Post on 20-Jun-2015
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XVII - LA BEAUTÉ
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ; J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes, Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d’austères études ;
Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
XLIII - HARMONIE DU SOIR
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ; Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ; Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
Texte n° 1- Ch. Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857 Texte n° 2 - Ch. Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857
Il faut être toujours ivre. Tout est là: c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront: "Il est l'heure de s'enivrer! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise."
Texte n° 5 - Ch. Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869
XXXIII - ENIVREZ-VOUS!
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure!Ô boucles! Ô parfum chargé de nonchaloir!Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscureDes souvenirs dormant dans cette chevelure,Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir!
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,Tout un monde lointain, absent, presque défunt,Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!Comme d'autres esprits voguent sur la musique,Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêveDe voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:
Un port retentissant où mon âme peut boireA grands flots le parfum, le son et la couleurOù les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moireOuvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloireD'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresseDans ce noir océan où l'autre est enfermé;Et mon esprit subtil que le roulis caresseSaura vous retrouver, ô féconde paresse,Infinis bercements du loisir embaumé!
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tenduesVous me rendez l'azur du ciel immense et rond;Sur les bords duvetés de vos mèches torduesJe m'enivre ardemment des senteurs confonduesDe l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourdeSèmera le rubis, la perle et le saphir,Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde!N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourdeOù je hume à longs traits le vin du souvenir?
Texte n° 3- Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1861 - La Chevelure Texte n° 4- Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869 - Un Hémisphère dans une chevelure
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Texte n° 7- F. RABELAIS, Pantagruel, 1532
Chapitre 8
Comment Pantagruel, à Paris, reçut une lettre de
son père Gargantua et la reproduction de celle-ci
Très cher fils,[...]
[...]
[...]
que je les ai nommés, car ils demeurent dans la gorge de mon maître Pantagruel
Texte n° 8 - F. RABELAIS, Pantagruel, 1532
Chapitre 28Comment Pantagruel couvrit toute une armée avec
sa langue et ce que l’auteur vit dans sa bouche
Texte n° 9 - F. RABELAIS, Gargantua, 1534
Chapitre 25Comment un moine de Seuilly sauva le clos de
l’abbaye du pillage des ennemis
[...]
Texte n° 10 - F. RABELAIS, Gargantua, 1534
Chapitre 40Comment le moine encourage ses compagnons et
comment il resta pendu à un arbre
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Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé par l’idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler ; mais quand le président des assises lui demanda s’il avait quelque chose à ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien brillants. Pleurerait-elle, par hasard? pensa-t-il.
« Messieurs les jurés, L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune. Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend : elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Mais quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société. Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés… »
Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu’il avait sur le cœur ; l’avocat général, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son siège ; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour Mme de Rênal… Mme Derville jeta un cri et s’évanouit.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ? Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question. – Je viens pour être précepteur, Madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux. Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! – Quoi, Monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ? ! Ce mot de Monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant. – Oui, Madame, dit-il timidement. Mme de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien : – Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ? – Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ? – N’est-ce pas, Monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ? S’entendre appeler de nouveau Monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie, elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l’air rébarbatif. Pour l’âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonné de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui. – Entrons, Monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassé.
Texte n° 12 - STENDHAL, Le Rouge et le noir, 1830 - Ière partie chapitre VI, L!Ennui Texte n° 15 - STENDHAL, Le Rouge et le noir, 1830 - ! ! IIème partie chapitre XL, Le Jugement
Texte n° 13 - STENDHAL, Le Rouge et le noir, 1830 - Ière partie chapitre IX, Une soirée à la campagne
! Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d"une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu"elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu"elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d"aimer.
! On s"assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu"il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait. Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres pour ne pas voir l"état de son âme. ! Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l"obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s"en aperçut point. L"affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu"il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l"horloge du château, sans qu"il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j"exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.
! Après un dernier moment d"attente et d"anxiété, pendant lequel l"excès de l"émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l"horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique. ! Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu"il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu"il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta. ! Son âme fut inondée de bonheur, non qu"il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s"aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rênal, au contraire, trahissait tant d"émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j"ai passé la journée. J"ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m"est acquis.
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CHAPITRE III.
Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il devint.
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en cendres: c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. [...]
CHAPITRE VI.Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre,
et comment Candide fut fessé.
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard: on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour l'avoir écouté avec un air d'approbation: tous deux furent menés séparément dans des appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil: huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même: «Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres? passe encore si je n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares; mais, ô mon cher Pangloss! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre, sans que je sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste! le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port! Ô Mademoiselle Cunégonde! la perle des filles, faut-il qu'on vous ait fendu le ventre!»Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous, et béni, lorsqu'une vieille l'aborda, et lui dit: «Mon fils, prenez courage, suivez-moi.»
Texte n° 16 - VOLTAIRE, Candide ou l!optimisme, 1759 Texte n° 17 - VOLTAIRE, Candide ou l!optimisme, 1759
CHAPITRE XIX.Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec Martin.
[...] En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. Eh! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois? J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi? Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main: quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait: Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. Hélas! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous: les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.O Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. Qu'est-ce qu'optimisme? disait Cacambo. Hélas! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal; et il versait des larmes en regardant son nègre; et en pleurant, il entra dans Surinam. [...]
Texte n° 18 - VOLTAIRE, Candide ou l!optimisme, 1759
[...]Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet, et le fit asseoir sur un canapé. Eh bien! lui dit-elle, vous aimez donc toujours éperdument mademoiselle Cunégonde de Thunder-ten-tronckh? Oui, madame, répondit Candide. La marquise lui répliqua avec un souris tendre: Vous me répondez comme un jeune homme de Vestphalie; un Français m'aurait dit: Il est vrai que j'ai aimé mademoiselle Cunégonde; mais en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. Hélas! madame, dit Candide, je répondrai comme vous voudrez. Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir; je veux que vous ramassiez ma jarretière. De tout mon coeur, dit Candide; et il la ramassa. Mais je veux que vous me la remettiez, dit la dame; et Candide la lui remit. Voyez-vous, dit la dame, vous êtes étranger; je fais quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la première nuit, parce qu'il faut faire les honneurs de son pays à un jeune homme de Vestphalie. La belle ayant aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua de si bonne foi, que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de la marquise.Candide, en s'en retournant avec son abbé périgourdin, sentit quelques remords d'avoir fait une infidélité à mademoiselle Cunégonde. M. l'abbé entra dans sa peine; il n'avait qu'une légère part aux cinquante mille livres perdues au jeu par Candide, et à la valeur des deux brillants moitié donnés, moitié extorqués. Son dessein était de profiter, autant qu'il le pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui parla beaucoup de Cunégonde; et Candide lui dit qu'il demanderait bien pardon à cette belle de son infidélité, quand il la verrait à Venise.Le Périgourdin redoublait de politesses et d'attentions, et prenait un intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce qu'il fesait, à tout ce qu'il voulait faire.Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise? Oui, monsieur l'abbé, dit Candide; il faut absolument que j'aille trouver mademoiselle Cunégonde. Alors, engagé par le plaisir de parler de ce qu'il aimait, il conta, selon son usage, une partie de ses aventures avec cette illustre Vestphalienne.Je crois, dit l'abbé, que mademoiselle Cunégonde a bien de l'esprit, et qu'elle écrit des lettres charmantes. Je n'en ai jamais reçu, dit Candide; car, figurez-vous qu'ayant été chassé du château pour l'amour d'elle, je ne pus lui écrire; que bientôt après j'appris qu'elle était morte, qu'ensuite je la retrouvai, et que je la perdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq cents lieues d'ici un exprès dont j'attends la réponse.L'abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur. Il prit bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement embrassés. Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre conçue en ces termes:«Monsieur mon très cher amant, il y a huit jours que je suis malade en cette ville; j'apprends que vous y êtes. Je volerais dans vos bras si je pouvais remuer. J'ai su votre passage à Bordeaux; j'y ai laissé le fidèle Cacambo et la vieille, qui doivent bientôt me suivre. Le gouverneur de Buénos-Ayres a tout pris, mais il me reste votre coeur. Venez; votre présence me rendra la vie ou me fera mourir de plaisir.»Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Candide d'une joie inexprimable; et la maladie de sa chère Cunégonde l'accabla de douleur. Partagé entre ces deux sentiments, il prend son or et ses diamants, et se fait conduire avec Martin à l'hôtel où mademoiselle Cunégonde demeurait. Il entre en tremblant d'émotion, son coeur palpite, sa voix sanglote; il veut ouvrir les rideaux du lit; il veut faire apporter de la lumière. Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante; la lumière la tue; et soudain elle referme le rideau. Ma chère Cunégonde, dit Candide en pleurant, comment vous portez-vous? si vous ne pouvez me voir, parlez-moi du moins. Elle ne peut parler, dit la suivante, la dame alors tire du lit une main potelée que Candide arrose long-temps de ses larmes, et qu'il remplit ensuite de diamants, en laissant un sac plein d'or sur le fauteuil.Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l'abbé périgourdin et d'une escouade. Voilà donc, dit-il, ces deux étrangers suspects? Il les fait incontinent saisir, et ordonne à ses braves de les traîner en prison. Ce n'est pas ainsi qu'on traite les voyageurs dans Eldorado, dit Candide. Je suis plus manichéen que jamais, dit Martin. Mais, monsieur, où nous menez-vous? dit Candide. Dans un cul de basse-fosse, dit l'exempt.Martin, ayant repris son sang froid, jugea que la dame qui se prétendait Cunégonde était une friponne, monsieur l'abbé périgourdin un fripon, qui avait abusé au plus vite de l'innocence de Candide, et l'exempt un autre fripon dont on pouvait aisément se débarrasser.Plutôt que de s'exposer aux procédures de la justice, Candide, éclairé par son conseil, et d'ailleurs toujours impatient de revoir la véritable Cunégonde, propose à l'exempt trois petits diamants d'environ trois mille pistoles chacun. Ah! monsieur, lui dit l'homme au bâton d'ivoire, eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous êtes le plus honnête homme du monde; trois diamants! chacun de trois mille pistoles! Monsieur! je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrête tous les étrangers, mais laissez-moi faire; j'ai un frère à Dieppe en Normandie; je vais vous y mener; et si vous avez quelque diamant à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même. [...]
Texte n° 19 - VOLTAIRE, Candide ou l!optimisme, 1759 CHAPITRE XXII. Ce qui arriva en France à Candide et à Martin.