Post on 04-Oct-2019
SEQUENCE 1 (séquence mineure) : Du héros à l’anti-héros.
Problématique : En quoi le roman moderne marque-t-il la naissance du anti-héros ?
Perspectives d’étude : la définition du terme, la conception classique du héros, les
représentations iconographiques du héros et du anti-héros.
Lectures analytiques :
1- Miguel de Cervantès, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605),
chapitre VIII : l’épisode des moulins à vent (intégral).
2- Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839), chapitre III : extrait du texte relatant la
bataille de Waterloo, de « Nous avouerons que notre héros » jusqu’à « il n’y
comprenait rien du tout ».
Documents et activités complémentaires :
- Le héros dans la tradition littéraire : extraits de L’Iliade (chant XVIII) et de L’Odyssée
(chant IX) d’Homère datant du VIII° siècle av. J.-C., ainsi que de Yvain ou le
Chevalier au lion par Chrétien de Troyes (1172).
- Le héros à travers les âges : groupement d’images datant du XV° au XXI° siècle
(peinture, enluminure, film, bande-dessinée, œuvre d’art contemporain).
- Question sur corpus sur la notion d’anti-héros : texte A, chap. II de Ferragus de
Balzac (1833) ; texte B, incipit du Manteau de Nikolaï Vassilievitch Gogol (1843) ;
texte C, incipit de Madame Bovary de Flaubert (1857).
- Plan détaillé de commentaire : analyse d’un extrait du chap. 2 de Voyage au bout de la
nuit de Louis-Ferdinand Céline (1932).
SEQUENCE 2 (séquence majeure) : L’Etranger de Camus (1942),
un roman absurde.
Problématique : En quoi le roman du XX° siècle achève-t-il la déconstruction du « héros » ?
Perspectives d’étude : l’absurde, le portrait de Meursault, le rôle des éléments dans l’œuvre.
Lectures analytiques :
1- L’incipit : de « Aujourd’hui maman est morte » à « Oui, monsieur le Directeur ».
2- Le meurtre (fin de la première partie du roman) : de « C’était le même éclatement
rouge » à « sur la porte du malheur ».
3- Le procès (extrait de la seconde partie) : de « Même sur un banc d’accusé » à « des
charges écrasantes contre un coupable ».
Documents et activités complémentaires :
- L’absurde chez Camus : extraits du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus (1942) et de la
préface à la première édition américaine de L’Etranger (1955).
- Découverte de la biographie de l’écrivain à travers le documentaire de Joël Calmettes
intitulé Albert Camus.
- Analyse d’images : quatre couvertures de L’Etranger.
- Devoir type Bac. Corpus sur la demande en mariage composé de trois extraits de
romans : texte A, Madame Bovary de Flaubert, chap. III (1857) ; texte B, L’œuvre de
Zola, chap. VIII (1886) ; texte C, L’Etranger de Camus, 1ère
partie (1942). Le texte de
Camus a fait l’objet d’un commentaire composé.
OBJET D’ETUDE : LE PERSONNAGE DE ROMAN, DU XVII° SIECLE A NOS JOURS
SEQUENCE 3 (séquence majeure) : l’Homme et son combat pour
la justice à travers les siècles
Problématique : Comment les écrivains mettent-ils leur plume au service de la justice ?
Perspectives d’étude : les différents types de textes argumentatifs (fable, conte
philosophique, traité, lettre ouverte), convaincre et persuader, l’engagement de l’écrivain, les
grandes « affaires » de l’histoire de France.
Lectures analytiques :
1- « Le Loup et l’Agneau », Jean de La Fontaine, Fables (VII), 1668.
2- Voltaire, Candide ou l’Optimisme, extrait du chapitre VI (1759).
3- Voltaire, Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, extrait du
chapitre I (1763).
4- « J’accuse », extraits de l’article publié par Emile Zola dans le quotidien L’Aurore, le
13 janvier 1898.
Lecture cursive : La Tête des autres de Marcel Aymé (1952).
Documents et activités complémentaires :
- Autour de la fable « Le Loup et l’Agneau » : la version antique d’Esope et la fable
« Les Animaux malades de la peste ».
- Extrait du discours de Robert Badinter à l’Assemblée nationale, lors de la discussion
du projet de loi sur l’abolition de la peine de mort, le 17 septembre 1981.
- Les représentations allégoriques : Justitia, gravure de Maarten Van Heemskerck
(1556) ; Nec Mergitur ou La Vérité sortant du puits, tableau du peintre Edouard
Debat-Ponsan (1898).
- Analyse d’un extrait du film de Sidney Lumet Douze hommes en colère (12 Angry
Men) réalisé en 1957.
- Question de corpus autour du thème du procès, portant sur les textes suivants :
Texte A : Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre VIII, chap. 3 (1831)
Texte B : Emile Zola, La Bête humaine, chapitre XII (1890)
Texte C : Albert Camus, L’Etranger (1942).
OBJET D’ETUDE : LA QUESTION DE L’HOMME DANS LES GENRES DE
L’ARGUMENTATION, DU XVI° SIECLE A NOS JOURS
SEQUENCE 4 (séquence majeure) : Dom Juan de Molière, une pièce atypique
Problématique : En quoi cette pièce tient-elle à la fois de la comédie et de la tragédie ?
Perspectives d’étude : le mythe de Dom Juan, classicisme et baroque au XVII° siècle, les
défis de la mise en scène.
Lectures analytiques :
5- Acte I, scène 2 (extrait) : la tirade de l’inconstance, depuis « Quoi ? Tu veux qu’on se
lie » jusqu’à « étendre mes conquêtes amoureuses ».
6- Acte III, scène 2 (intégrale) : la scène du Pauvre.
7- Acte IV, scène 6 (intégrale) : la seconde intervention d’Elvire.
8- Acte V, scènes 4, 5 et 6 (intégrales) : le dénouement de la pièce.
Lecture cursive : Le plus bel amour de Dom Juan de Jules Barbey d’Aurevilly (1874).
Documents et activités complémentaires :
- Le mythe et ses réécritures : analyse de « Don Juan aux Enfers » de Charles
Baudelaire, extrait des Fleurs du Mal (1857) et du tableau de Delacroix intitulé La
Barque de Don Juan ou Le Naufrage de Don Juan (1840).
- Projection du Dom Juan de Marcel Bluwal (1965) ; comparaison du dénouement de ce
téléfilm et de celui du film de Joseph Losey (1979) intitulé Don Giovanni, adaptation
de l’opéra de Mozart.
SEQUENCE 5 (séquence mineure) : la mort du héros dans le théâtre romantique
Problématique : le héros romantique connaît-il une mort héroïque ?
Perspectives d’étude : la naissance et les principes du drame romantique, l’influence de
Shakespeare sur les auteurs du XIX° siècle, l’évolution de la notion de « héros ».
Lectures analytiques :
1- Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte V, scène 7 (intégrale) (1834).
2- Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte V, scène 6 (1897) : extrait allant de
« Cyrano est secoué d’un grand frisson » à « Mon panache ».
Documents et activités complémentaires :
- Le drame romantique : extraits de la préface de Cromwell par Victor Hugo (1827) et
de l’article intitulé « De la tragédie » écrit par Alfred de Musset dans La Revue des
Deux Mondes du 1er
novembre 1838 ; évocation de la « bataille d’Hernani » à travers
le tableau d’Alain Besnard intitulé La première d’Hernani. Avant la bataille (1903).
- Shakespeare, source majeure du Romantisme : comparaison de la mort des héros dans
Roméo et Juliette, acte V, scène 3 (1597) et Hernani, acte V, scène 6 (1830).
- L’adaptation du drame au cinéma : analyse de la fin du Cyrano de Bergerac réalisé par
Jean-Paul Rappeneau en 1990, d’après l’œuvre d’Edmond Rostand.
OBJET D’ETUDE : LE TEXTE THEATRAL ET SA REPRESENTATION DU XVII°
SIECLE A NOS JOURS
SEQUENCE 6 (séquence majeure) : Ecrire pour comprendre la vie :
la poésie du carpe diem
Problématique : Comment la poésie conduit-elle une réflexion sur la vie et la mort ?
Perspectives d’étude : les notions de « carpe diem » et « memento mori » et leurs sources
antiques, l’évolution du thème à travers les siècles, la versification, la Pléiade.
Lectures analytiques :
9- Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, 24, « Quand vous serez bien vieille… »
(1578).
10- Pierre Corneille, Stances à Marquise (1658).
11- Charles Baudelaire, « Remords posthume », Les Fleurs du Mal (1857).
Lecture cursive : parcours de lecture sur le thème du Temps dans Les Fleurs du Mal de
Charles Baudelaire (« L’Ennemi », « Le goût du néant », « L’Horloge », « Chant
d’automne »).
Documents et activités complémentaires :
- Les formes modernes du carpe diem : le poème « Si tu t’imagines » écrit par Raymond
Queneau, extrait de L’instant fatal (1948) ; et la chanson de Georges Brassens intitulée
« Marquise », dont les paroles ont été écrites par Pierre Corneille et complétées par
Tristan Bernard (1962).
- Analyse d’œuvres picturales : étude de deux vanités intitulées Cupidon endormi
(vanité) de Luigi Miradori (XVI° siècle) et Untitled de Keith Haring (1983) ; puis
découverte du thème de « la Jeune fille et la Mort » à travers deux représentations
datant de 1517, réalisées par les artistes Hans Baldung Grien et Niklaus Manuel
Deutsch.
- Le carpe diem au cinéma : Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir (1989).
OBJET D’ETUDE : ECRITURE POETIQUE ET QUETE DU SENS,
DU MOYEN AGE A NOS JOURS
Texte 1 :
CHAPITRE VIII
DU SUCCÈS QU’EUT LE VALEUREUX CHEVALIER DON QUICHOTTE DANS
L'ÉPOUVANTABLE ET INOUIE AVENTURE DES MOULINS À VENT, ET D'AUTRES
CHOSES DIGNES DE MEMOIRE.
Alors, Don Quichotte aperçut trente ou quarante moulins à vent se dressant dans la
plaine, et regardant son écuyer : « Ami, dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits.
Vois-tu là-bas ces géants démesurés ? Ils sont plus de trente : n’importe, je vais attaquer ces
fiers ennemis de Dieu et des hommes. Leurs dépouilles commenceront à nous enrichir.
- Quels géants ? répondit Sancho.
- Ceux que tu vois avec ces grands bras qui ont peut-être deux lieues1 de long.
- Mais, monsieur, prenez-y garde, ce sont des moulins à vent ; et ce qui vous semble des bras
n’est autre chose que leurs ailes, chargées d’actionner les meules.
- Ah ! mon pauvre ami, l’on voit bien que tu n’es pas encore expert en aventures. Ce sont des
géants, je m’y connais. Si tu as peur, éloigne-toi, va quelque part te mettre en oraison2, tandis
que j’entreprendrai cet inégal et dangereux combat. »
En disant ces paroles, il éperonne Rossinante sans écouter le pauvre Sancho, qui se tuait
de lui crier que ce n’étaient point des géants, mais des moulins. Sa conviction était si profonde
qu’elle persistait à mesure qu’il en approchait. « Attendez-moi, disait-il, attendez-moi lâches
et vils brigands ; un seul chevalier vous attaque ». A l’instant même un peu de vent s’éleva, et
les ailes se mirent à tourner. « Oh ! vous avez beau faire, ajouta Don Quichotte, quand vous
remueriez plus de bras que le géant Briarée3, vous n’en serez pas moins punis ! ». Il embrasse
son écu4 et, se recommandant à sa dame Dulcinée, tombe, la lance en arrêt, sur l’aile du
premier moulin qui l’enlève de son cheval et les jette à vingt pas l’un de l’autre.
Sancho Panza se pressait d’accourir au plus grand trot de son âne. Il eut de la peine à
relever son maître, tant la chute avait été lourde. « Eh ! Dieu me vienne en aide ! dit-il, je vous
crie depuis une heure que ce sont ces moulins à vent. Il faut en avoir d’autres dans la tête pour
ne pas le voir tout de suite.
- Paix ! Paix ! répondit Don Quichotte. C’est dans le métier de la guerre que l’on se voit le
plus dépendant des caprices de la fortune, surtout lorsqu’on a pour ennemi ce redoutable
enchanteur Freston, déjà voleur de ma bibliothèque. Je vois bien ce qu’il vient de faire : il a
changé les géants en moulins pour me dérober la gloire de les vaincre. Patience ! il faudra
bien à la fin que mon épée triomphe de sa malice.
- Dieu le veuille ! » répondit Sancho en le remettant debout et en courant en faire autant pour
Rossinante, dont l’épaule était à demi déboîtée.
Miguel de Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605).
Notes :
1- Mesure de distance approximativement égale à quatre kilomètres.
2- En prière.
3- Géant aux cent bras de la mythologie grecque.
4- Bouclier.
Texte 2 :
Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne
venait chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal
aux oreilles. L’escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située
au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
-Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l’escorte.
Et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les
cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua
que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore ; ils criaient évidemment pour
demander du secours, et personne ne s’arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain,
se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit
rouge. L’escorte s’arrêta ; Fabrice qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat,
galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
-Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis.
Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et
précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue
des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui
parlait à son voisin, général aussi ; d’un air d’autorité et presque de réprimande, il jurait.
Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son
amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :
-Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?
-Pardi, c’est le maréchal !
-Quel maréchal ?
-Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure ; il contemplait,
perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en
avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était
plein d’eau, et la terre fort humide qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments
noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ;
puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui :
c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils
étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant
qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles il
voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.
« Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec
satisfaction. Me voici un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre
héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau
regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une
distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il
lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.
Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839).
Documents complémentaires :
Le héros dans la tradition littéraire
Doc. 1 : extrait de l’Iliade d’Homère, chant XVIII (VIIIe siècle av. J-C).
Suite à sa dispute avec Agamemnon, le chef des troupes grecques, Achille a refusé de reprendre le
combat sous les murailles de Troie. C’est son fidèle ami Patrocle qui a pris la tête de ses hommes, les
Myrmidons. Alors qu’un messager vient de lui apprendre la mort de Patrocle, le héros décide de se
lancer dans la mêlée pour protéger son corps.
Achille cher à Zeus se lève donc. Sur ses fières épaules, Athéna vient jeter l’égide1
frangée ; puis la toute divine orne son front d’un nimbe2 d’or, tandis qu’elle fait jaillir de son
corps une flamme resplendissante. […] C’est ainsi que du front d’Achille une clarté monte
jusqu’à l’éther3. Passant le mur, le héros s’arrête au fossé, sans se mêler aux Achéens
4 : il a
trop de respect pour le sage avis de sa mère. Il s’arrête donc et, de là, pousse un cri –et Pallas
Athéna fait, de son côté, entendre sa voix. Il suscite aussitôt dans les rangs des Troyens un
tumulte indicible. On dirait qu’il s’agit de la voix éclatante que fait entendre la trompette, le
jour où des ennemis, destructeurs de vies humaines, enveloppent une cité. Ainsi, éclatante,
sonne la voix de l’Eacide5. Et à peine ont-ils entendu la voix d’airain de l’Eacide, que leur
cœur à tous s’émeut. Les chevaux aux belles crinières vite à leurs chars font faire demi-tour :
leur cœur pressent trop de souffrances ! Les cochers perdent la tête, à voir le feu vivace qui
flamboie, terrible, au front du magnanime Péléide6 et dont le flamboiement est dû à la déesse
aux yeux pers, Athéna. Trois fois, par-dessus le fossé, le divin Achille jette un immense cri ;
trois fois il bouleverse les Troyens et leurs illustres alliés. Là encore périssent douze des
meilleurs preux, sous leurs propres chars ou par leurs propres piques. Les Achéens, eux, avec
joie, s’empressent alors de tirer Patrocle hors des traits et de le placer sur un lit.
Doc. 2 : extrait de l’Odyssée d’Homère, chant IX (VIIIe siècle av. J-C).
Ulysse n’est pas rentré au royaume d’Ithaque après la guerre de Troie. Après avoir été retenu sur l’île
de la nymphe Calypso, il s’est échoué sur le rivage des Phéaciens. Recueilli par Nausicaa, princesse
de ce royaume, il est amené à la cour où il raconte ses aventures passées et sa confrontation avec le
cyclope Polyphème qui le fit prisonnier avec ses compagnons.
Le soir venu, [le Cyclope] rentra à nouveau le troupeau, procéda à la traite et dévora
deux de mes compagnons pour son souper. Je m’approchais alors en lui tendant une auge1
emplie de mon vin : « Cyclope, arrose ton repas de ce vin. Je voulais te l’offrir pour que tu
nous libères mais je ne vois en toi aucune pitié. » S'emparant du vin, il le but et en fut si
heureux qu’il en redemanda : « Verse m’en encore. Sois gentil, dis-moi qui tu es car je
voudrais te faire un cadeau qui te réjouira ».
Trois fois il reprit du vin, l’avalant d’un seul trait et, lorsque je le vis ivre, je repris la
parole : « Je me nomme Personne. C’est ainsi que tous m’appellent.
- Eh bien je mangerais Personne après vous tous. Voilà le présent que je te fais, dit le Cyclope
en s’écroulant sur le sol ». Et il s’endormit.
Dans son sommeil, il vomissait des jets de chairs et de vin fermentés. Sans perdre un
instant, je réchauffai le pieu et, de la voix, j’encourageais mes hommes de peur qu’ils ne
faiblissent. Quand la pointe fut incandescente2, je me saisis du pieu, en courant, entouré de
mes gens animés d’une nouvelle audace, je le plantai dans l’œil unique du Cyclope. Je pesai
1-Bouclier.
2-Cercle
lumineux.
3-Ciel.
4-Grecs.
5-Du
descendant
d’Eaque.
6-Fils de
Pélée.
1-Récipient
pour nourrir
les animaux.
2-Chauffée.
de tout mon poids sur le bâton que nous tournions ensemble dans son œil. A gros bouillons, le
sang giclait, faisant siffler le pieu ardent. Des vapeurs remontaient de sa prunelle en feu.
Il rugit comme un fauve. Son cri terrible emplit la grotte et, épouvanté, nous courûmes
nous cacher. De son œil, il arracha le pieu dégoulinant de sang. En même temps, et de tous ses
poumons, il appelait ses voisins à l’aide. Nous les entendîmes bientôt accourir afin de le
secourir : « Que se passe-t-il, Polyphème ? Est-ce qu’on te dérobe ton troupeau ? Cherche- t-
on à te tuer ? Réponds nous !
- C'est Personne qui me tue !
- Personne ? Alors prend ton mal en patience car nous n’y pouvons rien, lui répondirent-ils en
s’éloignant. »
Je riais de ma ruse. Ce nom de personne les avait trompés. En geignant de douleur et à
tâtons, le Cyclope déplaça la roche qui lui servait de porte. Il s’assit sur le seuil, les bras
étendus, craignant que nous ne nous mêlions aux bêtes qui se pressaient pour sortir. Il me
fallait une fois encore user de ruse : notre vie était en jeu. Voici ce que je décidai. Nous nous
échapperions cachés sous les animaux. J’attachai les mâles par trois. Ainsi chacun de mes
hommes s’accrocheraient sur celui du milieu sans craindre d’être découvert par Polyphème.
Cette tâche achevée, il me restait le plus fort des béliers. Je m’agrippai à son épaisse toison et
me coulai sous son ventre. Au fur et à mesure que les bêtes sortaient, le Cyclope tâtait leur
belle laine. Pauvre de lui ! Il ne s’aperçut de rien.
Doc. 3 : extrait du roman intitulé Yvain ou le Chevalier au lion, écrit par Chrétien de
Troyes vers 1172. Occupé à tournoyer dans le royaume, Yvain a oublié la promesse qu’il avait faite à la belle Laudine
de revenir la voir au bout d’un an, et la jeune femme a rompu l’engagement qui les liait. Fou de
douleur, le chevalier s’est enfoncé dans la forêt et a repris sa route.
Messire Yvain cheminait pensif par la forêt profonde. Il erra tant qu’il ouït au loin un
long cri douloureux. Il se dirigea de ce côté, et il vit dans un essart1 un lion aux prises avec un
serpent qui vomissait des flammes ; le serpent l’avait saisi par la queue, et il lui brûlait toute
l’échine2. Messire Yvain ne regarda pas longtemps cette merveille. Il se demanda lequel des
deux il aiderait, et il se décida pour le lion, car on ne doit faire de mal qu’aux êtres venimeux
et pleins de félonie3. Aussi tuera-t-il tout d’abord le serpent ; si le lion l’assaille ensuite, il le
trouvera prêt à la bataille, mais quoi qu’il advienne, messire Yvain portera secours à la noble
bête, comme la pitié l’y invite. Il tira l’épée, mit l’écu4 devant sa face pour se garantir du feu
que le serpent ruait par la gueule, plus large qu’une oule5, et il attaqua la bête félonne : il la
trancha en deux moitiés et frappa et refrappa tant qu’il la dépeça en mille morceaux. Mais
pour délivrer le lion, il dut lui couper un morceau de la queue. Il crut que le lion allait fondre
sur lui, et il se prépara à se défendre. Mais cette idée ne vint pas au lion. Oyez ce que fit la
bête franche et débonnaire. Elle tint ses pieds étendus et joints, et sa tête inclinée vers la terre,
et s’agenouilla par grande humilité, mouillant sa face de larmes.
Messire Yvain comprit que le lion le remerciait d'avoir tué le serpent et de l'avoir
délivré de la mort. Et l'animal reconnaissant suivit à jamais son sauveur sans désirer s'en
séparer tant il lui plut de le servir et de l'aider dans ses exploits futurs.
1-Terrain
défriché.
2-Colonne
vertébrale.
3-Cruauté,
tromperie.
4-Bouclier.
5-Marmite.
Documents complémentaires :
L’image du héros à travers les âges
Pierre Paul Rubens, Hercule étranglant le lion de
Némée (XVII° siècle)
« Yvain secourant la damoiselle » (XV° siècle), enluminure de
Lancelot du Lac par Chrétien de Troyes.
Gustave Doré, illustration de Don Quichotte
de la Manche (I, 8) par Cervantès (1863).
Superman n°8 par John Byrne et Karl Kesel,
DC Comics, 1987
Image tirée du film de Clint Eastwood Pale Rider,
le cavalier solitaire (1985).
Gilles Barbier, L’Hospice (2002),
collection particulière.
Texte 3 :
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un
télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela
ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai
l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai
demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les
refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce
n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela.
En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances.
Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un
peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire
classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez
Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit :
«On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu
étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire
et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout
cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du
ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis
réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin.
J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.
L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir
maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur.
Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et
ensuite, j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la
Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si
longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : « Mme
Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J’ai cru qu’il me
reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous
n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez
subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait,
elle était plus heureuse ici. » J’ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. »
Albert Camus, L’Etranger, 1942.
Texte 4 :
C'était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et
étouffée de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler
sous le soleil. Toute cette chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait à mon avance. Et chaque fois que je
sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les
poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque
qu'il me déversait. A chaque épée de lumière jaillie du sable, d'un coquillage blanchi ou d'un débris de
verre, mes mâchoires se crispaient. J'ai marché longtemps.
Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d'un halo aveuglant par la lumière et
la poussière de mer. Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J'avais envie de retrouver le
murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l'effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver
l'ombre et son repos. Mais quand j'ai été plus près, j'ai vu que le type de Raymond était revenu.
Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher,
tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour moi,
c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.
Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j'ai
serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laissé aller en arrière, mais
sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son
regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes
yeux, dans l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu'à midi. C'était
le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures
que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant.
A l'horizon, un petit vapeur est passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que
je n'avais pas cessé de regarder l'Arabe.
J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de
soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout,
il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu.
La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils.
C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait
mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais
plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me
débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et
cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a
giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même
instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un
voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus
que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau
toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est
alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait
sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur
le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois
sec et assourdissant que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais
détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré
encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme
quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
Albert Camus, L’Etranger (1942).
Texte 5 :
Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant d’entendre parler de soi. Pendant
les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a beaucoup parlé de moi et
peut-être plus de moi que de mon crime. Etaient-elles si différentes, d’ailleurs, ces
plaidoiries? L’avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec excuses. Le procureur
tendait les mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses. Une chose pourtant me gênait
vaguement. Malgré mes préoccupations, j’étais parfois tenté d’intervenir et mon avocat me
disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire. » En quelque sorte, on avait
l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon
sort se déroulait sans qu’on prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre
tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être
l’accusé. Et j’ai quelque chose à dire. » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire. D’ailleurs,
je dois reconnaître que l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps. Par
exemple, la plaidoirie du procureur m’a très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des
gestes ou des tirades entières, mais détachées de l’ensemble, qui m’ont frappé ou ont éveillé
mon intérêt.
Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais prémédité mon crime. Du
moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve,
messieurs, et je la ferai doublement. Sous l’aveuglante clarté des faits d’abord et ensuite dans
l’éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle. » Il a résumé les
faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l’ignorance où j’étais de
l’âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la
rentrée avec Marie. J’ai mis du temps à le comprendre à ce moment, parce qu’il disait « sa
maîtresse » et pour moi, elle était Marie. Ensuite, il en est venu à l’histoire de Raymond. J’ai
trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu’il disait était
plausible. J’avais écrit la lettre d’accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer
aux mauvais traitements d’un homme « de moralité douteuse ». J’avais provoqué sur la plage
les adversaires de Raymond. Celui-ci avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver.
J’étais revenu seul pour m’en servir. J’avais abattu l’Arabe comme je le projetais. J’avais
attendu. Et « pour être sûr que la besogne était bien faite », j’avais tiré encore quatre balles,
posément, à coup sûr, d’une façon réfléchie en quelque sorte.
« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé devant vous le fil
d’événements qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. J'insiste là-
dessus, a-t-il dit. Car il ne s'agit pas d'un assassinat ordinaire, d'un acte irréfléchi que vous
pourriez estimer atténué par les circonstances. Cet homme, messieurs, cet homme est
intelligent. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas? Il sait répondre. Il connaît la valeur des mots. Et
l'on ne peut pas dire qu'il a agi sans se rendre compte de ce qu'il faisait.»
Moi j'écoutais et j'entendais qu'on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas
bien comment les qualités d'un homme ordinaire pouvaient devenir des charges écrasantes
contre un coupable.
Albert Camus, L’Etranger (1942).
Documents complémentaires :
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942 :
Le Mythe de Sisyphe est un essai dans lequel Albert Camus explique sa philosophie. Le titre fait
référence à Sisyphe, personnage de la mythologie condamné par Zeus à pousser un rocher au sommet
d’une montagne sans jamais y parvenir ; son supplice est éternel car lorsqu’il croit toucher au but, le
rocher roule vers le bas et tout est à recommencer.
Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas,
tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur
le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi »
s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important.
La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le
mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient
dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la conséquence :
suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d'écœurant. Ici je dois conclure qu'elle
est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n'ont rien
d'original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l'occasion d'une reconnaissance
sommaire dans les origines de l'absurde. Le simple « souci » est à l'origine de tout.
De même et pour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient
toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l'avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une
situation », « avec l'âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s'agit de
mourir. Un jour vient pourtant et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse.
Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu'il est à un
certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur
qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait
dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde.
Albert Camus, Préface à la première édition américaine de l’Etranger, 1955 :
J’ai résumé l’Étranger, il y a très longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très
paradoxale : « dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque
d’être condamné à mort. » Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne
joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de
la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme
une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux
intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est
simple, il refuse de mentir. Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est
surtout dire plus que ce qui est, et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est
ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux
apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et
aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon
la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable. Et cette
nuance le condamne.
Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil
qui ne laisse pas d’ombre. Loin d’être privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que
tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité
d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l’Etranger l’histoire d’un homme qui,
sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité.
Documents complémentaires:
Les couvertures de L’Etranger de Camus :
1/ Illustration de Lucien Fontanarosa pour la
première édition en Livre de poche (1959)
2/ Illustration d’Alexis Oussenko pour
l’édition Folio de 1980.
3/ Tableau de Nicolas de Stael intitulé Figures
au bord de mer (1952)
4/ Photographie illustrant l’édition
Folio de 2012.
Texte 6 :
LE LOUP ET L'AGNEAU
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure1.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi2 de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
-Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas3 désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
-Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
-Comment l'aurais-je fait si4 je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
-Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
-Je n'en ai point. -C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
Jean de La Fontaine, Fables, 1668.
Document complémentaire : « Le Loup et l’Agneau » d’après Esope
Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux
pour le dévorer. C’est pourquoi, bien qu’il fût lui-même en amont, il l’accusa de troubler l’eau
et de l’empêcher de boire. L’agneau répondit qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et que
d’ailleurs, étant à l’aval, il ne pouvait troubler l’eau à l’amont.
Le loup, ayant manqué son effet, reprit : « Mais l’an passé tu as insulté mon père. - Je
n’étais pas même né à cette époque », répondit l’agneau. Alors le loup reprit : « Quelle que
soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins. » Cette fable montre qu’auprès des
gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet.
Ésope, Fables, VIe siècle av. J.-C.
1- à l'instant même
2- assez hardi pour
3- « Je me vas » : forme dite progressive
marquant la continuité de l'action : je suis en
train de me désaltérer.
4- puisque
Texte 7 :
CHAPITRE SIXIÈME
COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du
pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner
au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre1 que le spectacle de
quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour
empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen2 convaincu d’avoir épousé sa commère
3, et
deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard4 : on vint lier après le
dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour avoir
écouté avec un air d’approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements
d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil ; huit jours
après ils furent tous deux revêtus d’un san-benito5, et on orna leurs têtes de mitres de papier :
la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui
n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les
flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon
très pathétique, suivi d’une belle musique en faux-bourdon6. Candide fut fessé en cadence,
pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de
lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la
terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.
Voltaire, Candide ou l’Optimisme, 1759.
1- Coïmbre : ville au nord de Lisbonne réputée pour son université.
2- Biscayen : originaire du Nord de la péninsule.
3- Commère : marraine d’un enfant dont le Biscayen est parrain ; le parrain et la marraine d’un enfant ne
pouvaient se marier sans demander une autorisation à l’Eglise.
4- Arraché le lard : signe d’appartenance à la religion juive qui interdit le lard, le porc.
5- San-benito : vêtement rituel porté par les victimes de l’Inquisition.
6- Faux-bourdon : accord accompagnant le chant grégorien.
Texte 8 :
Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis
longtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé et pendu son fils âgé de vingt-huit
ans, qui était d'une force au-dessus de l'ordinaire. Il fallait absolument qu'il eût été assisté dans
cette exécution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse1 et par la servante. Ils ne
s'étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition
était encore aussi absurde que l'autre : car comment une servante zélée, catholique, aurait-elle
pu souffrir que des huguenots2 assassinassent un jeune homme, élevé par elle, pour le punir
d'aimer la religion de cette servante ? Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux
pour étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue ? Comment une mère tendre
aurait-elle mis les mains sur son fils ? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un
jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux
qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coups réitérés, sans des meurtrissures, sans des
habits déchirés ?
Il était évident que, si le parricide avait pu être commis, tous les accusés étaient
également coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas quittés d'un moment ; il était évident qu'ils
ne l'étaient pas ; il était évident que le père seul ne pouvait l'être ; et cependant l'arrêt
condamna ce père seul à expirer sur la roue3.
Le motif de l'arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui étaient
décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne
pourrait résister aux tourments ; et qu'il avouerait, sous les coups des bourreaux, son crime et
celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard en mourant sur la roue, prit
Dieu à témoin de son innocence, et le conjura de pardonner à ses juges.
Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le premier, d'élargir la
mère, son fils Pierre, le jeune Lavaisse et la servante ; mais un des conseillers leur fait sentir
que cet arrêt démentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les accusés ayant
toujours été ensemble dans le temps qu'on supposait le parricide, l'élargissement de tous les
survivants prouvait invinciblement l'innocence du père de famille exécuté, ils prirent alors le
parti de bannir Pierre Calas son fils. Ce bannissement semblait aussi absurde que tout le reste :
car Pierre Calas était ou coupable ou innocent du parricide ; s'il était coupable, il fallait le
rouer comme son père ; s'il était innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les juges, effrayés
du supplice du père et de la piété attendrissante avec laquelle il était mort, imaginèrent de
sauver leur honneur en laissant croire qu'ils faisaient grâce au fils ; et ils crurent que le
bannissement de ce jeune homme pauvre et sans appui, étant sans conséquence, n'était pas une
grande injustice, après celle qu'ils avaient eu le malheur de commettre.
Voltaire, Traité sur la Tolérance, extrait du chapitre I, 1763.
1- Jeune ami de la victime, invité à souper chez la famille Calas le soir du drame.
2- Terme employé par les catholiques pour désigner les protestants.
3- Supplice consistant à attacher à une roue de carrosse le corps du condamné, à briser à coups de barre de
fer ses membres, puis à attacher derrière son dos jambes et bras pendants.
Texte 9 :
Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour
votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que
vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas moins un devoir
d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n'est pas, d'ailleurs, que je désespère le
moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche
et rien ne l'arrêtera. C'est aujourd'hui seulement que l'affaire commence, puisque aujourd'hui
seulement les positions sont nettes : d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se
fasse ; de l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu'elle soit faite. Quand on enferme la vérité
sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle d'explosion que, le jour où elle éclate, elle fait
tout sauter avec elle. On verra bien si l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant
des désastres.
*
Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.
J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur
judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois
ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une
des plus grandes iniquités du siècle.
J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de
Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-
justice, dans un but politique, et pour sauver l'état-major compromis.
J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus complices du même crime,
l'un sans doute par passion cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la
guerre l'arche sainte, inattaquable.
J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une enquête scélérate,
j'entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du
second, un impérissable monument de naïve audace.
J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d'avoir fait des
rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une
maladie de la vue et du jugement.
J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans L'Eclair et
dans L'Echo de Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur
une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par
ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de
la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je
m'expose.
Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni
rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que
j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit
au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en
cour d'assises et que l'enquête ait lieu au grand jour !
J'attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond respect.
Emile Zola, « J’accuse » (extraits), L’Aurore, 13 janvier 1898.
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Document complémentaire :
Les Animaux malades de la peste
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron1,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux2,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire ».
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins3,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro4 sur le baudet
5.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille6 fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Jean de La Fontaine, Fables, livre VII (1678).
1- Dans la mythologie grecque, fleuve mythique, branche
du Styx (fleuve des Enfers).
2- Irritation, agitation violente.
3- Gros chiens.
4- Cri servant à désigner un coupable.
5- Ane.
6- Faute légère, péché sans gravité.
Document complémentaire :
Extrait du discours de Robert Badinter à l’Assemblée nationale, lors de la discussion du projet
de loi sur l’abolition de la peine de mort, le 17 septembre 1981
« Il s'agit bien, en définitive, dans l'abolition, d'un choix fondamental, d'une certaine
conception de l'homme et de la justice. Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par
une double conviction : qu'il existe des hommes totalement coupables, c'est-à-dire des hommes
totalement responsables de leurs actes, et qu'il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilité au point
de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir.
A cet âge de ma vie, l'une et l'autre affirmations me paraissent également erronées. Aussi
terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n'est point d'hommes en cette terre dont la culpabilité
soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. Aussi prudente que soit la justice, aussi
mesurés et angoissés que soient les femmes et les hommes qui jugent, la justice demeure humaine,
donc faillible. Et je ne parle pas seulement de l'erreur judiciaire absolue, quand, après une exécution, il
se révèle, comme cela peut encore arriver, que le condamné à mort était innocent et qu'une société
entière - c'est-à-dire nous tous - au nom de laquelle le verdict a été rendu, devient ainsi collectivement
coupable puisque sa justice rend possible l'injustice suprême. Je parle aussi de l'incertitude et de la
contradiction des décisions rendues qui font que les mêmes accusés, condamnés à mort une première
fois, dont la condamnation est cassée pour vice de forme, sont de nouveau jugés et, bien qu'il s'agisse
des mêmes faits, échappent, cette fois-ci, à la mort, comme si, en justice, la vie d'un homme se jouait
au hasard d'une erreur de plume d'un greffier. Ou bien tels condamnés, pour des crimes moindres,
seront exécutés, alors que d'autres, plus coupables, sauveront leur tête à la faveur de la passion de
l'audience, du climat ou de l'emportement de tel ou tel. […]
Le choix qui s'offre à vos consciences est donc clair : ou notre société refuse une justice qui
tue et accepte d'assumer, au nom de ses valeurs fondamentales - celles qui l'ont faite grande et
respectée entre toutes - la vie de ceux qui font horreur, déments ou criminels ou les deux à la fois, et
c'est le choix de l'abolition ; ou cette société croit, en dépit de l'expérience des siècles, faire disparaître
le crime avec le criminel, et c'est l'élimination. Cette justice d'élimination, cette justice d'angoisse et de
mort, décidée avec sa marge de hasard, nous la refusons. Nous la refusons parce qu'elle est pour nous
l'anti-justice, parce qu'elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de l'humanité. […]
J'en ai terminé.
Les propos que j'ai tenus, les raisons que j'ai avancées, votre cœur, votre conscience vous les
avaient déjà dictés aussi bien qu'à moi. Je tenais simplement, à ce moment essentiel de notre histoire
judiciaire, à les rappeler, au nom du Gouvernement.
Je sais que dans nos lois, tout dépend de votre volonté et de votre conscience. Je sais que
beaucoup d'entre vous, dans la majorité comme dans l'opposition, ont lutté pour l'abolition. Je sais que
le Parlement aurait pu aisément, de sa seule initiative, libérer nos lois de la peine de mort. Vous avez
accepté que ce soit sur un projet du Gouvernement que soit soumise à vos votes l'abolition, associant
ainsi le Gouvernement et moi-même à cette grande mesure. Laissez-moi vous on remercier.
Demain, grâce à vous la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à
vous, il n'y aura plus, pour notre honte commune, d'exécutions furtives, à l'aube, sous le dais noir, dans
les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées.
A cet instant plus qu'à aucun autre, j'ai le sentiment d'assumer mon ministère, au sens ancien,
au sens noble, le plus noble qui soit, c'est-à-dire au sens de "service". Demain, vous voterez l'abolition
de la peine de mort. Législateur français, de tout mon cœur, je vous en remercie.
(Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes et sur quelques bancs du
rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française - Les députés socialistes
et quelques députés communistes se lèvent et applaudissent longuement.)
Source : Journal officiel - Débats parlementaires - Assemblée nationale –
1ère séance du jeudi 17 septembre 1981.
Documents complémentaires :
Justitia, gravure de Maarten Van Heemskerck
(1556).
Edouard Debat-Ponsan, La Vérité sortant du puits
(1898).
Document complémentaire :
Extrait du film de Sidney Lumet
avec Henry Fonda (1957).
Texte 10 :
DOM JUAN : Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on
renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de
vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une
passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les
yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit
de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres
les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout
où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau
être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux
autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et
les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce
que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les
donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout
le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par
cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y
fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une
âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle
nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où
nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à
dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la
tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter
à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que
de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des
conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à
borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens
un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres
mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
Molière, Dom Juan, Acte I scène 2 (1665).
Texte 11 :
Acte III, scène 2 : DOM JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE.
SGANARELLE : Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.
LE PAUVRE : Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite
quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur
vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.
DOM JUAN : Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.
LE PAUVRE : Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône.
DOM JUAN : Ah, ah, ton avis est intéressé, à ce que je vois.
LE PAUVRE : Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix
ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.
DOM JUAN : Eh, prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des
autres.
SGANARELLE : Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme, il ne croit qu’en deux et
deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.
DOM JUAN : Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
LE PAUVRE : De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me
donnent quelque chose.
DOM JUAN : Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise.
LE PAUVRE : Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
DOM JUAN : Tu te moques ; un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer
d’être bien dans ses affaires.
LE PAUVRE : Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain
à mettre sous les dents.
DOM JUAN : Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins ; ah, ah, je m’en
vais te donner un Louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
LE PAUVRE : Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
DOM JUAN : Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un Louis d’or ou non, en voici un que je te
donne si tu jures, tiens il faut jurer.
LE PAUVRE : Monsieur.
SGANARELLE : Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.
DOM JUAN : Prends, le voilà, prends te dis-je, mais jure donc.
LE PAUVRE : Non Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
DOM JUAN : Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité, mais que vois-je là ? Un
homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette
lâcheté.
Molière, Dom Juan (1665).
Texte 12 :
RAGOTIN : Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
DOM JUAN : Que pourrait-ce être ?
SGANARELLE : Il faut voir.
DONE ELVIRE : Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est
un motif pressant qui m’oblige à cette visite, et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de
retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien
changée de ce que j’étais ce matin. Ce n’est plus cette Done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et
dont l’âme irritée ne jetait que menaces, et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes
ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel,
tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier, et il n’a laissé dans mon cœur pour vous
qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de
tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.
DOM JUAN, à Sganarelle : Tu pleures, je pense.
SGANARELLE : Pardonnez-moi.
DONE ELVIRE : C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part
d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les
dérèglements de votre vie, et ce même Ciel qui m’a touché le cœur, et fait jeter les yeux sur les
égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire de sa part que vos offenses
ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de
l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire
au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde. Je
suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées, ma retraite est résolue, et je ne demande
qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter par une austère pénitence le pardon
de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable ; mais, dans cette retraite,
j’aurais une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement, devînt un exemple funeste de la
justice du Ciel, et ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête,
l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez-moi pour dernière faveur cette
douce consolation, ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n’êtes
point touché de votre intérêt ; soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous
voir condamner à des supplices éternels.
SGANARELLE : Pauvre femme !
DONE ELVIRE : Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que
vous, j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous, et toute la récompense que je
vous en demande, c’est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou
pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec
larmes, et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce
qui est le plus capable de vous toucher.
SGANARELLE : Cœur de tigre !
DONE ELVIRE : Je m’en vais après ce discours, et voilà tout ce que j’avais à vous dire.
DOM JUAN : Madame, il est tard, demeurez ici, on vous y logera le mieux qu’on pourra.
DONE ELVIRE : Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.
DOM JUAN : Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.
DONE ELVIRE : Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus, laissez-moi vite
aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.
Molière, Dom Juan, Acte IV, scène 6 (1665).
Texte 13 :
Acte V, scène 4 : DOM JUAN, SGANARELLE.
SGANARELLE : Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et
je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J'espérais toujours de votre salut
; mais c'est maintenant que j'en désespère ; et je crois que le Ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne
pourra souffrir du tout cette dernière horreur.
DOM JUAN : Va, va, le Ciel n'est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les
hommes…
SGANARELLE : Ah ! Monsieur, c'est le Ciel qui vous parle, et c'est un avis qu'il vous donne.
DOM JUAN : Si le Ciel me donne un avis, il faut qu'il parle un peu plus clairement, s'il veut que je
l'entende.
Scène 5 : DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.
LE SPECTRE, en femme voilée : Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la
miséricorde du Ciel ; et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.
SGANARELLE : Entendez-vous, Monsieur ?
DOM JUAN : Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.
SGANARELLE : Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.
DOM JUAN : Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est.
Le Spectre change de figure, et représente le Temps avec sa faux à la main.
SGANARELLE : O Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?
DOM JUAN : Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec
mon épée si c'est un corps ou un esprit.
Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.
SGANARELLE : Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.
DOM JUAN : Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir.
Allons, suis-moi.
Scène 6 : LA STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.
LA STATUE : Arrêtez, Dom Juan : vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.
DOM JUAN : Oui. Où faut-il aller ?
LA STATUE : Donnez-moi la main.
DOM JUAN : La voilà.
LA STATUE : Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel
que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
DOM JUAN : O Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps
devient un brasier ardent. Ah !
Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s'ouvre et
l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.
SGANARELLE : [Ah ! mes gages, mes gages !] Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel
offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal,
maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux. [Mes gages,
mes gages, mes gages !]
Molière, Dom Juan (1665).
Documents complémentaires :
« Don Juan aux Enfers »
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole1 à Charon,
Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène2,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir,
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière3,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal,
« Spleen et Idéal », XV, 1857.
1-Pièce de monnaie
2-Philosophe grec (Ve siècle av. J.-
C.), fondateur du cynisme.
3-Epée longue et effilée utilisée
comme arme de duel.
Eugène Delacroix, Le Naufrage
de Don Juan ou La Barque de
Don Juan (1840), 135x196 cm,
Musée du Louvre.
Texte 14 :
Acte V, scène 7 : Venise. -Le cabinet de Strozzi.
Entrent Philippe et Lorenzo, tenant une lettre.
LORENZO. Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est morte. Venez donc faire un tour de
promenade, Philippe.
PHILIPPE. Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. Vous allez et venez
continuellement, comme si cette proclamation de mort n'existait pas contre vous.
LORENZO. Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à Rome ; il est naturel
qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tué Alexandre ; si je sortais d'Italie, je serais
bientôt sonné à son de trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu ne manquera pas de faire
placarder ma condamnation éternelle dans tous les carrefours de l'immensité.
PHILIPPE. Votre gaieté est triste comme la nuit ; vous n'êtes pas changé, Lorenzo.
LORENZO. Non, en vérité ; je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bâille
avec ma bouche ; il n'y a de changé en moi qu'une misère : c'est que je suis plus creux et plus vide
qu'une statue de fer blanc.
PHILIPPE. Partons ensemble ; redevenez un homme ; vous avez beaucoup fait, mais vous êtes jeune.
LORENZO. Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne ; je vous en prie, venez faire un tour de
promenade.
PHILIPPE. Votre esprit se torture dans l'inaction ; C'est là votre malheur. Vous avez des travers, mon
ami.
LORENZO. J'en conviens ; que les républicains n'aient rien fait à Florence, c'est là un grand travers
de ma part. Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain ;
que Côme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité ; oh ! Je l'avoue, je l'avoue, ce sont là des
travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.
PHILIPPE. Ne raisonnons pas sur un événement qui n'est pas achevé. L'important est de sortir d'Italie
; vous n'avez pas encore fini sur la terre.
LORENZO. J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.
PHILIPPE. N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre ? Quand vous ne devriez faire
désormais qu'un honnête homme, qu'un artiste, pourquoi voudriez-vous mourir ?
LORENZO. Je ne puis que vous répéter mes propres paroles. Philippe, j'ai été honnête. Peut-être le
redeviendrais-je sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les femmes ; c'est assez, il est vrai,
pour faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie de l'être. Sortons, je vous
en prie.
PHILIPPE. Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.
LORENZO. Cela m'amusera de les voir. La récompense est si grosse qu'elle les rend presque
courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure au bord de l'eau, sans
pouvoir se déterminer à m'assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau long comme
une broche ; il le regardait d'un air si penaud qu'il me faisait pitié ; c'était peut-être un père de famille
qui mourait de faim.
PHILIPPE. O Lorenzo ! Lorenzo ! Ton cœur est très malade ; c'était sans doute un honnête homme ;
pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux ?
LORENZO. Attribuez cela à ce qui vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto. (Il sort.)
PHILIPPE, seul. Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens. Holà ! Jean ! Pippo ! Holà !
(Entre un domestique.) Prenez une épée, vous, et un autre de vos camarades, et tenez-vous à une
distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le secourir si on l'attaque.
JEAN. Oui, monseigneur. (Entre Pippo.)
PIPPO. Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte, qui l'a frappé par-
derrière comme il sortait.
PHILIPPE. Courons vite ; il n'est peut-être que blessé.
PIPPO. Ne voyez-vous pas tout ce monde ? Le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de miséricorde ! On le
pousse dans la lagune.
PHILIPPE. Quelle horreur ! Quelle horreur ! Eh ! Quoi ! Pas même un tombeau ? (Il sort.)
Alfred de Musset, Lorenzaccio (1834).
Texte 15 :
CYRANO (est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement) :
Pas là ! Non ! Pas dans ce fauteuil !
(On veut s'élancer vers lui.)
Ne me soutenez pas ! Personne !
(Il va s'adosser à l'arbre.)
Rien que l'arbre !
(Silence.)
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
Ganté de plomb !
(Il se raidit.)
Oh ! Mais !... puisqu'elle est en chemin,
Je l'attendrai debout,
(Il tire l'épée.)
Et l'épée à la main !
LE BRET : Cyrano !
ROXANE (défaillante) : Cyrano !
(Tous reculent épouvantés.)
CYRANO : Je crois qu'elle regarde...
Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde !
(Il lève son épée.)
Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là !- Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
(Il frappe de son épée le vide.)
Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !...
(Il frappe.)
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
(Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.)
Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
(Il s'élance l'épée haute.)
Et c'est...
(L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.)
ROXANE (se penchant sur lui et lui baisant le front) : C'est ?...
CYRANO, (rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant) : Mon panache.
RIDEAU
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte V, scène 6 (extrait), 1897.
Documents complémentaires :
1/ Victor Hugo, Cromwell, extrait de la préface, 1827
Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c'est le Drame ;
et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la
tragédie et la comédie. […] La poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le
réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se
croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la
poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. […]
L'unité d'action ou d'ensemble, la seule vraie et fondée, [est] depuis longtemps hors de cause.
[…] Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C'est elle qui marque le point de vue
du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le
drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l'unité avec la
simplicité d'action. L'unité d'ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur
lesquelles doit s'appuyer l'action principale. […] Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde que
ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir
se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran
pour déclamer contre les conspirateurs. […] L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu.
L’action encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le
vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. […]
Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage
qui masque la façade de l’art !
2/ Alfred de Musset, « De la tragédie », La Revue des Deux Mondes, 1
er novembre 1838
Lors donc que les classiques de ce temps-ci assistent à un drame nouveau, ils se récrient et se
révoltent, souvent avec justice, et ils s'imaginent voir la décadence de l'art ; ils se trompent. […]
Pourquoi a-t-on opposé ces deux genres l'un à l'autre ? Pourquoi l'esprit humain est-il ainsi
rétréci qu'il lui faille toujours se montrer exclusif ? Pourquoi les admirateurs de Raphaël jettent-ils la
pierre à Rubens ? Pourquoi ceux de Mozart à Rossini ? Nous sommes ainsi faits ; on ne peut même pas
dire que ce soit un mal, puisque ces enthousiasmes intolérants produisent souvent les plus beaux
résultats ; mais il ne faudrait pourtant pas que ce fût une éternelle guerre. […] Lorsque de nos jours,
M. Victor Hugo, avec un courage auquel on doit honneur et justice, monta hardiment à la brèche de ce
même temple, quel déluge de traits n'a-t-on pas lancé sur lui ?
Alain Besnard, La première
d’Hernani. Avant la bataille (1903).
Documents complémentaires :
Comparaison entre Hernani (1830) et Roméo et Juliette (1597)
HERNANI : Par pitié, ce poison,
Rends-le-moi ! Par l’amour, par notre âme immortelle...
DOÑA SOL, sombre : Tu veux ? Elle boit.
Tiens, maintenant.
DON RUY GOMEZ, à part : Ah ! C’était donc pour elle !
DOÑA SOL, rendant à Hernani la fiole à demi vidée : Prends, te dis-je.
HERNANI, à don Ruy : Vois-tu, misérable vieillard !
DOÑA SOL : Ne te plains pas de moi, je t’ai gardé ta part.
HERNANI, prenant la fiole. Dieu !
DOÑA SOL. Tu ne m’aurais pas ainsi laissé la mienne,
Toi !... tu n’as pas le cœur d’une épouse chrétienne.
Tu ne sais pas aimer comme aime une Silva.
Mais j’ai bu la première et suis tranquille. – Va !
Bois si tu veux !
HERNANI : Hélas ! Qu’as-tu fait, malheureuse ?
DOÑA SOL : C’est toi qui l’as voulu.
HERNANI : C’est une mort affreuse !
DOÑA SOL : Non. – Pourquoi donc ?
HERNANI : Ce philtre au sépulcre conduit.
DOÑA SOL : Devions-nous pas dormir ensemble cette nuit ?
Qu’importe dans quel lit !
HERNANI : Mon père, tu te venges
Sur moi qui t’oubliais ! Il porte la fiole à sa bouche. Doña Sol, se jetant sur lui.
Ciel ! des douleurs étranges !...
Ah ! jette loin de toi ce philtre !... ma raison
S’égare. – Arrête ! hélas ! mon don Juan, ce poison
Est vivant, ce poison dans le cœur fait éclore
Une hydre à mille dents qui ronge et qui dévore !
Oh ! je ne savais pas qu’on souffrit à ce point ?
Qu’est-ce donc que cela ? c’est du feu ! Ne bois point !
Oh ! tu souffrirais trop ! […]
DOÑA SOL : Voilà notre nuit de noces commencée !
Je suis bien pâle, dis, pour une fiancée ?
HERNANI: Ah !
DON RUY GOMEZ: La fatalité s’accomplit.
HERNANI : Désespoir !
Ô tourment ! Doña Sol souffrir, et moi le voir !
DOÑA SOL : Calme-toi. Je suis mieux. – Vers des clartés nouvelles
Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.
Parlons d’un vol égal vers un monde meilleur.
Un baiser seulement, un baiser ! (Ils s’embrassent).
Victor Hugo, Hernani, Acte V, scène 6 (extrait)
ROMEO : Ah ! Chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de
la Mort est amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te
posséder ?... Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la
nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! C'est ici que je veux fixer
mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde...
(Tenant le corps embrassé) Un dernier regard, mes yeux ! Bras, une dernière étreinte ! et
vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le
sépulcre accapareur ! (Saisissant la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote
désespéré, vite ! Lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée
! (Il boit le poison.) Oh ! L'apothicaire ne m'a pas trompé : ses drogues sont actives... Je meurs
ainsi... sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette.)
Frère Laurence paraît à l'autre extrémité du cimetière, avec une lanterne,
un levier et une bêche. […]
LAURENCE, allant vers le tombeau. - Roméo ! (Dirigeant la lumière de sa lanterne sur
l'entrée du tombeau.) Hélas ! Hélas ! Quel est ce sang qui tache le seuil de pierre de ce
sépulcre ? Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre lueur sur
ce lieu de paix ? (Il entre dans le monument.) Roméo ! Oh ! Qu'il est pâle !... Quel est cet
autre ? Quoi, Pâris aussi ! Baigné dans son sang ! Oh ! Quelle heure cruelle est donc coupable
de cette lamentable catastrophe ?... (Éclairant Juliette.) Elle remue ! (Juliette s'éveille et se
soulève.)
JULIETTE : - ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle bien en quel lieu je dois
être : m'y voici... Mais où est Roméo ? (Rumeur au loin.)
LAURENCE. - J'entends du bruit... Ma fille, quitte ce nid de mort, de contagion, de sommeil
contre nature. Un pouvoir au-dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens,
viens, partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein, et voici Pâris. Viens, je te placerai dans
une communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! Le guet arrive... Allons, viens,
chère Juliette. (La rumeur se rapproche.) Je n'ose rester plus longtemps. (Il sort du tombeau et
disparaît.)
JULIETTE : - Va, sors d'ici, Car je ne m'en irai pas, mais. Qu'est ceci ? Une coupe qu'étreint
la main de mon bien-aimé ? C'est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée.
L'égoïste! Il a tout bu ! Il n'a pas laissé une goutte amie pour m'aider à le rejoindre ! Je veux
baiser tes lèvres : peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir...
(Elle l'embrasse.) Tes lèvres sont chaudes !
PREMIER GARDE, derrière le théâtre : - Conduis-nous, page... De quel côté ?
JULIETTE : - Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! (Saisissant le poignard de Roméo.) ô
heureux poignard ! Voici ton fourreau... (Elle se poignarde.) Rouille-toi là et laisse-moi
mourir ! (Elle tombe sur le corps de Roméo et expire.)
William Shakespeare, Roméo et Juliette, Acte V, scène 3.
Texte 16
Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. »
Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.
Je serai sous la terre, et fantôme sans os
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;
Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, 24
(1578) (orthographe modernisée).
Texte 18
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
- Et le ver rongera ta peau comme un remords.
Charles Baudelaire, « Remords posthume »,
Les Fleurs du Mal (1857).
Texte 17
Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.
Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront :
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.
Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits :
On m'a vu ce que vous êtes
Vous serez ce que je suis.
Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.
Vous en avez qu'on adore ;
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.
Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.
Chez cette race nouvelle
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.
Pensez-y, belle Marquise,
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.
Pierre Corneille, Stances à Marquise
(1658).
Documents complémentaires :
Les formes modernes du « carpe diem »
« Si tu t’imagines »
Si tu t’imagines
si tu t’imagines
fillette fillette
si tu t’imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
la saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
Si tu crois petite
si tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d’émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa va
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
les beaux jours s’en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers sque tu vois pas
très sournois s’approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures.
Raymond Queneau,
L’instant fatal (1948).
« Marquise »
Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.
Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront :
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.
Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits :
On m’a vu ce que vous êtes
Vous serez ce que je suis.
Peut-être que je serai vieille,
Répond Marquise, cependant
J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,
Et je t’emmerde en attendant.
Georges Brassens, paroles de
Corneille et Tristan Bernard (1962).
Documents complémentaires :
Vanités
Luigi Miradori, Cupidon endormi (vanité),
XVI° siècle.
Keith Haring, Untitled, 1983.
La jeune fille et la mort
Hans Baldung Grien, La jeune fille et la mort,
1517.
Niklaus Manuel Deutsch, La jeune fille et la
mort, 1517.