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TELETRAVAIL : ENJEUX ET PERSPECTIVES DANS LES ORGANISATIONS
TELETRAVAIL : ENJEUX ET PERSPECTIVES DANS LES ORGANISATIONS
Abstract
Depuis ses origines, le télétravail, qui connût ses premières concrétisations dans les années quatre-vingts a énormément évolué, pour devenir, aujourd’hui, une forme de travail répandue et multiple. Le but de l’article est de montrer les évolutions d’un télétravail classique à un télétravail multiforme dont l’essentiel se résume en du télétravail alterné, mobile ou indépendant. A l’aide d’études de terrain, et après avoir redéfini les notions sous-jacentes à la problématique, le télétravail est resitué dans le contexte actuel, estimé comme propice à son évolution. Si le télétravail requiert un avis critique quant à l’impact qu’il peut avoir sur l’individu et l’organisation, notre posture vise plutôt à démontrer qu’il est aujourd’hui un outil de flexibilité pensé et instauré dans les organisations, comme la pièce d’un ouvrage plus vaste et plus complexe que d’aucun identifient sous le jargon de « flexibilité de l’organisation » ou « nouvelle forme d’organisation ».
Since its origin, telecommuting, which experienced its first concretisations in the Eighties enormously evolved to become, as of today, a widespread and multiple form of work. The goal of this paper is to relate the evolution of traditional telecommuting to multiform telecommuting –mainly summarised by the alternated, mobile or independent telework. Partly based on empirical results and after having redefined the multiple concepts subjacent to the problem, the telecommuting is put in perspective in today’s context, estimated favourable for its evolution. If telecommuting requires a critical judgement regarding the impact it can have on individuals and the organisation, our posture rather aims at showing that telework is a flexibility tool thought as and established as a component of a vaster and more complex construction than the one identified in the jargon as " flexibility of the organization" or "new forms of organization ".
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Contexte historique
C’est dans le contexte de tertiarisation des activités ayant pris place dans les années septante1
que l’idée du travail à domicile est réapparue –principalement dans les métropoles– sous une
forme particulière liée aux développements de la télématique : le télétravail. Dans cette
perspective, cette nouvelle forme de travail était censée épargner le coût des transports aux
travailleurs, et avoir pour corollaire la réduction du coût des infrastructures pour les
entreprises2. Des premiers projets furent lancés dans les années quatre-vingts, sans rencontrer
le succès escompté. Pourtant, les études se multipliaient, voyant au travers du télétravail une
solution à l’encombrement des villes, à l’organisation du travail en elle-même, et à bien
d’autres facteurs encore. A tel point qu’il n’était pas faux de dire, au milieu de cette décennie
qu’il y avait plus de personnes qui faisaient des études sur le télétravail que de
télétravailleurs !
Cependant, si l’on peut critiquer à l’envi les prévisions qui ont été faites quant au nombre de
télétravailleurs dans ces années-là et le déclin paradoxal du télétravail3, force est de constater
qu’aujourd’hui, alors que le sujet interpelle moins, le télétravail s’étend considérablement,
sous d’autres formes qu’auparavant : il a muté.
Thierry Breton4 définit le télétravail in extenso comme « une modalité d’organisation ou
d’exécution d’un travail exercé à titre habituel, par une personne physique, dans les
conditions suivantes : d’une part, ce travail s’effectue à distance, c’est-à-dire hors des
abords immédiats de l’endroit où le résultat de ce travail est attendu ; en dehors de toute
possibilité physique pour le donneur d’ordre de surveiller l’exécution de la prestation par le
télétravailleur ; d’autre part, ce travail s’effectue au moyen de l’outil informatique et/ou des
outils de télécommunication, y compris au moyen de systèmes informatiques de
1 Alaluf, M. (1998). Sociologie du travail. Bruxelles : Presses Universitaires de Bruxelles, p.178 2 Seltzer, B. (1997). Vécu pour vous : télétravail. In Personnel ANDCP n°385, pp.82-85 3 Valenduc, G. & Vendramin, P. (1997). Le travail à distance dans la société de l’information. Mons : EVO société. 4 Breton, T. (1994). Le télétravail en France : situation actuelle, perspectives de développement et aspects juridiques. Paris : La Documentation Française, rapports officiels, p.15
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communication à distance : des données utiles à la réalisation du travail demandé et/ou du
travail réalisé ou en cours de réalisation ».
Etudier le télétravail, c’est donc considérer la problématique du travail dans son ensemble, à
ceci près que le télétravail introduit une notion de distance (têle) centrale à son
développement. Les raisons invoquées pour expliquer l’émergence du télétravail sont
multiples et peu se risquent à considérer que le télétravail est une manifestation conséquente
de l’évolution transversale du travail et de son organisation. Comme toute forme
d’organisation du travail, le télétravail se rattache à un contexte largement marqué par le
phénomène de la globalisation. Certes, les premières tentatives et manifestations ont vu le jour
dans les années quatre-vingts, mais nombreux furent les obstacles dressés qui empêchèrent le
télétravail d’être réellement viable à grande échelle. Citons, parmi ces obstacles : l’opposition
des syndicats, le coût des technologies nouvelles, la nécessité de changer de style
d’encadrement et d’organisation et celle d’assurer la protection de l’information5.
Notre démarche s’articule autour de trois axes majeurs. Tout d’abord, nous nous livrerons à
une nécessaire clarification des quelques concepts essentiels dans le traitement de la
problématique qui est la nôtre. Ensuite, nous caractériserons le contexte actuel afin d’analyser
les facteurs à la fois favorables et hostiles au développement du télétravail, que nous
illustrerons au moyen de données quantitatives issues d’une étude menée auprès de
télétravailleurs de la société SOFTECH ainsi que par les résultats de l’enquête européenne qui
reste, à ce jour, la plus importante et la plus exhaustive sur le sujet6 ; enfin, nous mettrons ces
évolutions en perspective par rapport aux mutations de l’organisation et du travail, en
s’interrogeant sur une certaine mythification dont fait l’objet le télétravail, perçu comme une
solution plutôt que comme une conséquence d’un système plus complexe qu’est
l’organisation du travail.
5 Commission européenne (1995). Le travail à domicile dans l’union européenne, coll. Europe Sociale 2/95. Bruxelles : CECA-CE-CEEA, p.65 6 Empirica (ed.) (2000). Benchmarking progress on new ways of working and new forms of business across Europe, EcaTT Final Report. Bonn : Empirica.
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Télétravail : une constellation de concepts et de typologies
La notion de distance est ici centrale et nous amène à comprendre en quoi le télétravail remet
en cause la notion-même de travail. En effet, le travail, perçu comme une activité
intellectuelle ou manuelle qui s’exerce dans un lieu particulier et dans un temps défini, est
remis en question dans ses fondements spatio-temporels par le télétravail, qui établit ainsi une
″rupture avec une certaine unité de lieu″7. Mais on ne peut considérer le télétravail comme un
concept en soi qu’eu égard à d’autres qui lui sont proches et dont il n’est, in fine, qu’un
dérivé : le travail à distance et le travail à domicile.
Travail à distance englobe toutes les formes de travail accomplies hors du principal
établissement de l’entreprise et s’applique en fait à toutes les unités dispersées d’une entreprise8. Il peut donc s’agir aussi bien d’agences bancaires, de bureaux d’assurances –dans une acception stricte– que de travailleurs à domicile.
Travail à domicile forme de travail effectué au foyer soit pour l’industrie manufacturière, soit
pour celle des services. Il entre dans la catégorie des emplois salariés, dans laquelle le travailleur est en réalité subordonné à un employeur, même s’il échappe à son contrôle direct9. Ce travail peut être manuel, intellectuel, utiliser ou non des procédés de télécommunication.
Télétravail forme d’organisation du travail dans laquelle le travail est réalisé
partiellement ou totalement en dehors du lieu de travail conventionnel de l’entreprise (bureaux) à l’aide des services d’information et de télécommunication10.
Tableau 1 : Définitions des concepts élémentaires
Il existe une véritable constellation de définitions des concepts dont nous proposons un aperçu
dans le Tableau 1. La notion de travail à distance englobe donc à la fois le télétravail et le
travail à domicile et les dépasse, puisque d’une part, il existe des formes de travail à distance
7 Cadin, L., Guérin, F. & Pigeyre, F. (1997). Gestion des Ressources Humaines. Paris : Dunod, pp. 122-123 8 Ballarin, L. (1997), juriste du Ministère Fédéral de l’emploi et du travail. Exposé réalisé à l’occasion d’une demi-journée d’étude organisée par la Société Royale Belge des Ingénieurs et Industriels, La réglementation du télétravail à domicile, 5/11/1997 9 Commission européenne (1995). Op.cit, p.2 10 Konradt, U., Schmook, R. & Mälecke, M. (2000). Impacts of telework on individuals, organizations and families – a critical review. In Cooper, L. & Robertson, I. (eds), Organizational Psychology and Development. Chichester : Wiley, p. 339
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qui n’utilisent pas les moyens de télécommunication et que d’autre part, le travail à distance
peut s’effectuer ailleurs qu’au domicile. Il faut donc garder à l’esprit que lorsque la notion de
travail à distance est englobante (voir Tableau 2), elle peut désigner à la fois le télétravail et le
travail à domicile au sens large, ce qui peut induire une certaine confusion dans la littérature
des années nonante où ces termes sont substitués les uns aux autres, alors qu’ils désignent
parfois des réalités distinctes.
Télétravail Travail à domicile
Travail à distance
Tableau 2 : Configuration en ensembles des différents concepts
Dans toutes les définitions du télétravail recensées à ce jour, –dont la plus détaillée est sans
aucun doute celle de Thierry Breton11– la notion de distance et le recours aux technologies de
l’information et de la communication sont fréquents et déterminants. En outre, il existe
plusieurs manières de catégoriser le télétravail selon le critère choisi : en fonction du lieu de
travail, une distinction est faite entre les télétravailleurs à domicile, les télétravailleurs
mobiles (qui travaillent ainsi indépendamment d’un lieu déterminé) et les centres de
télétravail ; si l’on spécifie le télétravail en rapport à la durée du travail, on devra distinguer le
télétravail permanent, alterné et occasionnel ; enfin, l’on peut encore caractériser le télétravail
en fonction du statut : les travailleurs avec contrat de travail et les indépendants.
Au vu de ces considérations, on comprend qu’il est important d’esquisser une typologie avant
d’aborder notre problématique, tant il est vrai qu’il existe en réalité plusieurs formes de
11 Cfr. supra.
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télétravail. On trouve une multitude de typologies (EITO, 1997 ; Valenduc & Vendramin,
1997 ; ECaTT, 2000) dont nous vous proposons une synthèse opérationnelle dans le Tableau 3.
Forme de télétravail Définition Télétravail à domicile
- télétravail permanent - télétravail alterné
- télétravail occasionnel
Le travailleur est payé pour travailler, en tout ou en partie, à domicile. Le travail est effectué à domicile avec un support d’équipements électroniques suffisamment élaborés pour le maintien de liens efficaces entre le télétravailleur, ses patrons et ses collègues de travail.Désigne le télétravail dans son sens strict : le travail est entièrement effectué à domicile. (plus de 90% du temps de travail est effectué à domicile) Le télétravail à domicile alterne avec une présence en entreprise. (on considère en général que le télétravail constitue 20 à 90% du temps de travail) Le télétravail à domicile prend exclusivement place en addition du travail effectué au bureau. (on considère que le télétravail constitue moins de 20% du temps de travail)
Télétravail mobile
Le travail est effectué en différents endroits temporaires au moyen des technologies d’information et de communication.
Télétravail indépendant
Télétravail des indépendants pour qui le lieu principal de travail (bureau) est situé à domicile.
Télécentres
Antennes décentralisées de l’entreprise ou d’un groupe d’entreprises, dans lesquelles des travailleurs effectuent leurs prestations de travail, au moyen de matériel télématique permettant de transmettre leurs résultats. Le télécentre rapproche ainsi les travailleurs de leur domicile.
Tableau 3 : Typologie du télétravail
Un contexte favorable au télétravail
La proposition fondamentale qui a guidé notre démarche considère le contexte comme un
facteur déterminant au développement du télétravail. Plus précisément et au moyen d’une
caractérisation de celui-ci en divers contextes –économique, technologique, légal et
socioculturel–, nous démontrons par la convergence de faits multiples que le contexte actuel,
mis en rapport à celui qui prévalut lors de l’échec du télétravail dans les années quatre-vingts,
réunit les conditions nécessaires au développement contemporain du télétravail.
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Avant d’aborder l’argumentation même de cette proposition, il nous paraît important
d’asseoir, au moyen de données récoltées par l’enquête européenne ECaTT, l’idée que le
télétravail est aujourd’hui est une forme répandue de travail. Les données reprises dans le
Tableau 4 montrent d’une part que l’Europe comptait environ neuf millions de télétravailleurs
en 1999, toutes catégories confondues12 et d’autre part que l’accroissement annuel de la
population des télétravailleurs se fait au rythme moyen de 17% depuis 1994. Ce sont des
données parmi d’autres qui ont le mérite d’illustrer la progression de cette forme de travail en
Europe de nos jours13.
Tableau 4 : Données sur la pénétration et la progression du télétravail en Europe
12 Cfr. Categories présentées dans le Tableau 3, excepté le télécentre qui ne s’est pas révélé significatif dans cette enquête. 13 Empirica (ed.) (2000). Benchmarking progress on new ways of working and new forms of business across Europe, EcaTT Final Report. Bonn : Empirica. L’enquête, réalisée en 2000, a questionné 7700 personnes et 4158 décideurs d’entreprises et reste à ce jour, la plus complète sur le sujet.
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> Le contexte économique actuel nous paraît marqué par une tendance dominante du recours à
la flexibilité accentuée du fait même de la mondialisation de l’économie et définie comme
« une capacité d’adaptation sous la double contrainte de l’incertitude et de l’urgence14 ».
Ainsi, au niveau des formes de travail, les chiffres dont nous disposons nous indiquent qu’en
2000, le nombre de salariés depuis moins d’un an dans l’entreprise montrait une importance
croissante du recours aux contrats à durée déterminée et à l’intérim en Europe15.
CDI
49
31
9
6 5
CDD
Intérimaires
Apprentis etautres formationsAutres
Tableau 5 : Salariés depuis moins d’un an dans l’entreprise (%)
Dans certains pays comme la Belgique, la croissance de l’emploi féminin est uniquement due
au temps partiel, le temps plein ayant régressé. D’autres sources montrent la même chose : les
emplois précaires, et nous entendons par-là les intérimaires, les contrats à durée déterminée,
les apprentis et les stagiaires, sont en forte progression ces dernières années16. Ces emplois
sont généralement dénommés atypiques, en opposition à l’emploi typique (un emploi unique,
pour un employeur unique, dans un lieu unique à temps plein, salarié et à durée indéterminée).
14 Everaere, C. (1997). Management de la flexibilité. Paris : Economica, p.48 15 Merllié, D. & Paoli, P. (2000). Dix ans de conditions de travail dans l’Union européenne. Dublin : European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, p.10. Voir aussi Goussdwaard, A. & Nanteuil (de), M. (2000). Flexibility and working conditions. A qualitative and comparative study in seven EU member states. Dublin : European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions. 16 Commission européenne (1996). L’emploi en Europe. Bruxelles : CE- DG V
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Au regard de la flexibilité, selon la typologie bien connue développée par l’OCDE17 (voir
Tableau 6) et à la suite des travaux d’Atkinson, Boyer et Brunhes, le recours au télétravail
pourrait sembler relever d’une stratégie flexible de type qualitative, alors que les précédentes
évolutions citées illustraient exclusivement des stratégies de flexibilité quantitative.
Flexibilité Quantitative Qualitative Externe Statuts d’emploi
(flexibilité numérique) Systèmes de production
(flexibilité productive et/ou géographique)
Interne Durées du travail et/ou rémunérations
(flexibilité financière et/ou temporelle)
Organisation du travail (flexibilité fonctionnelle)
Tableau 6 : stratégies de flexibilité18
En réalité, l’enchevêtrement du télétravail et de la flexibilité se révèle être bien plus
complexe. Si d’un premier abord, nous sommes tentés de considérer le télétravail comme une
mesure de flexibilité de type qualitative à la fois externe et interne tant cette dissociation est
difficile à établir, il s’avère que le télétravail, considéré cette fois comme agissant sur le temps
de travail, peut revêtir les caractéristiques d’une stratégie de flexibilité quantitative interne.
En effet, le télétravail est souvent perçu comme un instrument de flexibilité de caractère
qualitatif et plus précisément comme mesure particulière de déspacialisation puisqu’il peut
s’inscrire à certains égards dans une forme d’externalisation du travail et donc relever d’une
stratégie flexible de type productive ou géographique19. En conservant un schème
interprétatif spatial, on peut aussi considérer le télétravail comme une mesure flexible de type
organisationnelle ou fonctionnelle du travail : de même que le travail en équipe, le télétravail
17 Brunhes, B., Rojot, J. & Wassermann, W. (1989). La Flexibilité du Marché du Travail : Nouvelles tendances dans l’entreprise. Paris : OCDE. 18 Tableau tiré de Goudswaard, A. & Nanteuil (de), M. (2000). Flexibility and Working Condidtions. A qualitative and comparative study in seven EU member states. Dublin : European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, p.20 19 Nous préférons ici parler de déspacialisation plutôt que de délocalisation, les notions étant fort différentes en termes de conséquences pour l’employé et l’employeur. La caractéristique principale de la délocalisation étant d’induire des réductions de coût de main d’œuvre. Or, le télétravail ne permet pas ces réductions massives et il est plus difficile de le considérer comme mesure d’externalisation au sens large. Cependant, cette notion de déspacialisation est essentielle et même si elle ne peut trouver de place dans les dimensions de la typologie présentée, il nous paraît essentiel de garder ce trait typique et plus ergonome à l’esprit.
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relève de décisions ayant trait à l’organisation du travail, installant un nouveau mode de
coordination pouvant être issu d’une certaine polyvalence poussée à l’ extrême. Par ailleurs, la
considération des événements positifs attribués au recours à la flexibilité montre généralement
une liaison directe avec les vertus d’une gestion plus flexible du temps de travail20 à laquelle
le télétravail, et le télétravail alterné en particulier, répond parfaitement. D’ailleurs, le
télétravail n’est aujourd’hui « plus un objectif en soi mais (bien) un instrument des stratégies
de flexibilité21 ». En intégrant le temps comme donnée déterminante dans notre interprétation,
nous sommes amenés à considérer que le télétravail est aussi à certains égards une mesure
flexible de type quantitative interne puisqu’il agit sur la durée du temps de travail. La plupart
des données récoltées sur le sujet (Konradt et alii, 2000; Teo, Lim & Wai, 1998; Chapman et
alii, 1995) montrent que le temps de travail croît sensiblement chez les télétravailleurs. De
même, la gestion du temps est perçue comme un avantage évident au télétravail. Ces éléments
réunis nous permettent d’établir que le télétravail amène, outre une métamorphose de
l’organisation du travail lui-même, une autre répartition du temps ayant pour objet une autre
articulation de la temporalité entre travail et non-travail. Cette remise en question des temps
sociaux amenée par le télétravail illustre la complexité du cadrage à adopter vis-à-vis de la
flexibilité.
Dans un sens, nous rejoindrions l’idée selon laquelle la flexibilité touche bel et bien ce
qu’Atkinson appelle le centre de l’organisation (en opposition à la périphérie
traditionnellement plus exposée aux stratégies de flexibilité) ce qui se traduit ici par une
intensification du travail qui se manifeste au travers d’un resserrement –sournois dans le cadre
du télétravail– des contraintes de production et la disparition de temps de pause22, dus à une
gestion autonome du temps de travail à laquelle les travailleurs ne sont pas familiers ni
préparés. Ce mythe du travailleur qui est son propre patron vient aussi contribuer à une
certaine image idyllique du télétravail23.
20 Valenduc, G. & Vendramin, P. (1997). Op.cit., pp. 103-115 21 Valenduc, G. & Vendramin, P. (2001). Les métamorphoses du télétravail. La lettre EMERIT 27, décembre-janvier, p.1 22 Nanteuil (de), M. (2002). Vers de nouvelles formes de vulnérabilité sociale ? Réflexion sur les rapports entre flexibilité et précarité. In Travail et Emploi n°89 (janvier ). Paris : La documentation française, p.74 23 Cfr. Infra.
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> Le contexte technologique est typiquement un contexte dynamique, difficile à caractériser à
un moment précis tant les évolutions dont il est l’objet sont nombreuses. Dans notre
problématique, la technologie est une donnée tout à fait prégnante : les diverses manières de
définir le télétravail font toutes référence au facteur technologique et en particulier aux NTIC.
Il est important d’identifier dans un premier temps ce que l’on entend par cet acronyme
(Tableau 7) :
Technologie Utilité Télécommunications mobiles Informatique portable Possibilités d’interconnexion avec les systèmes informatiques
des entreprises, favorisant le travail en réseau. Groupware et Workflow Logiciels de travail en groupe et gestion décentralisée des flux de
tâches. Télé services Gestion des déviations d’appels, messagerie vocale, gestion
électronique des transactions (cryptage, sécurité accrue des réseaux), …
Vidéocommunication Audioconférence et vidéoconférence Applications Internet Transactions en ligne, courrier électronique, …
Tableau 7 : aperçu du contenu des NTIC
Dans l’optique de la thèse de cet article, nous identifions deux événements majeurs qui
favorisent la pénétration et l’accessibilité du télétravail. Tout d’abord, le micro-ordinateur est
largement utilisé par la population des télétravailleurs potentiels : cadres, employés et
professions intermédiaires. Cette progression, amorcée au milieu des années nonante, a pour
effet de réduire considérablement le prix de l’équipement informatique. La tendance à la
miniaturisation contribue également à préciser l’idée du bureau réduit à quelques centimètres
carrés posés sur les genoux. Ensuite, l’évolution des moyens de communication, amorcée par
la numérisation du réseau téléphonique dans les années quatre-vingts et l’introduction de la
fibre optique, permet aujourd’hui de transmettre d’énormes quantités de données à très grande
vitesse.
Si l’on n’hésite pas à faire le rapport entre progrès technologique et télétravail au point de
parler de ″nouvelles technologies et nouveaux travailleurs en cols blancs à domicile″24, il faut
24 Huws, U. (1984). The new homeworkers : new technology and the changing location of white-collar work. London : Low Pay unit.
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garder à l’esprit que les progrès techniques seuls ne sont pas suffisants pour promouvoir le
changement, mais que sans ces nouvelles technologies il serait inutile d’envisager le travail à
distance de nos jours. Et ce système se tient en particulier par le fait que le progrès
technologique n’est rien s’il n’est pas utilisable et utilisé par un grand nombre d’individus. Or,
la particularité des innovations et nouvelles applications technologiques que nous avons
abordées plus haut, est leur vitesse de pénétration (Tableau 8), c’est-à-dire la rapidité avec
laquelle ces technologies se trouvent assimilées et utilisées par les individus.
Tableau 8 : pénétration des NTIC en Europe25
25 Empirica (ed) (2000). Op.Cit, pp. 101-124
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> Le contexte légal du télétravail est peu développé dans la plupart des pays européens. Comme
c’est le cas en Belgique, le statut du télétravailleur n’est protégé qu’au travers la législation
réglementant le travail à domicile26. Cette loi apporte quelques indications quant aux horaires
de travail, conditions de santé et de sécurité ainsi qu’à la répartition des responsabilités et des
devoirs entre l’employeur et le travailleur. L’apport majeur de ce type de législation est de
faire entrer le contrat de travail à domicile dans le champ d’application de la loi du 3 juillet
1978 relative aux contrats de travail. Le travailleur à domicile gagne en sécurité et est mis sur
un pied d’égalité avec les autres travailleurs. Sont ainsi prévus des frais remboursables, une
rémunération en cas de maladie, des conditions particulières en cas de suspension de contrat
et le cas particulier du travail partagé entre le domicile et l’entreprise. Cependant, ces
législations ont plusieurs limites dont la première est de ne pas couvrir toutes les formes de
télétravail et en particulier le télétravailleur indépendant ; par ailleurs, le statut qu’elles
donnent au travailleur peut encore être amélioré par des conventions collectives et par des
arrêtés royaux. Ainsi, aux Pays-Bas et en Belgique se développe « une sorte de ‘crypto-
dérégulation’, en ce sens que, sur fond de législation renforcée et de flexibilité négociée, le
télétravail fait surtout l’objet d’arrangements internes aux entreprises, souvent peu
formalisés voire confidentiels27 ». Comme dans beaucoup d’entreprises, il est improvisé dans
la mesure où il émane d’une proposition de l’employeur pour ″adapter″ le travail à la réalité
de la tâche. Ainsi, la proposition une fois acceptée ne fait pas l’objet d’un aménagement du
contrat de travail et l’employé doit s’organiser et s’auto-discipliner de lui-même.
Enfin, il est à noter que des thèmes tels que la qualification et la formation, l’intégration, la
réversibilité des choix individuels ou l’épanouissement personnel et la carrière sont très
souvent négligés dans les législations traitant de télétravail en Europe28.
26 Moniteur Belge (24 décembre 1996). Loi relative au travail à domicile. 27 Valenduc G. et Vendramin P., Télétravail et relations collectives de travail, La Lettre EMERIT, op. cit., pp.4-5 28 voir à ce sujet WeissBach, H-J. (2000). Telework regulation and social dialogue. In Euro-Telework Thematic Report n°1. Brussels : ETUC
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> Le contexte socioculturel semble marqué par deux courants importants en termes de
demandes par rapport au travail, que l’on peut inclure dans un concept plus englobant de
« souci de bien-être » : d’une part, des aspirations écologiques quant à la mobilité des
travailleurs et d’autre part, une demande réelle de flexibilité de la part de ceux-ci. Bien
entendu, ces deux éléments, s’ils sont essentiels à notre démarche, ne suffisent pas à
caractériser de manière exhaustive le contexte socioculturel auquel nous sommes confrontés,
mais notre but ne se trouve pas là.
La principale caractéristique écologique du télétravail réside en la diminution des
déplacements vers le lieu de travail qu’il pourrait induire. Selon des chercheurs finlandais29,
cet effet escompté lié à la pratique du télétravail permettrait même « indirectement de réduire
les investissements importants nécessaires à la construction et à l’entretien des routes et des
espaces de stationnement, au contrôle de la circulation et au recyclage des carcasses de
voitures ». Bon nombre de projections de ce type existent30 et s’il est logique de constater que
« le trajet domicile – lieu de travail n’apporte aucune valeur ajoutée au travail (et) constitue
une nuisance qui affecte d’une manière importante la qualité de vie des actifs, bien résumée
dans la formule ‘métro, boulot, dodo’31 », il est tout aussi important de relativiser les impacts
écologiques réels du télétravail. Jusqu’à présent, les différentes formes de télétravail exigent
toujours des travailleurs qu’ils se déplacent (télétravail mobile et alterné) même si, plus
pragmatiquement, il est certain que le télétravail pourrait au moins éviter un certain nombre
de déplacements32 s’il est correctement organisé33.
29 Heinonen, S. & Weber, M. (1998). Les expériences récentes de télétravail et leurs effets sur les transports. Helsinki : VTT – IPTS. 30 Dont les estimations de l’Agence Américaine pour la Protection et l’Environnement qui estimaient une économie possible de 113.550 millions de litres d’essence par journée de travail si les dix millions d’américains naveteurs télétravaillaient. 31 Seltzer, B. (1997). Vécu pour vous : télétravail. In ANDCP Personnel, 385, pp 83. 32 European Commission (eds) (1994). Status Report on European Telework 1994. Luxembourg : Office for Official Publications of the European Communities. 33 En effet, l’utilisation du télétravail alterné peut se faire de plusieurs manières. Chez SOFTECH Belux, les travailleurs télétravaillent principalement en matinée afin d’éviter les embarras de circulation, avant de se rendre au bureau ou chez le client. Cette organisation du télétravail n’a donc aucun impact sur l’usage du véhicule.
TELETRAVAIL : ENJEUX ET PERSPECTIVES DANS LES ORGANISATIONS
L’intensification du travail amène les travailleurs à disposer de moins de temps qu'auparavant
et à rechercher, au travers de plus de flexibilité, un meilleur équilibre entre leur travail et leurs
obligations familiales. Ceux qui adoptent le télétravail peuvent remplir leurs tâches
efficacement sans être sans cesse interrompus, le télétravail aidant ainsi à combler le retard
dans le travail à effectuer et à réduire le stress, le temps passé à faire la navette entre le bureau
et la maison ainsi que les coûts liés aux déplacements pour se rendre au travail. Le télétravail,
comme on l’observe dans ce type de raisonnement simpliste fait la part belle à une demande
de la part des travailleurs eux-mêmes (voir Tableau 9). Une enquête similaire réalisée en
Belgique montrait que 73% des cadres et 64% des employés se déclarent prêts à télétravailler
ou en expriment l’envie34.
Enfin, il est à noter que si cette demande trouve à s’exprimer, c’est aussi grâce à l’aval des
organisations syndicales. Alors que dans les années quatre-vingts le télétravail était considéré
comme une mesure anti-sociale, le sujet est aujourd’hui considéré et discuté, dans un contexte
où les relations de travail sont marquées par la flexibilité et l’individualisation35. En
définitive, il semble établi que le besoin croissant d’autonomie et de maîtrise du temps de
travail exprimé par les employés, pousse de plus en plus d’entreprises à considérer le
télétravail comme une alternative flexible de travail36.
34 Randstad (2001). Travailler aujourd’hui, le point de vue des travailleurs. Bruxelles : Randstad, p.35 35 Valenduc, G. & Vendramin, P. (2001). Les métamorphoses du télétravail, Op. cit., p.1 36 Teo, T.S., Lim, V.K. & Wai, S.H. (1998). An Empirical Study of Attitudes Towards Teleworking among Information Technology Personnel. In International Journal of Information Management, vol.18, no. 5, p.329
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Tableau 9 : Intérêt pour le télétravail, en pourcentage des travailleurs37
Le télétravail comme un mythe
Il est saisissant de constater que bien souvent le télétravail est présenté comme une panacée,
quand bien même les inconvénients de cette forme de travail sont mesurés (citons l’isolement
social, l’insécurité de travail pour le travailleur et le contrôle pour l’organisation, par
exemple38), l’accent est systématiquement mis sur les avantages perçus par les
télétravailleurs. Cette quasi-unanimité mérite d’être questionnée car elle peut être le témoin
d’une méprise quant au phénomène et à ses origines. D’où vient le télétravail ? Que permet-il
réellement ? Pourquoi est-il encouragé de nos jours ? Quels sont les enjeux qui y sont liés ?
37 Empirica (Ed.) (2000). Benchmarking progress on new ways of working and new forms of business across Europe, ECaTT Final Report. Bonn : Empirica, p.40 38 Konradt, U., Schmook, R. & Mälecke, M. (2000). Op.cit, p.343 ; Illegems, V., Verbeke, A. & S’Jegers, R. (2001). The Organizational context of teleworking implementation. In Technological Forecasting & Social Change 68, pp. 286-288.
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Certes, nous l’avons montré, le télétravail s’inscrit dans une politique de flexibilité. Mais
n’est-il pas une sorte de pathologie de l’organisation flexible du travail, à l’œuvre dans un
contexte organisationnel très particulier ?
Il est en effet établi que le management est un facteur essentiel de succès dans
l’implémentation du télétravail et qu’il doit être orienté résultats et objectifs, en
l’occurrence39. Or, ce type de management repose justement sur une conception du travail
flexible et mobile, source, s’il en est, de la mythologie de la nouvelle économie que décrit
justement Gadrey40.
L’illustration de la situation chez SOFTECH, société informatique, (encadré 1) nous enseigne
que le télétravail ne résulte pas de la volonté-même des travailleurs d’user de leur temps de
travail et de l’organiser selon leur désir, mais bien de l’impossibilité de ne pas faire autrement
que d’exprimer cette même volonté, au vu des conditions de travail et des impératifs (objectifs
ou résultats, selon le langage) à atteindre à tout prix. Vu la conception de l’espace physique de
travail, qui n’est autre que la traduction d’une stratégie d’entreprise (qu’elle soit motivée par
la rationalisation de l’espace immobilier ou par d’autres facteurs) le travailleur, pour atteindre
ses objectifs, est amené à demander une solution alternative de travail qui est incarnée par le
télétravail. Comme le cas SOFTECH l’illustre, le télétravail n’est en général ni négocié ni
vraiment décidé collectivement dans l’entreprise. Bien souvent, le télétravail fait donc l’objet
d’un arrangement au sens où Boltanski et Thévenot l’entendent, où cet « accord contingent
aux deux parties (qui) est rapporté à leur convenance réciproque41 » se base sur un certain
mythe du temps retrouvé. En effet, si l’entreprise sait à peu de choses près ce qu’elle gagne
(argent) et ce qu’elle perd (contrôle), il n’en va pas de même du travailleur, qui, au moment
de cet arrangement ne dispose d’aucun élément concret pour évaluer les gains et les pertes
potentielles qui seront siennes, mais qui se trouve naturellement attiré par cette forme
d’organisation du travail, sur base d’une représentation symbolique qui influence la vie
39 Konradt, U., Schmook, R. & Mälecke, M. (2000). Op.cit, p.359 40 Gadrey, J. (2001). Nouvelle économie nouveau mythe ? Paris : Flammarion, p. 87 41 Boltanski, L. & Thévenot, L. (1991). De la justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard, p.408 cité dans Nanteuil (de), M. (2002). Op.cit, p.77.
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sociale (définition du mythe selon le Larousse) et qui véhicule des avantages en termes de
gestion du temps. Cependant, le fait même de l’écart, démontré dans ces pages, entre le
nombre de télétravailleurs et le nombre de travailleurs intéressés par cette forme de travail
augure déjà un questionnement essentiel. De même, l’écart entre le discours inspiré et porteur
d’un mythe que nous décrivons, véhicule non seulement l’illusion d’un temps libéré mais
aussi d’une technologie toute puissante.
Encadré 1 : Le cas SOFTECH42
SOFTECH ou l’illustration du mythe incarné par le télétravail La population des télétravailleurs chez SOFTECH Belux est principalement composée de consultants IT et de commerciaux (Sales). Le télétravail qui est développé dans la société depuis près de cinq ans aujourd’hui est de type alterné : la société a offert un terminal et une connexion Internet à chaque travailleur désirant tenter l’expérience du télétravail. Ils sont une petite quarantaine. Les personnes interviewées sont toutes globalement très satisfaites de leur expérience. A y regarder d’un peu plus près, on se rend cependant compte que l’instauration du télétravail relève de l’improvisation. Le télétravailleur ne jouit pas d’un cadre spécifique mis en place par l’entreprise et sa démarche personnelle ne s’accompagne pas d’un aménagement de son contrat de travail, qui demeure dès lors peu adapté à ce type d’organisation du travail qui exige l’aménagement d’un espace spécial, la prise en charge des frais généraux liés à l’exercice de l’activité au domicile, …. Plus de la moitié des travailleurs estiment que leur contrat est adapté au télétravail Par contre une part non négligeable (plus de 2/5) des travailleurs pensent qu’il devrait
prendre en compte les frais consentis à l’aménagement d’un bureau à domicile et aux frais structurels (électricité, chauffage, …)
Tableau 9 : Adaptabilité du contrat de travail selon les télétravailleurs de SOFTECH Belux Concrètement, ce qui pousse les consultants IT à opter pour le télétravail est l’impossibilité de réaliser un travail de concentration (reporting) au siège central où l’organisation physique de la surface de travail en bureaux partagés ne permet plus l’exercice d’une telle activité.
42 Pour plus de détails sur les résultats engrangés et la méthodologie associée à cette enquête, le lecteur peut se référer à Taskin, L. & Warnotte, G. (2001). Du Télétravail, de ses Développements et de ses Perspectives en Europe – Etude de cas. Louvain-la-Neuve : BSPO, UCL, IAG.
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Le passage du mythe à la réalité fait entrevoir le télétravail comme facteur de réduction de
coûts ou d’accroissement de productivité pour l’entreprise alors qu’il laisse le travailleur seul
face à ses objectifs qui, traduits en résultats, deviennent alors synonymes de primes, … C’est
donc un système de management qui est en cause au travers de la critique du télétravail. Et
plus profondément une société, un système construit sur une série de mythes de plus en plus
rattachés à la virtualité des choses, qui poussent les travailleurs à réaliser un nombre croissant
de concessions au nom d’un idéal de bien-être de plus en plus inaccessible dans la réalité.
Considérations finales
A la lumière des différents facteurs du contexte que nous avons étudiés, il nous appartient
maintenant de dresser un bilan quant à leur incidence, dans un sens ou dans un autre, sur le
télétravail aujourd’hui.
Une idée récurrente qui est apparue dans cette étude et transversalement aux facteurs
approchés, est celle de l’évolution rapide du télétravail. On assiste ainsi à une pluralité des
formes de télétravail, des définitions et conséquemment des législations, des modes
d’application. La reconsidération systématique des facteurs étudiés, nous permet de
déterminer quelle est l’incidence du contexte du XXI ème siècle naissant sur le télétravail et
son développement.
Tout d’abord, le contexte économique illustre le recours de plus en plus fréquent des
entreprises à des mesures de flexibilité tant au niveau quantitatif qu’au niveau qualitatif. Le
télétravail répond à des attentes ou des volontés que nous avons qualifiées de qualitatives : il
s’agit d’une déspacialisation –au sens du déplacement et de la confusion des lieux– comme il
s’agit d’une mesure d’organisation. Le contexte organisationnel apparaît en effet comme
déterminant : pour bénéficier au maximum des attraits du télétravail, les heures de travail
doivent être le moins possible prescrites par l’organisation et le management doit être orienté
résultats. C’est donc parce que l’on assiste au développement considérable du travail par
projet ou par objectif, dans lequel les employeurs fixent des échéances à respecter ou des
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performances à atteindre, en contrepartie desquelles le travailleur peut jouir d’une plus grande
autonomie dans l’organisation de son temps de travail que le télétravail –alterné, mobile ou
occasionnel– fait partie de ces compromis entre, d’une part, la pression des échéances et
d’autre part, le besoin de se ménager une certaine qualité de vie. Ces compromis sont
continuellement provisoires et rarement optimaux. Ils intègrent entièrement le profil des
mesures de flexibilité au sens où nous l’avions définie comme une capacité d’adaptation sous
la double contrainte de l’incertitude et de l’urgence. Ils font souvent l’objet d’arrangements
individuels, plus fréquemment informels que formels.
Ensuite, à côté de cette tendance globale qui caractérise le travail en général ces dernières
années, le contexte technologique est marqué par un progrès continu et fulgurant. La
puissance des processeurs double tous les 18 mois, mais aujourd’hui, le coût de ces
technologies n’est plus un obstacle comme dans les années 80. La pénétration des NTIC est
impressionnante. Le bureau portable devient peu à peu une réalité et la notion de distance
semble être abolie, d’un point de vue purement technologique : « les moyens actuels de
télécommunication permettent de garder le contact à tout moment et de s’échanger des
fichiers avec une personne travaillant en dehors des locaux de l’entreprise43 ». En revanche,
les systèmes de vidéo conférences restent trop coûteux et les logiciels de type « groupware »
ne sont pas fort répandus malgré leur utilité prouvée.
En outre, le législateur assure un statut au télétravailleur depuis la fin des années nonante.
Bien entendu, la législation actuelle a ses limites mais on estime que la jurisprudence ne
tardera pas à se développer. Dans la pratique cependant, nous avons vu que les télétravailleurs
ne bénéficiaient pas de statut spécifique formellement reconnu par l’entreprise, mais bien
d’une reconnaissance informelle par le biais de conventions et d’arrangements. Cela constitue
d’importantes limites au champ d’application de ces lois, mais cette avancée législative a eu le
mérite de témoigner de la reconnaissance par les autorités d’un mode de travail nouveau et en
expansion.
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Enfin, d’autres facteurs socioculturels sont aussi entrés en ligne de compte : les problèmes
environnementaux sensibilisent les gens. Les encombrements de la circulation sont de plus en
plus fréquents et sont synonymes d’un accroissement de stress, d’une perte de temps ainsi que
d’une perte de productivité. Nous avons remarqué que le télétravail était surtout un
phénomène urbain qui transformait la mobilité, mais qui avait finalement peu d’impact sur la
réduction des déplacements44.
Nous avons aussi, à l’aide de données quantitatives, pu mesurer l’intérêt réel suscité par la
population pour cette nouvelle forme de travail ; notamment par l’opportunité perçue de
combiner des sphères auparavant séparées : un emploi intéressant, les tâches domestiques et le
temps libre45. Les travailleurs font spontanément la demande de plus de flexibilité dans leurs
horaires et dans l’organisation de leur travail. Le nombre de travailleurs intéressés par le
télétravail ne cesse de croître comme en témoigne une étude belge46.
Toutes ces raisons, que nous avons développées de manière approfondie, et que nous avons
recoupées avec quelques données chiffrées, poussent à un constat : l’environnement a évolué
par rapport à celui qui prévalait dans les années quatre-vingts et qui a freiné et empêché le
développement du télétravail à cette époque. Certaines conditions de réussite semblent
aujourd’hui réunies : disparition de la résistance syndicale, un coût tout à fait réduit pour
l’équipement en moyens techniques, une organisation demanderesse de ce type de gestion de
l’emploi, des systèmes de communication garantissant la sécurité de l’information et un
mouvement de globalisation et d’intégration européenne poussant le changement dans une
même direction.
Par rapport aux années quatre-vingts, tous les éléments qui posaient problème et ont poussé le
télétravail au bord du gouffre semblent ne plus être d’actualité. A cet égard, nous concluons
43 Seltzer B., op. cit., p. 84 44 ECaTT, Telework Data Report (population survey), op. cit., pp.77-79 45 Konradt, U., Scmook, R. & Mälecke, M. (2000). Op.cit, p. 355 46 Randstad, op. cit., p.35
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qu’aujourd’hui les discours concordent pour affirmer que le contexte serait favorable au
développement du télétravail.
Toutefois, le télétravail en est encore à ses balbutiements, et nombreux sont les facteurs qui
devront évoluer pour lui permettre de se développer dans un cadre sain et accessible à tous.
Nous avons cité le coût encore élevé et la faible diffusion de certains logiciels, le relatif vide
juridique qui entoure encore le travail à domicile et qui fragilise l’exercice du télétravail, le
manque de résultats probants en matière d’aménagement du territoire et de mobilité ou encore
des dérives possibles en matière de gestion de l’emploi, dans un cadre où le télétravail
apparaît comme une forme flexible de compromis entre la pression du travail et la qualité de
la vie. A ces considérations s’ajoute une interrogation plus fondamentale sur le sens du
télétravail comme un mythe, dans un contexte où le travail lui-même tend à être dépourvu de
qualités47 et à « se vider de toute dimension de socialité et de sociabilité, voire de la charge
éthique et symbolique qui pénétraient encore l’univers salarial et contribuaient à sa
conscience et à son sens48 ». Ainsi, nous avons tenu à souligner le possible caractère pervers
des arrangements ayant pour objet le télétravail en tant qu’instrument de flexibilité. Nous
avons soulevé l’idée qu’insidieusement le télétravail pouvait répondre à une volonté de
l’organisation d’accroître la productivité des travailleurs alors que pour ceux-ci, cette réelle
intensification du travail49 est imputable à une perception du télétravail comme mesure
flexible qualitative. Un des buts du télétravail serait-il d’accroître le temps de travail ?
La problématique du télétravail permet ainsi de s’interroger à plusieurs égards sur
l’organisation d’une part et sur l’homme en interaction avec elle. Une recherche en cours
s’intéresse aux liens qui rattachent d’ordinaire le travailleur à l’organisation et qui sont de
facto mis à mal par le télétravail. Une autre orientation empruntée vise à analyser en quoi
l’organisation du travail permet-elle aujourd’hui des développements pareil et dans quelle
47 Sennett, R. (2000). Le travail sans qualités. Paris : Fayard 48 Caillé, A. (2001). In Travailler est-il encore (bien) naturel ? Le travail après la « fin du travail ». Revue du MAUSS Semestrielle n°18. Paris : La Découverte, p.7 49 Belanger, F. (1999). Workers’ propensity to telecommute: An empirical study. In Information & Management 35, pp. 142-143
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mesure le travail à distance ne témoigne pas d’une distance de plus en plus marquée par
rapport au travail ?
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