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EFJ mag' Février 2014 A aires criminelles : ces témoins qui risquent leur vie

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EFJ mag'Février 2014

Affaires criminelles : ces témoins qui risquent leur vie

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C’est un des scandales judiciaires français dont on entend le moins parler et pourtant, depuis plus de trente ans, c’est un gouffre dans lequel tombent les témoins. Car il n’y a rien, absolument rien de prévu pour la protection des témoins en France. En Europe en revanche, cela change, et le témoin commence à être protégé à sa juste valeur. Nos voisins italiens, eux, ont instauré un programme de protection des témoins depuis quelques années déjà, suivi de peu par les Allemands et les Belges. Exemple à suivre en France...

Alexandra Besson

Edito

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EFJ 3 / Grande Enquête

Affaires criminellesTémoins, à vos risques et périls

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À l’inverse des programmes de protection aux Etats-Unis, les témoins ne sont pas protégés en France. Devenant la cible des accusés, ils sont même totalement abandonnés à eux-mêmes par la Justice. Un vrai calvaire.

PAR ALEXANDRA BESSON

le procès des tireurs présumés de Villiers-le-Bel a eu lieu au Tribunal de Pontoise

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enquête Témoins, statut à haut risque

Jean-Jacques Crombet a préféré oublier la date de ce jeudi brumeux. Ce jour-là, il est remplaçant chargé d’accueil dans une ban-que de Saint André, dans le Nord-Pas-de-Calais. A 10h30, cinq personnes cagoulées et armées entrent dans l’établissement

pour commettre un braquage. Ils sont nerveux et n’hésitent pas à frapper le personnel de la banque. Avec son arme, un des hommes tire au plafond et force Jean-Jacques à lui ouvrir la salle des coffres. Le « braquo » n’a duré que quelques minutes mais

le calvaire de Jean-Jacques, lui, ne fait que com-mencer. Après avoir déposé plainte auprès de la police pour coups et blessures, il est convoqué au Tribunal de Douai. Les braqueurs ont été retrouvés et arrêtés, ainsi que leur chef, quelques jours plus tard, ce sont des récidivistes. Il reste l’identifica-tion mais rien ne se passe comme dans les films : « Il n’y avait pas de miroir sans teint, pas de vitre… J’étais là, en face des accusés, dans la même pièce. Au tribunal ce n’était pas mieux, j’étais assis à côté des braqueurs et quand mon tour est venu de

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Durant le procès, le témoin est considéré au même titre que l'accusé.

réitérer mon témoignage, l’avocat de l’accusation m’a accablé de questions, je n’avais personne pour me protéger de ces attaques ». Jean-Jacques Crombet change donc son fusil d’épaule et refuse d’identifier les accusés, se sentant en danger lors de ce procès. Du côté de la police, aucun soutien à attendre dans cette affaire. Et malheureusement, il n’est pas le premier à être contraint à renoncer à son devoir de citoyen par peur de représailles. Ils sont nombreux à revenir sur leurs témoignages juste avant les procès, notamment dans l’affaire des tireurs de Villiers-le-Bel en 2007. Face aux quatre prévenus accusés d’avoir tiré sur les policiers et brulé le commissariat, quatre témoins sur cinq se sont rétractés, cédant aux menaces. Car en France, les témoins ne bénéficient d’aucune protection. Ni de la police, ni de la Justice. Très vite, ils se retrouvent seuls, abandonnés par l’Etat, devant assurer eux-mêmes leur sécurité. Une des raisons avancée à cette absence, est le manque de fiabilité du témoignage, quel qu’il soit. Brigitte Marchais était vice-présidente chargée de l’application des peines au Tribunal de Grande Instance de Créteil en 2006. Elle se montre circonspecte quant au rôle des témoins : «Les avocats, les procureurs et les juges préfèrent des preuves matérielles aux témoi-gnages, beaucoup moins fiables. Ces témoignages

Pourquoi n’y-a-t-il pas de programme de protection des témoins en France?Il n’existe aucun lobby de protection des témoins car ils ne sont concernés que ponctuellement et ne sont pas fédérés à un quelconque organisme. Le législateur, voire le ministère de la justice, ne fait pas son travail puisque la protection des témoins est une démarche d’intérêt général dans le but de protéger des citoyens qui font leur devoir. Le système actuel n’est absolument pas satisfaisant puisque aucun dispositif dans le code de procédure pénale, ne leur permet d’accompagner un témoin qui dépose, qui est mis en danger par sa déposition et où l’Etat peut lui financer une nouvelle identité, un nouveau domicile et on l’a vu, des chirurgies esthétiques. En France, on est à l’Age de pierre et on peut comprendre que les témoins aient des réticences à aller déposer quand ils sont partie prenante sur des dossiers dangereux et violents.

Parlez-nous d’Amor Saak, propriétaire d’un restaurant kebab à Grenoble et qui, à la suite de son témoignage, a tout perdu, en 2003.L’affaire concerne une série de règlements de comptes entre truands pour le contrôle du marché de la drogue à

Grenoble. Mon client, Amor, a été menacé et a même eu un contrat placé sur sa tête. Il y a eu 12 meurtres dans l’année dus à ces règlements de comptes. Les autorités françaises étaient dans l’incapacité totale de protéger mon client. Il a tout perdu, son métier, son foyer, sa vie. J’ai interpellé la garde des Sceaux, à l’époque Madame Rachida Dati, qui nous avait accordé une audience Place Vendôme à Paris. Mon client a obtenu une indemnité de secours pour lui permettre notamment de se nourrir. Mais il n’y a eu aucun suivi par la suite, il est tombé dans les oubliettes. J’ai battu le pavé parce qu’on était en dehors du système judiciaire, en parallèle avec la procédure. Les autorités sont au courant de cette défection mais ne font rien car ce sujet ne fait pas vibrer les foules et bien-sûr il ne bénéficie d’aucun relai médiatique. Ce dossier est une affaire qui doit faire avancer le statut de la protection du témoin. Ce dossier prouve que quelque chose doit être fait. Mais on attend toujours. Au final, Amor a du fuir à l’étranger pour, disons-le clairement, sauver sa peau.

Mon témoin a eu un contrat sur la tête.Dominique Chambon, avocat d'Amor Saak.

INTERVIEW

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peuvent être contestés et revérifiés des dizaines de fois et puis, quand le dossier arrive à la Cour d’Assises, les témoins doivent revenir pour relater à nouveau leur déposition. En général, le témoin sous X ne revient pas.» La peur les empêche de revenir faire leur déposition devant la cour.Mais pourquoi ne pas s’inspirer de nos voisins italiens qui ont instauré un programme de pro-tection des témoins dans leur pays ?

UNE MAFIA TOUTE PUISSANTEPour lutter contre la mafia, devenue toute puis-sante et ayant infiltré le monde politique, l’Italie a pris exemple sur le modèle de loi anglo-saxon. « La mafia était tellement infiltrée dans l’Etat que les procureurs ne pouvaient plus faire autrement que de se donner les moyens de créer un pro-gramme de protection des témoins. Aux yeux du monde, l’Italie avait perdu sa crédibilité à cause de l’infiltration de la mafia partout. Les témoins sont pris en charge par l’Etat, qui s’occupe de leur protection pendant toute la durée du procès mais aussi après, en cas de représailles. Désormais les carabiniers italiens sont formés à s’infiltrer dans les milieux de la mafia» explique l’ancien officier Serge Jaffré. De plus, la loi italienne ne fait pas de distinction entre les repentis et les témoins, les mettant au même niveau d’utilité.En France, la loi Perben 2, votée le 9 mars 2004, stipule que « dès lors que le témoignage recueilli permet aux enquêteurs d’identifier d’éventuels complices, voire de démanteler des réseaux cri-minels, la personne peut demander à bénéficier d’une identité d’emprunt afin de se protéger contre d’éventuelles représailles.» Mais cette loi ne concerne que le « collaborateur de justice », c’est-à-dire l’ancien membre d’une bande de crimes organisés, qui va donner des informations à la police, en d’autres termes, le repenti. Le témoin, lui, reste toujours exclu de cette formule. Hélène Descout, juge d’instruction de la JIRS de Lyon au parquet financier explique : « un repenti nous apporte beaucoup plus d’éléments, un témoin va nous décrire ce qu’il a vu, le repenti va nous dire comment cela se déroule ». La loi va finalement en-trer en vigueur cette année, le financement ayant enfin été trouvé grâce aux… avoirs criminels. Ce sont les biens immobiliers, véhicules, comptes bancaires appartenant aux criminels et que l’Etat a choisi de confisquer grâce à l’Agence de Gestion et de Recouvrement des Avoirs Criminels (AGRASC). De ce côté là, la boucle est bouclée. Mais quand est-il des témoins lambda ? Quels risques encourent-ils et pourquoi ne sont-ils pas intégrés dans la loi Perben 2? D’après la magistra-te Brigitte Marchais, «les repentis risquent plus que les témoins, puisqu’ils trahissent leur bande,

«AU TRIBUNAL, J'ETAIS ASSIS À CÔTÉ DES BRAQUEURS » JEAN-JACQUES CROMBET

Maître Dominique Chambon, avocat, est inscrit depuis 33 ans au Barreau de l'Ardèche. Son cabinet a vu son activité se développer suite à de nombreux dossiers de dysfonctionnement judiciaire.

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enquête Témoins, statut à haut risque

il deviennent des balances, on va les rechercher pour cela, pas les témoins». Pourtant, Christophe P, policier à la Police Judicaire de Lyon n’est pas de cet avis : « Il y a des pressions très importantes sur les témoins. Les coupables n’hésitent pas à nous importuner, nous, représentants de la loi,

alors les témoins… les policiers sont conscients qu’il y a un problème et plusieurs fois, ils hésitent à prendre des témoignages. C’est trop risqué pour les témoins donc ils préfèrent trouver un autre moyen d’obtenir l’information.» Effectivement,

Aux Etats-Unis, les Marshals protègent (vraiment) les témoins.Le programme de protection des témoins est apparu au début des années 70, pour briser la loi du silence imposée la mafia italienne, alors au sommet de son pouvoir. Il a, par la suite, été étendu à d'autres types de criminalités : il a servi à glaner des informations sur les cartels de la drogues, à lutter contre l'explosion des gangs dans les grandes villes américaines. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, il sert principalement à combattre le terrorisme islamique. Depuis sa création, le programme américain de protection des témoins (WITSEC) a assisté 18 400 personnes, soit 8 500 témoins et 9 900 membres de leur famille. Cela repré-sente en moyenne 438 témoins par an. Les estimations initiales en prévoyaient une trentaine par an.Les informations livrées par ces témoins ont permis de condamner environ 10 000 criminels, avec un taux de réussite de 89%. Aucun témoin resté sous la tutelle du programme n'a jusqu'ici été tué ou blessé.

Les US Marshals (police fédérale du département de la Justice) aident ces témoins sous protection à se créer une nouvelle vie. On leur fournit une aide à la recherche d’emploi ainsi qu’une formation donnée pour préparer le témoin à un nouveau métier. Les témoins et leurs familles obtiennent aussi de nouvelles identités avec des docu-ments authentiques, ainsi qu’un logement et des soins médicaux si cela s’avère nécessaire. Les US Marshall of-frent une protection continue à tous leurs témoins avant, pendant et après le procès.

C'est un juge qui accorde le titre de témoin sous X.

même les policiers vont privilégier les preuves matérielles et n’utiliser les témoignages qu’en tout dernier recours. A l’instar de la gendarmerie, qui incite les témoins à s’abstenir de témoigner. Serge Jaffré n’y va pas par quatre chemins, cet ancien officier spécialisé dans les affaires de stupéfiants a choisi de protéger les témoins : « quand on voit le risque qu’ils encourent, surtout s’ils ont de la famille, on leur dit de rentrer chez eux et de se taire, si de plus ils tombent sur un juge peu accommodant, le témoin va se faire anéantir. Parfois, on abandonne des pistes pour éviter de faire témoigner les civils ». Car les risques sont bien réels. Amor Saak en a fait les frais en 2003, quand sa vie a basculé. Amor est le témoin à charge dans une affaire de règlements de compte à Grenoble. Propriétaire d’un restaurant-kebab, le trentenaire surprend une conversation entre des jeunes parlant d’une expédition punitive contre un dénommé Lassad Lamiri. A la mort de ce dernier quelques jours plus tard, il accepte de témoigner à charge aux assises de l’Isère. Mais en janvier 2007, les cinq accusés sont acquittés, faute de preuves formelles.

LE TEMPS EST AUX REPRÉSAILLESUn mois plus tard, l’un d’eux est abattu, à partir de cette date, les morts s’enchainent, se totalisant à douze décès en un an. Amor Saak craint pour sa vie, à Grenoble, on réclame sa mort. Successive-ment, il vend son commerce, quitte son domicile, se réfugie dans un village dont le nom est tenu secret. Faute de support et de protection, Amor Saak a finalement décidé de ne plus témoigner et a quitté la France, pour sa survie (voir ci-contre interview maitre Chambon).Alors le témoin est-il réellement abandonné par le système? Et bien non, depuis 2006, le témoi-gnage sous X permet, en théorie, de déposer lors d’un procès sans que l’identité du témoin ne soit dévoilée. Quels en sont les avantages ? Et surtout quels en sont les inconvénients ? Cette possibilité est offerte pour les crimes et délits dont la peine encourue est de plus de 3 ans. « Tout d’abord, c’est le juge des libertés et de la détention qui donne son autorisation pour accorder le titre de Témoin sous X, ce qui veut dire que le dossier a été soumis à une autorité » précise Brigitte Marchais. Chaque dos-sier est étudié en détails pour définir si le témoin a besoin de déposer sous X pour sa protection. Tout d’abord, le témoin, avec l’accord du juge ou du procureur, demande à déclarer comme domicile l’adresse du commissariat ou de la gendarmerie. C’est la que le juge des libertés et de la détention est saisi et c’est lui qui décidera d’accorder ou non l’anonymat. L’identité du témoin est enregistrée sur un procès-verbal à part, qui n’est pas joint à la

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procédure. Si «le témoignage sous X permet de ne pas se priver de dépositions, même lors de grosses affaires » d’après la juge d’instruction Hélène Descout, la question de l’identité du témoin sous X se pose. Car il appartient aux enquêteurs de faire le tri entre les révélations d’un informateur et un réel témoignage. L’indic, parfois rémunéré pour ses informations ne doit en aucun cas être cité en procédure. De même, cette situation est très difficile pour les accusés qui ne savent pas qui les accuse. Dans ses droits, l’accusé a la possibilité de faire interroger le témoin par le biais de son avocat, «le témoignage sous X est une procédure lourde, principalement lors des confrontations où un dispositif est mis en place pour que le témoin soit hors de vue de l’accusé tout en étant dans la même salle, et muni d’un système de brouillage de voix pour rendre méconnaissable l’identité du témoin». Cette technique a ses limites, sachant que les interrogations de l’avocat peuvent permettre une identification. De plus, une pénalisation a été instituée : une peine de cinq ans d’emprisonne-ment est encourue pour les délateurs de l’identité d’un témoin sous X. Pourrait-on étendre la loi Perben 2 aux témoins et ne pas la cantonner qu’aux repentis ? D’après la juge d’instruction Hélène Descout « ce ne serait

pas aller dans le sens général de la Loi, il faudrait que le témoin puisse prouver qu’il est extrêmement menacé, même si on étent le programme au témoin». Pour la magistrate Brigitte Marchais, il faut supprimer la séparation entre repenti et témoin : « Il faut faire une distinction sur les informations reçues et sur les risques pris plutôt que sur le statut de celui qui délivre les informations. Soit on aide la justice à progresser soit pas du tout ». Mais tout le monde ne voit pas d’un bon œil un hypothétique programme de protection des témoins à la françai-

se, Christophe P dénonce : «il y aura de mauvaises retombées, des erreurs avec la loi sur les repentis, alors je ne ferai pas confiance à la protection des témoins en France, pourtant je suis policier ». Un père de famille qui va à la station service et qui assiste à un braquage, un lycéen qui rentre chez lui et devient spectateur d’un règlement de compte… A tout moment, vous pouvez devenir un témoin sans défense. A.B

«ON LEUR DIT DE RENTRER CHEZ EUX ET DE SE TAIRE » SERGE JAFFRÉ, ANCIEN GENDARME

«LE TEMOIGNAGE SOUS X EST UNE PROCÉDURE LOURDE» HELENE DESCOUT, JUGE D'INSTRUCTION

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