Pierrot le fou en 1965) et Franois Truffaut(La Sirne du Mississippi, 1969) ou chez des cinastesgravitant autour de la Nouvelle Vague tels Jean-PierreMelville (Lon Morin, prtre en 1961 et Le Doulos en1962) ou le Philippe de Broca des annes 60 (LHommede Rio, 1964). le voir sagiter et parler fort, cest sa fracheur qui frap-pe demble. La vivacit de son corps agile et sportif lui

    donne une grande aisance. Libert des gestes, qui ne s'in-terdisent pas certaine gratuit ironique, par exemplelorsque Michel Poiccard rend lme aprs quelques gri-maces et une main qui passe devant les yeux pour les fer-mer, comme on baisse un rideau de thtre. Cest un ac-teur spectaculaire, volubile, qui sait occuper lcran parde grands mouvements de bras. Littralement,Belmondo brasse de lair avec une nergie quon diraitinpuisable. La gouaille, la modulation de sa voix, la vi-tesse de ses ractions lui permettent doccuper le terrain,de s'imposer dans l'image et de reprendre pleinement son compte les partis pris de la mise en scne. Son jeu estdigressif, nonchalant, fuyant toute pesanteur.

    Un corps nouveau

    Cette dsinvolture hyper-active est devenue une marquede fabrique de la Nouvelle Vague. Deux raisons cela.Dabord, dans le contexte des annes 60, Belmondo im-pose un nouveau type de hros masculin, libre et fron-deur. Sa prsence rejoint en cela celle de Brigitte Bardot,avec laquelle il forme le couple imaginaire qui devait ser-vir de rampe de lancement la Nouvelle Vague. Luncomme lautre, et Bardot plus videmment, rompentavec les canons traditionnels de la beaut physique et dujeu dacteur. La prsence dcomplexe, hyper-sexue et

    presque agressive de Bardot, son corps dsinhib bous-culent la figure sage de lhrone la franaise, crbraleet distante.Comme elle, Belmondo simpose dabord par son phy-sique, non par la distance rflchie quil mettrait entre luiet son personnage. Peu de place, donc, accorde unetechnique rde, une matrise des affects savammentdistille. On sent l poindre une nette influence amri-caine. Non pas celle de lActors studio et de ses com-diens camlons concentrs sur leur personnages ; pluttune cole de la dcontraction et du naturel. Ensuite,Belmondo coupe le lien entre lactivit de lacteur et sonusage. Dans bout de souffle, son corps est travers parce dsir dinventer pour eux-mmes gestes indits etpostures singulires. Lacteur na plus servir (une his-toire, une action), na plus de comptes rendre auxcodes thtraux du jeu. Il cre les conditions de sa lib-ration. Do lintense plaisir qui transpire chaqueimage : le jeu du comdien est entirement dvolu lins-tant prsent. Le corps nest dailleurs pas seulement cequi agit, il se permet aussi de ne rien faire, de poser, dedambuler. Cest un terrain indit : rfrences (le poucesur les lvres, la Bogart), grimaces, acrobaties, pitreriesdiverses, etc. Davantage que linvention dun style prop-re, Belmondo incarne une nouvelle logique du corps aucinma.

    ACTEUR / PERSONNAGE

    Belmondo, les bras en lair

  • JEAN-PAUL BELMONDO :FILMOGRAPHIE SLECTIVE

    OUVERTURE PDAGOGIQUE 2

    Trs souriant le prsidentEisenhower fait de grands gestes desbras droit et gauche , dit une voixradiophonique. En rapportant cettephrase Michel, tudions, traversdeux exemples, le jeu de ses bras et deses mains. A la fin du chapitre 10, il serhabille dune main en tenant le tl-phone, pose un baiser de la main surlpaule et les fesses de Patricia, boxedans le vide, met les mains dans sespoches : leffet comique est russi,limpatience suggre, mais la sou-plesse du jeu dborde le cadre du per-sonnage et devient pur plaisir de laperformance. Performance encoredans le plan-squence du chapitre 8,quand Michel et Patricia descendentlavenue : la main joue avec le chapeau,le journal, la cigarette, congdie le sol-dat, mime le dialogue. Le personnageest en reprsentation, jouant pour leplaisir du spectateur avec les accessoi-res et les gestes emprunts Bogart.Voir la naissance de certains de cesgestes qui viendront, dans la carrirede Belmondo, redoubler et dborder ledialogue (parfois jusqu la caricature)est un des charmes du film.

    11

    Avec Belmondo et la Nouvelle Vague, le corps arrive au centre de la fiction, il rayon-ne. Dpoussir, le jeu du comdien participe du coup de balais donn sur les pra-tiques sclroses ayant cours alors dans le cinma franais. Les attitudes de Michelsont un loge de la jeunesse et du contemporain, de linsolence. Mais, trs vite,Belmondo se dtourne de la Nouvelle Vague au profit dun cinma plus commercialo il est rapidement trs demand et rencontre un norme succs. Au cours des d-cennies suivantes, il sera la figure par excellence du cinma populaire franais, fai-sant exister bien des films sur son seul nom. Son charme sera broy par une imagepopuliste de justicier viril, casse-cou et gouailleur dans une plthore de films m-diocres.

    Dans Pierrot le Fou (Jean-Luc Godard, 1965)

    Dans Le Doulos (Jean-Pierre Melville, 1962).

    1957 : Sois belle et tais toi (Marc Allgret)1958 : Un drle de dimanche (Marc Allgret

    Charlotte et son Jules (Jean-Luc Godard)Les Tricheurs (Marcel Carn)

    1959 : Double tour (Claude Chabrol)1959 : Bout de souffle (Jean-Luc Godard)1960 : La Ciociara (Vittorio De Sica)

    Moderato Cantabile (Peter Brook)1961 : Leon Morin, prtre (Jean-Pierre Melville)

    Une Femme est une femme (Jean-Luc Godard)1962 : Un Singe en hiver (Henri Verneuil)

    Le Doulos (Jean-Pierre Melville)1963 : Cent Mille Dollars au Soleil (Henri Verneuil)1964 : LHomme de Rio (Philippe de Broca)1965 : Les Tribulation dun Chinois en Chine

    (Henri Verneuil)Pierrot le Fou (Jean-Luc Godard)

    1966 : Le Voyeur (Louis Malle)1967 : Casino Royale (John Huston)1968 : Le Cerveau (Grard Oury)1969 : La Sirne du Mississippi (Franois Truffaut)1970 : Borsalino (Jacques Deray)1971 : Les Maris de lan II (Jean-Paul Rappeneau)1977 : LAnimal (Claude Zidi)1981 : Le Professionnel (Georges Lautner)1984 : Les Morfalous (Henri Verneuil)

  • 12

    Deux grands axes dans bout de souffle, deux lignes tires en deuxdirections a priori inverses, mais traces fermement. Dune partlaspect pris sur le vif . Dautre part lartifice dune multitudedinterventions techniques, souvent effectues au montage. Le film estbti sur la contradiction entre ce qui tend faire disparatre toute trace demise en scne (le naturel) et des procds qui au contraire la dsignent etla portent au premier plan. Parler de mise en scne est-il alors pertinent ?Oui, car dans loptique godardienne celle-ci dsigne un processus globalde cration, un ensemble de dcisions qui concernent le film depuis sa fa-brication jusqu son commentaire.

    Un ralisme parisien

    Leffort vers lauthenticit est li au tournage en extrieur, qui permet uneapproche documentaire des lieux, des corps, de tout ce qui tombe souslil de lobjectif. Godard, comme tous les cinastes de la NouvelleVague, sapproprie des mthodes issues du cinma documentaire, dans lesillage du no-ralisme italien et la faveur de lallgement du matriel detournage. Cette tension raliste est surtout perceptible dans lapprhen-sion du paysage urbain. La ville, et surtout Paris, est vue comme un per-sonnage autant quun dcor. Par son organisation, elle influe sur lactionelle-mme.Lapprhender comme telle suppose un souci de ralisme qui se traduit,ici, par une multitude de plans de coupe sur larchitecture parisienne,mais aussi sur les rues passantes ou les terrasses de caf. Michel Poiccardne se prive dailleurs pas de commenter ces images (dans le taxi, pestantcontre les nouveaux amnagements urbains), comme sil assistait, en spec-tateur, un reportage sur Paris. Enfin, le caractre proprement documen-taire de la mise en scne culmine lorsque, tandis que Michel suit le poli-cier qui file Patricia, la camra se dtourne deux pour montrer De Gaulleet Einsenhower descendant les Champs-lyses. Deux rgimes dimages

    sont juxtaposs ici, vnement rel et monde de la fiction. La camrapasse de lun lautre, semblant presque hsiter : camra de tlvision quisaisit au passage une course poursuite sur les Champs ? Ou bien camrade cinma qui se dtourne de la scne pour saisir un vnement ? La miseen balance du rel et de la fiction est ironique, malicieuse. Seules sont vi-sibles des bribes de lvnement (on voit peine le cortge, juste des mo-tards), et les personnages, requis par laction, semblent sen dsintressersouverainement.

    Interventions

    Le nud de la mise en scne est un croisement entre cette authenticitnouvelle et une srie dinterventions techniques. Le naturel des prises devues se mle un dispositif qui brise linterdit du regard-camra (dj as-soupli, rappelons-le, par Bergman et sa Monika). Utiliser les passants enguise de figurants confre un allant, une surprise que les films de studiosne pouvaient obtenir avec leurs figurants professionnels. Ces passants fil-ms dans la rue sont saisis au vol dans leurs quotidiens. Mais parfois, sidaventure ils regardent du ct de la camra, ils peuvent dsigner loutilmme qui les apprhende en toute innocence. Par l'intermdiaire de cesfigurants pris malgr eux dans le processus de cration, Godard dsignele cinma, qui se prend lui-mme comme objet, se rflchit comme dansun miroir une sorte de mta-cinma . De laspect artificiel de la mise en scne, on pourrait dire que cest une d-finition possible du style Godard : un cinma dintervention permanente.Tout film peut tre vu comme une srie dinterventions sur le cadre, ladisposition des corps, dcors et objets, le dcoupage, la lumire, le son,etc. Mais, chez Godard, une nuance : ces interventions se signalentcomme telles, sans se manifester obligatoirement en rapport avec une fin.Godard fond le cheminement technique et son rendu, son rsultat.

    DFINITION(S)

    Mise en scne est une notionambivalente, dont l'emploi recouv-re gnralement trois significationscomplmentaires mais bien dis-tinctes. La premire est tire del'origine thtrale de l'expression : mise en scne signifie alorsune certaine manire de disposerentres, sorties, dplacements descorps et organisation des dcorsdans un espace donn au thtrela scne, au cinma le champ. Laseconde est un transfert scniquede cette origine vers le cinmaseul : la mise en scne serait lelangage, l'criture propre au cin-ma la preuve de son existence entant qu'art. La troisime est unautre dcentrement de cette origi-ne, cette fois moins vers l'art du ci-nma que vers ses artistes, miseen scne dsignant dans ce casles moyens par lesquels un cinas-te imprime sa marque aux filmsqu'il tourne une affirmation desingularit, un effet de signature ensomme.

    MISE EN SCNE

    Nature et artifices

  • OUVERTURE PDAGOGIQUE 3

    De quelle manire Bout de souffle re-prsente-t-il Paris ? Dlaissant les d-cors habituels du Paris des films noirs(botes de nuit, arrire-salles de bi-strots, quais, Pigalle), le film fait desbeaux quartiers son espace de jeu : jeuavec les autorisations de tournage, jeudu gendarme et du voleur pour Michel(la ville est pleine dissues secrtes etde voitures voler). Mais le film jouesurtout avec les clichs de la ville lu-mire : le travelling latral rvlantNotre-Dame est le premier dune sriede plans larges offrant de Paris une vi-sion touristique Champs-Elyses,Tour Eiffel, Tuileries. Les personnagessont des touristes (agence de voyages,htel), qui traversent Montparnasse, laConcorde, font la tourne des cafs deSaint-Germain. Ces clichs crent uneffet de dcalage ironique : quest-ceque cest les Champs ? , demandePatricia ; elle trompe Michel devantlArc de Triomphe ; Cest beau laConcorde ! sexclame Michel aprsavoir voqu son divorce ; une petitetroupe cosmopolite se retrouve en facedu Kosmos Paris nest plus une villemais dj un dcor.

    13

    Montage, mon beau souci

    La mise en scne mobilise un certain nombre de moyens dinterven-tions, ralises le plus souvent au stade du montage, dont Godard a pudire quil est son beau souci . Au premier rang de ces procdures fi-gure lusage intensif des faux-raccords. Quest-ce quun faux-raccord ?Cest un cart par rapport aux rgles grammaticales du cinma, qui estrevendiqu ici comme figure de style : un faux-raccord rompt la conti-nuit spatio-temporelle entre deux plans. Dun plan un autre, manqueun morceau de temps, un bout despace, un mouvement de camra ;manquent les images qui assureraient que ces deux plans raccordent,sans rupture. Dans le cas d bout de souffle, dans la scne du taxi parexemple, il sagit aussi souvent de jump cuts, cest--dire dun type par-ticulier de faux-raccord o le cadre reste peu prs sur le mme axetandis que se produisent des sautes dans limage. Procd qui, en sac-cadant limage, donne une impression de vitesse accrue.A priori, ce montage qui escamote les images va lencontre de la re-cherche dauthenticit des prises de vues, lencontre surtout de toutecontinuit narrative induite par la continuit spatio-temporelle. Ce quisopre, ici, grce aux faux-raccords, est la substitution un espace nar-ratif dun espace fictionnel autre, ddi non plus au dploiement dunrcit mais celui du rseau de gestes, postures, visages, citations, rf-rences, formules, etc. Cet espace, limage des citations forcment mor-celes ou des visages en gros plans ncessairement isols du reste ducorps, est un espace fragment. Chaque squence monte en faux-rac-cord est pluche, dcortique pour indiquer autre chose que le simpledroulement de situations. Le rapport didentification aux personnageset de croyance limage est bris, et dans ces clats apparaissent sous unjour nouveau aussi bien une expression sur le visage de lacteur quunesentence, un geste ou encore une adresse la machine-cinma. En cesens, cette fragmentation est elle-mme souci de vrit.

    Variantes

    Toutefois, le faux-raccord nest pas la modalit exclusive de la mise enscne. Abondent galement des plans assez longs, souvent en travellingarrire, notamment aux moments o les personnages se croisent, o lacamra passe de lun lautre : par exemple, lorsque Patricia et le jour-naliste quittent le caf, la camra les accompagne puis les dlaisse pourrepartir sur Michel. De mme dans la scne finale, quand un long tra-velling suit Michel agonisant le long de la rue Campagne-Premire. Dela mme manire, lchelle des plans est relativement ample : il y a cer-tes beaucoup de plans serrs sur les personnages, mais ceux-ci sont par-fois vus en plans plus larges (sur les Champs-lyses). Pareillement, si la mise en scne se caractrise par des figures de styletrs prcises et abondamment utilises (gros plans, faux-raccords, etc.),elle laisse place une certaine varit du dcoupage. Godard passe ai-sment du fragment qui isole une amplitude du champ qui rassemble.Cette mobilit correspond au projet global dun film tourn comme unreportage, qui confirme le motif dun aller-retour entre le naturel et lar-tificiel. Le dcoupage et les mouvements de camra tirent leur souples-se des lieux mmes de laction, lorganisation desquels ils se soumet-tent. Il en va de mme pour la lumire : bout de souffle nest quasi-ment pas clair, tout est tourn en lumire naturelle. Mais lapparitionrcente de pellicules plus sensibles permet de filmer mme quand la lu-minosit est faible. Aussi limage est-elle tributaire de la lumire du lieu,et la beaut dun visage est une beaut de linstant.

  • 14

    Chapitre 20. La fin est proche ; bientt, Michel sera abattupar la police dans la rue. Quelques minutes plus tt, danslappartement/studio o il a trouv refuge, il a envoyPatricia acheter le journal et une bouteille de lait. En chemin, ellesest arrte dans un caf o elle a tlphon la police. De retour,elle lui apprend ce quelle vient de faire, mais Michel ne senfuitpas.La squence sorganise en deux temps, distingus par le momento Patricia avoue Michel quelle la dnonc [4]. Le premierplan de la squence [1] montre celui-ci faussement endormi sur lebureau, entre le disque de Mozart que Patricia a mis avant de par-tir et qui tourne toujours (indiquant que le temps pendant lequelelle est sortie est relativement court) et le tlphone quil surveilledune oreille. Ce plan serr contient les trois motifs qui seront d-velopps dans les quatre minutes venir, lun fixe, les deux autresen mouvements. Premier motif : langle de prise de vue surplom-bant la scne, la camra tant place ici par-dessus lpaule deMichel. Deuxime motif : le cercle, ici prsent sous la forme dudisque qui tourne, mouvement qui voque le panoramique.Troisime motif : second mouvement, le balancement, Michelpenche la tte droite, puis gauche, comme berc par la mu-sique. Ce premier plan est sans parole, la musique est forte, dau-tant que la camra est proche du tourne-disque suggrant ainsiune unit audio-visuelle (camra rapproche / son rapproch) ap-pele ensuite clater en morceaux. Ds le raccord suivant, le vo-lume de la musique baisse pour librer lespace sonore au profitde la parole. 2 est joint 3 par un raccord dans laxe (approximatif, tantdonn la distance) qui laisse Michel dans le quart suprieur gau-che de lcran. Langle de prise de vue est rsolument singulier, laposition trs haute de la camra, apparemment pose sur la mez-zanine, construit des perspectives intenses couples une profon-deur de champ qui dramatise lespace. Au milieu du champ, unpilier en amorce coupe lespace en deux, laissant dun ctMichel, de lautre Patricia qui entre par la porte situe bord cadre

    droit. Cette sparation violente, suggre par le pilier qui obstruepresque la moiti du champ, est indite dans le film. Dans la scneprcdente, lespace tait encore unifi, lorsque par exemplePatricia, selon une disposition similaire, se dirigeait vers la porte, droite, sarrtait, revenait regarder Michel et sortait. Plus prochede la porte, la camra esquivait ainsi le pilier, il ny avait rien entreles deux amants. Dsormais, quelque chose dnorme est entreeux : la dnonciation, le temps de lamour qui sest termin.Surplombant lappartement, la camra est donc place en unpoint stratgique ; la disposition du plan est affecte par les senti-ments des personnages.

    Monte

    Accompagne par la camra, Patricia, disparaissant un instantderrire le pilier, pntre dans lappartement et va rveiller Michel[2a] puis se dirige vers le bord cadre infrieur bas, sortant presquede limage, vue quasiment la verticale grce un angle de vue enplonge maximale [2b]. Mouvement de balancier, la camraprend le chemin inverse et suit Patricia qui retourne vers Michel(elle disparat nouveau derrire le pilier), lequel sest entre-temps mis debout et shabille. Michel et Patricia se sont rejoints gauche du pilier, dsormais dcentr. Balancier, nouveau : cettefois cest Michel qui, prenant le relais, se dirige vers le quart inf-rieur droit du plan [2c], mais il amorce un mouvement cercle verssa droite brusquement interrompu par un jump cut qui escamotele temps entre le non de Patricia et le mais si ! de Michel.Il revient vers Patricia, parle de voiture [3]. Nouveau jump cut,qui accompagne et anticipe par sa brutalit lannonce par Patriciade la dnonciation [4]. Raccord sur un plan amricain o Michelsecoue violemment Patricia [5a].En quelques raccords, le montage vient de renforcer et de prci-piter laction. En effet la narration sacclre cause de la dcisionde Patricia. Le montage, mais aussi la musique qui, jusque-l mu-sique dambiance, devient partie prenante de laction puisquellesintensifie au moment o Michel saisit la gorge de Patricia elledevient musique du drame. De la mme manire, Godard fait sou-dain un usage actif de la lumire (qui est a priori cense rester horscadre), lorsque Patricia allume brivement lun des projecteurs dustudio qui claire son visage au moment o elle dit non, a ne vapas [5b]. Ce jet de lumire provoque un moment de bascule-ment, dinversion puisque juste auparavant Patricia avait dit oui,a va trs bien .

    Descente

    Commence alors la seconde partie de la squence. Puisque Michelne senfuit pas immdiatement, la prcipitation consquente larvlation de Patricia sarrte l, et les faux-raccords aussi. Aprsavoir allum et teint le projecteur, et sans changement de plan,Patricia se met dambuler dans lappartement en monologuant[5c]. Filme en travelling arrire, elle dcrit un cercle autour dufameux pilier, passe devant Michel puis trace un second cercle au-tour du mme pivot [5d]. Au moment o elle se dirige versMichel, de gauche droite de lcran, celui prend le relais et com-mence marcher [5e]. La camra repart de droite gauche en unmouvement de balancier, puis prcde Michel dans le circuit quilarpente, moiti en panoramique, moiti en travelling arrire augr du trajet de Michel, selon quil lui fait face ou non [5f]. Il na-chve pas son cercle quun raccord montre Patricia de profil, puisbalaie vers le profil de Michel arriv jusqu elle [6a, 6b]. Cut,Michel coupe Patricia dans sa phrase et sort prcipitamment de lapice, fin de la squence [7]. On voit bien comment fonctionne ici la dsolidarisation entre leson et limage. Dans notre squence, Godard filme une conversa-tion avec une camra toujours mobile, sans recourir au champ-contrechamp. Le hors-champ a donc tout loisir de se laisser rem-plir singulirement : ici, par un monologue. Conversation la dis-tribution singulire : un seul personnage limage (Michel ouPatricia), mais deux voix superposes dans le long plan [5]. Ledialogue ne raccorde pas, chacun se livre solitaire. Il y a bien en-tendu une rupture avec lusage traditionnel du dialogue, qui sedonne en continuit. Ce qui rend la scne bouleversante, cest latransformation du dialogue en deux monologues qui ne se rpon-dent plus. Cest aussi que ces mots sont presque les derniers qu-changent Michel et Patricia, et que la musique de Mozart est de-venue davantage quun disque qui tourne, la bande-son dune s-paration. Entre les mots et les images, un rapport nouveau estcr, rapport potique de rsonance et dcho davantage quunsimple rapport logique de causalit ou de raction. Cette squen-ce exprime lide de sparation sous la forme dune fission danslordre du discours, un sommeil amoureux. Et comme ditPatricia : cest triste le sommeil, on est forc de se sparer. On ditdormir ensemble, mais cest pas vrai .

    ANALYSE DE SQUENCE

    Une sparationChapitre 9 du DVD, de 49mn40s ??mn??s

  • ATELIER 1

    En relation avec lanalyse de cette s-quence o Michel et Patricia jouent leurscne de rupture, on peut chercher ex-pliquer le choix du plan-squence dansla scne de leur rencontre. Lentre enscne de Patricia sur les Champs-Elyses justifie le changement de rythmedu montage, et fait entrer Michel dans latemporalit propre lhistoire du couple;le mouvement de demi-tour suggre queleur relation hsitante a des hauts et desbas. Godard insiste sur le procd pourcrer un effet de distanciation : Patriciaentre dans le champ comme sur unescne dont le marquage au sol et le trot-toir limitent lespace, les passants jettentun coup dil aux acteurs, menacentdenvahir le champ ou de lobstruer, lesvoitures partent lorsque Michel voqueses voyages. Par la brutalit du change-ment daxe et la musique, le plan suivantsouligne leffet de rupture provoqu parla fin du plan-squence. Le plan-s-quence devient lobjet mme de la miseen scne, dans sa difficult de mise enplace et les effets quil induit sur la per-ception du temps, de lespace, des per-sonnages et du rcit.

    15

    1 2a 2b 2c

    3 4 5a 5b

    5c 5d 5e 5f

    6a 6b 7

  • 16

    Dans la chambre, Michel et Patricia. Elle : je vousregarde jusqu ce que vous ne me regardiez plus .Lui : moi aussi , et, imitant Bogart, il passe sonpouce sur ses lvres. 1. Patricia enroule laffiche deRenoir quelle veut accrocher au mur et regardeMichel travers le tube. 2. Dans louverture de laffi-che, le visage immobile de Michel prenant la pose. 3.Ils sembrassent. Lide nest pas de Godard, cest unemprunt aux Quarante tueurs de Samuel Fuller(1957) o, en lieu et place dun poster, la camra vi-sait travers un fusil Godard, dans un article sur lefilm (Cahiers du cinma, n76, novembre 1957), avaitjustement dcrit la scne. De 1 3, de Patricia au baiser en passant par Michel,le regard suit un trajet complexe et sinueux. 1 : da-bord face Patricia cadre en plan rapproch, lg-rement dcentre sur la gauche. Ensuite un raccorden contre-champ asymtrique [2], puisque le plan estalors en vue subjective. Lil de Patricia se confondavec lil de la camra cette nuance prs que sen-clenche un mouvement non naturel (le zoom trslent sur Michel). Enfin [3], un faux-raccord ramne un point de vue objectif avec le zoom arrire sur lebaiser de Michel et Patricia, enfin runis. En 2 et 3,les seuls mouvements sont des mouvements de cam-ra. En 2, Michel est parfaitement immobile, seule lafume de sa cigarette remue un peu ; il pose. De lamme manire, en 3, le baiser est une pose, comme siles deux personnages taient des modles pour unepublicit ou une photo de Doisneau. Le zoom avantsuivi du zoom arrire diffusent un effet trs doux depulsation, un mouvement de relais et dinversion desdirections reprable ailleurs dans le film, par exempledans lavant-dernire scne dans lappartement, ou

    encore lorsque Patricia quitte le caf avec le journa-liste et que la camra les laisse pour repartir en sensinverse avec Michel, en travelling arrire.Lagencement des plans joue donc non seulement surla confrontation entre immobilit (des corps) et mou-vement (de la camra), mais aussi sur un effet avant-/arrire. Autrement dit, il fait semboter des contrai-res. Le droulement de la scne avance par ngations,ruptures et fragmentations ; non par simple continui-t. Parodiquement, on peut dire que cet enchane-ment dimages o chaque terme nie immdiatementcelui qui le prcde est une dialectique du couple entrois temps : 1, Patricia ; 2, Michel ; 3, Patricia etMichel. Le baiser fonctionne littralement commeunion, fusion de ce qui auparavant tait spar par unraccord et un singulier dispositif intermdiaire, cetteaffiche roule qui valait comme substitut de la cam-ra. Le montage entre les deux premiers plans montevers le troisime, qui en quelque sorte rsout les deuxautres en runissant les deux visages dans le mmeespace. La construction plastique est donc parfaite-ment cohrente : 1 + 2 = 3. Elle explique et consolidelaffect amoureux suggr par le baiser. Cependant,ce baiser fig relve du chromo, de licne, du roman-photo, pure image sans profondeur. Nouvelle nga-tion ? Non : le plan ne montre pas un homme et unefemme qui sembrassent, il montre un baiser, limageindite dun baiser. Pour en arriver l, il aura fallu quelil passe par une opration de cinma (le truc de laffiche emprunt Fuller), il aura surtout fallu enpasser par le montage dont on voit bien quil est puracte de cration.

    1

    2

    3

    ATELIER 2

    En prolongement de lanalyse decet 1, 2, 3, on peut revoir le chapi-tre 3 et tudier les effets que tireGodard de lemploi de lellipse.Les effets de discontinuit crspar le montage des imagescontrastent avec la continuit in-staure par la bande-son et ledialogue entre les deux personna-ges. La discontinuit apparat toutdabord comme la traduction vi-suelle du mode de vie anarchiqueou vellitaire des deux personna-ges suggr par le dialogue( mais jai jamais fini, mainte-nant je fume des Lucky ).Lellipse isole les mouvementsdes personnages, crant une ac-clration du rythme qui permetun effet comique (Michel comp-tant les billets ds le quatrimeplan). En dissolvant la continuitspatiale, elle permet de jouer surlopposition entre lexigut dudcor et lloignement des per-sonnages, et prpare la surprisedu gros plan qui les runit la-vant-dernier plan. Enfin, elle sou-ligne dans le jeu des acteurs, linverse du montage et du jeuclassiques marqus par la conti-nuit, la diversit des poses, desattitudes et des visages.

    1, 2, 3

    Dialectique deux

  • ATELIER 3

    Aprs avoir cherch les valeursdu gros plan dans le cinma clas-sique (motion du ct de la nar-ration, esthtique du ct de lareprsentation), on tudiera lesprocds par lesquels Godardparvient neutraliser ce doubleeffet. Du ct de la narration, onrelvera lambigut des raccordssur le regard (premiers plans), labrutalit des changements daxeou de valeur de cadre (chapitre 3),la multiplication des gros plans(chapitre 18), la rupture de lacontinuit temporelle (Belmondoen gros plan avec un verre de lu-nettes en moins, chapitre 19),enfin le regard-camra. Du ctde la reprsentation, on analyse-ra dans la squence 10 leffet derupture induit par le dialogue( Brusquement je te trouve af-freuse ), la varit des poses,leur redoublement par le miroir,la photo, les portraits, labsencedclairage spcifique, les planssur la nuque. Je voudrais savoirce quil y a derrire ton visage ,demande Patricia : le visage engros plan rvle le mystre de saprsence, dans son absence designification assignable, et par lrenouvelle la perception de sabeaut.

    17

    Jean-Luc Godard est un cinaste du visage, surtout du visage fmi-nin. Au cinma, le visage est le nud le plus intensif de la reprsenta-tion ; sy rejoignent la figuration corporelle et le regard, qui affecte,

    donne vie et sens toute image. Godard a su donner au visage une gran-de force, un grand lyrisme. Cadrer un visage rclame lusage du gros plan.Le gros plan, chez Godard, a une double fonction. Dune part, en isolantet en intensifiant le visage, il confre une puissance particulire au regard,et la direction quil prend. Par excellence, lorsque cette direction est lacamra, dans bout de souffle, ou Jean-Luc Godard lui-mme, fix hors-carde par Anna Karina dans Vivre sa vie. Dautre part, il dcoupe lecorps, le morcelle et lui donne une valeur nouvelle. Ou plutt, il dfriche,dfait lhabituelle dtermination du visage par tout un rseau de sens co-difi, issu du thtre ou de la pantomime.Souvent, Godard filme un visage sans expression particulire, ni tri-stesse ni joie, inversant ainsi un processus figuratif. Ce nest plus, commeau thtre ou dans le cinma primitif , lexpression (grimace, mi-mique) qui donne la vrit du personnage ce moment, mais aucontraire le visage nu, seul, comme au repos, qui exprime quelque chose.Et ce quexprime ce visage au repos, cest non seulement la vrit du per-sonnage et de son corps ce moment-l, mais aussi le dispositif du cin-ma lui-mme, qui est dsign directement (le regard-camra, vers la ca-mra et vers le spectateur) ou plus subtilement voqu dans son ambigu-t fondamentale (la prsence-absence du corps lcran). Dans bout desouffle, lors de la grande scne de lappartement de Patricia, la camra sai-sit le visage de Jean Seberg alors quelle est contre le mur, sous la repro-duction dun portrait de Pierre-Auguste Renoir. Cest comme si Godard

    comparait deux tentatives cinma et peinture dapprhender la vritdun tre partir de son portrait : le cinma comme art du portrait, cest--dire lexpression de qualits propres un individu, que limage saisitsans en occulter la part insaisissable.Un film est presque exclusivement compos de gros plans sur les visages,il sagit de La Passion de Jeanne dArc (1928) de Carl-Theodor Dreyer.Cest justement La Passion de Jeanne dArc que va voir au cinma AnnaKarina dans Vivre sa vie (1962). Les gros plans sur son visage simmiscentet se fondent dans la succession des gros plans du film. Dans La Passionde Jeanne dArc, la notion de gros plan agit selon des modalits diffren-tes. Dreyer extrait le visage de larrire-plan, qui est comme effac, apla-ti, rduit un fond plat. Il ny a aucun rapport de perspective entre le vi-sage et le fond duquel il se dtache, comme il y en a un entre le visage deSeberg et le portrait de Renoir. Le visage se rapporte alors autre chosequ lunivers contingent o il est apprhend. Dreyer met en rapport levisage avec une autre dimension que lespace, une dimension spirituelleet invisible. Enfin, il dcoupe sur le visage lui-mme des fragments (lesbouches, surtout) agencs par le montage, car il isole au maximum lesqualits exprimes par les visages pour esquiver les rapports logiquesentre diffrents visages (telle laction-raction, par exemple), au profit derapports du visage au cadre, l o se donne le sens. Les plans sur AnnaKarina bouleverse fonctionnent prcisment de cette manire, sans rap-port une contingence : le visage est seul avec son motion. En rutilisantla mme grammaire que Dreyer, le cinaste cre un lien intense entre laprostitue joue par Karina (sur fond noir), sanctifie comme JeannedArc (sur fond blanc).

    FIGURE

    Des visagesAnna Karina dans Vivre sa vie (Jean-Luc Godard, 1962), regardant ReneFalconetti dans La Passion de Jeanne dArc (Carl Th. Dreyer, 1928)

  • ATELIER 4

    Ds la premire vision du film, invi-tons les lves reprer les effetsqui remettent en cause la transpa-rence de lalliance de limage et duson au cinma, et leur soumission la clart du rcit. Dans la voiture,bande-son et bande-image pren-nent leur libert lune par rapport lautre ; leffet est similaire au cha-pitre 3 (dans la chambre la fille),lorsque les personnages discutentsur fond noir (chapitre 8) ou lors dela poursuite sur les Champs-lyses(chapitre 16). Plus nombreux encoresont les effets qui affectent la clartdes dialogues : emploi de languesdiffrentes (sous-titres du chapitre 9trahissant le jeu sur les intonationsd of course ), variation des ni-veaux sonores, rpliques inaudibles,question sans rponse ou rponsesans question (chapitre 18, devant lecaf), chevauchement des rpliques(cf. lanalyse de squence). Ces ef-fets manifestent la prsence iro-nique de lauteur, inaugurent unedes composantes esthtiques es-sentielles de la Nouvelle Vague(pensons la diction de Jean-PierreLaud), et font entrer les specta-teurs dans lre du soupon.

    18

    Lun des grands paradoxes de la Nouvelle vague est le dcalage entre lesprocds esthtiques revendiqus par les cinastes et la technique alors leur disposition. Cest flagrant dans le domaine de la prise de son, dont lesvolutions techniques sont en retard sur les progrs accomplis par la ca-mra. Afin daccder aux salles, qui sont dans leur immense majorit qui-pes de projecteur 35mm, les cinastes tournent avec un Cameflex, une ca-mra 35mm relativement peu encombrante et pouvant tre manie lamain. Les camras 16mm sont certes encore plus lgres, mais ce formatnest pas considr comme professionnel avant 1968. Concernant le son, sile Nagra, un magntophone lger, existe depuis 1958, il faut attendre 1964pour adapter ce dispositif au 35mm et tourner en son synchrone dans lesmmes conditions que le 16mm. Avant, il faut compter avec un camion-son, matriel trs lourd et donc plus cher. Si Godard se montre prcurseur en exprimentant le son synchrone ds1961 (dans Une femme est une femme), cest--dire bien avant les autres ci-nastes de la Nouvelle Vague, Bout de souffle est quant lui post-syn-chronis : sur le plateau les comdiens font semblant de dire leur textepour que le mouvement de leurs lvres paraisse crdible et ensuite, en stu-dio, on les enregistre prononant leurs dialogues. De cette contrainte tech-nique, Godard va faire un usage singulier, en tirer un effet sans doutemoins sonore que visuel : cest couple aux effets de montage (les faux-rac-cords essentiellement) que la post-synchronisation, dans bout de souffle,

    prend tout son sens. Elle participe lopration godardienne de faire tablerase des conventions. Dun certain point de vue, le film est sonoris en fonction du montage etnon linverse. Ainsi, dans la scne du taxi, Godard peut ajouter certainsdialogues sur les plans agencs selon le rythme saccad des faux-raccords.Place est faite des phrases futiles, des anecdotes ou des interjections quirompent avec lusage solennel (un peu thtral) des dialogues sur-critsque les jeunes Turcs des Cahiers fustigeaient dans les films de qualitfranaise . Par ailleurs, Godard ajoute au mixage quantit de bruitagesdont il fait un usage malicieux : bruits du trafic urbain qui couvrent les dia-logues des moments stratgiques La post-synchronisation lui laisse lalibert de traiter galit les dialogues et les bruitages, puisquil nest pastributaire dun enregistrement direct, dans linstant, intouchable. Dun autre point de vue, cest la post-synchronisation qui dicte en partiecertains choix de cadrage : le locuteur nest pas forcment prsent lima-ge, dans lespace filmique sinscrit un dcalage entre le in et le off. Et cestparce quil sait que le film sera post-synchronis que le cinaste sautorisede multiples faux-raccords, nayant pas se proccuper de raccorder le sonentre les images. De tous ces procds, il ressort que le son parat dcollde la matire visuelle : il digresse ou commente les images, il cre une dis-tance, un cart o se loge une rflexion. Godard vient dinventer une nou-velle manire de filmer une conversation.

    POINT TECHNIQUE

    Le son daprs

  • PROLONGEMENT PDAGOGIQUE

    Bout de Souffle est aussi un filmcomique. Certains de ces effetssemblent inspirs de lesprit du sur-ralisme, et nous entranent verslabsurde.

    Le comique nat dabord du dialogue.Michel a un got de la sentence quicontraste avec son apparence de mau-vais garon et son manque de culturemanifeste ( Faulkner ? Tas couchavec lui ? ). Au fil du film se constitue lerecueil de ses penses, dont le chapitreessentiel concerne les femmes, et quirelve du genre de la maxime : expres-sion de luniversel ( Les femmes, cesttoujours les demi-mesures ), travailsur le rythme ( les femmes au volant,cest la lchet personnifie ), parall-lismes et antithses ( cest agrablenon pas de sendormir mais de se r-veiller ct dune fille , les femmesne veulent jamais faire en huit secondesce quelles veulent bien faire huit jours

    aprs ), rapport lexprience concrte( ds quune fille dit que tout va trsbien et quelle narrive pas allumer sacigarette, cest quelle a peur de quelquechose ). Ces rpliques empruntent laveine farcesque de la misogynie, mais lerecours au paradoxe tente aussi de saisirla complexit des comportements fmi-nins : Cest comme les filles qui cou-chent avec tout le monde et qui ne veu-lent pas coucher avec le seul type qui lesaime sous prtexte quelles ont couchavec tout le monde . Le got du per-sonnage pour les jeunes filles rejoint songot du paradoxe ( Chez Dior, faut pasacheter des robes, faut tlphoner ),du raisonnement absurde ( Vous tescons, les Amricains, la preuve cest quevous admirez La Fayette et MauriceChevalier ), de la tautologie : les d-nonciateurs dnoncent. Les cambrio-leurs cambriolent. Les assassins assas-sinent. Les amoureux saiment. Lediscours des intellectuels, sous la figurede Parvulesco, est atteint du mme mal

    comique, et le rire prend alors une di-mension satirique : Rilke tait ungrand pote, il avait donc certainementraison , lrotisme est une forme da-mour, lamour une forme drotisme .Paradoxe, absurde et tautologie nous en-tranent dans un univers absurde o sepose la question du sens.Le comique de gestes nat de la perfor-mance de Belmondo, de ses mimiques,du jeu de ses mains baladeuses, de l-nergie de ses dplacements. Belmondose fait, outre les grimaces, plusieurs ttes : la tte du jaloux, de limpa-tient, du sducteur, la tte du mauvaisgaron. Bras et mains semblent agitsde tics (la cigarette, le pouce sur les lv-res), ont des gestes dplacs par rapport la situation (boxer dans le vide), parrapport la biensance (toucher les fes-ses de Patricia, soulever les jupes desParisiennes). Lnergie quil dploie (dela course au bondissement jusqu lafuite et la chute finales) voque le cinmaburlesque, trs apprci des surralis-

    tes. Sa performance nous fait saisir, surle mode comique, la puissance et ltran-get du corps.La troisime forme de comique est chercher du ct de la parodie des filmspoliciers, travers les personnages cari-caturaux des deux policiers, le refus sys-tmatique de la dramatisation dans lesscnes caractristiques du genre (lemeurtre, les vols, la filature), le recoursaux clichs (les vues touristiques deParis, lemploi du plan-squence, lellip-se de la scne damour au son de Travaillons en musique ). La parodieentre dans les effets de distanciation quiassocient le spectateur, comme dans lethtre de lAbsurde, la mise en ques-tion de la signification. Mise en question du langage, du corps,de la reprsentation : en cela aussi, Bout de Souffle ouvre la voie de la mo-dernit cinmatographique.

    19

  • LECTURE CRITIQUE

    Louis Seguin, Positif, avril 1960

    De mme qu'il y a dans bout de souffle des assassins prdestins et des indicateurs

    par vocation, de mme Jean-Luc Godard est un cinaste n. Le travail, l'apprentissage,

    il laisse cela aux autres. Il est le dou, l'lu, le jeune hros de la race des Seigneurs.

    Ceci dit, bout de souffle nen reste pas moins le plus fabriqu, le plus truqu des films,

    et les recettes en sont des plus simplistes. Vous faites dire une chose vos hros puis,

    un peu plus tard, le contraire, et vous n'avez plus qu' prsenter ce mauvais paradoxe

    comme l'ambigut mme de la vie. De mme pour le style. () Le film prend un aspect

    chaotique que vous prsentez comme la vivacit mme du gnie. Assurer enfin (), que

    le hros de ce film est () le hors-la-loi de Quai des Brumes est une aberration. Le d-

    serteur des annes 30 participait une mythologie peut-tre factice mais recomman-

    dable puisque de gauche. Le voyou de 1960, qui dit aimer la police, et sa petite amie qui,

    selon Godard, accomplit sa personnalit en le dnonant aux flics, participent d'une

    autre mythologie, au moins aussi artificielle et parfaitement hassable puisque de droi-

    te. L'anarchiste Gabin tait du bois dont se faisaient les combattants des Brigades inter-

    nationales ; l'anarchiste Belmondo est de ceux qui crivent : Mort aux juifs ! dans les

    couloirs du mtro, en faisant des fautes d'orthographe.

    20

    Dans lensemble, la rception d bout de souffle est assez bonne, encore que nombrede critiques soient dsaronns par la nouveaut du film et par la personnalit de sonhros. Nulle part, toutefois, on ne parle de chef-duvre ; bout de souffle est vu par-tout comme un petit film. Laccueil le plus enthousiaste, on le trouve naturellementaux Cahiers du cinma, sous la plume de Luc Moullet. Positif, bien sr, raction in-verse : la revue est lennemi jur des Cahiers, ns un an plutt quelle, en 1951. PourLouis Seguin (aujourdhui critique pour La Quinzaine Littraire), le film est loccasiond'une attaque en rgle contre la revue rivale, nouvelle offensive dans une guerre quicourt depuis presque dix ans. Dans son texte, on peut aisment cerner ce qui relvesinon dune mauvaise foi pamphltaire, au moins de cette guerre de chapelles : Positifnaimait pas les critiques des Cahiers, Positif naimera pas les cinastes des Cahiers.La friction entre les deux revues se porte videmment sur le terrain des films et des ci-nastes que chacune dfend. Positif excre certains favoris des Cahiers (Rossellini, parexemple) et refuse de partager avec lennemi son amour pour dautres (Buuel, parexemple). Mais lopposition la plus importante est dordre politique et moral. La r-daction de Positif est dinspiration surraliste, farouchement athe et proche du particommuniste. Les Cahiers, quant eux, ont opt pour le dsengagement (de la poli-tique, du monde) afin dtre au plus prs des films. Mais la revue fait peu mystre deses attachements aux valeurs chrtiennes et, bien quofficiellement apolitique, est plu-tt de droite, plutt bourgeoise.Entre les deux revues, la querelle atteint souvent une grande violence. On se traite defascistes (de gauche ou de droite, cest selon) par ditoriaux interposs. Et il faudra at-tendre le spectaculaire basculement l'extrme gauche des Cahiers, la fin des annes60, pour que lantagonisme sapaise, relativement. Entre-temps, celui-ci aura mis enlumire une certaine ide de la cinphilie comme engagement total, dans la socit etdans la vie, pour recomposer partir des films has ou adors un monde accord sesidaux.

    La guerre des revues

  • 21

    Depuis quarante ans, venir aprs la Nouvelle Vague est le problmed'un cinma franais hant par les films de Godard, Rohmer, Rivetteou Truffaut. Ceux-ci nont pas proprement parler dhritier direct.De nombreux jeunes cinastes sont habits par ce sentiment trs ci-nphile quil est impossible datteindre un ge plus libre que les an-nes 60. Tous se sentent condamns recommencer, repartir dunzro qui lui-mme nest pas vierge mais marqu du sceau dune fra-cheur perdue. Depuis ce constat, le cinma franais tente de se cons-truire. Les annes 80 furent particulirement marques par la qutedun lien avec la Nouvelle Vague. Leos Carax, cinaste pass par l-criture aux Cahiers du cinma, comme ses ans, est la figure type decette recherche d'une filiation, si tnue soit-elle, avec les cinastes desa jeunesse. En 1984, Carax, g de 23 ans, ralise Boy meets girl, son premierlong mtrage. Un film essentiellement nocturne, tourn en noir etblanc vif et contrast. Un jeune homme un peu lunaire (Alex) tranesa solitude jusqu rencontrer dans une soire une fille aussi perdueque lui (Mireille). Les personnages semblent anims des mmes pr-occupations que ceux d bout de souffle, mais sur un mode plus fra-gile et dsenchant. Il ny a plus de dsinvolture, plus de nonchalan-ce. Carax tente de recommencer la Nouvelle Vague, avec un person-nage / acteur (Alex / Denis Lavant) quil va suivre sur trois films (Boymeets girl, Mauvais sang en 1986 et Les Amants du Pont-Neuf en1991), comme jadis Truffaut suivait Antoine Doinel / Jean-PierreLaud dans son trajet vers l'ge adulte, depuis Les 400 coups (1959)jusqu' L'amour en fuite (1979). Mais il sait trs bien que lpoque achang. Aussi, cest par dautres procds quil tente de retrouver labeaut disparue, dans un monde dsormais gris, o la posie est r-inventer. Cest ainsi quil filme son actrice, Mireille Perrier, travers

    des gros plans qui certes voquent ceux de Godard sur Jean Sebergou Anna Karina, mais sur lesquels pse un douloureux constat : lagrce, ciel inaccessible o se cogne le mal de vivre des nouveaux en-fants du sicle, nest plus celle des premires fois. Par de cette hu-meur mlancolique, Carax explore Paris, mais Paris est devenu in-quitant, quadrill, irrel, baignant dans une lumire sophistique.Impossible de retrouver laisance des dambulations de Belmondo etSeberg. Dsormais, on ne reconnat plus la ville, on sy perd, ceux quil'habitent semblent en terre trangre. Lamour du cinma transpire dans la moindre image de Boy meetsgirl, un amour convulsif, en souffrance. Boy meets girl est visit par lecinma de Godard. Mais Carax ne se situe pas, comme Godard, dansune logique de citations. Les rfrences, nombreuses, se donnent da-vantage sur le mode de lvocation nuageuse et lointaine. Il n' y a riende joyeux dans cette manire de renvoyer vers Godard, RobertBresson ou Philippe Garrel, comme on invoque des esprits. Cesadresses ne sont pas des clins dil mais des signes que la posie a d-sert le monde, et quil faut se brler les ailes pour la retrouver. Boymeets girl est le film dune premire fois ( limage du personnagejou par Denis Lavant qui au cours du film note toutes ses premiresfois : premier baiser, premire rupture, etc.). Pourtant y frappe lal-liance dun dsir juvnile et dune conscience comme dniaise. Le ci-nma de Carax semble toujours tomb du nid. Si lon peut parler defiliation, cest bien en ce sens : bout de souffle scoule dans Boymeets girl telle une sve, prsence insistante et pourtant insaisissable,murmure rtif se laisser attraper au jeu des rfrences. Hritagepuissant et empch, tel est le paradoxe : la filiation ne sprouve quedans la certitude de ntre, au fond, lenfant de personne.

    FILIATIONS / ASCENDANCES

    Un fils fragile

    SLECTION VIDO

    DDee JJeeaann--LLuucc GGooddaarrdd

    A bout de souffle, OpeningLe Mpris, OpeningPierrot le fou, OpeningUne femme est une femme, OpeningLes Carabiniers, OpeningVivre sa vie, OpeningPierrot le fou, Studio Canal, coll Srie Noire Made in USA, Studio Canal, coll Srie Noire Alphaville, Studio Canal, coll SrieNoire 2 ou 3 choses que je sais delle (1966),ArteMasculin/Fminin, Arte

    AAuuttrreess ffiillmmss cciittss

    Quarante Tueurs, Samuel Fuller,(Carlotta)Le Doulos, Jean-Pierre Melville (StudioCanal, coll Srie Noire )Les 400 coups, Franois Truffaut (MK2)La Sirne du Mississipi, FranoisTruffaut, (MGM)LHomme de Rio, Philippe de Broca,(MGM)Scarface, Howard Hawks, (Universal ;annonc pour dcembre 2005)Boy meets girl, Leos Carax, (Path)La Passion de Jeanne dArc, CarlTh.Dreyer, (Criterion ; zone 1)

  • 22

    Leffervescence artistique en France, dans les annes 60, estcontemporaine de la Nouvelle Vague. Et mme si celle-citrouve curieusement sen moquer (par exemple dYvesKlein dans Les Godelureaux de Chabrol, 1961), on peutnanmoins faire le pont entre la Nouvelle Vague et la nou-velle figuration franaise, en relevant une communaut deproccupations entre bout de souffle et luvre de JacquesMonory (n en 1934).Cest dabord une ressemblance, entre le film de Godard etla srie des Meurtres (1968), qui semble inspire par la scnefinale du film et la mort de Poiccard, une balle dans le dos.En 1968, Monory ralise dailleurs un film, Ex, o le per-sonnage (Monory lui-mme) est traqu puis abattu avant dese relever ngligemment. Larges et de grand format la ma-nire du Cinmascope, les tableaux de Monory sont forte-ment hants par le cinma. Monochromes (bleus) ou limitsaux couleurs primaires, ils sont fabriqus partir de collagesphotographiques et de srigraphies. Monory y reprend desscnes types du cinma hollywoodien : hommes et femmes lallure de vedettes amricaines la plage ou au restaurant,fusillades dans la rue, courses-poursuites, bagarres : Meutren21, par exemple, rappelle la scne o Poiccard assommeun homme dans les toilettes. Surtout, la construction for-melle de ces tableaux repose sur une sorte de suspens cin-matographique, dont lintensit ressort par le sentiment quildonne dune urgence (le thme de la fuite, prsent notam-ment dans la srie La Voleuse), que le temps est compt,quune balle file dj vers votre dos. Si lon a pu parler rai-son de figuration narrative, cest que travaille ici un ralismedes situations et du mouvement. Un souci de la vitesse et des

    enchanements transparat dans les collages, pareils desfaux-raccords. Les uvres semblent motives par une intri-gue policire sur laquelle se greffe une ironie grinante etdsinvolte.Godard et Monory partagent un mme paysage : la beautambigu des villes et des objets produits en srie par lin-dustrie (les voitures dcapotables, par excellence), tout unimaginaire li la culture de masse et surtout au film noiramricain (armes feu, bagarres, gangsters, filles allongesau bord des piscines). Tous mes tableaux, crit Monory,sont des bouts de pellicule de films noirs tremps dans un bleumonochrome et, pendant un temps, dans un technicolor fon-damental . Le ralisme du cinma et de la photo donne auxtableaux une transparence laquelle la matrialit de lapeinture fournit un contrepoint. Ce paradoxe est ironie, ilinvite une lecture au second degr. Car la question posepar luvre du peintre comme par bout de souffle est celle-

    ci : puisque ce monde est celui de la publicit et de laconsommation, comment trouver les moyens de sa libra-tion et rinventer la jouissance ? Monory trouve son poquemisrable, il met sur le mme plan peinture et publicit sansoublier de sinclure lui-mme dans le dsastre, victime oubien tueur gages.En somme, il joue sur un relativisme moral, limage duhros et voyou Poiccard. Mais lintervention de la peinture,lintensit trange des monochromes font cran entre rve-rie et ralit : elles rinventent le rel en sen dtachant.Exactement comme Poiccard, dtach de tout, qui penseplus aux dcapotables qu la mort. Dandysme qui exprimeet survole son poque. On alors peut appliquer bout desouffle ce que le philosophe Jean-Franois Lyotard crivaitde la srie Meurtres : Il y a deux morts, la mort de ce qui estmortel, mort vive et souffrante, et la mort immortelle, sang-froid dandy et indiffrence mercantile .

    PASSAGES DU CINMA

    Jacques Monory, uneballe dans le dos

    Jacques Emile Louis Monory (n en 1934), Murder II, 1968 (huile sur toile)

    Collection priveLauros / Giraudon

  • BIBLIOGRAPHIE

    Lexgse godardienne est immense. Plutt que de passer enrevue tous les ouvrages consacrs Godard, on privilgie icides titres rcents ou apportant un clairage prcis sur la pre-mire priode du cinaste.

    - Sur bout de souffle

    bout de souffle de Jean-Luc Godard, tude critique, sous la di-rection de Michel Marie, Ed. Nathan Universit, 1999, collec-tion Synopsis . Entirement consacr au film, ce livre estmalheureusement puis.

    - Sur Jean-Luc Godard

    Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 1, Alain Bergala,Ed. Cahiers du cinma, 1998, collection atelier . Runion detous les dits et crits de Godard, des annes 50 aux annes 80.Sy croisent des critiques rdiges pour les Cahiers, des entre-tiens, des documents de travail, des scnarii, etc.

    Jean-Luc Godard, Marc Crisuelo, Ed. des Quatre Vents, 1989,collection Spectacle . Etude sur lesthtique de Godard, olauteur dveloppe notamment la notion de rversion .

    - De Jean-Luc Godard

    Introduction une vritable histoire du cinma, Ed. del'Albatros, 2000. Recueil de confrences de Godard donnesau dbut des annes 80, mais qui annoncent ses Histoire(s) ducinma.

    - Revues

    Spcial Godard, Trente ans depuis , Cahiers du cinma, horssrie, novembre 1990 Nouvelle Vague, une lgende en question , Cahiers du cin-ma, hors srie, 1998 Flash-back sur la Nouvelle Vague , Cinmaction n104,2002

    - Gnralits

    Nouvelle Vague, Jean Douchet, Ed.Hazan, 1998. Par un acteuret un spcialiste du mouvement. Beau livre, la mise en pageambitieuse, qui traite de la Nouvelle Vague sous tous sesaspects.

    La Nouvelle Vague, une cole artistique, Michel Marie, Ed.Armand Colin, 2005, collection 128. Etude sur les enjeux es-thtiques de la Nouvelle Vague

    Histoire dune revue, tome 1, lassaut du cinma ,Antoine de Baecque, Ed. Cahiers du cinma, 1991.

    Le montage, Vincent Pinel, Ed. Cahiers du cinma, 2001. Petitlivre didactique prsentant lessentiel de la grammaire du mon-tage.

    EN LIGNE

    Luvre et la pense de Godard se diffusent gnreusementsur Internet. Difficile, l encore, de sy retrouver. Peu desites offrent des perspectives rellement stimulantes sur le ci-naste. En voici quelques uns :

    http://www.geocities.com/Hollywood/Cinema/4355/index.html Une base de donnes en anglais qui recense un grand nombrede textes (en franais ou en anglais) et documents disponiblessur Internet.

    http://www.sensesofcinema.com/contents/directors/03/go-dard.htmlPrsentation de Godard, sur un site rigoureux (en anglais)

    http://www.sensesofcinema.com/contents/cteq/01/19/breathless.html Une tude sur le film (en anglais)

    http://tapin.free.fr/godard/memoire.html Une tude universitaire sur le rle de la citation et la prsencede la littrature dans luvre de Godard entre 1959 et 1967.

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    SLECTION BIBLIOGRAPHIQUE

  • RDACTEUR EN CHEF

    EEmmmmaannuueell BBuurrddeeaauu..

    COORDINATION DITORIALE ET CONCEPTION

    GRAPHIQUE AAnnttooiinnee TThhiirriioonn..

    RDACTEUR DU DOSSIER

    JJeeaann--PPhhiilliippppee TTeessss est membre

    du comit de rdaction des

    Cahiers du cinma.

    RDACTEUR PDAGOGIQUE

    LLaauurreenntt CCaannrroott enseigne les

    lettres et le cinma au lyce

    L'Essouriau des Ulis. Ancien

    lve de l'ENS et agrg de

    Lettres Modernes, il est titulaire

    d'un DEA de Cinma-

    Audiovisuel.