4. De l'espace absolu à l'espace abstrait

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IV. DE L'ESPACE ABSOLU A L'ESPACE ABSTRAIT

IV, 1. Pour rsumer ce qui prcde ; l'espace social, d'abord biomorphique et anthropologique, tend dborder cette immdiatet. Toutefois, rien ne disparat compltement ; ce qui subsiste ne saurait se dfinir seulement par la trace ou le souvenir ou l survivance. L'antrieur, dans l'espace, reste le support de ce qui suit. Les conditions de tel espace social gardent une dure propre et une actualit au sein de cet espace. Ainsi la nature premire dans la nature seconde , en un sens compltement acquise et factice : la ralit urbaine. L'architectonique dcrit, analyse, expose cette persistance, que disent en raccourci certaines mtaphores telles que couches , rgnes, sdiments, etc. Cette tude comprend donc et tente de regrouper ce qui se disperse dans les sciences parcellaires et spcialises : ethnologie, ethnographie, gographie humaine, anthropologie, prhistoire et histoire, sociologie, etc. L'espace ainsi conu pourrait se dire organique . Dans l'immdiatet de la relation entre les groupes, entre les membres de chaque groupe, de la socit avec la nature, l'espace occup dclare sur le terrain l'organisation de la socit, les rapports constitutifs. Ces rapports ne donnent que peu de place l'abstraction. Ils restent au niveau du

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sexe, de l'ge, du sang et mentalement de l'image sans concept : de la parole. L'anthropologie (1) a montr comment l'espace occup par tel ou tel groupe de primitifs correspond au classement hirarchis des membres de la socit : le rend perptuellement actuel et prsent. Les membres d'une socit archaque obissent aux normes de cette socit sans le [savoir : sans les connatre comme telles. Ils les vivent spaytialement, sans les ignorer, sans les mconnatre : dans l'immdiatet. Ce qui n'est pas moins vrai d'un village franais, italien ou turc, condition d'observer l'intervention dans cet espace de ce qui vient d'ailleurs et de loin : les marchs, les abstractions sociales (l'argent, etc.), les autorits politiques. L'ordre proche, celui du voisinage, et l'ordre lointain, celui de l'tat, ont cess bien entendu de concider ; ils se rencontrent ou se tlescopent (2). C'est ' ainsi que les dterminations architectoniques , comme .) l'espace qu'elles comprennent, persistent dans la socit, modifies de pjus en plus radicalement, saris jamais s'abolir. , Cette continuit sous-jacente ne se produit pas seulement vd dans la ralit spatiale, mais dans les reprsentations. L'es^ pace pr-existant ne supporte pas seulement des dispositions ^' spatiales durables, mais aussi les espaces de reprsentation, i qui entranent avec eux imageries, rcits mythiques. Ce 5 qu'on nomme souvent modles culturels en utilisant ce terme gnrateur de confusions : la culture. La connaissance tombe dans un pige lorsqu'elle part des reprsentations de l'espace pour tudier la vie en rduisant le vcu. La connexion entre les reprsentations labores de l'espace et les espaces de reprsentation (avec leurs supports), connexion fragmente et incertaine, tel est 1:'objet de la connaissance, objet qui implique-explique(1) Cf. E. Forkes et E. Pritchard, Systmes politiques africains, Londres, 1940; trad. fr. 1964. (2) Cf. H. Lefebvre, Perspectives de la sociologie rurale, in Du Rural l'Urbain, Anthropos, 1970.

un sujet, celui en qui le vcu, le peru, le conu (le su) se rencontrent dans une pratique spatiale. I Notre espace reste ainsi qualifi (qualifiant) sous les /sdiments postrieurs de l'histoire, de l'accumulation, de ' la quantification. Ce sont des qualits de l'espace, non des qualits loges dans l'espace, selon une reprsentation tardive. Qualits constituant une culture , ou des modles culturels ? Ces mots ajoutent peu l'analyse. Ces qualits qui ont une gense et une date durent sur une certaine base spatiale (le site, l'glise, le temple, le chteau, etc.) sans laquelle elles auraient disparu. La nature, mme carte, brise, localise, en reste le fondement ultime, irrductiblement, et d'ailleurs mal dfinissable en tant que telle : en tant qu'absolu au sein et au fond du relatif. Dq Rome et des Romains, la tradition chrtienne porte jusqu' la modernit un espace rempli d'entits magicoreligieuses, dits malfiques ou bnfiques, mles ou femelles, attaches la terre et au monde souterrain (les morts) mais soumises des rites et formalismes. Les reprsentations antiques de l'espace ont priclit : le firmament, les sphres clestes, la Mditerrane au centre de la terre , habite. Alors que les espaces de reprsentation ont survcu : / la terre des morts, les puissances chroniques ou telluriques, ! la profondeur et l'altitude. L'art, peinture ou sculpture ou architecture, y a trouv et y trouve encore des ressources. Au moyen-ge, la culture (l'in-culture moderne) tient un espace pique, celui des Romanceros, de la Table Ronde mixte entre le rve et le rel, espace des chevauches, croisades, tournois, guerre et fte mles. Il ne se confond pas mais se dmle mal de l'espace de la romanit, organisationnel et juridique, en appelant sans cesse de minuscules dits locales. Quant l'espace lyrique des lgendes et mythes, forts, lacs, ocans, il rivalise avec l'espace bureaucratique et politique dfini partir du xvne sicle par les tats-Nations. Il le complte, il en est l'envers culturel ; ce romantique espace de reprsentation provient, avec le romantisme, des barbares germaniques qui

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bouleversrent la romanit et firent la premire grande rforme agraire de l'Occident. Le renvoi de la forme actuelle l'immdiatet travers les mdiations historiques reproduit en l'inversant la formation. Entre les espaces de reprsentation et les symbolismes qu'ils englobent, les conflits ne sont pas rares, notamment entre l'imaginaire qui vient de la tradition grcoromaine (judo-chrtienne) et l'imagerie romantique de la nature. Ce qui s'ajoute aux conflits entre le rationnel et le symbolique. Jusque dans l'actuel, l'espace urbain apparat doublement : plein de lieux sacrs-maudits, consacrs la virilit ou la fminit, riches de fantasmes et fantasmagories, mais aussi rationnel, tatique, bureaucratique, monumentalit dgrade et recouverte par les circulations diverses et les informations multiformes. Une double lecture s'impose : l'absolu (apparent) dans le relatif (rel). La fantaisie de l'art? Renvoyer de l'actuel, du proche, des reprsentations de l'espace, au plus lointain, la nature, aux symboles, aux espaces de reprsentation. Gaudi a fait passer l'architecture par l'preuve du dlire, comme Lautramont pour la posie. Il n'a pas pouss le baroque l'extrme suivant les thses et classifications admises. Lieu d'une sacralisation drisoire (tournant en drision le sacr) la Sagrada Familia corrode l'un par l'autre l'espace moderne et l'espace archaque de la nature. La rupture volontaire des codifications de l'espace, l'irruption de la fcondit naturelle et cosmique, engendre une extraordinaire infinitisation du sens, un vertige. En de des symbolismes accepts, au-del des signifiances courantes, s'exerce une puissance sacralisante qui n'est ni celle de l'tat ni celle de l'glise, ni celle de l'artiste, ni celle de la divinit thologique, mais celle de la naturalit, identifie hardiment la transcendance divine. Une hrsie modernise drange les reprsentations de l'espace et les mtamorphose en espace de reprsentation o des palmiers, des frondaisons disent le divin. D'o une virtuelle rotisation lie la sacralisation d'une jouissance cruelle, rotico-mystique, envers

et revers de la joie. L'obscne, c'est le rel moderne, dsign comme tel par la mise en scne et le metteur en scne, l'architecte Gaudi. Dans les extensions et prolifrations de la ville, l'habitat assure la reproductibilit (biologique, sociale, politique). La socit (capitaliste) a cess de totaliser ses lments ou de tenter cette intgration totale autour des monuments. Elle essaie de s'incorporer dans le btiment. Substitut de l'antique monumentalit, sous le contrle de l'tat qui surveille et la production et la reproduction, l'habitat renvoie d'une naturalit (l'air, l'eau, le soleil, les espaces verts ) cosmique, la fois sche et fictive, la gnitalit, la famille, la cellule familiale, la reproduction biologique. Commutables, permutables, interchangeables, les espaces diffrent par leur participation la nature (qu'en mme temps ils cartent et dtruisent). L'espace familial, li la naturalit par la gnitalit, garantit la signification en mme temps que la pratique sociale (spatiale). Brise par de multiples sparations et sgrgations, l'unit sociale se reconstitue au niveau de la cellule familiale, pour et par la reproduction gnralise. La reproduction des rapports de production fonctionne plein dans et par la brisure des liens sociaux, l'espace symbolique de la familiarit (famille et vie quotidienne) l'emportant, seul appropri . Ce qui n'est possible que dans le renvoi perptuel des reprsentations de l'espace (les cartes et plans, les transports et communications, les informations par images ou par signes) l'espace de reprsentation (la nature, la fcondit) dans une pratique quotidienne familire. Le renvoi de l'un l'autre, l'oscillation, joue un rle idologique, se substituant l'idologie distincte. L'espace est d'autant mieux pig qu'il fuit la conscience immdiate. D'o peut-tre la passivit des usagers . Seule une lite discerne les piges et n'y tombe pas. Le caractre litique des contestations et des critiques peut se comprendre ainsi. Pendant ce temps, le contrle social de l'espace s'appesantit sur les usagers qui ne refusent pas la familiarit du quotidien.

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bouleversrent la romanit et firent la premire grande rforme agraire de l'Occident. Le renvoi de la forme actuelle l'immdiatet travers les mdiations historiques reproduit en l'inversant la formation. Entre les espaces de reprsentation et les symbolismes qu'ils englobent, les conflits ne sont pas rares, notamment entre l'imaginaire qui vient de la tradition grcoromaine (judo-chrtienne) et l'imagerie romantique de la nature. Ce qui s'ajoute aux conflits entre le rationnel et le symbolique. Jusque dans l'actuel, l'espace urbain apparat doublement : plein de lieux sacrs-maudits, consacrs la virilit ou la fminit, riches de fantasmes et fantasmagories, mais aussi rationnel, tatique, bureaucratique, monumentalit dgrade et recouverte par les circulations I diverses et les informations multiformes. Une double lec\ ture s'impose : l'absolu (apparent) dans le relatif (rel). La fantaisie de l'art? Renvoyer de l'actuel, du proche, des reprsentations de l'espace, au plus lointain, la nature, aux symboles, aux espaces de reprsentation. Gaudi a fait passer l'architecture par l'preuve du dlire, comme Lautramont pour la posie. Il n'a pas pouss le baroque l'extrme suivant les thses et classifications admises. Lieu d'une sacralisation drisoire (tournant en drision le sacr) la Sagrada Familia corrode l'un par l'autre l'espace moderne et l'espace archaque de la nature. La rupture volontaire des codifications de l'espace, l'irruption de la fcondit naturelle et cosmique, engendre une extraordinaire infinitisation du sens, un vertige. En de des symbolismes accepts, au-del des signifiances courantes, s'exerce une puissance sacralisante qui n'est ni celle de l'tat ni celle de l'glise, ni celle de l'artiste, ni celle de la divinit thologique, mais celle de la naturalit, identifie hardiment la transcendance divine. Une hrsie modernise drange les reprsentations de l'espace et les mtamorphose en espace de reprsentation o des palmiers, des frondaisons disent le divin. D'o une virtuelle rotisation lie la sacralisation d'une jouissance cruelle, rotico-mystique, envers

et revers de la joie. L'obscne, c'est le rel moderne, dsign comme tel par la mise en scne et le metteur en scne, l'architecte Gaudi. Dans les extensions et prolifrations de la ville, l'habitat assure la reproduclibilit (biologique, sociale, politique). La socit (capitaliste) a cess de totaliser ses lments ou de tenter cette intgration totale autour des monuments. Elle essaie de s'incorporer dans le btiment. Substitut de l'antique monumentalit, sous le contrle de l'tat qui surveille et la production et la reproduction, l'habitat renvoie d'une naturalit (l'air, l'eau, le soleil, les espaces verts ) cosmique, la fois sche et fictive, la gnitalit, la famille, la cellule familiale, la reproduction biologique. Commutables, permutables, interchangeables, les espaces diffrent par leur participation la nature (qu'en mme temps ils cartent et dtruisent). L'espace familial, li la naturalit par la gnitalit, garantit la signification en mme temps que la pratique sociale (spatiale). Brise par de multiples sparations et sgrgations, l'unit sociale se reconstitue au niveau de la cellule familiale, pour et par la reproduction gnralise. La reproduction des rapports de production fonctionne plein dans et par la brisure des liens sociaux, l'espace symbolique de la familiarit (famille et vie quotidienne) l'emportant, seul appropri . Ce qui n'est possible que dans le renvoi perptuel des reprsentations de l'espace (les cartes et plans, les transports et communications, les informations par images ou par signes) l'espace de reprsentation (la nature, la fcondit) dans une pratique quotidienne familire. Le renvoi de l'un l'autre, l'oscillation, joue un rle idologique, se substituant l'idologie distincte. L'espace est d'autant mieux pig qu'il fuit la conscience immdiate. D'o peut-tre la passivit des usagers . Seule une lite discerne les piges et n'y tombe pas. Le caractre litique des contestations et des critiques peut se comprendre ainsi. Pendant ce temps, le contrle social de l'espace s'appesantit sur les usagers qui ne refusent pas la familiarit du quotidien.

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Pourtant, cette familiarit se dissocie. L'absolu et le relatif tendent eux aussi se sparer. Dvie et/ou ftichise, sacralise et profane, alibi du pouvoir et impuissance, lieu fictif de la jouissance, la familiarit rsiste mal ces contradictions. Les persistances dans l'espace ne permettent donc pas seulement des illusions idologiques doubles (opacit-transparence) mais des renvois et substitutions beaucoup plus complexes. Et c'est ainsi que l'espace social s'expose ou s'explique partiellement par un processus signifiant intentionnel, une suite ou superposition de codes, une implication de formes. Les mouvements dialectiques surclassent et surcodent les classements et codifications embotes, les implications logiques. Ici, il s'agit des mouvements : immdiatet-mdiations et/ou relatif-absolu. Les symboles et symbolismes, on en parle beaucoup et mal. On oublie que certains symboles sinon tous ont eu une existence matrielle et concrte avant de symboliser. Le labyrinthe fut d'abord une construction militaire et politique, destine garer les ennemis dans un ddale inextricable. Palais, fortification, refuge, protection, le labyrinthe prend plus tard une existence symbolique (utrine) et plus tard encore le sens d'une modulation du couple prsence-absence . Quant au Zodiaque, il reprsente l'horizon du berger dans l'immensit des pturages, le jalonnement et l'orientation figurs. L'espace absolu a quelque chose de relatif, initialement et fondamentalement. Quant aux espaces relatifs, ils enveloppent un absolu... IV, 2. L'espace absolu a pour berceau, pour origine (si l'on veut employer ce terme), un fragment d'espace agro-pastoral : un ensemble de lieux nomms et travaills par des paysans, par des bergers nomades ou semi-nomades. Un morceau de cet espace reoit une autre affectation, due l'action des matres ou conqurants. Ds lors, il apparat comme transcendant, sacr (marqu par des puissances divi-

ns), magique et cosmique. Le paradoxe, c'est qu'un tel espace ne cesse pas pour autant d'tre peru comme nature ; bien plus, son mystre, son caractre sacr-maudit s'attribuent aux forces de la nature, alors que l'action du pouvoir politique qui s'y exerce le soustrait au contexte naturel et qu'il n'a de sens que par cette rupture. Centre du temps parce que centre de l'espace, ce noyau d'une cohrence organique rpartit autour de lui, d'une faon plus ou moins harmonieuse , une population dj dense. En vrit, une harmonie entre le noyau et les alentours n'advient que conjoncturalement, par chance historique . Le centre religieux et politique porte au contraire, ^ans la plupart des cas, la marque d'un rapport conflictuel, IJe rapport ville-campagne (espace urbain-espace agraire). Les rites d'interdiction et de protection qui confrent l'espace central son caractre religieux et magique sont motivs par les menaces qui psent sur ce lieu. La ville avec son lieu vit de la campagne environnante; elle prlve sur les fruits de la terre et des travaux champtres un tribut. Elle a donc, par rapport cette campagne environnante, un double caractre : groupe captant le surproduit de la socit rurale, groupe dot de capacits administratives et militaires, apte donc la protection. Tantt l'un de ces traits se renforce, tantt l'autre. La ville, en s'appropriant un espace rural prend une ralit tantt maternelle (elle engrange, elle fait des rserves, elle utilise pour des changes profitables une partie du surproduit dont elle rtrocde une part variable aux intresss) tantt masculine ou virile (elle protge en exploitant; elle exploite en protgeant ; elle dtient le pouvoir ; elle surveille, rglemente, parfois en Orient organise l'agriculture, se charge des grands travaux, endiguements, irrigations, drainages, etc.). Ainsi la ville, espace urbain, vit en symbiose avec l'espace rural qu'elle contrle, parfois difficilement; il arrive aux paysans de s'agiter; quant aux bergers, nomades ou semi-nomades, la ville eut toujours peine les contenir, et ce sont des conqurants virtuels.

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La ville-tat tablit un centre fixe et se constitue en centre, lieu privilgi, entour d'une priphrie qui porte sa marque. L'immense espace prexistant semble ds lors soumis un ordre divin. Mais la ville se pose comme lieu de rassemblement de ce qui l'entoure, y compris le naturel et le divin, les puissances malfiques et les puissances bnfiques de la terre. Image de l'univers (imago mundi), l'espace urbain se reflte dans l'espace rural qu'il dtient et contient en tant que tel ; il y a dj dans un tel rapport, ct des dterminations conomiques, religieuses et politiques, un symbolisme, un aspect d'image et de reflet : la ville se peroit dans son double, sa rpercussion, son cho ; elle s'affirme en se contemplant du haut de ses tours, de ses portes, de ses clochers, dans le paysage qu'elle a model : son uvre. Avec ses alentours, c'est une texture. L'espace absolu, gardien de l'unit civique et par consquent du lien entre les membres de la cit, y compris les gens du territoire, recle en les condensant toutes les forces diffuses (si l'on veut : semble les receler). Les forces de la mort prcdent-elles ou suivent-elles les puissances de la vie? Question abstraite; elles s'accompagnent. L'unit lie les vivants aux morts comme les vivants entre eux, surtout dans le cas frquent o la ville, qui concentre la richesse, se concrtise dans un monarque. L'espace absolu, c'est donc aussi et surtout l'espace de la mort : de son pouvoir absolu sur les vivants dont l'unique souverain dtient une part. L'espace des tombeaux, des monuments funbres appartient donc l'espace absolu, avec un double caractre, beaut formelle et contenu terrifiant. La beaut formelle mne au mausole, au monument vide bien que prestigieux. Le contenu politique terrorisant mne au lieu hant, peupl de morts vivants, dont le cimetire chrtien apporte un bon exemple, encore qu'il ait un mrite, celui de dmocratiser l'immortalit. Un peu partout, dans toutes les socits, l'espace absolu se charge de sens qui ne s'adressent pas l'intellect mais aux corps, par les menaces, par les sanctions, par les mo-

tiens toujours prouves. Cet espace est vcu et non conu, espace de reprsentation plus que reprsentation de l'espace ; ds qu'il se conoit, son prestige s'attnue et disparat. Cet espace possde des dimensions, bien qu'elles ne concident pas avec celles de l'espace abstrait (euclidien). Les directions prennent des valeurs symboliques : gauche, droite, mais surtout le haut et le bas. On sait dj qu'il y a trois niveaux : la surface, la hauteur, la profondeur. Autrement dit, la terre, que travaillent et gouvernent des hommes les abmes, les gouffres les cimes, les altitudes. Ces niveaux s'affectent l'espace absolu mais de faons diverses. La hauteur, la verticalit reoivent un sens privilgi, parfois total (savoir, pouvoir, devoir), mais ce sens varie avec les socits et les cultures . Dans l'ensemble pourtant, l'espace horizontal symbolise la soumission l'espace vertical, la puissance l'espace souterrain, la mort. De telles affirmations rpondent de faon tranchante la demande de sens ; la notion d'ambigut doit les temprer ; nulle part la mort ne se peroit comme pure mort , comme pur nant, ni le pouvoir comme pur pouvoir, ni la soumission, ni le savoir, ni la sagesse, etc. De telle sorte que le concept mme de l'espace absolu se corrige. Mme attnu en ce sens, l'espace absolu conserve ses traits essentiels. Pour ceux qui l'entourent, c'est l'espace vrai, l'espace de la vrit, de ses brusques apparitions (qui dtruisent les apparences, savoir les autres temps et les autres espaces). Vide ou plein, c'est donc un espace suractiv, rceptacle et stimulant des nergies sociales comme des forces naturelles. Mythique et proche, il gnre les temps, les cycles. Pris en soi, absolument , cet espace absolu ne se situe nulle part. Il n'a pas de lieu, car il runit tous les lieux et ne possde qu'une existence symbolique. Ce qui le rapproche de l'espace fictif-rel du langage et de cet espace mental magiquement soustrait (fictivement) au spatial, dans lequel prend forme la conscience du sujet ou conscience-de-soi . La caste sacerdotale en dispose.

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Elle consacre, et la conscration identifie mtaphysiquement n'importe quel espace l'espace sacr fondamental. L'espace des sanctuaires est l'espace absolu, mme dans un petit temple, dans une modeste glise de hameau. Quant l'espace des tombeaux, lorsqu'il n'abrite pas un dieu ou un roi, il se contente de ressembler celui de la naissance, de la mort, de l'oubli. L'espace absolu, donc religieux en mme temps que politique, implique des institutions religieuses, qui le soumettent ces deux grandes procdures : Videntification Vimitation, Ces catgories mentales, qui deviendront celles de l'imaginaire et de la pense rflchissante, apparaissent comme formes spatiales. L'extension matrielle de l'espace absolu se produit par ces procdures, au profit de la caste sacerdgtale et de la puissance politique qu'elle dtient ou qu'elle sert. Rituellement attachable n'importe quel lieu et par consquent dtachable, le caractre absolu a besoin d'une marque. Il engendre des formes et des formes le reoivent; rsums de l'univers, soit le carr (le mandala), soit le cercle et la sphre, soit le triangle, soit un volume rationnel, occup par le principe divin, soit la croix... Dans la version grecque, l'espace absolu peut ne rien contenir. Le Temple (cf. le Parthnon) se divise : portique (ou pronaos), naos (ou sanctuaire), opisthodome ou demeure secrte de la divinit : de la pense. Des faces, pas de faade. La frise fait le tour de l'difice. Les arrivants peuvent tourner autour, mais ce n'est pas un objet saisissable autrement que par la pense qui le peroit comme totalit ; donc avec son sens. Les courbes, effet voulu, semblent droites ; le galbe des colonnes, les lignes de l'entablement, ont des courbures imperceptibles que l'il redresse. La ligne courbe, chez les Grecs, se rsorbe dans la ligne droite, qui perd de ce fait la rigidit, s'adoucit sans cesser de rpondre au Logos. Car les corrections exigent des calculs minutieux (1).(1) Cf. Vitruve, III, 3, VI, avec les tables vitruviennes .

Le volume peru et conu, clair par la clart solaire et par celle de l'entendement, rsume le cosmos. Vide ou occup par la pense. De mme l'agora. Elle fait partie de l'espace absolu, religieux et politique. Elle le concentre. Vide : elle doit le rester pour que Yecclesia (assemble des citoyens libres) s'y runisse. Le forum romain occup par les monuments tatiques, la tribune, les temples, les rostres, plus tard la prison, peupl d'objets et de choses, dment l'espace grec. Atteinte au terme d'un autre cheminement, ici se profile nouveau et se reconnat une ide qui donne la cl du miracle grec : la simple ide de l'unit. Chez les Grecs, crivait Viollet-le-Duc, la construction et l'art ne sont qu'une seule et mme chose : la forme et la structure sont intimement lies , alors que dans l'espace romain, il y a scission, sparation. Chez ceux-ci, dit le mme auteur, s'il y a construction, il y a la forme dont se revt cette construction . Les volumes se disposent en vue de satisfaire telle ou telle fonction, dans la Basilique ou dans les Thermes; l'usage des volumes construits se distingue de la prsentation des surfaces, de la dcoration (qui se plaque pour les orner sur.les lourds volumes de briques ou de blocages, autrement dit de ciment et d'une sorte de bton). Les ordres , invents par les Grecs (le dorique, l'ionien, le corinthien) taient la structure elle-mme ; dans la notion de 1' ordre , il y a celle de la structure, de sorte que l'apparence extrieure et la composition (structure) interne des difices grecs ne peuvent se distinguer : la premire contient et livre la seconde. Impossible, dit Viollet-le-Duc, qui dveloppe en technicien les ides de Hegel sur l'art et l'architecture en Grce, de dpouiller un temple grec de l'ordre sans dtruire le monument. L'ordre n'est pas dcoratif, ni les colonnes, ni les chapiteaux. Les ordres grecs ne sont que la structure laquelle on a donn la meilleure forme apparente en raison de sa fonction. Les Romains n'ont vu dans les ordres qu'ils ont pris aux Grecs qu'une dcoration

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pouvant tre enleve, supprimes, dplace ou remplace par autre chose (1) . En Occident, par consquent, l'espace absolu a pris une forme rigoureuse : le volume bien mesur, vide, clos, constitutif de l'unit rationnelle, Logos et Cosmos. Il contient, sous le signe de la religion politique, celle de la Cit, le principe simple, rgl, mthodique, loi mentale et sociale la fois, de la stabilit cohrente. Ce qui se matrialise dans les monuments qui rglent le temps par la prsence de matriaux bien appareills, dont l'ordre objectif les pressions verticales, les masses physiques suffit assurer l'quilibre la fois naturel et rationnel. En tant que l'esprit des Grecs percevait pour le faonner l'espace, peut-tre furent-ils essentiellement sculpteurs. Comme disait Hegel, les Grecs ont su prendre des matriaux dans la nature, le bois d'abord, la pierre ensuite, pour leur donner des significations qui rendaient concrtes et pratiques les abstractions sociales telles que : se runir, s'abriter, se protger. Faonner la nature, donc l'espace (que Hegel considre encore comme situ dans l'extriorit par rapport l'acte mental et social) de manire reprsenter et symboliser les dieux, les hros, les rois et les chefs, c'est le sens de l'art grec. Et notamment de la sculpture inorganique (architecturale) ou organique (l'uvre du sculpteur). Doit-on reconnatre ici le principe fondateur de l'Occident? Oui, mais incompltement. L'unit de la forme avec la fonction et la structure, leur dnie le droit de se sparer. Or, les Romains ont spar ce qu'unirent les Grecs. Ils ont rintroduit la diffrence, le relatif, les finalits diverses, donc civiles, dans cet espace grec que la collusion du politique et du religieux avec la rationalit mathmatique pouvait clore mtaphysiquement (ternellement). La Cit, la fois belle, vraie, bonne, identifiait le mental et le social, le symbolisme suprieur et la ralit immdiate, l'espace de la pense et celui de l'action, d'une manire qui devait par(1) Cf. Viollet-le-Duc, Entretiens... vol. 1, p. 102.

la suite dgnrer. Le sommet de la Grce montrait la route du dclin, comme l'a vu Nietzsche. La diversit romaine, rgle par un principe externe et contraignant plus que par l'unit intrieure, permit-elle le dveloppement? On peut le supposer. L'habitus grec de l'espace, insparablement social et mental, autorisait-il la formulation des concepts essentiels : forme, fonction, structure? Certainement, puisque la philosophie s'engage dans cette formulation explicite et que le philosophe s'en charge, mieux encore Aristote que Platon. Chez celui-ci, l'unit resplendit dans la transcendance ontologique. Chez Aristote, elle devient thorie du discours, du classement, de la cohrence. A peine franchi le seuil de la formulation, les concepts se dissocient ; le conu se spare du vcu et rhabitus de Yintuitus, brisant leur unit prsuppose. Par contre, dans Yintuitus romain, la subordination de la forme, de la structure, de la fonction en chaque chose (pas de meilleur exemple que les Thermes) un principe la fois matriel (un besoin) et juridictionnel (civique) qui en fixe l'usage social, laisse pour ainsi dire du jeu l'unit. L'espace romain s'encombrera d'objets (le forum) mais sera productif. Et plus libre, ce dont tmoigne un plus large emploi des courbures. L'unit de la Loi, du Droit, de la Proprit, de la Ville-tat, parce que vcue et perue mieux que conue, vitera la cassure irrmdiable. Le besoin, Rome, apparat comme un caractre presque total : les Thermes comme la Villa contiennent tout ce que demandent les corps et les esprits des libres (et riches) citoyens. Que les esclaves aient permis la Ville-tat c'est certain, mais une philosophie de l'histoire qui se dit marxiste, basant son apprciation sur ce seul fait et proposant comme un tout le mode de production esclavagiste, rend inexplicable le rle de cette Ville-tat, d'Athnes et de Rome, du LogosCosmos et du Droit romain. Y eut-il liaison entre l'invention spatiale des Grecs et leurs inventions concernant l'alphabet, l'criture alphab-

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tique, la disposition graphique, l'arithmtique, la gomtrie? Peut-tre, mais ce n'est qu'un aspect subsidiaire de rhabitus. D'autre part, ne serait-il pas injuste et factice de limiter l'invention grecque celle de l'espace cosmologique? L'espace absolu engendra toujours des formes diverses; il il n'est pas certain qu'on puisse attribuer les uns la raison, les autres au mythe, la draison. Au Logos-Cosmos grec rplique le labyrinthe, dont le symbolisme rtablit (localement) la priorit du mystre originel, du principe maternel, de l'enveloppement, des cycles temporels (1). En rsum, l'espace absolu (religieux et politique) se compose de lieux sacrs-maudits : temples, palais, monuments commmoratifs et funraires, endroits privilgis et marqus. Donc beaucoup d' interdits . A la limite, cet espace peut simplement tre indiqu, suggr, signifi. Ainsi une pierre, un mt dress (dont la verticalit confre un point de l'espace la dignit suprme), un trou, un simple creux. Gnralement, il est cern, dfini par un contour, et reoit une forme assigne et significative (le carr, la courbe, la sphre, le triangle, etc.). Tout dans les socits considres se situe, se peroit, s'interprte par rapport ces lieux. Cet espace ne se comprend donc pas comme une collection d'endroits et de signes ; une telle analyse le mconnat radicalement ; c'est bien un espace, mental et social indiscernablement, qui comprend l'existence entire des groupes considrs (d'abord la Ville-tat) et doit se comprendre comme tel. Dans un tel espace, il n'y a pas d' environnement , ni mme de site distinct de la texture globale. Le signifiant se distingue-t-il du signifi? Certainement pas si l'on entend par l une diffrence opre par un intellectus. L'espace cach, celui du sanctuaire ou du palais, est entirement dvoil par l'ordre spatial qu'il domine. Le signifi politique se donne dans le signifiant religieux. Y( I ) Cl. Sur les palais gens, le livre de Ch. Le Roy, Le monde gen, l'Archologie, Larousse, 1969. Cf. aussi G. R. Hocke, Labyrinthe de l'art fantastique, trad. collection Mdiations, Gonthier, 1967.

a-t-il lieu de les distinguer? Non, symbolismes et signes ne se sparent pas encore. Le dcodage de l'espace par le temps associ se fait en acte, dans un crmonial : les processions, les thories grecques. Rituel, gestuel, inconscient donc mais rel, le dcodage entre dans l'usage d'un tel espace et son image. Au Grec qui monte vers le Parthnon, que l'on ne prte pas l'attitude d'un touriste qui lit ou dcode le spectacle selon ses mois, ses connaissances, sa religion, sa nationalit. Le temps contenait le code spatial et rciproquement, l'aurore de l'Occident. Le dplacement vers l'esthtisme, l'intgration des motions et du vcu par la moralit, ces dcodages imposs de l'uvre jadis immdiatement vcue et perue, n'avaient encore aucune place. Lorsqu'on utilise ici les concepts de Yintuitus et de Yhabitus, c'est pour interdire l'emploi avant leur moment de catgories postrieures et ultrieurement gnres par Y intellectus, donc pour carter les malentendus et mconnaissances (1). Quand le temps ne se disjoint pas de l'espace, le sens de l'un se dcouvre dans l'autre, immdiatement (sans mdiation intellectuelle). L'espace absolu ne rgit pas l'espace priv (familles et individus). Lui laissait-il beaucoup de libert? Cet espace ne tolre pas la diffrence entre le public et le priv. Il ne l'inclut que dans la mesure o la vie dite prive possde elle-mme un statut distinct, religieux ou politique : le foyer. Faible libert, qui permet aux maisons et demeures de se grouper, plus ou moins humblement, autour des lieux hauts ou bas. Ici encore l'organisation romaine de l'espace laisse plus de place la diversit. Mais quel prix? IV, 3. Dans leurs nobles amplifications, les potes n'ont jamais nglig le Gouffre, l'Abme, et leurs corro(1) Sur ces concepts d'origine philosophique, cf. FI. Gaboriau, Nouvelle initiation philosophique, T. II, p. 65 et sq., Casterman, 1963. Et, bien entendu, la Summa Theologica.

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laires, les Cimes, les Sommets. A l'aube de la culture occidentale, Dante traite avec une incomparable puissance les thmes de la Profondeur et de l'Altitude (l'Enfer et le Paradis) avec un certain ddain pour les surfaces et le superficiel qu'il a fallu depuis rhabiliter (Nietzsche). Les contrastes du Tnbreux et du Lumineux, du Diabolique et du Divin, vont jusqu' la sublime rhtorique de Hugo. Ces rapports entre l'espace et le langage ont travers des pripties encore mal connues. Le premier parmi les philosophes, Heidegger dans Sein und Zeit a soumis l'examen le Mundus, image, symbole, mythe. Et lieu. Il a examin le Monde en philosophe plutt qu'en historien, en anthropologue, en analyste des socits. Le Mundus. La bourgade italiote entoure ce lieu sacrmaudit. C'est un trou : dpt des immondices, dcharge publique. On y prcipite les dchets, les ordures, les condamns mort, le nouveau-n que le Pre dcide de ne pas lever (qu'il ne prend pas sur le sol, aprs la naissance, en le soulevant au-dessus de sa tte pour la seconde naissance, sociale et non pas biologique). Le Trou a un sens profond ! Ce trou relie la cit, l'espace au-dessus du sol, la lumire, le terroir et le territoire aux espaces souterrains, cachs et clandestins, ceux de la fcondit et de la mort, du commencement et de la fin, de la naissance et des funrailles. Comme plus tard, aux temps chrtiens, le cimetire... Lieu de passage : par lui les mes mortes rentrent dans le sein de la terre, en ressortent pour renatre. Lieu du temps, naissances et tombes, vagin de la terre mre et nourricire, sombre corridor venu des profondeurs, caverne s'ouvrant vers les clarts, estuaire des forces caches, bouche d'ombre, le mundus terrifie et glorifie. Ambigut : la plus grande souillure, la plus grande puret la vie et la mort, la fcondit et la destruction, l'horreur et la fascination. Mundus est immundus . La psychanalyse de l'espace peut-elle faire tat de cette prsence-absence trange et puissante? Oui certes, mais ne

faut-il pas, l'inverse d'une rationalisation tardive, se reprsenter une scrtion historique lente, un dpt d'interprtations superposes, avec leurs rites et leurs mythes, les Italiotes localisant et focalisant leurs craintes dans les gouffres? Que le vide devienne centre, et centre de la conception du monde , c'est assez trange pour ne pas s'expliquer par l'action d'un seul lment, le psychique. Quand on pense l'avenir que recelait cet espace de reprsentation ! Rome. La Ville exorcise les forces souterraines. Elle les dfie en les reprsentant d'une faon sensible. La Ville ternelle intgre son ordre militaire, juridique, politique la nature, en la figurant. Le soldat citoyen, chef et pre, attribue une place la fminit dans l'espace de la ville, dans les reprsentations et la ralit. Si le Mundus a jou un rle dans la formation de la romanit, c'est par inverse et corollaire : la figure du Pre. Le Pre domine; il devient ce qu'il est : le chef, le soldat politique, donc la Loi et le Droit (imposs aux vaincus en organisant la victoire, la rpartition des butins, la redistribution des lieux et d'abord de la terre). Le Pater-Rex ne subit pas le monde; il le remanie sous son pouvoir et son droit, la Proprit et le Patrimoine, Jus utendi et abutendi, limits non par l'tre des autres mais par le droit de ceux parmi les autres qui partagent le mme pouvoir. Le Pater-Rex, plus tard Imperator, magistrat et prtre, recompose l'espace autour de lui : l'espace du pouvoir. Ainsi s'engendrent les dispositions spatiales (sociales) et mentales qui devaient produire la socit de l'Occident (avec ses idologies). Autrement dit : le droit (romain), la notion de la Loi, celles du Patrimoine et de la Paternit juridique et morale. Lorsque la paternit impose sa loi (la Loi) juridique la maternit, l'abstraction s'rige en loi de la pense. La domination du Pre sur le sol, les biens, les enfants, les serviteurs et les esclaves, les femmes, introduit l'abstraction et la suppose. Du ct du fminin, il y a l'immdiat, la reproduction de la vie (indiscernablement mle, au

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dbut, la production agricole), le plaisir et la douleur, la terre et l'abme. Ce pouvoir paternel, ne va pas sans la loi des signes impose la nature, par l'crit et par les inscriptions, par la pierre. Le passage de la maternit encore importante (relations de consanguinit) la prdominance de la paternit, implique la constitution d'un espace mental et social; en mme temps que la proprit prive des sols, leur partage s'impose selon des principes abstraits qui dterminent la fois les limites des proprits, et le statut des propritaires. Rome. Urbs et Orbs. La cit antique se saisit, se peroit comme imago mundi . Elle rassemble et concentre ce qui, autour d'elle, se disperse. Insre dans la nature, dans un site, avec une situation bien dtermine et fortement perue par rapport ce qui l'entoure, elle donne lieu une reprsentation de l'espace ; ce que les citoyens pensent, ce n'est pas tel ou tel espace, c'est quelque chose de plus vaste : leur reprsentation de l'espace entier, terre, monde. Dans la cit, par contre, se formeront des espaces de reprsentation; les femmes, les serviteurs et les esclaves, les enfants, auront leur temps et leurs espaces. Le libre citoyen, soldat politique, se reprsente l'ordre du monde incorpor spatialement, figur dans sa cit. Le camp militaire, espace instrumental, obit une autre ordonnance (espace rectangulaire, svrement symtrique, ax par le cardo et le decumenus). La fondation de Rome s'accomplit selon des rites dfinis, si l'on en croit la tradition. Le fondateur (Remus) trace avec la charrue un cercle, soustrait un espace la nature, lui affecte un sens politique. Dans cette fondation (passons sur les dtails) tout est symbolique et tout est pratique ; le rel et le sens se rencontrent, l'immdiat et l'abstrait. Tout se passe dans l'espace romain comme si un intuitus orientait l'apprhension, l'dification de l'espace. Orbs et Urbs : la forme circulaire, non gomtrise. La rationalit rsultante, spatiale et juridique, se poursuivra dans les crations essentielles, les plus concrtes, de la romanit :

la vote, l'arc, le cercle (le cirque, circulus), jusqu' la toge romaine qui, du moins certaines poques, se taillait en perant un trou pour la tte dans un rond de tissu. Intuitus s'opposant habitus , ne dsigne pas ici une intuition thorique, d'essence intellectuelle, mais une pratique (spatiale) motive par des reprsentations (spatiales elles aussi). Qu' Rome le passager curieux de comprendre la gnration de l'espace ne considre pas seulement la Rome de marbre mais celle de briques; qu'il ne regarde pas seulement le Colise ou le Forum, pourtant riches de sens; qu'il examine avec soin le Panthon, sans trop s'attarder la faade de marbre. L'intrieur de ce monument fameux reproduit le monde, mergeant dans la ville, s'ouvrant vers les puissances clestes, accueillant tous les dieux, contenant tous les lieux. Et que le passager, dlaissant les guides, analyse la construction de cet espace : le prodigieux entrelacement de courbes, l'enchevtrement d'arcatures (porteuses ou non) qui le constituent. Une image gnratrice (productive) d'espace, voici ce qu'offre Rome. Quel espace? Spcifi, celui de la puissance. L'espace politique, ne s'tablit pas seulement par des actes (la violence matrielle engendrant une paix, une lgalit, une lgislation). La gense d'un tel espace implique une pratique, des images, des symboles, la construction d'difices, de villes, de rapports sociaux localiss. Le paradoxe, c'est que cet intuitus, sophistiqu, appauvri deviendra habitus. La reprsentation de l'espace, incorpore dans la pierre, dans la Ville, dans la loi paternaliste, dans l'Empire, se changera en espace de reprsentation. Elle s'immergera dans le Mundus retrouv, en version aggrave, abme souterrain et infernal. Cet espace de reprsentation, pris comme fondement deviendra le fonds du christianisme. Au cours du long dclin de l'Empire et de la Ville. Avec Augustin, barbare gnial : Mundus est immundus . Pour rsumer Rome et la romanit, l'analyse y discerne : a) La pratique spatiale, double. La Route, civile et mili-

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taire, relie l'Urbs aux campagnes domines. La route romaine permet l'Urbs, peuple et snat, d'affirmer la centralit politique, au milieu de 1' orbis terrarum . La Porte, passage de la route impriale, allant de l'Urbs vers l'Orbs, spare l'enceinte sacre du territoire soumis, permet l'entre et la sortie. A l'autre ple, celui de la vie prive qui se constitue juridiquement au sein de la socit politique et selon les mmes principes, ceux de la proprit, la Maison romaine correspond des besoins dtermins (1). b) La reprsentation de l'espace, double : l'Orbs et l'Urbs, circulaires, avec leurs ouvertures et leurs implications (l'arc et la vote) et le camp militaire, svrement quadrill, avec ses deux axes perpendiculaires, le cador et le decumenus, espace clos, retranch, fortifi. c) L'espace de reprsentation, double : le principe masculin, militaire, autoritaire, juridique, dominant; le principe fminin, non pas ni mais intgr, abm dans la terre, lieu des semences et des morts, monde . Ces trois dterminations correspondent au peru, au conu, au vcu, dans une unit globale. Dans et par la pratique spatiale affine au cours d'une histoire, un intuitus se change en habitus, consolidation puis dgradation. Au cours de quoi et aprs quoi intervient Yintellectus, le conu qui se manifeste dans l'uvre de Vitruve mais aussi dans les discours divers (Cicron ou Snque). Ces trois termes, et ce qu'ils dnotent et connotent, interviennent dans la production de l'espace, au cours d'interactions o l'intuitus originel devient un quasi-systme : la vote et son envotement, l'arc, l'aqueduc. Dans la romanit allaient ensemble et presque du mme pas l'organisation, la pense, la production de l'espace. Sous quel signe dominant? Non celui du Logos, mais celui de la Loi. IV, 4. Le christianisme vivra sur un jeu de mots,(1) Cf. La description prcise dans Vitruve, d. A. Choisy, Paris, 1907, en VI, 7 et sq.

Mundus et immundus (unis l'autre jeu, non moins clbre et sophistiqu, sur le Logos et le Verbe). Quant la philosophie ultrieure, celle de la socit chrtienne, elle vivra sur la disjonction augustienne du temps et de l'espace (du sujet et de l'objet) avec dprciation de ce dernier (1). Plus prs de la modernit, sous l'influence de Marx, on a surestim l'conomique, tantt en le fusionnant avec l'histoire (matrialisme dit historique), tantt en l'opposant l'histoire (conomisme banal). On mconnaissait ainsi l'histoire comme condition et soubassement de l'conomique. Le Logos et la logique d'origine grecque? Le Droit et la loi d'origine romaine? Leur statut restait indcis, ftichis par les uns, discrdit par les autres. Or ils engendraient des pratiques n'taient pas seulement des idologies. La logique fait partie intgrante du savoir, et le droit de la praxis. Les renvoyer l'anthropologie, l'historicit pure et simple? Ce n'est pas facile. Ce statut incertain se prciserait si la pense rflchissante tenait compte de l'espace, entendons de l'espace rel et non de l'espace abstrait, purifi, vid : de l'espace avec ses modalits concrtes. Logique et Droit ne furent-ils pas d'abord des formes d'organisation spatiale, impliquant et contenant des reprsentations de l'espace et des espaces de reprsentation? Situation surprenante plus d'un titre : nous autres , occidentaux, hritiers d'une tradition bout de course, approchant du terme d'une socit, d'une culture, d'une civilisation que nous savons peine caractriser (capitalisme? Judo-christianisme? L'un et l'autre? Culture du non-corps? Socit contradictoirement permissive et rpressive? Consommation dirige bureaucratiquement? etc.) nous nous croyons plus proches du Logos et du Cosmos grecs que du Monde romain, qui pourtant nous hante en profondeur. La Polis grecque naquit d'un synoecisme (runion de(1) Cf. le livre X des Confessions .

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villages) sur son minence, avec l'acropole et l'agora. Dans la clart. La mer n'est jamais loin, avec ses ressources. L'inconnu, le lointain, dangereux mais non inaccessibles, stimulent la curiosit, l'imagination et la pense, indissociables. Une rhtorique tardive rendit nigmatique et merveilleux ce qui rsultait, ici comme ailleurs, d'une rencontre et d'une pratique. La cit grecque n'exorcise pas les forces souterraines; elle s'lve au-dessus d'elles en les surmontant. Parfois en les captant (Eleusis). Pour les citoyens-citadins, l'espace de reprsentation et la reprsentation de l'espace, sans concider, concordrent et s'accordrent (1). L'ordre du monde, celui de la cit, celui de la maison, trois niveaux ou parties, l'espace physique, l'espace politique (la ville avec son territoire), l'espace urbain (interne la cit) trouvrent une unit. Non pas une unit simple, homogne, mais une unit de composition et de proportions, impliquant diffrences et hirarchie. Du mme coup, le savoir et le pouvoir, la thorie et la pratique sociales, entrent dans une commune mesure. De mme, le temps et les rythmes, ceux des jours et des ftes, en accord avec l'organisation de l'espace, l'autel domestique, le foyer commun, la Boul sur l'Agora lieu ouvert et disponible pour le rassemblement des citoyens, centre politique les temples et les stades. Toutes les socits historiques ont diminu l'importance des femmes et limit l'influence de la fminit. Chez les Grecs, elle se rduit la fcondit d'un champ, proprit de l'poux, cultiv par lui ; elle se localise dans la maison : autour de l'autel, du foyer, autour de l'omphalos, espace rond, clos et fixe, autour du four, dernire trace du gouffre tnbreux. Le statut social a suivi la mme restriction que(1) Ce que montre, dans sa mise en perspective, celle d'une histoire psychologique, J. P. Vernant (Mythe et pense chez les Grecs, I, cf. p. 209, 225, etc.) Cette interprtation de la grcit, plus prcise que celle de Nietzsche, mieux fonde sur la philologie, en perd l'ampleur potique.

le statut symbolique et pratique, ces deux aspects se montrant indissociables dans la spatialit (la pratique spatiale). Le monde souterrain n'a donc pas disparu. Le jour, Zeus et la raison, ont vaincu les puissances tnbreuses (chtoniennes). Dans les profondeurs du monde infernal s'agitent aprs leur dfaite, les Titans. Dans le pays des morts, les ombres ont bu le Lth. Le gnie grec a su localiser le monde souterrain, le spcifier, le nommer, en le subordonnant la surface, la montagne o paissent les troupeaux, la campagne cultive, la mer que laboure l'trave des navires porteurs de richesses. Au lieu de le dominer et de l'approprier comme Rome, le gnie grec l'cart, le situe ( Delphes et dans les ftes des Bacchantes). Le sens de ces images ne se trouve pas dans les uvres littraires, au contraire : les rites, les rcits mythiques (d'Hsiode Platon) disent avec des images et des symboles ce qui se passe dans l'espace social. La rationalisation conceptuelle fut prcisment l'uvre tardive des Grecs vers la fin de leur civilisation (avec la philosophie). IV, 5. La plupart des socits ayant suivi ce chemin, d'o viennent les diffrences? Comment se fait-il que les socits parviennent des status divers, des expressions et formulations varies du principe mle et de sa dominante? La Grce, faonne par Athnes et l'Italie par Rome abou: tissent des socits si diffrentes que l'une a produit et transmis le Logos (logique et savoir) alors que l'autre a produit et transmis le Droit. La psychanalyse, qui devrait se sentir l'aise devant ces questionnements, peut-elle rpondre? Le schma dipien, celui du triangle, ne permet de construire qu'une explication causale trs mcaniste, trs homognisante. Le triangle dipien se retrouve partout. La structure triangulaire aurait force explicative; mais si c'est une structure constante, comment engendre-t-elle des effets si diffrents? Ici la .question a t prise autrement : en explorant la pratique sociale comme extension du corps, et cela au

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cours d'une gense de l'espace dans le temps, et par consquent d'une historicit elle-mme considre comme produite. Ne faut-il pas discerner au cours de cette histoire la virilit de la masculinit? A Rome commandent les vertus et valeurs masculines, celles du militaire et de l'administrateur. A la Grce appartient la virilit, celle qui porte un perptuel dfi aux ennemis et rivalise avec les amis, celle qui a pour sens et but, tantt brutal tantt subtil, la performance, celle qui veut par-dessus tout exceller, mais que dcouragent les petites tches et qui, versatile, embrouille les affaires quand il lui faut dcider long terme. Cette virilit, promue l'chelle cosmique, celle des dieux, garde les qualits des petits groupes comptitifs. Virilit et rivalit des Grecs : ils ont distingu deux usages de l'ristique, de l'agonistique, l'un bon, l'autre mauvais. Le mauvais usage de la lutte propose la destruction de l'adversaire; le bon usage valorise l'adversaire en cherchant faire mieux que lui (1). La Dik, la justice, discerne ces aspects du dfi et de la dfiance, que mlange l'Hubris. S'il y a lieu de distinguer, propos de Rome et des Romains, Yinuitus initial et Vhabitus final, cette distinction tombe propos des Grecs. L'image gnratrice de l'espace grec, c'est un espace dj pleinement form, justement peupl; c'est l'heureuse disposition des foyers, celui de chaque maison, celui de la Polis, sur une minence bien choisie, bien situe, qui reoit la lumire du soleil, auprs d'une source abondante. Hirarchie spatiale et sociale, la ville grecque se sert de l'espace bien dfini pour intgrer les dmes, les familles aristocratiques, les villages, les groupes d'artisans et de commerants, dans une unit : la Polis. A la fois(1) Cf. la reprise nietzschenne de l'Eris, Zarathoustra, I, Vom Freunde, et II, Von den Mitleidigen. Immer sollst du der beste sein... dise machte einem Griechen die Seele zittern (Von Tausend und einem Ziele). Sur la double Eris, cf. J. P. Vernant, op. cit., p. 33.

moyen et fin, connaissance et action, naturel et politique, cet espace se peuple d'hommes et de monuments. Le centre rassemble. C'est l'agora. Au sommet de l'acropole, le temple prside et achve l'espace spatio-temporel. Le Temple n'est l'image de rien. Il est l debout dans la valle rocheuse . Il dispose et ramne autour de lui et du dieu l'unit des rapports dans lesquels ont lieu naissances et morts, malheurs et prosprits, victoires et dfaites (Heidegger). Rien qui soit dcoratif, rien qui soit fonctionnel. L'espace, la taille des pierres, la gomtrie de la masse, l'ordonnance, ne se sparent pas. Les poutres et linteaux, avec leurs appuis et supports commandent l'organisation de l'espace et la distribution des masses. D'o l'appel aux ordres et leur importance. Les colonnes (doriques, ioniques, corinthiennes) font les ordres . Ces ordres font partie la fois de la construction et de la dcoration. Le cosmos, semblable une belle chevelure au-dessus d'un noble front, se dispose lumineusement sans dissocier le bien du beau. La diffrence? Elle fut produite. Non pas comme telle, conue, reprsente. Elle n'a jamais fait partie, sinon tardivement et indirectement, d'un savoir, d'une suite d'noncs, d'un champ pistmologique associ ou non un noyau de savoir. Une diffrence conue n'est-elle pas dj rduite, du seul fait que les deux termes entrent comparativement dans une mme pense, dans un acte intellectuel? Mme si cet acte prcde une action et que l'action pratique ralise l'acte intellectuel, la diffrence n'est alors qu'induite. Entre le Cosmos et le Monde, la diffrence s'engendre au cours d'un processus dit historique , chacun des termes considrs ignorant ou mconnaissant l'autre. On peut assurer, beaucoup plus tard, qu'une image ou un concept de l'espace devait s'inspirer ou du bas ou du haut ou bien de l'abme ou bien du sommet en mettant l'accent sur telle ou telle direction, telle ou telle orientation. Certes. Mais l'une des images opposes ne s'est pas constitue contre l'autre, pour en diffrer. La diffrence advient spon-

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tanment, ce qui distingue la diffrence produite de la diffrence induite, gnralement rduite. IV, 6. Quel est le mode d'existence de l'espace absolu? Fictif ou bien rel? La demande ainsi formule comporte l'impossibilit d'une rponse. A partir de cette alternative, on oscillera indfiniment entre les deux termes proposs. Fiction? Certes ! Comment un espace absolu possderait-il une existence concrte? Ralit? Certes! Comment l'espace religieux de la Grce ou de Rome n'aurait-il pas possd la ralit politique? L'espace absolu n'a qu'une existence mentale, donc fictive . Mais il dtient aussi une existence sociale; il a une ralit spcifique et puissante. Le mental se ralise dans un enchanement d'activits sociales parce que la fiction se change en ralit dans le Temple, la Cit, les monuments, les palais. L'interrogation ignore ou mconnat l'existence de ces uvres dont l prsence transgresse sinon transcende les catgories banalises et tardives, le rel oppos au fictif. Un temple, avec ce qui l'entoure, est-ce fictif ou rel? Le raliste ne voit que des pierres; le mtaphysicien, qu'un lieu consacr au divin. N'y a-t-il pas autre chose ? Cet espace absolu n'a pas disparu. Se conserverait-il seulement dans les glises et les cimetires? Non. L'Ego se cache dans un trou, son monde , quand il ne se perche pas sur un promontoire du Logos. Sa voix sort d'une caverne souvent mphitique et parfois inspire. L'espace de la parole? Fictif et rel, il se glisse toujours dans l'entredeux, l'interstice inassignable entre l'espace du corps et les corps dans l'espace (l'interdit). Qui parle? Et d'o, de quel lieu? La question, devenant familire, occulte le paradoxe : espace absolu, espace mental, en qui l'abstraction mortelle des signes s'insre et o elle tente de se transcender (par les gestes, la voix, la danse, la musique). Les mots sont dans l'espace, et n'y sont pas. Ils parlent de l'espace ;

ils l'enveloppent. Le discours sur l'espace implique une vrit de l'espace, qui ne peut venir d'un lieu situ dans l'espace mais d'un lieu imaginaire et rel, donc surtel et pourtant concret. Et pourtant conceptuel ! Ce lieu soustrait la nature et pourtant dot de proprits aussi naturelles que celles des sculptures tailles dans le bois et la pierre, ne serait-ce pas aussi celui de l'art? IV, 7. Au cours d'un long dclin de l'tat-CitEmpire, caractris par la puissance politique et par son fondement dans la terre et la proprit du sol, la Ville disparat. La Villa qui appartient un propritaire foncier (latifundiaire) n'a plus rien d'un lieu sacr. Elle ralise dans l'espace agro-pastoral une pratique spatiale codifie, lgalise, celle de la proprit prive du sol. Elle unit donc, dans une unit de production matrielle, les traits gnraux de la socit romaine (l'ordonnance selon des principes juridiques) avec un got esthtique (peu crateur mais affin), avec l'agrment de la vie. Comme en tmoignent ds l'poque classique les textes de Cicron, de Pline, etc. La diversit dans l'espace, la prdominance lgale du priv, comportent la perte de l'ordre grec, la rupture de l'unit forme-structure-fonction, ainsi que la sparation dans les btiments entre les parties dcores et les parties fonctionnelles, entre le traitement des volumes et celui des surfaces, donc entre la construction et la composition, entre l'architecture et la ralit urbaine. A ce titre, la villa romaine (celle du Bas-Empire et de la dcadence) apparat comme productrice d'un espace nouveau, promis au plus grand avenir en Europe occidentale. C'est le secret de la permanence du monde romain travers le dclin. La villa ne donnera pas seulement naissance beaucoup de nos villages et villes. Elle propose une conception de l'espace dont les caractres se manifesteront par la suite : dissociation des lments et par consquent diversification pratique subordination au principe unifiant mais abstrait de la proprit incorporation en un espace de ce principe en

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lui-mme impossible vivre, mme pour le propritaire, parce que juridique, donc extrieur et censment suprieur au vcu . Ainsi s'acheminera vers son terme (lointain puisqu'au xxe sicle il n'est pas encore atteint) la romanit. Libr, le principe de la proprit prive ne resta pas strile; il engendra un espace. Le silence de l'tat pendant des sicles se traduit dans l'histoire officielle et chez la plupart des historiens par un nant d'existence historique. Quelle erreur ! En Occident gallo-romain se conserveront les plus prcieuses conqutes romaines : l'art de construire, l'art d'irriguer et d'endiguer, les grandes routes, les perfectionnements apports l'agriculture (auxquels avaient pour leur part contribu les Gaulois), et enfin et surtout le droit de la. proprit (prive). Pas plus que l'argent ou la marchandise, on ne peut accuser ce droit de tous les maux. Il n'a rien de mauvais en soi . En dominant (trs exactement en le soumettant au dominiun) l'espace, le principe de proprit mettait fin la contemplation de la nature, cosmos ou monde, pour montrer la voie de l'action dominatrice, qui transforme au lieu d'interprter. Arrivait-il, dans la socit domine par lui, une impasse? Sans doute, pris isolment et port l'absolu. L'entre en scne des Barbares eut donc un effet favorable ; en la violentant, ils fcondrent la sainte proprit. Encore fallut-il les accueillir, leur offrir leur chance, celle de s'installer, de mettre en valeur les villae , de faire travailler les colons galloromains en les soumettant aux chefs de la communaut villageoise devenus seigneurs. En ce qui concerne l'espace, les Barbares l'ont rafrachi, pour ainsi dire, en retrouvant les balisages plus anciens, ceux des priodes agro-pastorales et plutt pastorales qu'agraires. En cette fin d'empire, en ce haut moyen-ge, dans la vacuit apparente, c'est donc un nouvel espace qui se met en place, supplantant l'absolu, lacisant l'espace religieux et politique de Rome. Ce qui le dispose condition ncessaire mais non suffisante se changer en espace his-

torique, en espace de l'accumulation. La villa devenue domaine seigneurial, ou village, selon les cas, dfinit durablement le lieu : fixation au sol d'un tablissement. IV, 8. L'image du monde, sophistique par la thologie (augustinienne) traversa le dclin de l'Empire et de l'tat romains, la priode latifundiaire et sa dramatique rencontre avec les rnovateurs barbares. L'an mille? Dans cette perspective, c'est le moment fcond entre tous. Au sein du vide apparent, autre chose s'annonce. Les contemporains tombent dans l'angoisse parce qu'ils ne voient que le pass. Un espace dj transform est dj le berceau, le lieu de naissance de ce qui advient. Le christianisme, quelles que soient alors ses modalits institutionnelles, vnre les tombeaux. Les lieux sacrs, marqus du sceau divin, Rome, Jrusalem, Compostelle, ce sont des tombes : celle du Christ, celle de Saint-Pierre ou de Saint-Jacques. Les grands plerinages dplacent les foules vers des chsses, des reliques, des objets sanctifis par la mort. Le monde rgne. Cette religion code, si l'on peut employer ce terme, la mort. Elle la ritualise, Ta crmonialise, la solennise. Dans les monastres, les moines contemplent et ne peuvent contempler que la mort, en mourant au monde , ce qui accomplit le monde . La religion, d'essence cryptique, tourne autour de ces lieux souterrains, les cryptes des glises. Au-dessous de chaque glise, de chaque monastre, la crypte contient les os ou une parti des os d'un personnage consacr, mythique ou historique. Ce dernier mot dsigne les martyrs, ceux qui ont tmoign au prix de leur vie et continuent tmoigner, du fond des catacombes et d'une profondeur qui n'a plus rien du royaume antique des ombres. La prsence du saint condense dans la crypte les puissances de la vie et de la mort diffuses dans le monde , l'espace absolu identifi l'espace souterrain. Cette sombre religion accompagne la fin de Rome, de la Ville et de l'tat. Elle correspond une socit agricole, mdiocrement productrice, o l'agri-

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culture (sauf autour des monastres) se dgrade, o les famines menacent, o toute fcondit s'attribue aux puissances occultes. Dans ces conditions s'opre le syncrtisme entre la Terre-Mre, le Dieu-Pre cruel, le mdiateur bienfaisant. Les cryptes et tombeaux contiennent des signes et reprsentations des saints personnages. Rarement ou jamais (semble-t-il) des sculptures. Toujours des peintures. Elles ont ceci de remarquable que personne ne les voit, sinon parfois (lors de la fte du saint) le clerg qui pntre dans la crypte avec des cierges allums. Alors, moment intense, les images s'animent, les morts apparaissent. Cette peinture cryptique n'a rien de visuel. Son existence pose, pour ceux qui pensent d'aprs les catgories postrieures et les projettent dans le pass, un problme insoluble. Comment une peinture peut-elle rester invisible? tre voue au nocturne? Pourquoi les fresques de Lascaux et celles de la crypte de Saint-Savin? Ces peintures ne sont pas faites pour tre vues mais pour tre et pour qu'on sache qu'elles sont l : images magiques, condensant les vertus sous-terraines, signes de mort, traces de la lutte contre la mort, pour retourner contre elle ses puissances. L'glise. Quelle vision troite, quelle erreur de l'imaginer comme une entit possdant un sige Rome, et s'installant par le truchement du clerg dans les glises des villages et des villes, des couvents et monastres, basiliques et autres ! Le monde , l'espace fictif-rel des tnbres, l'glise l'habite, le hante. Le monde souterrain perce ici et l, en chaque sige , celui du plus petit cur de campagne jusqu' celui du pape, perce la surface terrestre, de sorte que le monde surgit. Le monde , celui du militantisme religieux, de l'glise souffrante et militante, gt et s'agite au-dessous de la surface. Cet espace, celui de la chrtient, un Bernard de Clairvaux l'occupe de sa puissante personnalit, au xne sicle. Seule cette unit magicomystique, fictive-relle, rend compte de l'influence d'un tel gnie, qui commande deux rois et dit au pape : Je suis plus pape que toi . Au moment o s'annonait quelque

chose d'autre, Bernard de Clairvaux revalorisait l'espace des signes de la mort, la contemplation dsespre, l'asctisme. Les foules se rassemblent autour de lui, et pas seulement les foules. Son grabat symbolisait son espace. Que se passe-t-il au XIIe sicle? Si l'on suit l'opinion commune des historiens, l'histoire reprend enfin aprs un long intermde. Alors, seulement, se prparent des facteurs qui feront les temps modernes ! Quel suspense ! A la longue patience de l'Histoire rpond la patience des historiens, qui se dbattent dans cette aube crpusculaire, qui dmlent peu peu l'enchevtrement des faits sinon des causes. Prudents, ces historiens (1) hsitent parler de rvolution propos des grands mouvements du xne sicle. Ils sont d'autant plus rticents qu'ils seront amens tudier la rvolution paysanne la rvolution des serfs qui s'attaque la condition servile, conjointement avec la rvolution urbaine qui change le statut global de la socit. Qui en bnficiera? Le roi, certes, et sa puissance, et l'tat, d'abord fodal et militaire. Ce qui s'annonce au xne sicle n'est pas pour autant ralis ds ce moment. Quelle rencontre de hasards et de dterminismes permit l'action d'hommes aussi exceptionnels que Bernard de Clairvaux, Suger, Ablard? Comment assister rtrospectivement la naissance de ce qui surgit alors, si l'on n'en peroit pas les lieux et le berceau? Que les villes aient repris alors de l'importance, personne ne peut le contester. Qu'ont introduit, qu'ont produit les villes? Un nouvel espace. Cette rponse viterat-elle les difficults mthodologiques et thoriques qui rsultent de la seule considration du temps (historique ou prsum tel)? Peut-tre. La monte des villes mdivales doit se considrer avec ses implications et consquences. Elle suppose l'existence d'un surproduit dans les campagnes pour nourrir la population urbaine, et parce que la ville s'organise en march, parce que les artisans traitent des(1) Petit-Dutaiblis dans Les Communes franaises et mme G. Duby dans des tudes rcentes.

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matriaux en provenance du travail agricole (laines, cuirs). Ce qui entrane la constitution des associations corporatives d'inspiration communautaire, l'intrieur de la commune urbaine. Bien que les membres des corporations n'aient rien de proltaire , avec ces associations entre en scne le travailleur collectif, capable de produire socialement , pour la socit, savoir la ville. La papaut se dfend, contre-attaque, marque des points. Pourtant son grand dessein, savoir la substitution d'un vaste tat ecclsiastique l'tat imprial dont l'glise romaine se veut l'hritire, ce grand dessein a fait faillite. Dj pointent les nations, les tats nationaux. La culture monastique s'loigne. Ce qui disparat, c'est l'espace absolu. Il s'miette, il s'effondre. Ce qui surgit? C'est l'espace d'une vie laque, dlivre de l'espace politico-religieux, de l'espace des signes de la mort et du non-corps. Le paysage urbain mdival inverse l'espace antrieur, celui du monde . Il multiplie les lignes brises, les verticales. Il bondit hors du sol; il se hrisse de sculptures. Contre l'utopie malfique du monde souterrain, il proclame une utopie bnfique et lumineuse; le savoir aurait son autonomie; il ne servirait plus un pouvoir accablant mais contribuerait l'affermissement d'un pouvoir raisonnable. Que disent les grandes cathdrales? Elles affirment, par rapport aux difices religieux antrieurs, l'inversion de l'espace. Elles concentrent le sens diffus de l'espace autour de la ville mdivale. Elles dcryptent dans un sens vigoureux (encore plus que rigoureux) de ce mot : elles s'affranchissent de la crypte et de l'espace cryptique. L'espace nouveau ne se contente pas de dchiffrer l'ancien, ce que d'ailleurs il fait, mais en le surmontant ; il s'en libre en s'illuminant, en s'levant. L'emporte alors, et dcidment, dcisivement, ce que certains appellent la communication blanche (1). L'autre, la noire, maudite plus encore que sacre, ne s'abolit pas. Elle se localise dans la partie souter(1) Cf. G. Bataille, Le Coupable, N.R.F., 1961, p. 81.

raine de la socit, dans les lieux cachs, hors des communications frontales. Une prodigieuse triade anime et contrarie ce grand mouvement d'mergence : Bernard de Claivaux, Suger, Ablard. Insparables. Le ractif par excellence, Bernard, a l'oreille des grands et se fait entendre par les foules. Suger, homme de l'tat (royal, militaire, dj national parce que territorial) conoit et ralise des possibilits politiques. Quant Ablard, l'hrtique, il se situe l'extrme pointe des virtualits, dans la pense qui cherche le fondement et secoue par ses fondations l'difice. Le plus efficace, malgr les apparences de l'chec, traqu par une perscution qui ne lui pargne aucun outrage, qui prend prtexte d'une intrigue amoureuse pour punir l'hrtique, Ablard sera reconnu plus tard comme le plus moderne . A Saint-Savin, la crypte contient la poussire terrestre devenue symbolique et les images des saints (Gervais et Protais), de leur vie difiante et de leur martyre. Mais la vote de l'glise prsente l'histoire sainte, l'ancien et le nouveau Testaments. Cette vote peinte porte l'image inverse de l'espace cryptique. Elle le dcrypte en montrant ciel ouvert ce que.contenaient les souterrains. Saint-Savin expose le moment de l'mergence, dans un jeu de rciprocits images. Dans son livre : Architecture gothique et pense scolastique, E. Panovsky ne s'est pas content d'un appel au Zeitgeist hglien, l'esprit du temps devenu banalit, pour exposer les liens entre les divers aspects du XIIe sicle. L'ide d'une analogie entre l'architecture et la philosophie en ellemme n'a rien de paradoxal ni de nouveau (1). E. Panovsky va plus loin que la dtermination d'un point de rencontre fconde entre technique et symbole (2) ce qui dj dpas(1) Cf. K. Hampe, Le Haut Moyen Age, tr. fr. Gallimard, 1943, p. 212 230 o cette ide est clairement expose ; notamment p. 228 sur l'criture gothique. (2) Cf. E. Mle, L'art religieux du XIIe au XIIIe sicles, Paris, 1896.

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sait l'interprtation rationaliste de Viollet-le-Duc, interprtation mcaniste, techniciste, fonctionaliste (malgr une analyse trs pousse du processus social et historique) (1). Ni la croise d'ogive, ni les arcs-boutants et les contre-boutants n'expliquent les cathdrales, encore que conditions ncessaires. Ni d'ailleurs l'lan de l'me vers le ciel, ni l'ardeur juvnile des nouvelles gnrations. E. Panovsky va jusqu' montrer une homologie (plus qu'une analogie) entre la philosophie et l'architecture. Chaque formation, totale sa manire, entre avec l'autre dans une unit, dont chacune est une manifestation , une lucidation, comme celle de la foi par la raison. A qui revient la priorit? A la philosophie. Car il y a priorit. La scolastique a produit une habitude mentale, un habitus, donc un modus operandi qui dcoule d'un modus essendi, d'une raison d'tre. U'habitus de l'architecte provient en ligne directe d'une raison providentielle qui promulgue en ce temps l'unit de la vrit, celle de la raison et de la foi, qui culmine dans La Somme thologique (2). La disposition spatiale de l'glise gothique correspondrait celle de ce grand ouvrage, ou plutt le reproduirait : conciliation des contraires, triadisme dans la totalit, quilibre d'organisation selon un systme de parties elles-mmes homologues (3). Pour E. Panovsky, faire dcouler d'une reprsentation abstraite (l'unit des parties homologues, unit elle-mme analogue celle de la divinit, une en trois et trois en une) un espace mental, celui d'une construction spculative (la Somme thologique) et, de cet espace mental, un espace social, la cathdrale, cela n'offre aucune difficult. Ce qu'il engendre et produit ainsi, ou reproduit, c'est l'acte divin lui-mme. Un homme de grande foi seul peut n'en prouver aucune gne ; et c'est un bel exemple des abus d'un concept inconsidrment pris hors de tout contenu et de tout contexte, celui de production. L'introduction de(1) Cf. P. Francastel, Art et Technique, Gonthier, p. 83-84, 92 et sq. (2) Cf. p. 91 et sq. (3) Cf. Somme, 91 et sq.

concepts qui se veulent scientifiques l'affinit structurale, la recherche du lieu gomtrique d'expression symbolique propres une socit et une poque (1) permettent l'identification de la pense l'acte divin producteur. Remplacer le mot crer par le mot produire autoriserait cette curieuse substitution et du mme coup l'idalisme, le spiritualisme les plus perdus et les plus faciles ! Cela ne va pas de soi. E. Panovsky a tent de saisir un principe d'unit. Pourquoi donc un habitus plutt qu'un intuitusl Mais s'agit-il vritablement d'un habitus que Saint-Thomas dfinit pour l'humanit comme une faon d'tre , impliquant un pouvoir d'user et de jouir (2), donc comme une qualit qui fait corps avec une personne? (d'o la liaison avec habere et habitare ). Ce qui distinguerait Yhabitus de l'habitude. Comment une doctrine contiendrait-elle un habitus (une habitude mentale) et un modus operandi capables d'engendrer sans miracle plusieurs schmas particuliers, celui de l'criture, celui de l'art, celui de la musique?... Ce galimatias spiritualiste recouvre une intuition concrte, celle d'une unit, d'une production. Ce que dgage E. Panovsky, ou ce qui se dgage de son uvre, c'est l'ide d'une logique visuelle (3). Qu'entend-il par l? Que l'difice religieux s'claire en s'levant, que les nefs n'ont plus l'allure compacte et sombre des glises dites romanes, que les murs s'allgent en cessant de porter tout le poids et que les piliers s'lancent vers la vote avec les colonnettes et les nervures, que les vitraux se mettent en place et que le vitrail devienne un art. Et plus encore : que l'esprit scolastique admette et mme exige une clarification double, de la fonction au tra(1) Cf. Postface de P. Bourdieu, op. cit., p. 135. (2) Cf. Gaboriau, op. cit., p. 62, p. 97. L'introduction de ces concepts philosophiques (scolastiques) n'a rien de gnant.'Leur usage spculatif sans autre rfrence que le systme (thomiste) permet des manipulations contestables. (3) Cf. op. cit., p. 112.

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vers de la forme, de la pense au travers du langage (1). E. Panovsky ne va pas jusqu'au bout de sa pense. Que tout apparaisse au jour, tel est l'ordre de la logique visuelle . Tout? Oui, ce qui se cachait, les secrets du monde. Mme les dmons et les vices. Mme les tres de la nature, plantes, animaux. Mme les corps vivants. Surgissant dans la lumire, les corps prennent revanche; les signes du non-corps (2) se subordonnent ceux du corps, y compris le corps ressuscit du dieu vivant, le Christ. C'est la nouvelle alliance du monde , qui s'ouvre au jour, avec le Logos et le Cosmos. Ce qui stimule la dcouverte de la pense grecque, Platon et Aristote. De lointaine, la rsurrection de la chair devient centrale; ce que veulent dire les Jugements derniers (sans cesser de rpandre la terreur, de parler de la mort et du monde souterrain). Que le monde souterrain surgisse la surface, que la surface terrestre s'lve vers le haut et se donne voir en occupant l'espace, ds lors la sculpture triomphe de la peinture cryptique. D'o la profusion des chapiteaux, des statues sr les faades. Les surfaces, libres de la pesanteur, portent la glorification du corps (mme si l'ide du pch, ici et l, ramne les esprits sur la pourriture, l'immonde et le monde ). La sculpture redevient, comme au temps des Grecs, l'art primordial, l'art-pilote. La peinture ne conserve sa dignit qu'en tant qu'art d'clairage (sur les vitraux). Limiter cette puissance cratrice une composition architecturale permettant de refaire la dmarche de la pense , celle de la Somme thologique, c'est un schma tellement rducteur qu'il surprend (3). Double avantage : arriver l'aggiornamento de la thologie scolastique et mettre mal ce qu'il y eut de rnovateur, de subversif, (l)., p. 113.(2) Dans Conjonction et Disjonction, O. Paz tente un tableau symtrique des relations similitudes et oppositions entre l'art mdival chrtien et l'art bouddhique (cf. p. 69). (3) Cf. Panovsky, op. cit., p. 112.

d'exemplaire, dans la rvolution mdivale en Occident. Logique visuelle? Oui : sortir des tnbres, mettre jour. Ce qui va bien au-del de l'architecture gothique et concerne les villes, l'action politique, la posie et la musique, la pense. Le rle d'Ablard, sa pense et sa vie, ne se comprennent qu' partir d'une rbellion du corps, qui va plus loin que la logique visuelle : jusqu' l'attente d'une rconciliation entre la chair et l'esprit, par l'intervention de la Troisime-Personne, l'Esprit-Saint. De quoi s'agit-il donc? D'une production, celle d'un espace. Pas seulement d'un espace idel et idal, d'un lieu des esprits, mais d'un espace social et mental. D'une mergence. Du dcryptage de l'espace antrieur. La pense et la philosophie font surface, montent des profondeurs, mais c'est aussi la vie qui se dcrypte, la socit entire, avec l'espace. Et si l'on tenait distinguer, la manire de l'analyse textuelle (1) le gnotype de l'espace du phnotype, ce serait de l'mergence que se tirerait le gnospatial. Cette production d'une originalit et d'une porte rvolutionnaire telles qu'elle se diffuse en Occident avec une extraordinaire rapidit (relative) partir de l'Ile-deFrance, il est exact qu'elle s'opre vers le visuel . Ce qui le montre et suffirait le prouver, c'est l'importance de la faade. Soigneusement mnage, cette haute surface ouvrage se soumet aux commandements de l'glise : la Loi, la Foi, aux critures. Le corps vivant et nu n'y tient qu'une place trs restreinte : Eve, Adam. Peu de corps fminins, sinon asctiques et condamns. La faade se dresse pour le prestige. Elle proclame l'usage des foules qui affluent vers le porche, les puissances associes de l'glise, du Roi, de la Ville. Malgr les efforts des architectes mdivaux pour que le dehors prsente le dedans, le rende visible, la faade par sa seule existence brise cette concordance. La production d'un espace lumineux, son mergence(1) Cf. J. Kristeva, Semiotik.

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n'entranent pas encore au xm sicle sa subordination l'criture (1), ni la mise en spectacle (2). Toutefois, la formulation de Panovsky, dans la mesure o elle est exacte, dnonce un geste menaant. La visualisation, porte par une stratgie, passe au premier plan. Une collusion s'effectue d'un ct avec l'abstraction, la gomtrie et la logique et, de l'autre avec la puissance. L'espace social prend dj cette formule alchimique, avec ses ingrdients inquitants et ses effets surprenants. Sans doute, un seuil n'est-il pas franchi, celui qui spare (mal) la ralisation de la rification, la vitalit de son alination. Il s'annonce. La magie ngative et mortelle des signes, celle qui immobilise l'oiseau en plein vol dans une peinture, celle qui mime le coup mortel du chasseur, l'emporte. L'autre magie, celle de la parole, celle des symbolismes qui rtablissaient la vie jusque dans le domaine de la mort le souffle de l'esprit, l'oiseau prophte, le geste crateur recule avec la visualisation intense. La sculpture dit plus que la peinture, dans les trois dimensions de l'espace. Mais elle le dit d'un coup, en une fois. Sans appel. La verticalit, l'arrogance politique des tours, leur fodalisme esquissent dj l'alliance entre il et Phallus. Inconsciente et d'autant plus agissante. Le Phallus se voit. Alors que l'organe fminin, figure du monde, reste cach. Prestigieux, symbole de force et de fcondit, le Phallus s'impose la vision en s'rigeant. Dans l'espace o l'il s'arroge des privilges, le Phallique recevra ou produira des privilges. Le Regard, c'est l'il de Dieu, du Pre, du Chef. Cet espace o le regard s'empare de ce qui le sert, ce sera l'espace de la force, de la violence, du pouvoir sans autres limites que celles de ses moyens. Espace du dieu trinitaire et des Rois, ce ne sera plus l'espace des signes cryptiques mais celui des critures et dero berg.

l'historique. Donc de la violence militaire, donc masculine (1). IV, 9. Comment et quand disparaissent ensemble le non-cumulatif et le non-historique, autrement dit la socit qui dpense somptuairement (ftes, monuments, guerres de parade et de prestige) son excdent? La thorie de l'accumulation, commence par Marx, reste inacheve. Comment l'accumulation primitive a-telle t possible? Qu'implique-t-elle, en dehors de la capacit d'investir au lieu de thsauriser et de gaspiller, et de la rationalit correspondante (Max Weber)? L'accumulation d'argent pour investir et l'investissement productif se conoivent mal sans une accumulation des techniques et des connaissances. Les aspects du processus cumulatif ne se dissocient pas. Si donc, au moyen-ge, il y a croissance des forces productives et de la production (d'abord dans l'agriculture, ce qui permet la constitution des villes), c'est que des techniques se diffusrent, s'adoptrent ici et l. Ce que confirment les documents. La question mal rsolue est la suivante : Dans beaucoup de socits, et notamment dans l'antiquit occidentale, un certain nombre de conditions du processus cumulatif taient ralises, avec l'conomie marchande et montaire, la pense scientifique et les connaissances, les villes. Comment se fait-il que ce processus n'ait pas commenc ds lors et que, pour autant qu'on puisse lui fixer une origine historique, il date du moyen-ge europen? Quelles conditions manqurent auparavant? Qu'est-ce qui s'y opposait? . Aucune rponse ne satisfait l'analyse thorique. L'esclavagisme? Les guerres(1) Rien de moins vident et de moins clair que le lien tabli par quelques psychanalystes entre la parole et le pnis (cf. C. Stein, L'enfant imaginaire, Denol, 1971, p. 181). Quant au phallus castrateur du clitoris et rducteur du vagin, s'il est un jour castr par le regard de Dieu, c'est un juste retour des choses. Au cours de ces changes de bons procds, qu'est-ce qui s'oublie ? (Cf. S. Viderman, La construction de l'espace analytique, Denol, 1970, p. 126etsq.)

(1) Dcrite par McLuhan, partir du xve sicle dans

La Galaxie Guten-

(2) Dcrite par Guy Debord dans La Socit du spectacle.

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n'entranent pas encore au xuie sicle sa subordination l'criture (1), ni la mise en spectacle (2). Toutefois, la formulation de Panovsky, dans la mesure o elle est exacte, dnonce un geste menaant. La visualisation, porte par une stratgie, passe au premier plan. Une collusion s'effectue d'un ct avec l'abstraction, la gomtrie et la logique et, de l'autre avec la puissance. L'espace social prend dj cette formule alchimique, avec ses ingrdients inquitants et ses effets surprenants. Sans doute, un seuil n'est-il pas franchi, celui qui spare (mal) la ralisation de la rification, la vitalit de son alination. Il s'annonce. La magie ngative et mortelle des signes, celle qui immobilise l'oiseau en plein vol dans une peinture, celle qui mime le coup mortel du chasseur, l'emporte. L'autre magie, celle de la parole, celle des symbolismes qui rtablissaient la vie jusque dans le domaine de la mort le souffle de l'esprit, l'oiseau prophte, le geste crateur recule avec la visualisation intense. La sculpture dit plus que la peinture, dans les trois dimensions de l'espace. Mais elle le dit d'un coup, en une fois. Sans appel. La verticalit, l'arrogance politique des tours, leur fodalisme esquissent dj l'alliance entre il et Phallus. Inconsciente et d'autant plus agissante. Le Phallus se voit. Alors que l'organe fminin, figure du monde, reste cach. Prestigieux, symbole de force et de fcondit, le Phallus s'impose la vision en s'rigeant. Dans l'espace o l'il s'arroge des privilges, le Phallique recevra ou produira des privilges. Le Regard, c'est l'oeil de Dieu, du Pre, du Chef. Cet espace o le regard s'empare de ce qui le sert, ce sera l'espace de la force, de la violence, du pouvoir sans autres limites que celles de ses moyens. Espace du dieu trinitaire et des Rois, ce ne sera plus l'espace des signes cryptiques mais celui des critures et de(1) Dcrite par McLuhan, partir du XVe sicle dans La Galaxie Gutenberg. (2) Dcrite par Guy Debord dans La Socit du spectacle.

l'historique. Donc de la violence militaire, donc masculine (1). IV, 9. Comment et quand disparaissent ensemble le non-cumulatif et le non-historique, autrement dit la socit qui dpense somptuairement (ftes, monuments, guerres de parade et de prestige) son excdent? La thorie de l'accumulation, commence par Marx, reste inacheve. Comment l'accumulation primitive a-telle t possible? Qu'implique-t-elle, en dehors de la capacit d'investir au lieu de thsauriser et de gaspiller, et de la rationalit correspondante (Max Weber)? L'accumulation d'argent pour investir et l'investissement productif se conoivent mal sans une accumulation des techniques et des connaissances. Les aspects du processus cumulatif ne se dissocient pas. Si donc, au moyen-ge, il y a croissance des forces productives et de la production (d'abord dans l'agriculture, ce qui permet la constitution des villes), c'est que des techniques se diffusrent, s'adoptrent ici et l. Ce que confirment les documents. La question mal rsolue est la suivante : Dans beaucoup de socits, et notamment dans l'antiquit occidentale, un certain nombre de conditions du processus cumulatif taient ralises, avec l'conomie marchande et montaire, la pense scientifique et les connaissances, les villes. Comment se fait-il que ce processus n'ait pas commenc ds lors et que, pour autant qu'on puisse lui fixer une origine historique, il date du moyen-ge europen? Quelles conditions manqurent auparavant? Qu'est-ce qui s'y opposait? . Aucune rponse ne satisfait l'analyse thorique. L'esclavagisme? Les guerres(1) Rien de moins vident et de moins clair que le lien tabli par quelques psychanalystes entre la parole et le pnis (cf. C. Stein, L'enfant imaginaire, Denol, 1971, p. 181). Quant au phallus castrateur du clitoris et rducteur du vagin, s'il est un jour castr par le regard de Dieu, c'est un juste retour des choses. Au cours de ces changes de bons procds, qu'est-ce qui s'oublie? (Cf. S. Viderman, La construction de l'espace analytique, Denol, 1970, p. 126 et sq.)

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DE L'ESPACE ABSOLU A L'ESPACE ABSTRAIT

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incessantes? Les dpenses somptuaires? Le parasitisme des classes dominantes et mme de la plbe romaine? Chacun de ces facteurs historiques a pu jouer un rle dans cette interdiction ou annihilation d'un processus sans l'expliquer. Ira-t-on jusqu' dire que les autorits spirituelles ou politiques, dans leur profonde sagesse, prenaient des mesures pour l'empcher? Cette hypothse suppose aux castes, prtres, guerriers, chefs politiques, une sagesse surhumaine. Rponse : l'espace qui merge au xne sicle en Europe occidentale, qui gagne de proche en proche (la France, l'Angleterre, la Hollande, l'Allemagne et l'Italie), c'est l'espace de l'accumulation, son berceau, son lieu de naissance. Pourquoi et comment? Parce que cet espace lacis rsulte de la rsurrection du Logos et du Cosmos, qui se subordonnent le monde et les forces souterraines. Avec le Logos et la logique, le droit se reconstitue ; les relations contractuelles (stipules) se substituent aux coutumes et aux exactions coutumires. Alors s'estompe le monde tnbreux et s'attnue la terreur de ce monde. Il ne disparat pas. Il se change en htrotopiques, lieux de sorcellerie, de folie, de puissances dmoniaques, lieux fascinants mais conjurs. Plus tard, beaucoup plus tard, les artistes retrouveront cette fomentation sacre-maudite. Au moment o elle svissait, personne ne pouvait la reprsenter ; elle tait prsente. L'espace fourmillait de puissances caches, malfiques plus souvent que bonnes. Chaque lieu avait son nom et chaque dnomination dsignait aussi une de ces obscures puissances : Numennomen . Les noms (nos lieux-dits ) en provenance de la priode agropastorale n'avaient pas disparu sous la romanit. Les mille petites superstitions terriennes des Romains, vhicules par le