Le prénom, l’abeille, la pellicule - hasy.fr · Le prénom, l’abeille, la pellicule Prénom...

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Le prénom, l’abeille, la pelliculePrénom Marie, une installation d’Hélène Benzacar

texte de Néma Révi

Bérénice, Bethsabée, Élisabeth, Hélène, Judith, Marie, Rébecca, Salomé, Suzanne, neuf prénoms, ceux de femmes de la Bible. Ils sont gravés en lettres dorées sur des plaques de marbre blanc associées dans cette installation à neuf portraits en buste de femmes immobilisées dans un mouvement, un geste suspendu. Ras-semblées à quelque distance des portraits, ces plaques ne permettent pas au visiteur d’identifier les person-nages. Les images photographiques sont des tirages argentiques de 50cm x 50cm placés dans des caissons lumineux. L’éclairage, dissimulé derrière la marie-louise, diffuse une lumière rétroprojectée, égale, douce et froide qui semble suspendre chaque sujet dans son rayonnement comme une apparition. Une abeille est posée sur le vêtement de chacun d’eux. Le son enregistré d’un bourdonnement continu accompagne l’ins-tallation.

Cette installation d’ Hélène Benzacar a été présentée pour la première fois dans la chapelle Notre-Dame de Lorette, à Saint-Jean des Mauvrets (49 320) dans le cadre de la manifestation Art et Chapelles en Anjou, du 28 juin au 24 août 2014. On peut en voir une partie à la galerie HASY au Pouliguen (44 510), du 1er novembre au 20 décembre 2014.

L’installation, dès son origine, a été conçue pour la petite chapelle Notre-Dame de Lorette, dédiée aux femmes dont les ex-voto sont accumulés près de l’autel. Les plaques de marbre ont trouvé place parmi eux. Les cadres ont été fixés le long des murs de la nef créant d’improbables vitraux dans cet espace aveugle. L’effet est saisissant : l’image apparaît baignée par un éclat qui n’est pas de ce monde, une lumière distante, irréelle qui accentue la réserve du personnage. Les neuf femmes, de la toute jeune fille à la femme d’âge mûr, sont cadrées en buste au premier plan de l’image. Certaines sont saisies de dos, d’autres de profil ou de trois-quarts, aucune ne regarde de front, elles sont parfois absorbées dans une occupation - écrire, dessiner, regarder une fleur, tailler un branchage – ou sont détournées vers un objet que le spectateur ne peut aperce-voir, vers un horizon indistinct. Toutes apparaissent placées sur une limite entre deux espaces, bord de mer, fenêtre, jetée, seuil d’un jardin, muret, profondeur d’un atelier. Comme dans les peintures de la Renaissance, l’arrière-plan ouvre un ailleurs. Une telle opération était déjà opérée dès les premiers travaux de collages effectués en 1995 par l’artiste à partir des polaroïds : « L’organisation de l’espace de mes collages faisait pa-raître les photographies en relief, suscitant l’illusion spatiale d’une profondeur, de stratification derrière les stratifications, si bien que l’on se mettait presque à vouloir regarder derrière l’image. » Les images d’Hélène Benzacar n’appartiennent pas au monde du spectateur et pas davantage – déjà plus – à celui des femmes qui ont été photographiées.

Portraits, ces images sont la forme plastique de neuf prénoms féminins bibliques comme le suggère le titre de l’installation, Prénom Marie. Les deux séries qui la composent, celle des plaques et celles des portraits, sont associées sans que le visiteur puisse mettre en relation deux à deux les éléments de chacune d’elles. Les plaques de marbre où sont gravés les neuf prénoms sont jointes aux ex-voto de la chapelle. Leur facture les assimilerait aussi bien à des plaques tombales qu’on ne saurait sur quel tombeau apposer. Cependant, les neuf prénoms évoquent, chacun, un personnage de la Bible, une femme dont le texte sacré a gardé le souve-nir. On serait tenté alors de rechercher dans chaque portrait un détail, un indice qui permettrait d’identifier ce personnage. Or aucun portrait n’établit de relation allusive ou symbolique avec le personnage biblique dont il porte le prénom. Ces femmes photographiées sont nos contemporaines, chacune porte, sur son état civil, l’un des prénoms : Bérénice, Bethsabée, Élisabeth, Hélène, Judith, Marie, Rébecca, Salomé, Suzanne, et c’est parce qu’elle porte ce prénom biblique que son portrait a été réalisé. Les noms ont joué en quelque sorte la fonction de capteurs où sont venus se prendre les corps fantomatiques de neuf femmes. C’est aussi parce que le prénom n’a pas été affecté à un portrait particulier et qu’il est tenu à distance de l’image dans l’installation qu’il reste ouvert, disponible à la suggestion imaginante. C’est lui qui appelle l’image rayonnante et anonyme.

L’abeille indique elle aussi au visiteur que la présence des femmes ou la vérité de leurs portraits ne sont que des effets. Posée sur l’épaule ou la manche du vêtement de chaque personnage, elle paraît vivante, mais en regardant sous un autre angle, on peut distinguer la tête argentée de l’épingle qui maintient l’insecte na-turalisé fixé sur le tissu. Il fait partie de l’installation. Comme le loup naturalisé exhibé dans les installations précédentes de l’artiste, il donne l’apparence du vivant et montre en même temps qu’il s’agit de fiction. Ces portraits piègent le regard, sont des leurres, l’image l’annonce ironiquement et invite à se déprendre de toute illusion référentielle. La présence de l’abeille est aussi une allusion à la cire des ex-voto. Elle évoque la malléabilité de ce matériau sur lequel il est possible de graver une inscription ou d’imprimer en creux la forme d’un objet pour en réaliser un double vrai-semblable. L’abeille rappelle que l’installation photogra-phique est le lieu du simulacre.

Le prénom, la cire, la pellicule photographique : trois filets pour retenir la présence fuyante des corps, les convoquer, les ranimer fût-ce fictivement. Prénom Marie déploie l’imaginaire de leurs affinités pour en en-trelacer les motifs :

Ils évoquent la lumière. L’éclat doré des lettres gravées sur les plaques nimbe chaque prénom inscrit. L’abeille qui sublime en miel le parfum des fleurs, était chez les Grecs anciens le symbole de l’âme, douée d’une vie ignée. La cire blonde qui brûle et se consume en flamme a également longtemps été utilisée pour prendre des empreintes. Elle a ainsi une fonction comparable à celle d’une plaque ou d’une pellicule pho-tographique sur laquelle s’imprime un corps lorsqu’elle est exposée à la lumière - à une différence près cependant : Hélène Benzacar souligne que la photographie « joue de l’empreinte à distance », qu’« aucun contact ne se fait, comme en gravure, entre l’imprégnant et l’image/empreinte », qu’ « aucune main ne peut intervenir lors du passage du flot photonique » . Hélène Benzacar cite aussi cette phrase de Roland Barthes : « Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographiée à mon regard : la lumière, quoique im-palpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je partage avec celui ou celle qui a été photographié. » Dans cette installation, cette proposition décrit aussi l’expérience que fait le visiteur. La lumière conditionne le surgissement des images présentées dans des caissons, elles ne sont visibles que dans la clarté venue der-rière elles, s’enlèvent sur une nuit pour apparaître sur le film – pellicule, membrane, peau - illuminé derrière la vitre.L’abeille représente aussi l’Esprit, la parole. En hébreu, son nom « Dbure » vient de la racine « Dbr », parole. L’expression latine « ex voto suscepto » signifie « en conséquence d’un vœu ». L’objet offert en reconnais-sance ou en remerciement d’un vœu matérialise le contrat passé avec la divinité. De forme et de nature va-riées, simple plaque ou don précieux, il rappelle la faveur demandée ou obtenue soit par une inscription, soit sous une forme symbolique. Dans l’installation Prénom Marie, les neuf pièces de marbre sont conçues à la manière des ex-voto, peut-être par jeu, comme un gage donné à une puissance supérieure contre un impro-bable miracle. Un souvenir biblique est convoqué par l’inscription des prénoms : des femmes très anciennes, des aïeules perdues se glissent sous les noms délestés de leur référent, la personne photographiée restée hors jeu. Ce rappel par le nom évoque le geste d’Isis la magicienne couvrant de hiéroglyphes les bandelettes qui enserrent la momie d’Osiris pour lui rendre vie.L’abeille est identifiée à la déesse grecque Déméter, sa réapparition au printemps après l’hibernation est signe de renaissance. On trouve des abeilles figurées sur les tombeaux comme signes de vie après la mort et comme symboles de résurrection. La cire, utilisée dans les rites funéraires d’embaumement, est aussi le matériau qui perpétue un objet à partir de son empreinte, elle permet de le reproduire. La photographie conserve l’image d’un défunt, parfois jusque sur son tombeau comme le faisaient ces portraits du Fayoum peints sur des sarcophages aux premiers siècles et dans la réalisation desquels entraient l’encaustique et la cire d’abeille. Neuf caissons noirs s’éclairent, neuf portraits de femmes apparaissent sur la pellicule transpa-rente, Bérénice, Bethsabée, Élisabeth, Hélène, Judith, Marie, Rébecca, Salomé, Suzanne. Pourquoi neuf por-traits ? Le hasard des prénoms rencontrés, peut-être. Mais on se souvient que Déméter parcourt le monde en neuf jours à la recherche de sa fille Perséphone captive de l’Empire des ombres avant de la ramener au jour. Le nombre neuf, selon le Dictionnaire des symboles , «est le symbole de la multiplicité faisant retour à l’unité et, par extension, celui de la solidarité cosmique et de la rédemption. » et « étant le dernier de la série des chiffres [il] annonce à la fois une fin et un recommencement. […] On retrouverait ici l’idée d’une nouvelle

naissance et de germination, en même temps que celle de mort [...] ».

Le prénom, l’abeille, la pellicule : l’installation les associe dans une troublante complicité au seuil entre deux mondes, ombre et lumière, réalité et fiction, mort et vie. Dans la chapelle, on entend un discret bourdon-nement d’insecte. Une abeille égarée qui serait entrée, abusée par l’éclat des images et volerait maintenant dans l’espace ouvert d’un jardin près de la mer...

Visite interactive de l’exposition à la Galerie HASY