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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFSP&ID_NUMPUBLIE=RFSP_576&ID_ARTICLE=RFSP_576_0737 Cognitions, auto-habilitation et pouvoirs des « citoyens » par Daniel GAXIE | Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2007/6 - Volume 57 ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3091-6 | pages 737 à 757 Pour citer cet article : — Gaxie D., Cognitions, auto-habilitation et pouvoirs des « citoyens », Revue française de science politique 2007/6, Volume 57, p. 737-757. Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Cognitions, auto-habilitation et pouvoirs des « citoyens »

par Daniel GAXIE

| Presses de Sciences Po | Revue française de science politique2007/6 - Volume 57ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3091-6 | pages 737 à 757

Pour citer cet article : — Gaxie D., Cognitions, auto-habilitation et pouvoirs des « citoyens », Revue française de science politique 2007/6, Volume 57, p. 737-757.

Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po.© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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COGNITIONS, AUTO-HABILITATIONET POUVOIRS DES « CITOYENS »

DANIEL GAXIE

L’analyse des comportements politiques a toujours été hantée, stimulée et structuréepar des interrogations sur la pertinence empirique de la représentation officiellede la démocratie représentative. C’est le cas, par exemple, des grandes enquêtes

des années 1940 et 1950. Ainsi, c’est en questionnant la représentation normative ortho-doxe que Philip Converse et ses collègues de l’Université du Michigan ont souligné que,contrairement aux présupposés courants de l’époque, nombre de « citoyens » n’accordentpas beaucoup d’attention à la politique, que leurs informations, leurs connaissances etleur compréhension sont limitées et que leurs positions, par exemple leurs votes ou leursréponses aux questions des sondages d’opinion, sont peu stables, peu « cohérents » etrarement fondés sur des principes politiques explicites 1. Ces analyses à contre-courantdu sens commun ont été diversement combattues, mais, depuis le début des années 1960jusqu’au début des années 1980, elles se sont, tant bien que mal, progressivement, bienqu’inégalement (plus nettement aux États-unis qu’en France par exemple), imposées dansl’univers académique des sciences sociales, sans d’ailleurs se diffuser beaucoup au-delàde ces cercles restreints. Toutefois, depuis le début des années 1980, diverses recherchessont animées par le souci de réfuter ou de relativiser des analyses devenues « normales »,au sens de T. S. Kuhn, mais restées hétérodoxes au regard de la représentation officielledu rôle du « citoyen » dans une démocratie représentative.

LES CRITIQUES DU « PARADIGME MINIMALISTE »ET LA QUESTION DES COGNITIONS

Comme l’explique l’une des figures de proue de ces courants critiques, et inventeurde l’expression « paradigme minimaliste » qui s’est imposée pour désigner les recherchesmenées dans le sillage des chercheurs de l’Université du Michigan, les « vues » de Conversesont à la fois « les plus largement admises et les plus souvent attaquées » et, « au coursdes deux dernières décennies, dans le champ de recherche sur l’opinion publique, la prin-cipale activité a consisté à contester l’un ou l’autre des traits de la description des systèmesde croyance de masse élaborée par Converse il y a une trentaine d’années » 2.

Ainsi, en s’appuyant sur des focus groups, William Gamson s’efforce de réfuter« l’idée couramment admise que la plupart des questions et événements politiques n’ont

1. On sait que les références principales aux États-unis sont Philip E. Converse, « The Natureof Belief Systems in Mass Publics », dans David E. Apter (ed.), Ideology and Discontent, NewYork, The Free Press, 1964 ; et Angus Campbell, Philip E. Converse, Warren E. Miller, DonaldE. Stokes, The American Voter, New York, John Wiley & Sons, 1960.

2. Paul M. Sniderman, « Taking Sides : A Fixed Choice Theory of Political Reasoning »,dans Arthur Lupia, Mathew D. McCubbins, Samuel L. Popkin, Elements of Reason. Cognition,Choice, and the Bounds of Rationality, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 67.

737Revue française de science politique, vol. 57, no 6, décembre 2007, p. 737-757.© 2007 Presses de Sciences Po.

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pas beaucoup de sens pour la plupart des gens ordinaires [working people] ». En ce sens,il souligne que tout individu dispose de trois types de ressources qui permettent, selonlui, d’intervenir dans des discussions sur des sujets complexes : les discours des médias,les savoirs tirés de l’expérience et la sagesse populaire 1. Samuel Popkin va dans le mêmesens quand il note que les « gens apprennent des choses sur les politiques gouvernemen-tales dans le cours de leurs activités ordinaires », que les Américains consacrent enmoyenne plus de 30 minutes à regarder la télévision et à lire des journaux et que lesgens sont également informés par l’intermédiaire de leurs amis et relations 2. D’autresauteurs soutiennent que les électeurs focalisent leur attention sur un petit nombre dequestions qui les intéressent particulièrement et que « tout le monde est sophistiqué maissur des sujets différents » 3.

Mais l’argument le plus souvent invoqué contre le « paradigme minimaliste » estque le faible niveau d’information des citoyens ne les empêche pas de faire des choix eten particulier de voter. Les adversaires des analyses « minimalistes » s’accordent poursouligner que même si les électeurs ne consacrent pas beaucoup de temps et d’énergie àleurs votes, ils savent se donner les moyens de choisir. Ils sont ignorants de nombreuxfaits fondamentaux relatifs au gouvernement de leur pays, mais ils savent glaner desinformations importantes concernant les différences entre les candidats. La définitiontacite et les mesures de la compétence politique classiquement retenues par les « mini-malistes » sont du même coup considérées comme inadéquates : « Faire subir aux élec-teurs des examens sur leurs connaissances des contenus des manuels d’éducation civiquene permet pas de saisir ce qu’ils savent » 4. Les électeurs sont en effet censés utiliser des« raccourcis » et des moyens « pifométriques » (rules of thumb) pour collecter, évalueret mémoriser des informations et simplifier leurs choix. L’identification à un parti estdonnée comme un exemple de substitut d’une information plus complète en ce qu’ellefonctionne comme un raccourci informationnel ou comme une « valeur par défaut ». Quelque soit leur niveau d’éducation, les électeurs sont présumés utiliser de tels « raccourcisd’information », ou d’autres moyens d’économie d’information, quand ils doivent se pro-noncer au sujet des partis et des candidats. Ils évaluent par exemple les déclarations descandidats à partir de leur comportement dans la campagne, de leur apparence physique,de leurs caractéristiques sociales ou de celles de leurs partisans, des attitudes des syndicatset des groupes de pression, des ralliements ou des campagnes de publicité négatives. Ilss’appuient également sur leurs traditions familiales et sur les réactions de personnes deleur entourage. Ils se font une opinion sur la « sincérité » d’un candidat et son souci de« tenir ses promesses » en extrapolant sa moralité publique de ce qu’ils apprennent de samoralité privée. Les électeurs sont ainsi censés prendre appui sur des signaux et desindices simples, à faible contenu informationnel (low information signals and cues), maisaisément accessibles grâce aux modes de couverture et de cadrage des médias orientésvers le grand public 5.

Ainsi, selon le point de vue – moins minimaliste qu’il n’y paraît, mais résolument« cognitiviste » – d’un auteur de référence, « les gens » construisent leurs réponses aux

1. William Gamson, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, notam-ment p. 117 et 175.

2. Samuel L. Popkin, The Reasoning Voter Communication and Persuasion in PresidentialCampaigns, Chicago, The Chicago University Press, 1991, notamment p. 24-25.

3. Will Rogers, cité par Russell J. Dalton, Citizen Politics Public Opinion and Political Par-ties in Advanced Industrial Democracies, Chatham, Chatham House Publishers, 2e éd., 1996, p. 32.

4. Samuel L. Popkin, The Reasoning Voter..., op. cit., p. 20.5. Samuel L. Popkin, ibid., notamment p. 44-99 et 133-146.

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sondages d’opinion sur le champ, en s’appuyant sur ce qui leur passe par la tête, notam-ment des « considérations » empruntées aux discours des élites, ou des informationsjugées significatives – par exemple des indices relatifs aux connotations partisanes (démo-crate ou républicaine) ou idéologiques (libérale ou conservatrice) d’une déclaration 1.Certains auteurs prennent aussi en compte les aspects institutionnels de la situation etajoutent que les « instituts de sondages ne sont pas payés pour dire que la plupart desgens répondent qu’ils ne savent pas » et qu’ils « incluent généralement suffisammentd’informations dans les questions pour permettre aux enquêtés de fabriquer une réponseà chaud » 2.

En dépit de leur faible niveau d’information, les citoyens sont donc supposés sedébrouiller pour raisonner de manière cohérente et faire des choix en s’appuyant sur desraccourcis de raisonnement et sur des heuristiques de jugement (judgmental heuristics) 3.Dans cette perspective, plutôt que de caractériser « les électeurs » par la faiblesse de leursinvestissements et de leurs aptitudes politiques, il est préférable de souligner qu’ils obtien-nent de bons rapports coûts/bénéfices d’information en s’en tenant à des indices simples,prometteurs de rendements élevés, et en éliminant du même coup le besoin d’informationssubstantielles sur les enjeux 4. C’est le cas, par exemple, quand ils émettent un vote« rétrospectif » fondé sur le présupposé que le président contrôle l’économie et qu’il estresponsable de la situation de l’emploi ou du niveau des salaires (tels qu’ils sont évaluésà l’aune de la situation personnelle des électeurs concernés). Les chercheurs qui, selonl’expression de l’un d’entre eux, « ont proposé des fondements pour une vue beaucoupplus positive de la compétence du citoyen » ne « contestent pas que les enquêtes révèlentune ignorance politique largement répandue » 5. Mais ils ajoutent que des « citoyens »mal informés peuvent participer à la politique de manière compétente et s’acquitter conve-nablement de leurs tâches civiques qui consistent à voter et à évaluer les politiquespubliques 6. « L’électeur » n’est pas aussi « rationnel » que le supposent les représenta-tions orthodoxes traditionnelles, mais il est capable de raisonnement.

Les auteurs qui partagent cette critique du « paradigme minimaliste » ont encommun un intérêt pour les instruments cognitifs 7 des « citoyens ordinaires », à com-mencer par ceux des fractions les moins concernées par la politique. Les « cogniti-vistes » concèdent (même si c’est souvent du bout des lèvres) aux « minimalistes » quebeaucoup de « citoyens » sont peu informés politiquement et qu’ils ne sont pas enmesure de s’approprier les schèmes d’évaluation abstraits qui sont à l’œuvre dans lesdébats entre spécialistes de la politique. Mais ils objectent que les moins informésdes « citoyens » ne sont jamais totalement dépourvus d’éléments et d’instrumentsd’appréciation.

1. John R. Zaller, The Nature and Origins of Mass Opinion, Cambridge, Cambridge Univer-sity Press, 1992, notamment p. 33-36.

2. G. R. Boynton, « Computational Modeling : A Computational Model of a Survey Respon-dent », dans Milton Lodge, Kathleen M. McGraw (eds), Political Judgment Structure and Process,Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1995, p. 229-248, dont p. 245.

3. Paul M. Sniderman, « Taking Sides... », cité, p. 68.4. James H. Kuklinsky, Paul J. Quirk, « Reconsidering the Rational Public : Cognition, Heu-

ristics, and Mass Opinion », dans Arthur Luppia et al., Elements of Reason..., op. cit., p. 153-182.5. James H. Kuklinsky, Paul J. Quirk, ibid., p. 153.6. James H. Kuklinsky, Paul J. Quirk, ibid, p. 153 et 155.7. La notion d’instruments cognitifs désigne à la fois les « informations », représentations,

« savoirs » pratiques et les critères de jugement mobilisés par des « citoyens ordinaires » pour sefaire une opinion sur divers sujets publiquement débattus et, notamment, pour choisir entre descandidats à une élection et participer au scrutin.

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On voit que l’un des enjeux de la controverse est la restauration d’une vision plusorthodoxe du rôle et des capacités des « citoyens » dans un système démocratique. D’oùl’insistance et le soulagement à proclamer que le « citoyen » « raisonne » et qu’il est enmesure de faire face aux tâches qui lui sont imparties dans et par la représentation offi-cielle de la démocratie représentative. Les analyses cognitivistes ne sont pas pleinementorthodoxes dans la mesure où elles ne remettent pas en question les constats empiriquesrelatifs au faible niveau d’intérêt, d’attention et d’information politiques d’une partieimportante de la population. Elles définissent cependant une néo-orthodoxie par leur soucide réhabiliter les capacités des « citoyens » à faire des choix quand ils sont appelés àdésigner leurs représentants. Telle est la signification de ce cri de victoire – assez peu« minimaliste » au demeurant – de l’un des cognitivistes les plus en vue : « Ayant silongtemps souffert d’être tenu pour un imbécile du fait de son incapacité à rassemblersuffisamment, ou même seulement un minimum, d’information à propos d’une campagneélectorale, l’électeur américain pourrait être plus justement considéré comme un efficacegestionnaire d’information de l’école de la rationalité limitée, capable d’intégrer demanière routinière, en temps réel, les matériaux bruts de la campagne en une impressiond’ensemble et qui s’empresse ensuite d’oublier les faits qui ont contribué à alimenter lecompte d’évaluation en ligne [on-line tally] » 1.

Que l’accent soit mis sur les aptitudes à minimiser les coûts d’information dans laperspective d’une théorie de l’action rationnelle des « avares cognitifs » 2 ou, plus récem-ment, sur le rôle des institutions dans la simplification des choix individuels 3, c’est aussiun postulat d’équivalence cognitive et politique des instruments de choix qui est impli-citement, et quelques fois explicitement, avancé 4 : « Les citoyens peuvent utiliser et uti-lisent souvent des quantités limitées d’information pour prendre les mêmes décisions [lesdeux auteurs pensent au fait de voter lors d’une élection présidentielle] que celles

1. Milton Lodge, « Toward a Procedural Model of Candidate Evaluation », dans MiltonLodge, Kathleen M. McGraw (eds), Political Judgment Structure and Process, op. cit., p. 111-139,dont p. 139.

2. Du point de vue des sciences sociales, il est sans doute préférable de ne pas entrer dansun débat, nécessairement normatif, pour décider de ce qui est « rationnel » ou « raisonnable ». Onne peut toutefois manquer de s’étonner d’un plaidoyer en faveur de la « rationalité » de la non-information émanant d’auteurs pourtant soucieux de réhabiliter la figure du citoyen et qui appar-tiennent certainement eux-mêmes aux fractions les plus informées de la population.

3. Dans une version plus récente du paradigme cognitiviste, les performances paradoxalesdes citoyens les plus éloignés de l’univers politique sont davantage imputées à l’organisation deschoix publics par les institutions politiques – en particulier au bipartisme américain – qu’aux qualitésinnées des adeptes intuitifs de la rationalité limitée. Si « l’électeur » parvient à surmonter les lacunesde son information politique, ce n’est pas (ou pas seulement) parce qu’il est capable de simplifierles situations et de bricoler des jugements, mais plutôt (ou aussi) parce que les choix sont systé-matiquement simplifiés par le système de partis qui organise par avance les alternatives politiquesde manière binaire, exclusive et exhaustive. En ce sens, cf. Paul M. Sniderman, « Taking Sides... »,cité, p. 79 et 81. De ce point de vue, les cognitivistes se simplifient la tâche en raisonnant le plussouvent sur le cas très particulier parce que très simplificateur de l’élection présidentielle américaine.

4. La notion même de raccourci d’information prend tacitement appui sur ce postulat d’équi-valence. Si certains circuits d’information sont caractérisés comme « raccourcis », c’est par réfé-rence à des cheminements plus longs qui ne sont cependant pas explicités. Toutefois, dans la mesureoù ils se réfèrent à la problématique de la rationalité limitée introduite par Herbert Simon, lescognitivistes opposent tacitement une rationalité « absolue » fondée sur une information exhaustiveet adéquate, à la rationalité nécessairement plus limitée de « citoyens » qui s’appuient sur un stockd’informations inégal mais nécessairement borné. Certains de ces auteurs soulignent d’ailleurs queles sujets les plus informés empruntent également des « raccourcis » d’information quand ils sontamenés à faire des choix politiques. L’image du raccourci suggère donc que tout « citoyen » est

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auxquelles ils seraient parvenues s’ils avaient été davantage informés » 1. Corrélative-ment, « quand un petit nombre d’informations simples permet aux citoyens de faire lesmêmes choix [je souligne à nouveau] que s’ils disposaient d’informations nombreuses etcomplexes, ceux qui veulent faire des choix raisonnés n’ont pas besoin d’en savoir beau-coup » 2. On voit que c’est aussi à la restauration du principe d’égalité, si essentiel à lareprésentation normative officielle de l’ordre politique, que travaillent les cognitivistes.

L’OBSERVATION DES COGNITIONS

Quels que soient les présupposés qui l’inspirent, l’hypothèse des « raccourcis » d’infor-mation et des heuristiques de jugement mérite certainement d’être prise au sérieux. Commesouvent dans l’histoire des sciences sociales, ces expressions relativement récentes dési-gnent des réalités plus anciennement connues. Les explications relatives au rôle des leadersd’opinion dans les groupes primaires, aux effets « bangwagon » ou « underdog », auxréponses ou aux votes de conformité, à la transmission intergénérationnelle des identifica-tions partisanes, aux retraductions éthiques des situations politiques, aux critères sociauxdes choix partisans ou à la remise de soi aux partis, s’efforcent de décrire les méthodes etles instruments mobilisés par les fractions de la population les moins concernées pour faireface aux situations politiques. Mais, sans être totalement novatrices, les analyses cogniti-vistes ont contribué à braquer l’attention sur les instruments cognitifs grâce auxquels des« citoyens » donnent du sens à des situations politiques et font des choix. Toutefois, si lalittérature récente insiste beaucoup sur le rôle des « raccourcis », et autres « heuristiquesde jugement », elle se borne généralement à en proposer des illustrations, dont certainesrelèvent davantage de l’intuition que de l’observation 3. À ma connaissance, on ne disposepas, à ce jour, de description systématique des instruments cognitifs des citoyens « ordi-naires », des conditions de leur mise en œuvre et de leurs effets.

On peut tenter de repérer et d’analyser les instruments cognitifs et les méthodespratiques d’évaluation mobilisés par des citoyens quand ils sont placés en situation poli-tique en les interrogeant sur leurs préférences et leurs aversions politiques, et sur leséléments qu’ils prennent en compte pour décider de ces préférences et aversions 4. La

nécessairement confronté à la nécessité de réduire les efforts et le temps consentis pour accumulerdes informations, ainsi que la quantité d’informations accumulées avant de faire un choix, mêmesi certains abrègent davantage le travail d’information que d’autres. Mais la métaphore du « rac-courci » suggère également que quels que soient les chemins empruntés pour se faire une opinion,la « destination » finale sera la même puisqu’un choix sera finalement opéré. Chacun sait qu’unraccourci est un chemin plus court qu’un trajet courant ou « normal » pour aller quelque part.L’image du raccourci d’information suggère donc que les méthodes utilisées pour abréger le travaild’information sont variables mais que le résultat est identique : tous les raccourcis mènent à unchoix, et notamment à un vote en faveur de l’un des principaux candidats à l’élection présidentielleaméricaine.

1. Arthur Lupia, Mathew D. McCubbins, « The Institutional Foundations of Political Com-petence : How Citizens Learn What They Need to Know », dans Arthur Lupia et al., Elements ofReason..., op. cit., p. 47-65, dont p. 50.

2. Arthur Lupia, Mathew D. McCubbins, ibid.3. Je pense par exemple aux textes, pourtant généralement considérés comme fondateurs

(seminal), de Samuel Popkin, The Reasoning Voter..., op. cit., et de Milton Lodge, « Toward aProcedural Model of Candidate Evaluation », cité.

4. Ce type d’enquête soulève diverses difficultés que je n’entends pas minimiser, mais qu’ilserait trop long de discuter dans le cadre de cet article. Je me bornerai à plaider ici que ces difficultésn’empêchent pas de parvenir à certains résultats.

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conduite d’enquêtes par entretiens semi-directifs approfondis auprès d’échantillons rai-sonnés 1 montre que les instruments cognitifs et les ethno-méthodes d’évaluation varientselon le type de rapport au politique. L’objectif de cet article n’est pas de proposer unedescription des divers types d’instruments cognitifs mobilisés par diverses catégories decitoyens, mais plutôt de discuter l’hypothèse d’équivalence des « raccourcis » d’infor-mation. Il serait en effet trop long de proposer ici une analyse systématique des diverstypes, sous-types et variantes de rapport au politique dont les instruments cognitifs descitoyens sont une composante. Ces « types » et ces « sous-types » sont des types idéauxprogressivement élaborés à travers des va-et-vient entre des constructions provisoires etdes observations pratiquées à l’aide d’entretiens 2. Pour ce type de recherche, les élabo-rations idéal-typiques sont à la fois des moyens et des objectifs de connaissance 3. Leurs

1. La constitution d’échantillons raisonnés repose sur un ensemble d’hypothèses théoriquesrelatives aux facteurs susceptibles d’influer sur les phénomènes observés. Dans le cas des instru-ments cognitifs et des schèmes d’évaluation politiques mobilisés par des citoyens « ordinaires »,l’objectif est d’interroger des personnes différentes sous le rapport des propriétés qui commandentle rapport au politique (principalement le niveau d’éducation, la position sociale, l’âge, le sexe, laproximité avec des mouvements sociaux, l’engagement associatif, religieux, syndical ou partisan,et la politisation des groupes primaires).

2. C’est à l’occasion d’une enquête par entretiens approfondis sur les rapports à l’immigration,financée par la direction de la population et des migrations et conduite entre 1996 et 1998 (N = 196),que j’ai commencé à travailler sur les rapports à la politique à partir de matériaux « qualitatifs ».L’un des objectifs de cette enquête collective menée avec une équipe rémunérée de doctorants etde chercheurs était en effet d’examiner si les attitudes à l’égard de l’immigration étaient ou pasarticulées à des orientations politiques ou politico-idéologiques. Cette enquête a également étémenée avec des étudiants de maîtrise de science politique en 1996-1997 (N = 49) et 1998-1999(N = 58). Dans le cadre d’un enseignement de méthodologie en licence de science politique, j’avaisparallèlement organisé avec Jacqueline Blondel et Christian Salanson des enquêtes davantage cen-trées sur la question des rapports au politique. Ces enquêtes ont été conduites entre 1997 et 2000.Lors de l’année 1997-1998, la formation des décisions relatives à la participation et à l’orientationdes votes lors des élections régionales et cantonales de 1998 a été observée à travers des entretiensrépétés avant et après les scrutins. Les objectifs de ces enquêtes étaient à la fois pédagogiques etexploratoires. Plusieurs centaines d’entretiens de qualité variable ont été réalisées par les étudiantset certains d’entre eux ont donné des résultats intéressants. La même enquête a été réalisée au coursde cette année universitaire 1997-1998 avec une équipe de 9 étudiants de maîtrise qui ont interrogé27 personnes à trois reprises. Au cours de l’année 1999-2000, je me suis concentré avec un grouped’étudiants de maîtrise sur l’analyse des instruments cognitifs et des « ethno-méthodes » à partirdesquels des citoyens ordinaires appartenant à des catégories différentes de la population établissentdes différences entre des acteurs du champ politique, font des choix et expriment des préférences(N = 29). Dans les mêmes conditions, les années 2000-2001 et 2001-2002 ont été consacrées à unerecherche qui s’appuyait sur les méthodologies mises au point au cours des années précédentes,mais qui était plus spécifiquement centrée sur les usages des médias et leurs éventuelles répercus-sions sur les perceptions critiques de la politique. Dans ce cadre, 63 personnes ont été interrogéesla première année et 72 la seconde. Depuis 2005, j’anime une recherche collective sur les attitudesà l’égard de l’Europe, financée par l’Agence nationale pour la recherche. L’un des objectifs de cetravail est d’examiner dans quelle mesure et comment des « citoyens ordinaires » formulent desopinions sur les questions européennes. Ce n’est plus alors la question des attitudes par rapport àdes partis ou à des personnages politiques qui est posée, mais celle de l’orientation par rapport àdes réalités européennes (par exemple l’euro) et à des enjeux européens. Une pré-enquête auprèsde 90 personnes a été conduite en 2006. Une enquête plus approfondie est en cours en Allemagne,en France et en Italie. Je remercie tous ceux avec qui j’ai eu l’occasion de travailler tout au longde ces années, avec une mention particulière pour Vincent Chasson, Julie Devin et Damien Pellé.

3. Pour des analyses en ce sens, voir Jean-Claude Passeron, « Introduction. L’espace wébériendu raisonnement comparatif », dans Max Weber, Sociologie des religions, Paris, NRF Gallimard,1996, p. 1-49, et, plus généralement, Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espacenon poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

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versions successives servent à interroger le rapport au politique des enquêtés. Corrélati-vement, les observations pratiquées à l’occasion des entretiens permettent de corriger,rectifier, compléter, compliquer, confirmer ou invalider les constructions idéal-typiquesprovisoires. Chaque cas observé doit être traité comme une épreuve empirique mettanten jeu l’ensemble de la construction idéal-typique et théorique provisoirement élaborée.C’est en prenant appui sur cette construction que j’ai sélectionné quelques cas exemplairesparticulièrement pertinents pour discuter l’hypothèse de l’équivalence cognitive, pratiqueet politique des « raccourcis » d’informations et des « heuristiques de jugement ». Cescas ne sont pas des exemples isolés choisis parce qu’ils viendraient opportunément illus-trer les analyses avancées dans cet article. Ils ont été retenus en raison de leur proximitéavec deux types idéaux « polaires » opposés qui caractérisent les formes les plus éloignéesde rapport au politique 1. Les cas de C., F. et S. ont été retenus parce qu’ils donnent unebonne illustration 2, quasi idéal-typique, des instruments cognitifs et du rapport à la poli-tique des segments de la population qui se tiennent à distance de l’univers politique.Inversement, le cas de D. est typique des fractions les plus impliquées dans les questionspolitiques. L’enjeu de cette comparaison de personnes dont le rapport au politiques’oppose presque trait pour trait est de se donner les moyens de questionner l’affirmationde l’équivalence cognitive, pratique et politique des divers raccourcis d’information, quiest au cœur de la problématique du courant « cognitiviste ».

Les membres des segments les moins politisés des régions basses et moyennesinférieures de l’espace social prennent souvent appui sur des appréciations de leur situa-tion personnelle lorsqu’ils doivent se prononcer sur des questions politiques 3. Un cassymptomatique est celui de C., 22 ans, fils de petits agriculteurs, scolarisé jusqu’à laquatrième, sans diplôme, ouvrier dans une entreprise métallurgique de taille moyenneaprès plusieurs années de « petits boulots », d’intérim et de CDD. Depuis deux ans, ilbénéficie d’un CDI. Il est posté sur une machine qui découpe des tôles. Il « fait les 2/8 »pour un salaire légèrement supérieur au Smic. La direction de son entreprise a récemmentprocédé à des achats de machines automatiques qui économisent le travail et elle a cessétoute embauche. Son épouse est titulaire d’un BEP et a échoué au bac. Ils vivent dansune commune rurale de Bourgogne. Elle a travaillé pendant un an dans une librairie, puiscomme femme de ménage « au noir » dans un hôtel. Elle a quitté cet emploi après queson employeur ait refusé de régulariser sa situation. Elle est au chômage au moment del’entretien et prépare des concours administratifs. D’abord étonné qu’on s’adresse à luipour un entretien sur des sujets politiques, il est nerveux au moment de commencer et iltient à préciser d’emblée que « la politique, moi j’m’en fous, de toute manière, c’est quedes conneries... et puis j’y connais rien ». Une fois l’enregistrement commencé, il nuance

1. Je choisis à dessein des cas proches des types de rapports au politique les plus contrastéspour discuter les assertions du courant cognitiviste. Bien que situés autour des « pôles » opposésdu continuum d’investissement, les cas empiriques examinés ici ne sont nullement exceptionnels.Ils caractérisent au contraire les manifestations courantes d’investissement des segments les plusconcernés et les formes habituelles de maintien à distance des catégories les moins politisées. Lerapport au politique et les instruments cognitifs des fractions du public qui peuvent être rattachéesà des types, sous-types et variantes intermédiaires ne sont pas analysés ici.

2. J’utilise ce mot à dessein pour souligner que, lorsque les résultats d’une enquête qualitativesont des descriptions de types idéaux de configurations de propriétés et de connexions causales,leur exemplification empirique emprunte nécessairement le registre de l’illustration. Mais ces illus-trations tirent leur validité d’une démarche qui relève d’une épistémologie que l’on peut rattacher,pour simplifier, au rationalisme appliqué, et qui n’est donc pas illustrative.

3. Ce qu’il est convenu d’appeler le « vote rétrospectif » est un aspect particulier de ce typeparticulier de rapport au politique.

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quelque peu son propos. Quand on lui demande s’il s’intéresse à la politique, il répond« oui et non », et quand l’enquêteur lui rappelle ses propos liminaires, il s’explique :« Ouais, non, mais j’veux dire, j’m’en fous, mais c’est vrai que quand il y a une loi quipasse ou autre euh... j’suis quand même à l’écoute ». Il cite l’exemple des « 35 heures »,sujet sur lequel il a des opinions tranchées : « ... on avait des horaires réguliers surl’ensemble de l’année, maintenant on a des horaires [il réfléchit]... modulables..., si y apas de boulot on peut faire 32 heures, si y a beaucoup de boulot, évidemment, ça tomberadans la bonne saison, alors on s’tapera des semaines de 44 heures... donc voilà, vive les35 heures !... bon c’est clair qu’ça fait pas d’embauche, mis à part tout ce qui est fonc-tionnaire... et puis ça embête beaucoup de monde ». Il déclare qu’il évite de parler poli-tique avec son épouse, « parce que ça la fait bondir », mais « les 35 heures » est l’un desrares sujets qu’il se souvient avoir discuté avec elle, « parce que vu qu’elle a pas deboulot euh, bon, elle, ça lui en a toujours pas apporté hein [rire crispé] ». Il répète àplusieurs reprises que les hommes politiques sont de « très bons comédiens » et que« c’qui proposent, il y a rien d’intéressant quoi, au final ». Il entrevoit toutefois quelquesrares exceptions : « Si, not’ président [Chirac], quand il a parlé de supprimer l’armée[allusion à la suppression du service militaire obligatoire], c’est bien, il s’y est tenu... çapersonnellement, ça m’intéresse vraiment euh, le restant pfff ». Quand on l’interroge, ilrépond d’un ton tranché qu’il n’a pas de préférence en politique car « c’qui les intéresse,c’est l’fauteuil... c’est même pas c’qui vont faire, parce que eux, ils s’en foutent de c’quivont faire à la limite ». Pourtant, il vote, même si c’est de manière intermittente, et il estdisponible pour soutenir celui qui lui apporterait quelque chose de « concret » : « Maissi un jour on nous propose vraiment quelqu’chose, euh pour que tout le monde ait duboulot et euh..., payer moins d’impôts, si ça tient debout c’qui proposent, euh.., ouais,c’est clair qu’j’voterais pour cette personne-là quoi ». Il cite à nouveau l’exemple deJacques Chirac : « Je vois par exemple pour l’histoire de supprimer l’armée, ça c’est pourma pomme quoi... bon moi j’aurais voté pour lui juste pour ça à la limite ». Le rapportau politique de C., de même que son mode d’évaluation des objets politiques procèdentd’un rapport au monde caractérisé par une projection dans l’avenir pour ce qui concernela vie familiale, mais aussi beaucoup d’inquiétude et d’incertitude concernant la situationprofessionnelle et économique : « Point d’vue professionnel, j’vois aucun avenir quoi...point de vue personnel, si, j’vois un tas d’avenir quoi, avoir des enfants, avoir des chiensou autres, si, si, mais point de vue professionnel, non, parce que on.. s’attend au meilleurcomme au pire donc, non ». Son rêve, « ce s’rait que j’aille au boulot sans souci, quej’finisse mes fins de mois sans souci » et c’est en fonction de ses préoccupations qu’ilprête attention à quelques rares sujets et qu’il élabore un point de vue sur ces rares sujets.On le voit par exemple dans les jugements qu’il formule à l’égard du principal dirigeantdu Front national qu’il rejette fermement (« ça s’ra d’office non..., c’est clair que pourlui j’pourrais pas voter ») à cause de son « style », qu’il perçoit comme trop « brutal »(« tout le monde habillé en costard... tout le monde dans le droit chemin... et puis il ades méthodes un peu brutales quand même pour agir »). Mais, dans le même temps, ilapprouve certaines de « ses idées » pour des motifs qui renvoient très directement à sasituation sociale personnelle et aux inquiétudes qui la caractérisent : « Pourtant, il y ades idées qui sont bonnes... ses idées de, de... limiter les immigrés en France, c’est bienfinalement, parce que c’est vrai qu’on a pas tellement d’boulot et puis la France serepeuple encore assez bien, quoi qu’on en dise ».

Un second exemple de ce mode particulier d’évaluation des objets politiques enfonction de leurs répercussions supposées sur la situation personnelle des individus peutêtre observé dans le cadre d’un entretien avec F. sur « l’Europe ». F. est âgé de 36 ans.

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Il est fils d’ouvrier et il a arrêté ses études avant la fin du collège. Il a d’abord travaillécomme poseur de moquette dans la région parisienne, avant de s’établir dans l’ouest dela France, où il travaille comme ouvrier dans un abattoir de volailles. Son travail consisteà conditionner les volailles dans des cartons avant leur expédition. Il gagne autour de1 000 euros par mois sur treize mois avec une prime d’intéressement. Il est marié avecS., âgée de 26 ans, et ils ont trois enfants âgés de 5 ans à deux mois. F. est égalementpère d’une fille de 16 ans née d’un premier mariage. Ils vivent dans un bourg rural de2 000 habitants et ils paient 500 euros par mois pour le loyer de la maison individuellequ’ils occupent. S. a été ouvrière à l’abattoir. Elle a cessé de travailler, mais, avec lestrois enfants, ils touchent 800 euros d’aides sociales diverses. Ils ont également calculéque l’apport d’un second salaire serait presque annulé par les dépenses supplémentaires,notamment de transport, qui seraient induites par la reprise d’une activité professionnelle.Ce calcul, qui est minutieusement expliqué à l’enquêteur, est révélateur d’inquiétudesconstantes suscitées par la gestion serrée d’un budget qui permet à peine de faire faceaux dépenses courantes : « Quand je vois mon salaire, 1 000 euros... si j’ai bien bossé,1 200 euros, et puis après avec les factures, les trucs pour les petits... il reste quoi ?150 euros... la vie actuelle fait qu’on ne peut pas se faire plaisir, ou bien si on le fait, onle regrette le jour d’après, ou alors des petits plaisirs, comme au niveau de la nourriture,des choses comme ça, mais sortir, ou faire des choses comme ça, c’est presque pluspossible à l’heure actuelle ».

Le couple s’intéresse très peu à la politique. Ils regardent le journal télévisé et lisentun journal local, « pour savoir ce qui s’est passé, s’il y a eu des accidents ». Lui a cesséde voter depuis qu’il a quitté la région parisienne, il y a de cela quinze ans : « Boh onva voter à droite, à gauche, Jean-Marie Le Pen, ça va changer quoi ? Autant plus y aller ».Elle avoue plus nettement son sentiment d’incompétence (« J’y connais que dalle en fait...je me suis jamais intéressée à la politique quoi »), ce qui ne l’empêche pas de participerà certains scrutins (« J’ai voté pour montrer à la commune que si jamais un jour j’avaisbesoin d’un logement... je pensais qu’en allant voter on allait plus m’écouter »).

Le sentiment d’incompétence et le faible intérêt pour les questions politiquesn’empêchent pas ce couple d’avoir des opinions sur « l’Europe ». Ils en ont une visionnégative que F. fait remonter à « Maastricht » : « Tout a commencé à merder, tous lesgens, ils se sont dit oui je vais être européen comme tout le monde, et puis en fait toutle monde s’est fait avoir... tout le monde a cru qu’on aurait comme les autres pays, commel’Espagne et eux aussi comme la France, mais en fait ce n’est pas ça. » Il n’a pas votélors du référendum de 1992, mais il précise qu’il aurait voté « non » s’il avait participéau scrutin. F. et S. n’ont pas davantage voté lors du référendum de 2005 ([S.] : « il yavait un gros texte à lire, on avait chacun un dossier... c’était lourd quand même » ; [F.] :« et puis ça coûte de l’argent ! »). Ils déclarent que s’ils avaient voté, ils se seraientprononcés pour le « non », « [F.] : parce que il y a déjà assez de merde... on travaillec’est juste pour manger, payer... surtout payer... que ça... vivre non... c’est subvenir auminimum... [S.] : on travaille pas pour vivre... [F] : on ne vit pas ». C’est la perceptiond’une inégalité de situation, défavorable à la France et aux Français, qui est au principede leur vision négative de « l’Europe » et de leur conviction qu’il est préférable de s’enécarter : « Que la France reste la France, on n’a pas les mêmes avantages que les autrespays alors ça sert à rien de faire l’Europe... faut rester français ». Mais pour eux, l’Europese résume à peu près à l’euro et avec l’euro, « on perd de l’argent » : « [F.] : pour moiil y avait un zéro de plus... et puis dans tout ce qu’on achète c’était pas arrondi commemaintenant... là c’est arrondi au dessus en fait... [S.] : il y a une augmentation de tout cequ’on peut acheter au quotidien... [F.] : un simple caddie maintenant c’est 250 euros... et

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dans le caddie il y a quoi ? Avant pour 1 000 francs, on avait un grand caddie, qui étaitbien quoi [acquiescement de S.], maintenant pour 150 euros le caddie, il est à moitié...[S.] : non il y a eu une hausse des prix phénoménale... [F.] : rien que l’essence, 1.35euros... ça fait 9.90 ou 10 francs si on revient en arrière... ça ferait 10 francs le litre !Tandis que là 1.35 euro ce n’est pas cher... ça a l’air de rien, une pièce de un euro etpuis quelques centimes... moi qui suis fumeur, les Marlboro... 5 euros le paquet... avantj’ai jamais payé 30 balles pour un paquet de cigarettes ! mais 5 euros ça passe... c’est unpetit billet de 5 euros un peu comme les petits billets de 5 francs qu’on avait à l’époque ».Et c’est encore l’euro qui explique, de leur point de vue, la situation défavorable quesubissent la France et les Français car « dans chaque pays l’euro est pas au même prixpour tout le monde... pour nous 1 euro ça va être 6.55, pour eux [dans d’autres pays] çava être 5.80, 5.40 ».

Ces exemples peuvent apparaître comme des illustrations du corps d’hypothèsesavancé par les cognitivistes. Des citoyens peu informés et peu concernés par la politiquesont néanmoins en mesure de former des jugements et des opinions sur des politiquespubliques (la réduction du temps de travail hebdomadaire à 35 heures), des décisionspubliques (la suppression de la conscription), des hommes ou des partis politiques (leprésident Jacques Chirac, Jean-Marie Le Pen), des enjeux complexes (« l’Europe »,l’euro). Ils sont également en mesure de faire des choix au moment des élections et desvotations. Conformément aux hypothèses « cognitivistes », ils élaborent des points devue en s’appuyant sur des bribes d’information entendues à la télévision, sur des savoirstirés de l’expérience (par exemple, des savoirs relatifs à l’évolution des prix) et sur desvues conventionnelles dans les milieux dans lesquels ils évoluent (par exemple, au sujetde l’ambition des hommes politiques). Ils raisonnent en établissant une relation positiveou négative entre certains éléments de leur situation personnelle (par exemple, leur pou-voir d’achat ou leur situation d’emploi) et des objets politiques (par exemple, une décisiongouvernementale de réduction de la durée du temps de travail, le passage à une monnaieeuropéenne unique, les déclarations prêtées à un homme politique sur l’immigration).Leur situation personnelle et leur expérience pratique de la vie de tous les jours (parexemple, l’évolution des conditions de travail dans leur entreprise, la situation d’emploid’une compagne, ou l’évaluation du coût du caddie hebdomadaire) fonctionnent commedes « raccourcis d’information ». Elles leur permettent de former des jugements sur dessujets complexes (les effets de la réduction du temps de travail sur le niveau d’emploiou le bilan de l’appartenance de la France à l’Union européenne), sans consacrer beaucoupde temps à prendre connaissance de ce qu’en disent les médias et sans être informés deséléments « techniques » ou « politiques » débattus par les diverses catégories despécialistes.

Mais l’image du « raccourci d’information » ne doit pas être réservée aux segmentsles moins politisés de la population. Elle s’applique aussi, même si c’est de manièredifférente, aux fractions les plus concernées du public.

Un cas particulier, proche de l’idéal-type mais nullement exceptionnel, est celui deD., âgée de 42 ans, DEA de droit privé, magistrate, membre du Syndicat de la magistra-ture et de la Ligue des droits de l’homme. Son intérêt pour les questions politiques estélevé. Lors de l’entretien, elle fait spontanément référence à divers personnages politi-ques, à plusieurs « affaires », aux résultats des élections, à des péripéties des campagnesélectorales, à des aspects amusants des débats entre candidats, mais aussi à un grandnombre de décisions ou de politiques publiques et à la politique française, européenne etinternationale. Elle développe des opinions circonstanciées sur un grand nombre desujets : le référendum de 2000, le mandat présidentiel, l’insécurité, la libéralisation de la

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consommation du cannabis, la dépénalisation du séjour irrégulier des étrangers, les pri-vatisations, l’écart entre les riches et les pauvres, les droits sociaux, les directives euro-péennes, l’élargissement de l’UE, l’attitude des USA à l’égard de l’élargissement, lapolitique étrangère française, la politique européenne, la discrimination positive, la sécu-rité sociale, l’école, la parité, des décisions du Conseil constitutionnel, ou l’immunité duprésident de la République. Elle discute souvent de sujets politiques avec ses amis oudes membres de son syndicat ou des associations dont elle est adhérente, et elle participeà de nombreuses manifestations. Son intérêt est constamment en éveil. Elle écoute lesinformations radiodiffusées lorsqu’elle se déplace en voiture, regarde régulièrement unjournal télévisé, soit à 20 h 00, soit à 23 h 00 quand elle rentre tard de son bureau, ainsique les émissions politiques spécialisées des différentes chaînes. Elle est abonnée auNouvel Observateur, elle achète le Canard Enchaîné chaque semaine, et elle lit Le Monde« assez souvent ».

Son intérêt pour les questions politiques est non seulement soutenu, mais égalementminutieux. Ainsi, à propos de la parité, elle explique qu’elle a regardé la compositiondes listes du PS à Paris lors des dernières élections municipales et qu’elle a constaté qu’ily avait plus de femmes que d’hommes.

Comme le jeune ouvrier évoqué plus haut, elle se prononce sur des sujets qui laconcernent directement dans sa vie professionnelle, même si elle ne se borne pas à enévaluer les conséquences pour elle-même et si elle adopte un point de vue plus généra-lisant. Elle explique par exemple qu’elle est favorable à la dépénalisation du séjour irré-gulier des étrangers parce « qu’on s’encombre des immigrés [dans les tribunaux], je voispas en quoi il faut un contentieux pénal, ni en quoi ça arrange les choses d’emprisonnerun citoyen étranger en France ». De même, si elle est favorable à la « mixité des tribunauxde commerce », c’est parce que cela revient à imposer en cas de conflit un « juge pro-fessionnel » aux magistrats non professionnels des juridictions commerciales. Dans lamême logique, elle se félicite de la « judiciarisation de l’application des peines ». Elledépasse toutefois ce point de vue corporatiste quand elle dénonce la loi sur la présomptiond’innocence qui « ne s’applique qu’aux riches [et qui est] destinée à protéger les hommespolitiques qui commettent des abus de biens sociaux ».

Quand D. porte un jugement sur des objets politiques moins directement liés à sonactivité professionnelle, comme les orientations du gouvernement ou la question de« l’Europe », elle s’appuie elle aussi sur un petit nombre d’éléments d’appréciation quifonctionnent comme des « raccourcis d’information ». Toutefois, à la différence desexemples évoqués précédemment, ces « raccourcis » ne se réfèrent pas de manière « pri-vative » à sa situation personnelle ou à celle de sa catégorie d’appartenance. Ils renvoientplutôt à des thèmes du débat politique, à des catégories idéologiques générales ou à desmacro-observations « statistiques ». Dans son cas particulier, ces instruments d’évaluationse fondent sur l’écart entre les riches et les pauvres, la place accordée aux femmes, auxjeunes, aux immigrés, aux exclus et aux pauvres, aux aides et aux droits sociaux, aucontrôle de l’État, aux privatisations, aux attitudes à l’égard de la question de la « sécu-rité », ou au libéralisme en matière de mœurs. Ainsi, « sur le principe », elle est « tout àfait d’accord » avec la construction européenne, et c’est en ce sens qu’elle avait « votépour Maastricht ». Mais, ce qu’elle trouve « catastrophique », « c’est que systématique-ment, lorsqu’il s’agit d’harmoniser la législation, on le fait en s’alignant, en matière dedroits sociaux, sur le moins disant ». Dans le même sens, elle « constate que les directivesqui émanent des institutions européennes sont toujours très en retard sur ce qu’on pourraitespérer d’elles, surtout en matière d’avancées sociales ». Elle porte également un juge-ment négatif sur le gouvernement Jospin parce que c’est celui « qui a le plus privatisé

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des grandes entreprises nationales », ce qui revient à « réduire d’autant la puissance del’État et donc sa capacité de contrôle ». Elle est d’autant plus déçue que, de son point devue, « en principe, la politique de gauche est là pour essayer d’avoir une mainmise pouressayer que les exclus ne soient pas exclus », alors que, à l’inverse, « l’écart social secreuse de plus en plus entre les très riches et les très pauvres ». Elle regrette que la grandemajorité des magistrats à Paris soit « de droite » et elle cite l’exemple de sa présidentequi « est capable de donner trois mois fermes à un mec parce qu’il se balade avec unebarrette ».

On voit ainsi que tous les « citoyens », des moins concernés aux plus politisés,disposent d’instruments qui leur donnent une certaine « prise » sur des objets politiqueset leur permettent de se prononcer. Mais on peut également constater que ces instrumentssont de nature différente et, surtout, qu’ils ne sont pas équivalents du point de vue descapacités que des « citoyens » peuvent mettre en œuvre pour se faire une opinion sur lesaffaires de la cité et contrôler l’action des gouvernants.

LES COGNITIONS ET LES INÉGALITÉS FACE AU POLITIQUE

On a vu par exemple que C., l’ouvrier résidant en Bourgogne, s’appuie sur sonexpérience personnelle pour porter des jugements sur des politiques publiques. Mais lesmoyens d’évaluation dont il dispose ne sont pas suffisants, de son propre point de vue,pour donner suffisamment de sens à toutes les réalités politiques auxquelles il lui arrived’être confronté. On peut l’observer quand il répète et insiste qu’il « n’y connaît rien enpolitique ». À l’inverse, D., la magistrate, laisse percer à plusieurs reprises sa convictiontacite de sa propre compétence technique et statutaire. Ainsi, elle avance des argumentstechniques pour justifier son abstention lors du référendum de 2000 sur la réduction dela durée du mandat présidentiel. Elle déplore notamment les silences du projet de révisionsur la question de savoir si « les députés allaient être élus avant ou après [l’électionprésidentielle] et si c’était un mandat renouvelable ou non renouvelable ». Elle estimeque le principe du référendum est « très démocratique en soi », mais que « ça va pasintéresser le chômeur ». De son point de vue, « quand la question porte sur des disposi-tions constitutionnelles » comme c’était le cas en 2000, elle s’adresse à un « électoratélite ». Elle exprime tacitement l’évidence de son rattachement à cette fraction politique-ment éclairée de la population puisqu’elle définit cet « électorat élite » comme celui qui[entre autres choses] « sait et que ça intéresse de réfléchir si les députés doivent être élusavant [ou] après ». Dans le même sens, quand elle développe ses opinions à propos dela « construction européenne », elle note en passant que « d’un point de vue économique,[elle n’est] pas très calée », même si c’est pour ajouter que, « a priori, avoir un euro fortpour lutter contre le dollar, ce serait bien ». Mais, en soulignant ainsi des « lacunes »(relatives) dans un domaine particulier, elle révèle involontairement qu’elle se sent enmesure et en droit d’intervenir sur les nombreux autres sujets qu’elle évoque avec pro-lixité au cours de son entretien.

Cette magistrate dispose, on l’a vu, d’instruments d’évaluation abstraits directementissus des débats politiques courants et, corrélativement, elle s’insère avec aisance dans cesdébats. Elle entretient un rapport de familiarité « naturelle » avec les enjeux débattus dansle champ politique, dans la mesure où la plupart des instruments de déchiffrement qu’ellemobilise sont produits par et dans les luttes constitutives de ce champ. Les deux ouvriersdisposent également d’instruments de déchiffrement et d’orientation qui leur permettent

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de former des jugements sur certains objets politiques, tels que les « 35 heures » ou« l’euro ». Mais, contrairement aux hypothèses « cognitivistes », ces instruments (ou ces« raccourcis ») ne leur permettent pas « de prendre les mêmes décisions » et « de faire lesmêmes choix » que la magistrate. Cette dernière dispose non seulement d’informationsplus nombreuses et plus développées, mais surtout d’instruments d’évaluation d’une toutautre portée.

Car même si les deux ouvriers peuvent former des opinions sur quelques sujets quileur tiennent à cœur et, parfois, prendre part aux scrutins, leur attitude la plus constanteconsiste, pour l’essentiel, à se tenir à l’écart et à distance des affaires politiques. Ainsi,à la différence de D., qui s’exprime, on s’en souvient, sur un grand nombre de questionsbien au-delà de sa sphère d’intérêt personnel ou professionnel immédiat, C. s’intéresse àun nombre limité de sujets qui le concernent directement, et se désintéresse des autres.Il explique par exemple qu’il arrive que les conversations entre collègues de travailroulent sur des informations saisies au cours du journal télévisé de la veille et il citel’exemple des « retraites ». Mais il ajoute immédiatement : « J’suis pas trop au courant...mais ça m’fait marrer les gars qui râlent... parce que j’me dis que bon, moi... c’est dansquarante ans la retraite, donc euh, pour l’instant, j’me marre ». Dans le même sens, « pourle niveau lycée, j’m’en fiche un peu quoi, bon peut-être le jour que j’aurai des enfants,j’m’en ficherai moins, mais pour l’instant, j’suis pas tellement concerné ». Dans le mêmesens, F., l’ouvrier de l’abattoir de volailles, s’exprime longuement sur l’euro et sur lahausse des prix des produits courants, mais se révèle fort désarmé quand on lui demandece qu’il pense de l’élargissement de l’Union européenne, de l’entrée de la Turquie, de laconcurrence entre les divers pays européens, ou des transformations imposées par le droiteuropéen à des entreprises comme la SNCF ou la Poste. Il n’a pas non plus entenduparler de « Schengen » et il trahit son incompréhension quand on l’interroge à propos del’un des thèmes courants du débat politique sur les questions européennes :

– Q : Et certains disent qu’il y a un manque de démocratie en Europe ?– F. : De quoi pardon ?– S. (son épouse) : D’écoute.– F. : Ah oui il y a un manque d’écoute.C’est le même type d’investissement réduit à une veille minimale qui gouverne le

rapport des citoyens les moins politisés aux médias. Là encore, la différence avec lesfractions les plus concernées de la population est frappante. On se souvient que D. estune grande lectrice de journaux, de magazines et d’hebdomadaires, ainsi qu’une auditriceet une téléspectatrice assidue des informations et des émissions politiques spécialisées.À l’opposé, C. regardait le journal télévisé de 20 heures avec une certaine régularitéquand il vivait avec ses parents, mais il a cessé de le faire depuis qu’il s’est marié. Ilexplique que son épouse « ne supporte pas le journal du soir, parce que y’a trop de morts[il rit] ». Il déclare qu’il ne lit pas de journal mais qu’il regarde épisodiquement desactualités télévisées, sans doute quand il est seul. Ses préférences vont aux programmesles plus courts. Même les journaux télévisés des grandes chaînes généralistes pourtantdestinés à un large public lui paraissent difficiles à suivre : « La un et la deux, politique-politique hein [sur un ton sérieux]... pour moi c’est du rabâchement de baratin... ils vontpasser un quart d’heure ou même une demi-heure à parler d’un truc... enfin... qui tiendraiten une phrase quoi, donc j’m’endors un peu d’vant quand même quoi [il rit] ». Il choisitdonc plutôt « la six [la sixième chaîne], c’est bien, ça dure que deux minutes [il rit, aprèscette allusion au journal six minutes sur la six] ».

Les observations menées à l’aide d’entretiens approfondis comme ceux qui sontmobilisés ici confortent donc plutôt l’hypothèse avancée par William Gamson (et par

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d’autres) que des personnes de tout niveau social, scolaire et de politisation trouvent àtravers des médias des ressources (plus ou moins nombreuses) pour prêter attention àcertains sujets politiques et se forger une opinion. Mais les cas analysés ici (et beaucoupd’autres) rappellent 1 aussi que les usages des médias sont très inégaux, tant sous lerapport de la quantité que sous celui du développement des contenus informatifs et qu’ilssont principalement corrélés avec le niveau d’éducation. Plus le niveau d’informationpolitique s’élève, plus les personnes cherchent à s’informer, et plus elles recherchent desinformations développées et approfondies (relativement). Selon un processus cumulatifobservable dans de nombreux domaines, ce sont les plus informés qui ont le plus dechance de chercher à s’informer et donc de s’informer encore davantage. Inversement,pour les catégories les moins politisées, la combinaison d’un intérêt limité et d’un sen-timent d’incompréhension et d’incompétence incite à n’accorder qu’une attention épiso-dique et relâchée à des médias à contenu restreint.

HABILITATION ET DÉSHABILITATION

Pour ces catégories faiblement concernées par les questions politiques, c’est-à-dire,aussi, pour l’essentiel, pour une fraction importante des personnes qui occupent les régionsbasses et moyennes inférieures de l’espace social, les sentiments d’incompréhension etd’incompétence se renforcent et incitent à l’auto-déshabilitation. Inversement, pour lessegments politisés du public, la familiarité « naturelle » avec les thèmes et les modes dediscussion des débats politiques et le sentiment tacite de compétence (à la fois techniqueet statutaire) prédisposent à l’auto-habilitation 2. Ces dispositions à l’auto-habilitation ouà l’auto-déshabilitation sont à l’œuvre, entre autres choses, quand il s’agit de discuter desujets politiques dans la vie de tous les jours. Ainsi, D., la magistrate, déclare discuterrégulièrement de sujets politiques avec ses proches et elle se réfère à plusieurs reprisesà des conversations récentes pour étayer son argumentation lors de l’entretien. Ses fré-quentes rencontres avec l’une de ses plus fidèles amies commencent presque toujourspar : « Tu as lu l’article dans Le Monde à propos de... ? ». Inversement, C., l’ouvrier de22 ans, se tient plutôt à l’écart dans ce domaine également : « J’laisse discuter, j’interviens

1. Ce résultat est évidemment bien « connu » et son rappel serait trivial s’il n’était aussisouvent « oublié » dans les analyses qui, comme celles de Gamson, s’opposent au « paradigmeminimaliste » pour affirmer la capacité de tout citoyen à intervenir sur des sujets politiques.

2. Avec ces notions d’auto-habilitation et auto-déshabilitation, je cherche à désigner les pro-cessus mentaux et sociaux par lesquels des personnes s’autorisent ou pas à intervenir plus ou moinsactivement sur des sujets politiques pour observer les actions des gouvernants, se tenir informésdes principaux enjeux publiquement débattus et exprimer leurs avis, par exemple à travers desconversations avec leurs proches. L’observation montre que certains hommes ou femmes se mettenten puissance de jugement et s’attribuent des pouvoirs de contrôle, alors que d’autres s’en estimentincapables et préfèrent se tenir à l’écart. Les mots anglais empowerment et disempowerment expri-ment bien ces processus par lesquels certains s’attribuent ou se refusent les pouvoirs mêmes quela théorie « officielle » de la démocratie attribue aux citoyens dans leurs relations avec leurs repré-sentants. Les dispositions à l’auto-habilitation ou à l’auto-déshabilitation sont les processus actifspar lesquels des individus définissent et reproduisent leur propre autorité (ou leur défaut d’autorité)ou compétence (ou incompétence) politique statutaire. Alors que les concepts d’autorité ou decompétence politique statutaire désignent des propriétés d’état, les notions d’auto-habilitation oudéshabilitation (self empowerment/disempowerment) désignent la contribution active des individusà la production et à la reproduction de la compétence statutaire et de l’autorité qu’ils s’accordentou qu’ils se dénient et que les autres leur accordent ou leur refusent.

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des fois quand ça me prend un peu la tête, mais j’laisse discuter en général, parce que...bon, j’ai pas envie non plus de... de rentrer dans un sujet que j’connais pas réellementquoi ».

Ces dispositions à l’auto-habilitation ou à l’auto-déshabilitation sont également àl’œuvre quand la question de la participation à un scrutin se trouve posée, même si leurseffets sont contrecarrés par d’autres facteurs. Ainsi, D. vote à presque tous les scrutins.Elle déclare ne s’être abstenue qu’une seule fois, à l’occasion du référendum de 2000,dont elle contestait et conteste encore la pertinence. C. affirme lui aussi qu’il vote, mêmes’il affirme également que « ce qu’ils proposent [les politiques]..., il y a rien d’intéressantquoi au final », qu’ils « sont de droite ou de gauche, ils ont leurs idées, mais [que]... çava pas plus loin qu’ça quand tu regardes bien », et qu’il n’a pas de préférence. Sa par-ticipation a été irrégulière dans le passé, mais il déclare qu’il se déplacera pour la pro-chaine élection présidentielle. Il a noté que « y’a beaucoup de monde autour de [lui]qu’en parle, [que]... ça intéresse beaucoup de monde quand même », mais qu’il n’en fait« pas partie ». De fait, deux mois avant le premier tour du scrutin, il déclare qu’il neconnaît pas les candidats et il s’esclaffe quand l’enquêteur cite les principaux : « Il y ades noms que j’connais pas là-dedans ! » En revanche, F. ne vote plus depuis qu’il aquitté la région parisienne pour s’installer dans l’ouest de la France, il y a une quinzained’année. S., son épouse, participe davantage aux scrutins, même si elle ne s’est pasdéplacée pour le référendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005. Elle expliquequ’il lui est arrivé de voter « pour montrer à la commune que si jamais un jour j’avaisbesoin d’un logement... je pensais qu’en allant voter on allait plus m’écouter ». Quandon lui demande si elle a voté plutôt à droite ou à gauche, sa réponse révèle que lesressorts de sa mobilisation ne procèdent pas du souci d’exprimer un point de vue poli-tique : « J’y connais que dalle en fait... je me suis jamais intéressée à la politique quoi. »

Ces quelques cas particuliers vont dans le sens des résultats établis par des enquêtesquantitatives. Ils confirment que des personnes très politisées peuvent parfois s’absteniret que des personnes peu politisées peuvent voter. Il reste qu’il est établi de longue dateque la probabilité de participer à une élection, ou, a fortiori, à un ensemble d’électionsdépend de facteurs divers, mais qu’elle augmente surtout avec le rang social et le niveaud’instruction 1, c’est-à-dire, de manière plus immédiatement causale, avec le niveaud’intérêt pour la politique. Il en résulte que si les catégories les moins politisées disposentd’instruments cognitifs pour évaluer les candidats ou les enjeux et décider d’un vote aumoment d’une élection ou d’une votation, leurs dispositions à participer aux scrutins sont

1. Ce résultat est constant aux États-Unis. Il suffit de se reporter aux statistiques fédérales offi-cielles (<http://www.census.gov/population/www/socdemo/voting.html>) pour en trouver confirmation.Ces relations statistiques étaient peu marquées en France dans le contexte mobilisé des années 1960 et1970. Elles sont plus nettement avérées depuis une vingtaine d’année (cf. par exemple les chiffres del’INSEE, <http://www.insee.fr/fr/ffc/chifcle_fiche.asp?ref_id=NATSOS05526&tab_id=86>, ou, entreautres auteurs, François Clanché, « La participation électorale au printemps 2002. De plus en plus devotants intermittents », INSEE Première, 877, janvier 2003, p. 1-4). En dépit d’épisodes de mobilisation(par exemple pour le second tour de l’élection présidentielle de 2002 en France ou encore lors desdeux tours de celle de 2007), l’atmosphère actuelle de défiance à l’égard du politique a sans doutecontribué à élever l’abstention dans toutes les catégories de la population. Mais l’augmentation est plusque proportionnelle dans les milieux les moins politisés, probablement du fait de l’affaiblissement dedivers « mécanismes » de mobilisation (notamment la régression de l’encadrement partisan et religieux,l’affaissement du mouvement ouvrier, la dislocation de communautés ouvrières, l’augmentation dunombre des personnes isolées, la diminution des populations rurales, la marginalisation sociale dediverses populations, et notamment de certaines de celles qui sont issues de l’immigration, et l’affai-blissement des incitations normatives à caractère éthique, civique ou national).

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moins développées que dans les fractions les plus politisées. S’agissant de la fréquencede la participation électorale, les citoyens qui « mobilisent une quantité limitée d’infor-mations politiques » n’ont pas les mêmes probabilités de « prendre les mêmes décisions »et « de faire les mêmes choix » que ceux qui disposent « d’informations [plus] nombreuseset complexes » 1.

COMPÉTENCES ET POUVOIRS

Encore convient-il de souligner pour finir que cette focalisation exclusive des tenantsdu paradigme cognitiviste sur le fait de « voter » revient à réduire les exigences norma-tives associées au statut de citoyen. Les représentations normatives officielles de la démo-cratie représentative présupposent en effet, le plus souvent sur le mode de l’évidenceimplicite, que les élections compétitives offrent la possibilité aux électeurs de choisirentre les candidats et, par là même, d’exprimer leurs avis, de sanctionner les titulairesdes fonctions soumises à l’élection, de soutenir des réformes et de faire prévaloir leursaspirations. Les citoyens sont ainsi présumés avoir un minimum d’opinion concernantl’orientation du gouvernement et les décisions à prendre. Ils sont supposés connaître plusou moins les différences séparant les orientations des candidats et de leurs partis, et voteren choisissant le candidat qui leur paraît le plus proche de leurs propres positions. Danscette perspective, le vote est considéré comme un dispositif de contrôle des gouvernantspar les citoyens. Si ces derniers accordent leur confiance par le fait de voter, ils peuventrevenir sur leur choix initial quand ils sont déçus des décisions ou des résultats desdirigeants qu’ils ont contribué à élire. Il leur suffit pour cela de voter pour leurs opposantslors de l’élection suivante. Ainsi, du point de vue normatif « officiel », le citoyen ne doitpas seulement voter, mais aussi se tenir informé des principales affaires de la cité, seforger une opinion, surveiller l’action des gouvernants et les sanctionner s’il n’en est passatisfait. Or, le fait qu’un citoyen soit en mesure de faire un choix en votant n’impliquepas nécessairement qu’il soit à même de s’acquitter des autres compétences et missionsqui lui sont officiellement dévolues. On peut prendre appui sur ces représentations nor-matives officielles pour examiner à quel degré les diverses catégories de citoyens s’acquit-tent de ces compétences et missions. C’est donc au regard des exigences normativesofficielles que l’on apprécie alors des niveaux de « performance » et des dispositionsinégales à s’approprier les opportunités de pouvoir ménagées par les « mécanismes »mêmes de la représentation. Pour conclure que les citoyens qui mobilisent une quantitélimitée d’informations politiques sont en mesure de « prendre les mêmes décisions » et« de faire les mêmes choix » que ceux qui disposent « d’informations [plus] nombreuseset complexes », il faut, dès lors et tant que l’on se place du point de vue des représen-tations normatives officielles, s’assurer que tous les citoyens disposent des mêmes capa-cités critiques et s’attribuent les mêmes pouvoirs de contrôle.

Or, toujours de ce point de vue, force est de constater l’existence de fortes inégalitéssous le rapport des capacités de contrôle des gouvernants que les citoyens sont en mesurede mettre en œuvre. On se souvient que D., la magistrate, prend position sur un grandnombre de questions. Certaines d’entre elles sont en rapport avec sa vie professionnelle,mais la plupart ne la concernent pas directement. Dans tous les cas, elle adopte un point devue abstrait et généralisant, comme l’illustre, par exemple, la manière dont elle porte un

1. Je reprends les formulations déjà citées d’Arthur Lupia et Mathew D. McCubbins.

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jugement sur la « construction européenne » 1. À l’inverse, les fractions faiblement politiséesdes milieux populaires s’appuient – on l’a vu avec les trois exemples présentés ici – surleur expérience sociale pour former et formuler des appréciations sur un certain nombre desujets qui leur tiennent à cœur. Mais ils se tiennent aussi à distance des autres. Ils se tiennentnotamment à distance des enjeux politiques plus ou moins abstraits qui sont débattus dansles espaces politiques et publics 2. De tels enjeux sont non seulement étrangers à leurs universde référence 3, mais ils ménagent peu de « prise » aux instruments d’évaluation privatifs etparticularistes. Ceux qui ne disposent pas d’autres moyens d’appréciation se trouvent quelquepeu désarmés pour former un jugement. L’impossibilité ou la difficulté à adopter le pointde vue généralisant en usage dans les espaces politiques et publics de débat incite lesfractions faiblement politisées à se désintéresser de discussions et de luttes pourtant sus-ceptibles d’affecter leurs situations personnelles, même si c’est de façon indirecte et à plusou moins long terme. Ainsi, F. est équipé pour prendre position sur l’euro et, au-delà, surl’Europe, à partir de son appréciation des effets de l’introduction de l’euro. Mais, dans lemême temps, il est peu préparé et peu disposé à élaborer un point de vue propre sur lesquestions de la concurrence en Europe (telles qu’elles sont débattues dans les espaces poli-tiques et publics), y compris pour connecter ses propres préoccupations privatives – parexemple, celles qui sont liées à sa propre situation d’emploi – aux enjeux politiques générauxqui sont associés à la concurrence économique dans l’Union européenne.

– Q : Et au niveau de la concurrence entre les différents pays européens, vous enpensez quoi ?– S. : Il faudrait qu’il n’y ait plus de taxes sur l’exportation... qui dit Europe, ditassociation de pays... donc le mot exportation faudrait plus qu’il existe en fait... quetout soit au même prix et qu’il y ait pas des taxes différentes comme à l’heureactuelle...– F. : Les chinois ils font beaucoup de mal... et en plus il y a de la concurrence.– Q : Et dans le secteur où vous travaillez, il y a beaucoup de concurrence dans lesabattoirs ?– F. : Oui, il en a comme partout.– Q : Vous souffrez de la concurrence ?– F. : Non pas du tout... notre politique c’est de bien ranger les volailles dans lescartons [ce qui est son travail] il faut que ce soit propre nickel... nous, chez nous,c’est toujours propre.– Q : Parce que dans les autres pays, pour vous, c’est moins...– F. : Moi je vois ma fille où elle habite [en région parisienne] il y a un petit abattoirde volailles musulman, il faut voir ! Moi j’ai vu l’autre fois... le mec il sort dehors,il est pourri de sang partout... non faut arrêter... et c’est dans des tôles, des cabanesen bois.– S. : Et puis ils font ça devant les enfants... moi je trouve qu’il y a déjà assezd’horreurs à la télé...– F. : C’est horrible.Mais cette inégalité de pouvoir des citoyens n’est pas seulement, ni même princi-

palement, un effet de l’inégale portée des instruments cognitifs que chacun est en mesurede mobiliser. Ce sont surtout les dispositions à l’auto-habilitation ou déshabilitation qui

1. Cf. supra.2. On peut se reporter ci-dessus à l’exemple quasi idéal-typique de F. pour illustration.3. Voir par exemple supra la réaction de F. quand on l’interroge sur la question de la « démo-

cratie en Europe ».

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sont à l’œuvre et qui commandent les capacités de contrôle. Le rapport de C., F. et S. àla politique est dominé par un sentiment d’incompréhension et d’incompétence qui lesconduit à se tenir à l’écart des conversations politiques, des médias trop sophistiqués, debeaucoup d’enjeux politiques et parfois des élections 1. Ils n’accordent qu’une vigilancerestreinte aux affaires de la cité. Leur vigilance est réduite aux seules questions dont ilsperçoivent ou croient percevoir les conséquences sur leur situation personnelle dans lavie de tous les jours. La surveillance et le contrôle de l’action des gouvernants s’opèrentde la même manière et dans les mêmes cadres 2. Ils sont limités à un petit nombre dedomaines et ils portent sur les résultats (tels qu’ils sont perçus et imputés à ces gouver-nants) et non sur les modalités. On le voit dans les jugements sévères portés par C. surles « 35 heures » qui, de son point de vue, ont dégradé ses conditions de travail et n’ontpas permis à son épouse de trouver du travail. On le voit aussi à travers le jugement queS. porte sur l’euro et l’Europe à partir de son estimation de la dégradation de son pouvoird’achat. Ces fractions du public s’interdisent le plus souvent de s’aventurer au-delà du« constat » des « résultats » des « décisions » publiques. Plus exactement, elles ne songentmême pas à se prononcer, ni même à s’interroger, sur ce qu’il conviendrait de faire. Leursattentes à l’égard des gouvernants sont réduites à un nombre restreint de domaines et ilne leur vient pas à l’idée de se prononcer sur la manière de parvenir aux résultats sou-haités. Pour ces catégories de la population, la délégation est un abandon et un renonce-ment à prendre sa part (ne serait-ce que par le fait d’exprimer des avis propres) dans ladiscussion et l’orientation des affaires de la cité. Ainsi, C. se borne à déclarer qu’ilpourrait voter pour une « personne » qui proposerait « vraiment quelque chose, euh... quetout le monde ait du boulot et euh... payer moins d’impôts ». À l’inverse, D. s’autorisenon seulement à porter des jugements sur un nombre plus étendu de sujet 3, mais elle sesent également en mesure et en droit de formuler, en première personne, des appréciationsétendues sur les résultats de l’action gouvernementale et sur ce qu’il conviendrait defaire. Elle se place ainsi (en pensée) sur un pied d’égalité avec les gouvernants et exercepleinement son droit et son pouvoir de critique et de contrôle. On se souvient par exemplequ’elle conteste la portée de la question soumise à référendum en 2000. Elle reproche« à la gauche comme [à] la droite » de se précipiter pour « mettre un flic derrière chaquepersonne ». Elle se déclare favorable à « la libéralisation du cannabis » et à « la dépéna-lisation du séjour irrégulier des étrangers ». On a remarqué que ses préférences politiquesvont vers la « gauche ». Ainsi, lors des dernières élections municipales, elle a voté « pourun Vert » au premier tour. « Comme il fallait que [l’arrondissement parisien où elleréside], qui est un arrondissement traditionnellement à droite passe à gauche », elle a« voté PS » au second. Elle ne s’en remet pas pour autant complètement à ceux qu’ellesoutient de ses votes. À la différence des trois membres des milieux populaires analysés

1. Et, sans doute aussi, des dispositifs de « participation » si l’occasion s’était présentée àeux.

2. Je parle ici des gouvernants dont l’action est perçue comme « politique ». Les capacitésde contrôle sont, par exemple, beaucoup plus développées dès qu’il s’agit des décisions des élusmunicipaux, surtout lorsqu’ils sont à la tête de communes dont la taille démographique est limitéeet de manière encore plus nette quand ces communes sont rurales.

3. On se souvient que c’est seulement dans le domaine « économique » qu’elle s’estime « pastrès calée » et qu’elle s’autolimite un tant soit peu (principalement par l’utilisation du conditionnel),ce qui ne l’empêche cependant pas d’estimer que « a priori, avoir un euro fort pour lutter contrele dollar ce serait bien ». Elle s’empresse également d’ajouter que « comme les Anglais refusentl’euro... je dis décrochez-les, hein, qu’ils se laissent dériver s’ils veulent et qu’ils se raccrochentaux États-Unis ».

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plus haut, elle n’attend pas que les gouvernants qu’elle a contribué à désigner agissentde leur mieux et fassent ce qui est nécessaire pour améliorer son sort sans pouvoir etsans songer à formuler un avis personnel sur les décisions qu’il serait souhaitable deprendre en ce sens. Elle a des vues étendues sur ce qu’il conviendrait de faire dans denombreux domaines. Et c’est à l’aune de ce qui lui apparaît comme la bonne manière dedécider qu’elle juge les décisions publiques. Elle accorde son soutien à « la gauche »,mais cette manifestation de « confiance » est relative, limitée, retenue, et toujours sus-ceptible d’être remise en question. C’est en fonction de ce que devrait être à ses yeuxune politique de « gauche » qu’elle porte des jugements sur la politique d’un gouverne-ment de gauche. Et c’est parce qu’elle a des idées (relativement) développées sur lesorientations souhaitables d’une politique de « gauche » dans divers domaines qu’elle esten mesure d’exercer une capacité de critique et de contrôle (relativement) étendue surles décisions d’un gouvernement de gauche (et a fortiori d’un autre gouvernement). Onse souvient par exemple qu’elle reproche à la gauche d’avoir « le plus privatisé desgrandes entreprises nationales » et d’avoir réduit « d’autant la puissance de l’État et doncsa capacité de contrôle », alors « qu’en principe, la politique de gauche est là pour essayerd’avoir une main mise pour essayer que les exclus ne soient pas exclus ».

**Dans une démocratie représentative, à travers les élections, les électeurs désignent

leurs représentants en même temps qu’ils leur accordent et leur remettent leur confiance.La plupart des citoyens disposent d’instruments (de nature très variable) pour établirun minimum de différence et « choisir » entre les candidats, même si tous ne sont paségalement soucieux de procéder à de tels « choix ». En ce sens, des citoyens très iné-galement informés parviennent au « même résultat ». Toutefois, si l’on prend en compteles inégalités de fréquence de la participation électorale, il est plus exact de dire qu’ilssont susceptibles de parvenir au « même résultat ». Mais il s’en faut pourtant de beau-coup que, conformément aux représentations officielles des systèmes démocratiques,tous les citoyens parviennent à définir leurs propres préférences et intérêts dans l’ordrepolitique (par exemple, à articuler des intérêts de salariés d’une entreprise potentielle-ment menacée par une délocalisation avec une prise de position sur la question de lapolitique européenne de la concurrence) et soient en mesure de contrôler l’action desgouvernants pour tenter de les faire prévaloir. Le constat de l’existence de dispositionsà l’auto-habilitation ou à l’auto-déshabilitation rappelle que les rapports au politiquene sont pas seulement, ni même principalement, des rapports de « connaissance » oude « savoirs », et qu’ils ne sont pas davantage réductibles à des procès de traitementde l’information. Les rapports au politique sont gouvernés par des processus de divisiondu travail et d’accréditation par lesquels chacun s’assigne la position (ou, en quelquescas, s’émancipe de la position) qui lui est assignée (notamment par son âge, son sexe,son statut familial et professionnel, son niveau culturel, son rang social, ses réussiteset ses échecs, ses appartenances sociales, religieuses, syndicales, associatives, et sesinvestissements militants). L’accumulation et la mobilisation des instruments cognitifsdépendent du degré auquel chacun s’autorise à intervenir dans les questions politiques.Plus que la maîtrise de « raccourcis d’information », ou même la nature de ces rac-courcis, c’est l’ampleur de l’auto-accréditation (le nombre et la nature des sujets surlesquels on estime avoir un point de vue à exprimer, les velléités de prendre part oude se tenir à l’écart des débats publics, le degré auquel on s’estime en droit de proposerdes diagnostics et des solutions ou, au contraire, on incline à laisser à d’autres le soind’en décider) qui gouverne la manière dont chaque citoyen exerce ou n’exerce pas les

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pouvoirs ouverts par les dispositifs de représentation. On ne peut séparer la questiondes cognitions de celle des pouvoirs que certains citoyens s’attribuent et exercent quandd’autres ne songent même pas à se les approprier 1.

Daniel Gaxie est professeur à l’Université de Paris I et membre du Centre de recherchepolitiques de la Sorbonne (CNRS). Il travaille sur les rapports des « citoyens ordinaires »au politique. Il a publié divers articles sur ces sujets : « Des penchants vers les ultra droites »,dans Annie Collovald, Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicali-sation politique, Paris, La Dispute, 2006, p. 223-245 ; « Une construction médiatique duspectacle politique ? Réalité et limites de la contribution des médias au développement desperceptions négatives du politique », dans Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris,Belin, 2003, p. 325-356 ; « Appréhensions du politique et mobilisations des expériencessociales », Revue française de science politique, 52 (2-3), avril-juin 2002, p. 145-178 ; « Lescritiques profanes de la politique. Enchantements, désenchantements, ré-enchantements »,dans Jean-Louis Briquet, Philippe Garraud (dir.), Juger la politique, Rennes, Presses Uni-versitaires de Rennes, 2001, p. 217-240 ; « Vu du sens commun », dans « Repérages dupolitique. Regards disciplinaires et approches de terrain », EspacesTemps. Les Cahiers,76-77, 2001, p. 82-94. Il anime actuellement un programme de recherché qualitative com-parative sur les attitudes à l’égard de l’Europe, qui bénéficie d’un financement de l’Agencenationale pour la Recherche (Département de science politique, Université Paris I, 17 ruede la Sorbonne, 75231 Paris cedex 05 <[email protected]>).

RÉSUMÉ/ABSTRACT

COGNITIONS, AUTO-HABILITATION ET POUVOIRS DES « CITOYENS »

Diverses recherches convergent de longue date pour souligner que, quel que soit leur niveaud’information et d’intérêt pour la politique, tous les citoyens disposent de savoirs et d’instru-ments d’évaluation suffisants pour faire des choix politiques et, en particulier, pour voter. Sil’observation confirme cette hypothèse, les cognitions ne peuvent pourtant pas pour autantêtre considérées comme équivalentes. Elles s’accompagnent chez certains d’un sentimentd’incompréhension et d’incompétence face aux situations politiques. Le fait de voter negarantit pas non plus que tous les citoyens sont en mesure de porter un jugement critique surles décisions des gouvernants. Indépendamment des ressources cognitives de chacun, les dis-positions à l’auto-habilitation ou à l’auto-déshabilitation gouvernent les pouvoirs que lescitoyens s’accordent ou s’interdisent pour exercer les droits de contrôle que la théorie démo-cratique « officielle » reconnaît à chacun.

COGNITION, SELF-EMPOWERMENT AND CITIZENS’ POWER

According to the cognitive paradigm, whatever their level of political information and interest,all citizens are able to mobilize cognitive tools, information shortcuts and heuristics to express

1. Cet article présente certains résultats d’une recherche menée dans le cadre du programmede coopération franco-chilien Ecos-Conicyt C01H02 sur la compétence politique. Il reprend le texted’une communication devant le congrès de l’Association chilienne de science politique à Santiagole 16 novembre 2006.

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political judgments and electoral preferences. But these cognitive tools can’t be regarded asequivalent. Some citizens express feelings of lack of understanding and political incompetence,when others deem that they are obviously capable to express personal views on political andgovernmental affairs. Attitudes towards the political realm don’t only depend on cognitiveskills. According to the democratic orthodoxy, citizens are not only expected to vote but alsoto control their representatives at each election. But through processes of self-empowermentor self-disempowerment, citizens are willing or unwilling to wield the powers given to all ofthem by the official representation of democratic systems.

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