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Table des matières
0. INTRODUCTION .................................................................................................................................... - 1 -
1. CHAPITRE 1 : ROLAND BARTHES : LA MORT DE L’AUTEUR ET L’APPARITION DU
LECTEUR ................................................................................................................................................. - 6 -
1.1. L’AUTEUR ......................................................................................................................................... - 6 - 1.1.1. 1963 : « Les deux critiques » et Sur Racine ......................................................................... - 7 - 1.1.2. 1968 : « La mort de l’auteur » ............................................................................................. - 9 - 1.1.3. 1973 : Le plaisir du texte ................................................................................................... - 10 -
1.2. LE LECTEUR .................................................................................................................................... - 13 -
2. CHAPITRE 2 : LES LECTEURS DES FABLES ET LEURS INTERPRÉTATIONS .................... - 19 -
2.1. PROFIL DU LECTEUR DES FABLES .................................................................................................... - 19 - 2.2. LES ADAPTATIONS DES FABLES ....................................................................................................... - 25 -
3. CHAPITRE 3 : LE SAVANT ASTRONOME ET LA PETITE SERVANTE DE THRACE .......... - 33 -
3.1. L’HISTOIRE DU SAVANT CONTEMPLANT LE CIEL ............................................................................. - 33 - 3.2. LA MÊME HISTOIRE ILLUSTRÉE ....................................................................................................... - 47 -
3.2.1. Oudry ................................................................................................................................. - 47 - 3.2.2. Grandville .......................................................................................................................... - 48 - 3.2.3. Doré ................................................................................................................................... - 49 - 3.2.4. Aractigny ............................................................................................................................ - 50 - 3.2.5. Richet ................................................................................................................................. - 51 - 3.2.6. Conclusion ......................................................................................................................... - 51 -
4. CHAPITRE 4 : LES ILLUSTRATIONS DES FABLES ..................................................................... - 53 -
4.1. INTRODUCTION ............................................................................................................................... - 53 - 4.2. ILLUSTRATEURS .............................................................................................................................. - 58 -
4.2.1. Chauveau ........................................................................................................................... - 59 - 4.2.2. Oudry ................................................................................................................................. - 59 - 4.2.3. Grandville .......................................................................................................................... - 60 - 4.2.4. Doré ................................................................................................................................... - 61 - 4.2.5. Chagall ............................................................................................................................... - 62 - 4.2.6. Richet ................................................................................................................................. - 62 - 4.2.7. Aractigny ............................................................................................................................ - 63 - 4.2.8. Autres tendances ................................................................................................................ - 63 -
5. CHAPITRE 5 : L’IMPORTANCE DE L’ART ET DE L’IMAGE DANS LES FABLES ............... - 66 -
6. CONCLUSION ....................................................................................................................................... - 73 -
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0. Introduction
« Faites-vous envoyer promptement les Fables de La Fontaine ; elles
sont divines. On croit d’abord en distinguer quelques-unes, et à force
de les relire, on les trouve toutes bonnes. »1
« Il y a du courage à s’initier à la fiction car son emprise exige une
confiance parfaite pour que ses surprises y soient sources de gloire.
[...] La fable investit des rois de conte ou des fous qui font oublier la
vraie folie du monde le temps du plaisir de petites histoires magiques
lues sur le panneau des fables. »2
L’immense succès et la grande célébrité dont jouissent les Fables de La Fontaine ne
sont pas sans explication. La Fontaine, artisan des vers, compositeur de fables riches en
significations, maîtrise les mots comme un voilier maîtrise les vagues. Une œuvre classique,
un chef-d’œuvre, suscite par définition, dirait Italo Calvino, de nombreuses interprétations.
Au fond, deux types de lecteurs ce distinguent nettement. « Le lecteur vulgaire s'assied face
au texte et il ne voit rien que la sotte apparence des choses. Le critique au contraire se recule
et se penche, rien ne lui échappe du contexte »3. D’un coté, il y a donc le lecteur qui se
contente des mots, d’une interprétation littérale. Il ne scrute pas les ambiguïtés, ni la
profondeur des métaphores. De l’autre coté, se trouve le lecteur ravi par la fiction, qui se
plonge dans les récits, armé de ses plus profondes fantaisies. Il scrute les Fables jusqu’en
leurs coins et recoins les plus inaccessibles pour en saisir tous les sens cachés. Le lecteur
« s’enfonce dans le puits sans fond du texte qui est tout à sa surface ; et son plaisir
d’apprendre qui n’est jamais contenté comme il s’y préparait entre dans le pays, le rhizome
1 Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, « Lettre du 26 juillet 1679 », Pléiade, t. II, p. 660
2 O. Leplatre, Le pouvoir et la parole dans les Fables de La Fontaine, Lyon, presses universitaires de Lyon,
2002, p. 265 3 Mme E. BERTIL, Le tour du Québec par deux enfants
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de la rêverie»4. Ce lecteur, aussi attentif que fantaisiste, découvre que La Fontaine ne se
limite pas à la moralité explicitée à la fin de la fable, mais qu’il faut, au contraire, au lieu
d’accepter littéralement ce qu’il a écrit, lire entre les lignes, où se cachent le plus souvent les
vraies leçons de vie. Par ailleurs, La Fontaine incite les lecteurs à lire ses Fables de cette
façon :
« Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être. [...]
Une morale nue apporte de l’ennui ; [...]
Et conter pour conter me semble peu d’affaire. » (VI, 1)
Pour ces lecteurs-là, « la fable se coule dans ce qui constitue le discours après l’effondrement
de la transparence : la multiplicité des signifiés, l’arbitraire du signifiant, et la déconvenue
des référents externes »5.
C’est grâce à cette deuxième catégorie de lecteurs, que l’abondance de ces petits
apologues gracieux, précieux même, a survécu aux siècles qui nous séparent de la première
édition des Fables. Ce n’est pas par la lecture, paresseuse en somme, du premier type de
lecteur que les Fables se sont transmises au cours de toutes ces années. La présence actuelle
des Fables sur le plan littéraire démontre, en revanche, que les apologues lafontainiens ont
toujours connus, dès leur première publication, des adeptes loyaux.
Parmi ces fidèles, il y a deux écoles. D’une part, les lecteurs plutôt passifs, mais
reconnaissants, et, d’autre part, en nombre plus restreint, les récepteurs actifs. Les premiers
ont savouré les Fables en les chérissant comme leur livre de chevet, en les écoutant sur les
bancs de l’école, en les lisant à haute voix à leurs enfants. Le livre des Fables de La Fontaine
est un trésor que partagent un très grand nombre de lecteurs qui ont pris plaisir à apprendre
par cœur une poignée de fables devenues légendaires.
Cette transmission, scolaire et quelque peu appauvrie, qui a lieu de génération en génération,
des textes des Fables n’est cependant pas l’unique moyen de faire circuler le chef-d’œuvre de
La Fontaine. Un deuxième groupe de lecteurs, plus actifs et plus originaux, a contribué aussi à
la diffusion et au succès des Fables. Les artistes qui se sont inspirés des thèmes des Fables,
ont augmenté, de la même manière, la popularité de ce livre. Ils sont peut-être même encore
de meilleurs lecteurs, parce qu’ils ont été obligés à réfléchir vraiment et à interpréter le livre
afin de se l’approprier et de l’actualiser dans leurs créations. Des pasticheurs qui ont écrits
4 O. Leplatre, op. cit., p. 290
5 O. Leplatre, op. cit., p. 265
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leur propres fables. Des peintres aussi, des illustrateurs, des sculpteurs et des artisans, se sont
voués à la représentation artistique de telle ou telle fable, composée par La Fontaine.
Nous pouvons nous demander ce que les Fables nous peuvent encore apprendre
après plus de trois cents ans de lecture et d’analyse. Quelques sceptiques diront certainement
que tout a déjà été dit. Toutefois, les années qui nous séparent de la première apparition des
Fables, font seulement accroître la multiplicité de sens des Fables. Quand un premier niveau
de signification se dégage, une autre lecture s’avère possible. Pour un lecteur attentif, les
Fables de La Fontaine n’ont toujours pas révélées, après plus de trois cents ans de lecture,
tous leurs mystères. Le temps qui passe n’est pas un obstacle, mais un enrichissement, qui
dévoile à chaque fois d’autres registres, des possibilités nouvelles.
Parler d’une modernité de La Fontaine n’est donc pas mal à propos. Cette modernité
existe et elle est même plus vivante que jamais. Elle se révèle à travers la tradition scolaire de
lecture des Fables, mais aussi par le biais des multiples adaptations. Aussi, la critique
scientifique, beaucoup plus jeune que les Fables, il est vrai, a-t-elle connu récemment une
apogée, autour de l’année 1995, lors du tricentenaire de la mort de Jean de La Fontaine. Il est
donc absolument erroné de prétendre que la lecture actuelle des Fables n’est due qu’à une
tradition pédagogique désuète ou à l’ancrage de ces mêmes Fables dans le patrimoine
culturel. Ces deux tendances ont contribué à la prospérité des Fables. Elles se sont
probablement influencées, augmentant ainsi par ce tir croisé l’intérêt et la popularité de
l’œuvre de La Fontaine. Laissons toutefois de côté la généalogie de la popularité des Fables.
Ce qui importe, c’est le fait que les Fables soient si connues et que cette célébrité stimule
chaque lecteur à « porter la chose plus loin »6. La thématique des Fables se rapproche ainsi de
quelques autres légendes artistiques telles que la Joconde, qui a été repeinte en autoportrait
par Dalí et qui a servi de readymade à Marcel Duchamp, ou telles que les romans de
chevalerie du roi Arthur qui ont été transformés en bande dessinée, ou encore telles que les
multiples romans que l’on a portés à l’écran, comme, le Don Quichotte de Cervantès.
Le rôle du lecteur constitue le point de départ pour cette analyse de la réception des
Fables. Sans le lecteur, la création d’une œuvre littéraire n’a au fond pas de sens. C’est par
l’acte de lecture que commence toute forme d’interprétation des Fables. La Fontaine l’a très
bien compris et sa « modernité » s’explique aussi par l’attention qu’il voue au lecteur dans les
6 LA FONTAINE, Fables, éd. Marc FUMAROLI, Paris, La Pochothèque, 1985, p. 6
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Fables. Dès lors, une étude des nombreuses interprétations des Fables s’impose. Par ailleurs,
La Fontaine voulait un lecteur actif : « Que le lecteur en tire une moralité :Voici la fable toute
nue » (IV, 12). Il l’interpelle à maintes reprises. « Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en
semble, lecteur ? » (VIII, 11). Les deux caractéristiques principales de la littérature, pendant
la deuxième moitié du dix-septième siècle, sont évidemment plaire et instruire. Ce genre de
figures de style, l’interpellation directe du lecteur, la création de dialogues imaginaires entre
l’auteur et son destinataire, visent à séduire le public. L’importance de ce public est d’ailleurs
soulignée par la première phrase de la préface au second recueil des Fables, où La Fontaine
s’adresse à lui : « Voici un second recueil de fables, que je présente au public »7. Inutile enfin
de mentionner encore les multiples passages où La Fontaine ne nomme pas explicitement son
interlocuteur, mais le vouvoie de façon directe, comme s’il s’adressait à un ami.
Si l’attention pour le rôle du lecteur, dans la critique littéraire, est assez récente et fait
donc partie des recherches littéraires « modernes », ce thème constituera aussi le point de
départ de ce mémoire. Le premier chapitre, « Roland Barthes : la mort de l’auteur &
l’apparition du lecteur », insiste sur l’apport significatif, en même temps que fondateur, du
critique Roland Barthes au débat sur l’auteur, mais relève aussi quelques éléments de sa
théorie qui sont plus problématiques. Après cette réflexion qui passe graduellement de
l’auteur au lecteur, l’évocation de quelques autres critiques contribue à la création d’une
théorie sur les différents types de lecteurs que l’on peut distinguer après une lecture des
Fables.
Cette analyse théorique, qui situe la recherche dans le domaine de la science littéraire, fait
appel à un portrait plus terre à terre du public des Fables à travers les siècles. Le deuxième
chapitre, « Les lecteurs des Fables et leurs interprétations », brosse d’abord un profil du
lectorat, pour continuer après avec la description des adaptations - la plupart modernes - des
Fables. Les pastiches, les adaptations comiques, les petites pièces de théâtre, etc., inspirés des
Fables, témoignent de la popularité de leur auteur.
Le chapitre trois, « Le savant astronome et la petite servante de Thrace », esquisse la tradition
philosophique de l’anecdote de Thalès de Milet, tombé dans un puits lorsqu’il contemplait les
étoiles. La fable « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13) participe aussi à
cette tradition. Après une explication générale du contexte et après un survol de l’histoire
philosophique de cette anecdote, inspirée par l’essai de Hans Blumenberg, les illustrations de
7 LA FONTAINE, op. cit., p. 373
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quelques artistes majeurs (Oudry, Grandville, Doré, Aractigny et Richet), qui accompagnent
la fable de La Fontaine, sont analysées afin de dégager les différentes interprétations
philosophiques auxquelles souscrivent ces artistes.
Suit alors un quatrième chapitre, « Les illustrations des Fables », qui poursuit l’étude des
illustrations qui accompagnent les Fables depuis leur première publication. Les recherches
d’Alain-Marie Bassy et de Jan Van Coillie sur les illustrations des œuvres littéraires
permettent d’analyser plusieurs illustrations de quelques artistes d’une manière plus
technique. Il s’agit des fables « La cigale et la fourmi » (I, 1), « Le meunier, son fils et l’âne »
(III, 1), « L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13), « La laitière et le pot au
lait » (VII, 9), « L’enfant et le maître d’école » (I, 19), « Le corbeau et le renard » (I, 2) et
« La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » (I, 3), illustrées par les illustrateurs
des Fables les plus connus (Chauveau, Oudry, Grandville, Doré et Chagall) et quelques
artistes moins célèbres (Richet et Aractigny).
Tout comme l’attention pour le lecteur se fonde sur sa présence dans les Fables mêmes,
l’intérêt pour l’artiste et l’œuvre d’art s’explique aussi à partir du texte de La Fontaine. Le
cinquième et dernier chapitre ( « L’importance de l’art et de l’image dans les Fables » ) se
penche sur quelques fables qui portent sur la sagesse et les caractéristiques pédagogiques de
l’art. L’étude portera sur une catégorie de fables de réflexion, dont la fable « L’homme et son
image » (I, 11) est la principale. Sans négliger toutefois « Le Statuaire et la Statue de Jupiter »
(IX, 6) et « Le Lion abattu par l’homme » (III, 10), ...
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1. Chapitre 1 : Roland Barthes : la mort de l’Auteur et l’apparition du lecteur
« La pire espèce, c’est l’auteur. » (XII, 19)8
Je m’imagine le champ littéraire de Bourdieu comme la Table Ronde du roi Arthur
de Camelot, les chevaliers de la critique littéraire réunis autour. Tous sont de fort bonne
qualité, tous sont aussi raisonnables. Ils sont égaux aux autres autour de cette table sans tête,
où il y aura toujours une place pour un nouveau confrère. Il n’empêche qu’ils attendent
désespérément, de nos jours encore, le chevalier qui leur apportera le Graal.
Toutefois, ce trésor, l’analyse littéraire par excellence qui mettra fin une fois pour toutes aux
discussions de réception textuelle, n’existe pas. Ce n’est qu’un mythe créé pour faire
continuer ces critiques littéraires, en proie à l’hallucination de la gloire éternelle. Puisqu’il ne
vaut pas la peine d’attendre la Rédemption littéraire, contentons-nous de pêcher dans l’étang
littéraire d’aujourd’hui, qui se peuple de milliers de poissons de tendances contradictoires, de
couleurs différentes, mais qui sont presque tous aussi appétissants. Le champ littéraire, en
effet, joint beaucoup de critiques littéraires avec des points de vue antinomiques, mais la
plupart de leurs théories sont très intelligentes et contiennent une grande partie de logique et
de bon sens littéraires. Il n’existe pas une seule vérité quand on parle littérature.
Après une période de discussion dans laquelle les critiques soutenaient tour à tour la méthode
historique et la méthode autonomiste, il semble que la majorité des critiques littéraires opte
aujourd’hui pour une vision mixte en préférant l’une ou l’autre méthode selon le texte de base
à l’analyse littéraire et le résultat préconçu de la recherche. Il n’existe que très peu de théories
littéraires qui sont applicables à tous les textes possibles, bien que ce soit exactement le but
que les critiques se sont proposés. Comment, en effet, postuler une théorie universelle si la
plupart des théories sont nées à partir d’un genre textuel particulier ?
1.1. L’auteur
Avant de me lancer dans une analyse plus concrète de la situation du lecteur des
Fables, je voudrais me pencher sur la théorie d’un critique littéraire, qui a largement contribué
à l’énorme intérêt que nous vouons de nos jours au point de vue du lecteur. En effet,
8 LA FONTAINE, op. cit., p. 738
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l’établissement des bases pour une interprétation élargie du texte littéraire doit être en grande
partie attribué à Barthes, membre de la Nouvelle Critique. Ce mouvement de critique littéraire
prend racine dans la tradition autonomiste, à laquelle s’attachent aussi le Formalisme Russe et
les New Critics américains.
Il faut situer la théorie sur « La mort de l’Auteur » dans une réaction contre les
méthodes d’analyse de l’historicisme et du positivisme, la méthode de Lanson. Le point
central du débat tourne autour de la notion d’ « intention » : quelle est la responsabilité que
porte l’auteur dans l’interprétation qui est faite de son texte ? De façon très antibarthésienne,
l’évolution de sa théorie peut être divisée en trois périodes.
1.1.1. 1963 : « Les deux critiques » et Sur Racine
« Les deux critiques » se compose d’un commentaire sur les méthodes d’analyse
principales en 1963. D’une part, l’article éclaircit la méthode universitaire, institutionnalisée
et positiviste, qui est aussi explorée dans Sur Racine. D’autre part, il explique la nouvelle
critique d’interprétation qui est basée sur une motivation idéologique. Une certaine
concurrence, d’ailleurs superflue, entre les deux critiques se fonde, selon Barthes, sur le fait
que la méthode positiviste est, à vrai dire, aussi une méthode idéologique. Pour prouver ceci,
il invoque deux arguments. Premièrement, la méthode positiviste est restreinte, tout comme la
méthode idéologique. Elle ne s’enfonce pas assez dans les détails. Elle ne se pose pas, par
exemple, de questions sur l’être même de la littérature et les motivations possibles de l’auteur
pour l’écriture. La méthode s’arrête aux faits. Deuxièmement, la critique universitaire
fonctionne sur la base du principe d’analogie. Tout ce qui se trouve dans une œuvre littéraire
est basé sur une réalité extralittéraire.
Barthes entrevoit une possibilité de coopération entre les deux courants, qui se réalise déjà
partiellement : le courant universitaire accepte déjà des méthodes inspirées par la
psychanalyse et le marxisme, parce qu’elles joignent respectivement les approches historique
et psychologique. Barthes, par contre, prône une critique littéraire qui s’inspire uniquement de
facteurs textuels, une analyse autonomiste, sans que l’œuvre puisse être mise en corrélation
avec « autre chose ». Ces procédés se manifestent par les courants idéologiques qui ne sont
pas encore institutionnalisés (la critique phénoménologique, thématique et structuraliste).
Pour faire une analyse du texte la plus objective possible, il faut donc partir de l’intérieur du
texte même.
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Aussi en ’63, Barthes écrit-il Sur Racine, un texte qui veut dénoncer, tout comme
« Les deux critiques », la tradition d’analyse historique tributaire du positivisme (Picard).
Dans la troisième partie, « Histoire ou littérature ? », Barthes explicite le concept « homme
racinien », énoncé dans la première partie. C’est une notion qui comprend à la fois l’auteur en
tant que narrateur, les personnages et le lecteur et qui implique que ces trois instances se
fondent sur la création d’un univers virtuel –ou imaginé- de l’auteur. Dans le cas de Racine
donc, le narrateur et les personnages sont des hommes raciniens parce qu’ils ont été créés par
Racine, de même que le lecteur est un homme racinien, parce qu’il doit se transposer dans cet
univers. La création de ce titre permet d’exclure l’auteur en tant que tel de l’interprétation,
pour s’occuper en revanche du narrateur. Barthes reproche aux critiques littéraires positivistes
qu’ils ne travaillent pas assez de manière précise, qu’ils ne présentent finalement pas
d’analyse, mais une chronique, une énumération de faits. Les deux champs de recherche du
positivisme (historique et psychologique) entreprennent de bonnes tentatives pour formuler
une critique fondée, mais ces deux méthodes ont été confondues, ce qui ne convient pas, parce
qu’elles sont trop différentes. Les courants positivistes ne traitent jamais les problèmes
essentiels9. Les critiques s’arrêtent quand la matière devient trop compliqué et ils n’arrivent
pas à s’occuper de l’essence du problème. Leurs analyses n’ont pas assez de consistance, c’est
la raison pour laquelle il faut « amputer la littérature de l’individu », se défaire du personnage
de l’auteur, de sorte que la critique d’interprétation puisse travailler en toute liberté. Il est tout
autant impossible de postuler que la création littéraire puisse émerger sans mentionner
l’existence d’un lien entre le texte et « autre chose ». C’est pour cette raison que Barthes
change de cap en choisissant de partir de la méthode structuraliste, inspirée de la linguistique
de Saussure. Un texte est « le signifiant d’un signifié ». Il faut donc essayer de définir ce
signifié. Néanmoins, un signe n’a pas qu’un seul signifié et on ne peut pas non plus fixer de
limites à l’interprétation. Le sens propre du texte est en fait double. D’une part, une œuvre
littéraire ne peut pas être considérée comme la somme de quelques faits. Il faut s’intéresser
plutôt à l’être même de la littérature. D’autre part, les personnages ne peuvent pas être
identifiés à l’auteur et son entourage. Un texte littéraire n’est pas nécessairement une
imitation. Le sens d’un texte se trouve dans le langage.
9 Voir la critique sur Febvre: milieu, public, mentalité collective.
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1.1.2. 1968 : « La mort de l’auteur »
En ’68, Barthes ose enfin s’exprimer tout à fait librement. Il écrit « La mort de
l’Auteur », soutenu par les révoltes d’étudiants et la mode subversive refusant toute forme
d’autorité. Ce texte tient donc plus du pamphlet politique que de la réflexion littéraire. Barthes
cite tout d’abord des auteurs qui ont signalé eux-mêmes l’absurdité de l’auteur comme base
de la signification d’une œuvre littéraire : Mallarmé, Proust, Valéry et les Surréalistes.
Barthes refuse à l’auteur d’être le producteur d’un texte et un personnage de l’histoire.
L’auteur est tout simplement un « scripteur » et l’instance « je » n’est pas plus qu’un sujet
grammatical et pas une « personne » dans le sens psychologique. En revanche, il propose une
analyse du texte à base de modèles linguistiques. La signification du texte se situe dans le
langage (Sur Racine). L’auteur comme instance créatrice et interprétative est remplacé par la
langue : impersonnelle et anonyme. « L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où
fuit notre sujet, le noir et blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là
même du corps qui écrit. »10
Barthes réserve aussi une place à l’intertextualité dans son texte.
En effet, l’auteur n’est pas plus qu’un bricoleur qui assemble des milliers de différentes pièces
dans une totalité. « Le texte est un tissu de citations. »11
L’auteur n’invente rien lui-même, il
n’est pas original.
Cette fois-ci, Barthes ne se fixe pas sur la présence de l’auteur comme obstacle à une
interprétation historico-psychologique correcte (Sur Racine), mais il le voit comme une
entrave à une interprétation libre du lecteur. « Donner un auteur à un texte, c’est imposer à ce
texte un cran d’arrêt, c’est le pouvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. »12
et à la
fin du récit : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur. »13
C’est le lecteur
qui est responsable de la signification du texte. Un glissement d’accent a lieu de ce qui était
originairement la signification du texte à ce qui pourraient être les nouvelles significations,
après avoir lu le texte. Barthes plaide donc pour une interprétation, qui à chaque fois, après
chaque nouvelle lecture et dans chaque nouvelle période, peut être complétée d’une nouvelle
façon. Lire un texte n’est pas un acte de consommation (« texte lisible »), mais de création
(« texte scriptible »). Le lecteur « crée » le texte à partir du texte même.
10
BARTHES, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, Points Essais, 1984, p. 63 11
BARTHES, op. cit., p. 67 12
BARTHES, op. cit., p. 68 13
BARTHES, op. cit., p. 69
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1.1.3. 1973 : Le plaisir du texte
En ’73, Barthes écrit Le plaisir du texte, un petit livre qui se concentre surtout sur le
lecteur et qui vérifie quel type de littérature est capable de donner du plaisir (« lisible ») ou de
la jouissance (« scriptible ») au lecteur. Ce plaisir se trouve selon Barthes dans le langage.
Barthes ne se limite pas du tout à la critique littéraire, mais il commente aussi, par exemple,
l’expérience de la sexualité et même les motifs d’appréciation par la culture de masse, de la
littérature parmi d’autre sujets. Néanmoins, le message principal du livre reste que le lecteur
se trouve maintenant au centre de l’attention. Par ailleurs, Barthes révoque en partie sa théorie
sur « La mort de l’auteur ». Son point de vue est plus modéré :
Comme institution l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ;
dépossédée, elle n'exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire,
l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d'une
certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa
projection), comme elle a besoin de la mienne (sauf à « babiller »)14
Le lecteur ne peut toujours pas identifier le je d’auteur à l’auteur du texte, mais il a malgré
tout besoin d’une sorte d’auteur imaginaire, qui donne corps au narrateur. En somme l’auteur
devient un « fantasme » du lecteur. Bien que le lecteur soit capable de lire un texte sans avoir
recours à une signification biografico-historique, il ne peut pas entièrement se défaire de la
présence de l’auteur en tant que caractère psychologique. « Perdu au milieu du texte, il y a
toujours l’autre, l’auteur. »15
C’est cette dernière considération de Barthes sur l’auteur, plus
modérée que les conceptions précédentes, qui sera utile pour la vision sur La Fontaine en tant
qu’auteur des Fables.
« Le refus de considérer le texte comme le produit déterminé d’une conscience
créatrice n’a pas d’autre but que de transformer le statut du lecteur. »16
écrit Vincent Jouve,
traduisant ainsi parfaitement le fondement de la théorie sur la mort de l’Auteur de Barthes. En
principe, Barthes a formulé sa théorie de telle façon qu’il est possible de l’appliquer à toute
œuvre littéraire qui n’ait jamais été faite, en séparant l’instance créatrice du narrateur. Or,
comment interpréter ce narrateur quand le scripteur veut absolument que le lecteur l’assimile
14
BARTHES, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 45-46 15
BARTHES, op. cit., p. 45 16
JOUVE, V., La littérature selon Barthes, Paris, Minuit, 1986, p. 79
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à sa personne ? C’est exactement le cas pour un bon nombre d’auteurs autobiographiques,
anciens et modernes.
La Fontaine, bien qu’il ne soit pas, du moins officiellement, un auteur autobiographique, offre
toutefois le même plaisir à ses lecteurs. Il les invite cordialement à projeter le narrateur des
Fables sur son propre caractère. L’auteur des Fables n’est pas seulement le scripteur de son
livre, il en est, avant tout, le personnage principal. Il ne suffit pas d’invoquer ses descriptions
de la vie à la Cour, qui lui était si familière, comme preuve de l’identité lafontainienne du
narrateur. Cependant, il est évident que personne d’autre n’aurait pu écrire les Fables. Elles
sont devenues ce qu’elles sont, grâce à la plume particulière de La Fontaine. Un autre auteur
contemporain n’aurait jamais été capable d’écrire les Fables comme nous les connaissons
aujourd’hui, bien que les deux auteurs aient connu le même entourage culturel. Le Pierre
Menard de Borgès n’a pas écrit, non plus, la même histoire que Cervantès, bien que le texte
soit, littéralement, mot pour mot identique. Le scripteur n’est jamais une feuille blanche. Il
n’est jamais que cet intermédiaire, qui bricole un texte à partir de différents extraits déjà
existants, avec lequel Barthes voudrait si bien le comparer. Un auteur, un caractère, un
homme unique, avec un passé particulier, est donc toujours entièrement responsable de sa
production littéraire. Pourquoi ne pas accepter l’invitation de La Fontaine à un rendez-vous
dans ses propres écritures ? Allons à la rencontre de l’homme derrière l’auteur.
Commençons notre découverte de La Fontaine à travers une méthode d’inspiration
romantique, à la façon de Sainte-Beuve, c’est-à-dire, en cherchant l’homme à travers son
œuvre. La plupart des Fables contiennent un pronom personnel à la première personne, autant
au singulier qu’au pluriel. Le narrateur est donc clairement présent (je) et il engage même
bien souvent le lecteur (nous). Ces différents je d’auteur ont déjà été étudiés par Bernard
Bray17
. Il distingue quatre types dans le premier recueil : le je liminaire du médiateur de la
matière ésopique, le je médiateur entre le récit et la moralité, le je narrateur du récit et le je
modèle d’humanité éternel ou relatif. En fin de compte, ces quatre je ne sont qu’une
subdivision poussée de la catégorie du je narrateur. Or, ce qu’il faut mettre en évidence, c’est
que parfois, ce narrateur devient un vrai personnage en chair et en os. C’est sur ce principe
que Bray appuie l’analyse du je dans le second recueil. Il est d’avis que se crée alors un
véritable moi unique, un narrateur, un personnage. Il se forme un caractère, un homme vrai,
qui, de plus, ressemble fortement au La Fontaine qui se livre à nous à travers les biographies.
17
BRAY, B., « Avatars et fonctions du “je” d’auteur dans les Fables de La Fontaine », Mélanges offerts à René
Pintard. Travaux de linguistique et de littérature, 13, 2e partie, 1975, pp. 303-322
- 12 -
Ce narrateur des Fables est un homme du monde, joyeux, travailleur, mais se mettant en
scène comme paresseux, aimant les femmes, mais détestant le mariage. Bref, le narrateur est,
en termes barthésiens, un homme lafontainien 18
. De plus, pourquoi ne pas identifier le
narrateur à La Fontaine, un auteur qui vit à une époque où, depuis la Renaissance, la signature
de l’auteur a acquis beaucoup d’importance et même du prestige. L’auteur, c’est celui qui
détient l’auctoritas, c’est celui qui a le droit de s’exprimer. L’auteur est un individu qui veut
se profiler de façon autonome, il est une personnalité. Il faut considérer aussi que dans cette
même époque, l’instance je est encore tout simplement l’auteur, et non pas le narrateur,
concept qui, quant à la critique littéraire, ne se crée finalement qu’au dix-neuvième siècle. En
outre, la fonction d’auteur de Foucault, qui souligne l’aspect historique dans le débat
d’auteur, contemporain de Barthes, n’implique-t-elle pas que l’auteur, à l’époque, avait
beaucoup plus de renom qu’aujourd’hui ? Son article, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » ne
relativise-t-il pas le statut paralytique que Barthes attribue à l’auteur ?
Il faut donc distinguer, quand la fable contient une première personne au singulier
(non pas dans les parties citées, bien évidemment19
), La Fontaine en tant que
scripteur/narrateur, de La Fontaine en tant qu’auteur/homme. Le je d’auteur occupera toujours
la première fonction, mais la deuxième distinction peut s’y ajouter parfois.
Scripteur : « Dans ce récit je prétend faire voir [...]
Je blâme ici plus de gens qu’on ne pense [...]
[...] au discours que j’avance » (I, 19)
« J’ai fait parler le loup et répondre l’agneau » (II, 1)
Homme : « Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J’ai vu beaucoup d’hymens, aucuns d’eux ne me tentent » (VII, 2)
« J’ai quelquefois aimé [...]
Ai-je passé le temps d’aimer ? » (IX, 2)
18
Un concept barthésien qui comprend en même temps l’auteur, le narrateur, les personnages et le lecteur. 19
Une fable se divise d’habitude en deux sections. La première partie est « circonstancielle », elle se compose
généralement d’une prologue et/ou d’une épilogue, qui introduisent, situent et expliquent la fable. Si on parle de
l’auteur, c’est dans ces vers-là qu’il faut le situer. La deuxième partie est « narrative » et représente l’histoire,
l’anecdote même autour de laquelle la fable se compose. C’est l’univers des animaux et des personnages fictifs.
Le fragment narratif est reproduit entre guillemets.
- 13 -
Les exemples cités représentent bien sûr les deux extrêmes, sans tenir compte des multiples
occurrences du je où il ne signifie que simplement le narrateur. Or, ce dont il s’agit, c’est de
montrer à partir des deux exemples ci-dessus qui illustrent le je de La Fontaine en tant que lui-
même, que ce ne serait pas du tout aussi criminel de chercher dans les Fables un fondement
biographique. En effet, l’auteur est très sincère dans ces vers. Il livre des confidences au
lecteur. Il est vrai que, selon les multiples biographes, La Fontaine n’a jamais été trop attiré
par le mariage, par contre, les escapades amoureuses lui tenaient à cœur. Il négligeait sa
femme, la laissant seule à Château Thierry, pendant que lui, il travaillait et faisait la fête,
d’abord à Vaux, chez Fouquet, puis aux alentours de Paris, chez plusieurs dames jouant pour
lui le rôle de mécène. La deuxième citation est issue du second recueil des Fables, publié en
1678. La Fontaine a alors cinquante-sept ans. Il n’a probablement jamais été aussi confidentiel
dans ses Fables, que lorsqu’il demande à ses lecteurs : « Ai-je passé le temps d’aimer ? » (IX,
2).
L’auteur en tant qu’homme, peut donc très bien réaliser le rôle du narrateur et la théorie de
Barthes n’est pas tout à fait bouclée. La critique littéraire a mûri au cours des années pour
arriver à une vision englobante, répandue par le New Historicism. Le texte est alors le produit
d’un auteur qui projette les contrastes de sa culture dans son œuvre. C’est une conception qui
vaut pour les Fables, mettant en scène les débats politiques, philosophiques, morales, etc,
ayant cours à l’époque.
1.2. Le lecteur
Il n’est manifestement pas toujours évident d’« amputer la littérature de l’individu »,
c’est alors que le lecteur commence à jouer un rôle important sur la scène littéraire. Barthes
n’a jamais douté du succès de l’auteur, mais cet auteur n’est alors pas l’être biographique qui
écrit le texte, sinon l’image de l’auteur que le lecteur construit à partir des éléments textuels.
Barthes, ayant mis toute la responsabilité de la signification du texte dans les mains du
lecteur, mine sa propre thèse par rapport à l’apport significatif de l’auteur. En effet, le lecteur
dispose maintenant de la liberté d’interpréter le texte de façon positiviste ou historique, c’est-
à-dire, à travers l’auteur et ses éléments biographiques. C’est un raisonnement qui s’approche
d’un sophisme. Barthes a donc réalisé, en quelque sorte, le dysfonctionnement de sa propre
théorie, qui est devenue superflue. Il n’a nullement résolu le problème de l’auteur, il l’a
- 14 -
seulement contourné. Ce point de vue de Barthes a mené cependant à une autre constatation.
Quoique l’auteur veuille qu’on l’identifie au narrateur, rien ne garantit que le lecteur
l’interprète effectivement de cette façon, même s’il existe des dizaines de biographies.
L’identification du je d’auteur à la personnalité de l’auteur même est donc une possibilité, ce
n’est nullement une conditio sine qua non. La conception d’auteur du lecteur est donc plutôt
un alter ego, ce que Booth appelle le implied author : une construction d’un personnage qui se
situe quelque part entre l’auteur-homme et l’auteur-narrateur.
Il s’agit maintenant d’éclairer l’autre élément du concept barthésien homme
lafontainien, une notion que je me suis permise de créer, en me fondant sur le concept que
Barthes s’est créé lui-même pour analyser les textes de Racine. Après avoir parlé du statut de
l’auteur comme narrateur, comme personnage même, le temps est venu de commenter la
notion de lecteur. Barthes, en effet, essaie de catégoriser toutes les instances au
caractéristiques humaines sous le nom expliqué au-dessus, mais, une fois le concept exprimé,
il ne le commente que très peu. La notion d’homme racinien ou lafontainien -comme vous
voulez- reste vague. Il faudra se fonder surtout sur ses thèses ultérieures pour comprendre son
idée du lecteur, qui n’a alors plus rien à voir avec ce concept universel qu’il s’est créé dans le
premier chapitre de Sur Racine (cf. Supra).
Si à partir de Barthes, il n’est pas vraiment possible de franchir le pas entre l’auteur
et le lecteur, sans se perdre dans un concept vague (homme lafontainien) ou sans devoir céder
à une séparation nette entre les deux (« La mort de l’Auteur »), deux autres critiques y
réussissent bien.
Le premier qui nous permettra d’établir un lien entre l’auteur et le lecteur est Pierre
Malandain. Il reprend les catégories du je d’auteur de Bernard Bray et les combine avec la
phrase renommée de Rimbaud : « Je est un autre ». Il arrive ainsi à établir une nouvelle
catégorisation, contenant trois types du je d’auteur. Je cite à partir de Marlène Lebrun20
:
- le je comme émetteur du discours et qui commente ou le contenu ou la forme littéraire qu’il lui
donne ;
- le je comme opérateur ou régisseur de la mise en récit ;
- le je comme récepteur, c’est-à-dire spectateur de son propre récit auquel il participe affectivement.
20
LEBRUN, M., Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 2000, p. 78
- 15 -
Selon Malandain, le je d’auteur représente donc à la fois l’auteur au sens large, le scripteur et
même aussi le lecteur. La Fontaine se mettant en scène comme récepteur, donc comme lecteur
tout court, constitue le meilleur maillon entre les deux concepts que Barthes tente à opposer si
fortement : l’auteur et le lecteur. En effet, l’auteur est toujours le premier lecteur de son
œuvre. Il lit en quelque sorte déjà pendant qu’il écrit. Dans le meilleur des cas, il est aussi le
lecteur le plus sévère et le premier à juger de la qualité de sa création.
Tout comme il y a plusieurs types de présence de l’auteur, les Fables font aussi appel
à plusieurs catégories de lecteurs. Le premier type de lecteur vient d’être présenté à partir de
la théorie de Malandain. Ce lecteur, c’est l’auteur même. Encore deux autres types de lecteurs
se manifestent à partir du texte : un lecteur au sens figuré, créé et caractérisé par l’auteur
même, et un lecteur au sens littéral, qui lit réellement les Fables.
Ce lecteur au sens figuré, création de l’auteur, est commenté par un autre critique,
John Lyons, qui a remarqué, lui aussi, le lien étroit entre l’auteur et le lecteur dans les
Fables21
:
Readers of La Fontaine notice upon their first contact with the Fables the special relationship which is
established between author and audience, a kind of rapport which makes the work both irresistible
and yet exceptionally difficult to analyze.
Voilà que Lyons concentre le fondement de sa théorie dans les premières phrases de son
article, mettant l’accent sur la notion de rapport. En quelque sorte, La Fontaine crée une
conscience littéraire auprès de ses lecteurs, il les prend par la main pour les guider à travers
les Fables, à l’aide de multiples interventions, qui accentuent sa présence. D’une part, La
Fontaine se met en scène comme narrateur/scripteur et souligne donc toujours l’artificialité de
ses Fables. C’est tout à fait ce qui se passe quand il parle de l’acte de la création littéraire,
quand, dans la partie narrative, il intervient avec des « dis-je » fréquents, ou bien encore,
quand il interpelle explicitement le lecteur : « Que t’en semble, lecteur ? » (VIII, 11). L’auteur
invite le lecteur, d’abord doucement, avec la forme « nous », et puis, de manière plus ferme, il
l’adresse avec « vous ». Il impose, en quelque sorte, le sens de l’auteur. Il donne néanmoins
l’impression au lecteur de lui laisser la liberté d’interprétation. D’autre part, au contraire, il
conçoit un lecteur qui est un personnage des Fables. Le lecteur est donc, tout comme le
narrateur, une construction de l’auteur. Il répond à un profil exact, celui de la noblesse, des
visiteurs, même plutôt des visiteuses, des salons littéraires à la fin du 17e siècle. (Cfr. Infra)
21
LYONS, J., « Author and Reader in the Fables », dans The French Review, Vol. 49, No. 1. (Oct., 1975), p. 59
- 16 -
La Fontaine écrit ses Fables avec son public cible en toile de fond et le décrit dans ses textes.
Bref, l’auteur crée en même temps consciencieusement son personnage principal, le narrateur,
à l’image de lui-même, et son lectorat, à l’image de la société qui l’entoure. A partir de ces
constructions, La Fontaine s’approche de la théorie littéraire moderne. Le critique Iser, en
effet, a créé les notions d’auteur (narrateur) et de lecteur (lecteur au sens figuré)
« implicites ». Ce dernier étant la construction du premier et, par conséquent, créature de
l’auteur. Iser, à son tour, s’est basé sur le critique Booth22
:
Booth soutenait qu’un auteur ne se retirait jamais totalement de son œuvre, mais qu’il y laissait
toujours un substitut qui la contrôlait en son absence : l’auteur implicite. [...] Booth précisait que
l’auteur « construit son lecteur, de la même façon que son second moi, et [que] la lecture la plus
réussie est celle pour laquelle les moi construits, auteur et lecteur, peuvent s’accorder ». Il y aurait
ainsi, dans tout texte, aménagée par l’auteur et complémentaire de l’auteur implicite, une place
prédisposée pour le lecteur, dans laquelle il est libre de se ranger ou non.
La dernière phrase de la citation ci-dessus fait le pont avec un troisième et dernier
type : le lecteur au sens littéral. Ce sont Mme de Montespan, Mme de Sévigné, même le roi, à
l’époque ; ce sont vous et moi aujourd’hui. Bref, le vrai lecteur des Fables, le lecteur en chair
et en os, c’est celui qui lit vraiment les Fables, le livre à la main et ceci pendant plus de trois
cents ans déjà. Alors, quelle différence y a-t-il avec cet autre lecteur-personnage, le lecteur
implicite d’Iser ? Le lecteur réel, ne peut-il pas se contenter d’interpréter le texte selon le
modèle du lecteur implicite, que l’auteur a préparé pour lui ? C’est, en effet, une des
possibilités. Toutefois, il ne faut jamais oublier que le lecteur implicite n’est qu’une
construction et qu’il n’est nullement identifiable à aucun lecteur réel. Or, c’est la tâche du
lecteur réel de décider de son propre rôle dans l’interprétation du texte.
Le lecteur implicite propose un modèle au lecteur réel, il définit un point de vue permettant au lecteur
réel de rassembler le sens du texte. Guidé par le lecteur implicite, le rôle du lecteur réel est à la fois
actif et passif. Ainsi le lecteur est-il perçu simultanément comme structure textuelle (le lecteur
implicite) et comme acte structuré (la lecture réelle).23
Le lecteur réel peut donc opter pour le rôle facile, en suivant l’interprétation que l’auteur lui
propose à travers le lecteur implicite (texte « lisible »), ou bien, bricoler un sens au texte tout
à fait indépendant de ces instances implicites (texte « scriptible »). Alors, quel est l’effet de la
lecture chez ce lecteur, sur lequel La Fontaine n’a finalement pas de prise ? Il faudra
reprendre Barthes pendant un instant pour répondre à cette question. Le lecteur réel, qui n’a
donc rien à voir avec la création de La Fontaine, est le lecteur modèle de Barthes. C’est
22
COMPAGNON, A., Le démon de la théorie, Paris, Seuil, Points Essais, 1998, p. 177 23
COMPAGNON, A., op. cit., p. 178
- 17 -
notamment ce lecteur qui réinterprète les Fables à chaque nouvelle lecture, c’est lui aussi qui
projette son réservoir de textes lus sur ces mêmes Fables. Ce lecteur idéal de Barthes, au
statut quasi dictatorial, qu’il soit contemporain de La Fontaine ou bien vivant aujourd’hui, est
un melting pot d’influences et d’impressions.
Si la méthode autonomiste n’apporte pas l’analyse adéquate pour les Fables, elle est
bien à la base d’une réception plus ouverte de la matière. L’évolution du structuralisme au
poststructuralisme entraîne l’intérêt pour le point de vue du lecteur, qui permet à son tour une
multiplicité d’interprétations du texte. Ces différences de réception se situent sur deux
niveaux. D’une part, les lecteurs d’une même époque peuvent comprendre les Fables
différemment. Fénelon, le précepteur du duc de Bourgogne, ne les a sûrement pas interprétées
de la même façon que Mme de Sévigné. Colbert les a probablement moins appréciées que le
roi Louis XIV. Voilà que l’interprétation historique est aux aguets dans tous les coins et
recoins. D’autre part, les lecteurs d’aujourd’hui ne peuvent pas être comparés aux lecteurs du
dix-septième siècle. Le profil du lecteur à toujours changé à travers les années (cf. infra), il est
donc improbable que l’interprétation du texte même n’aurait pas subie ces transformations du
lectorat.
Il n’est pas simple, en effet, d’accorder une place à l’auteur dans ces différentes possibilités de
signification du texte, mais il faut aussi se demander – et peut-être avec plus de résolution - ce
qui est l’apport du lecteur dans cette interprétation.
Si l’originalité des Fables est stimulée par l’application du répertoire ou de l’ horizon
d’attente du lecteur sur ce nouveau texte, inévitablement il y aura des lecteurs qui deviendront
créateurs eux aussi. C’est peut-être bien une des raisons qui ont engendré en partie les
multiples pastiches, adaptations, etc. D’une part, la boucle est bouclée : dès que l’auteur est
devenu un lecteur, celui-ci peut devenir un auteur à son tour. Bien évidemment, ceci
problématise le statut de l’auteur des Fables et soutient qu’il est important de définir
exactement le concept d’auteur. Tout comme La Fontaine n’est pas uniquement « l’auteur des
Fables », celui-ci n’est plus logiquement Jean de La Fontaine. D’autre part, il faudra étendre
ce principe au delà des domaines de la littérature au sens restreint. En outre, c’est une
tendance qui ne cessera de croître dans notre époque moderne. L’invention du cinéma, de la
télévision, de l’internet, agrandissent les moyens de diffusion, qui se composaient autrefois en
gros « uniquement » du texte même, d’illustrations et de pastiches. La question est de savoir
si ces autres médias non-textuels font encore appel à des « lecteurs » au sens restreint, ou si,
- 18 -
au contraire, ils s’adressent plutôt à une gamme plus étendue de récepteurs. Est-ce donc, en
quelque sorte dans une optique moderne, le contenu ou le support qui fait véhiculer le
mécanisme des Fables ? Ou bien, faudrait-il simplement considérer ces adaptations comme
des suppléments intensifiant la jouissance littéraire ?
- 19 -
2. Chapitre 2 : Les lecteurs des Fables et leurs interprétations
2.1. Profil du lecteur des Fables
« Que t’en semble, lecteur ? » (VIII, 11)24
Après l’évocation des différents types de lecteurs, il est logique de se pencher sur la
présentation du seul type de lecteur qui importe pour une histoire de l’analyse réceptive plus
ou moins objective : le lecteur réel - les autres types de lecteurs étant des constructions de
l’auteur. Considérons donc l’évolution, à travers les siècles, du lecteur et de la conception des
Fables, qui ont subi, en effet, de grands changements.
Il est probable qu’après une longue et vive tradition de présence de fables ésopiques
sur le plan littéraire, le public s’en serait lassé. Rien n’est moins vrai. Au dix-septième siècle
déjà, lorsque Jean de La Fontaine écrit ses Fables, la création littéraire ne fonctionne pas de
cette façon. Dans le sillage de la tradition renaissante d’aemulatio, inventer est plutôt
retrouver que créer. Et retrouver ne signifie pas répéter, mais reprendre, réinterpréter sous une
nouvelle forme. Sous l’influence des remaniements d’un nouvel auteur, les fables ésopiques
connaissent une vraie « renaissance ». La nouveauté des Fables de La Fontaine se concentre,
avant tout, dans le langage, qui rompt avec la tradition de l’Antiquité ou avec le style imposé
par les poètes néo-latins. La langue des lettres françaises s’est fixée par le travail de
l’Académie et des auteurs « classiques », tels que Guez de Balzac et Corneille. Outre les
nouveautés de la langue, « le nouveau public, plus superficiel, moins attaché aux disciplines
de l’étude, plus vif, plus changeant, plus rapide, se laisse mieux retenir par les genres brefs,
vifs et drôles. »25
Les Œuvres de Voiture, les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères
de La Bruyère, les Lettres de Mme de Sévigné et les Fables de La Fontaine sont en vogue.
Les fables en prose ont été, pour la première fois, mises en vers.
Dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, le modèle de comportement dans les
Salons précieux prolonge l’idéal humaniste de la Sprezzatura. Une personne de qualité devait
voiler l’effort nécessaire pour parvenir à l’art, cacher le travail qu’elle avait pour faire
24
LA FONTAINE, op. cit., p. 466 25
LA FONTAINE, op. cit., p. XXIV
- 20 -
apparaître quelque chose comme très naturel. Ce qui est difficile - la maîtrise d’un art, d’un
sport, etc. - doit paraître facile, parce que l’effort est contraire à la grâce. Le style des Fables
correspond tout à fait à ce principe d’élégance nonchalante. La Fontaine, pour séduire son
public constitué de lecteurs mondains des Salons, crée une poésie qui doit tout à la
spontanéité et semble négliger les règles. Pour plaire, il faut être naturel. L’auteur cherchera
donc à styliser le langage parlé. Le choix des vers irréguliers entrave une métrique fixe, mais
permet le passage d’un rythme à l’autre. L’opposition entre une partie isométrique (les vers
alexandrins souvent présents dans les passages où s’exprime la moralité) et une partie en vers
variés est un des éléments les plus originaux des Fables. Malgré l’illusion de la facilité, les
vers du poète sont faits de plus de régularité que de liberté. Le fabuliste est fort conscient de
ses fins et de ses effets. La labellisation poétique exige un écart avec la réalité que l’on
exprime. Or, la poésie précieuse de La Fontaine se flatte d’être spontanée, d’être le produit
d’un esprit vif, de simuler le jaillissement rapide de la parole :
[La Fontaine] associe des termes d’origine différente et des traditions différentes et son style ne perd
pas son unité. En ressort une impression de simplicité, d’aisance et de clarté ; tout est équilibre, grâce
ou tact. Est ainsi offerte au lecteur la plus flatteuse des complicités.26
La Fontaine veut amuser son lecteur par le jeu combiné de la forme et du contenu. Le haut et
le bas se mêlent. Les styles précieux, galant, burlesque et pastorale s’enchevêtrent. La
Fontaine associe le style héroïque et le ton réaliste27
: « Janot lapin retourne aux souterrains
séjours » (VII, 16). Il puise dans le fonds des Antiques - « Le Phaéton d’une voiture à foin »
(VI, 18) -, combine la tradition et la réalité et fait appel aux valeurs universelles. Il continue,
en somme, avec ferveur, la tradition humaniste d’imitatio et d’aemulatio en versifiant des
apologues ésopiques qui jouissent alors du succès public28
. L’auteur décrit des situations
universelles dans un décor également universel, la nature en particulier ou bien une location
quelconque, peuplé de personnages tout aussi communément répandus comme les animaux,
les héros mythiques, les fermiers simples. Les textes sont munis d’un côté intemporel, prêts à
envahir le monde littéraire français à tout jamais.
Toutefois, l’œuvre est aussi à la fois très moderne et liée à son époque, en entrant en
résonance avec quelques débats courants en ce temps-là. Il s’agit entre autres de la discussion
sur l’âme des bêtes ou sur le statut de la science et de la philosophie. En outre, les Fables
véhiculent une critique sociale feutrée et contestent implicitement le pouvoir absolu. Les
préférences et les goûts culturels de ce temps se décèlent à partir des textes de La Fontaine,
26
LEBRUN, M., op. cit., p. 38 27
LEBRUN, M., ibidem 28
C’est la thèse centrale de Marc FUMAROLI dans la préface à LA FONTAINE, op. cit.
- 21 -
qui se réfère aux arts populaires. Pensons notamment aux jardins, aux statues, aux peintures.
Ces références artistiques renforcent la fonction poétique, qui domine parfois une morale
masquée. L’art de La Fontaine est une suggestion d’images et fait appel à l’imagination.
La Fontaine se révèle le maître d’un jardin des illusions. Il donne au lecteur l’illusion d’avoir vu alors
qu’il n’a fait qu’esquisser grâce à une langue évocatrice en images. Le lecteur est pris au piège du
naturel […] créé par le poète.29
A l’époque de La Fontaine, la fin du dix-septième siècle, marquée par le règne de
Louis XIV, le public cible de l’auteur et le lectorat des Fables coïncident. Bien que la
diffusion des Fables dépasse largement les attentes originelles, le destinataire est la noblesse,
la Cour, mais avant tous les participants des Salons de la préciosité. Ce public appartient à la
société élégante, libre et intelligente, qui considère L’Astrée et Les Essais comme des chefs-
d’œuvre. La connaissance de soi, la découverte d’autrui et de la nature sont les thèmes en
vogue. Les Fables, œuvre à la fois renaissante et contemporaine, connaissent un succès
immédiat. Elles répondent aux exigences littéraires de l’époque, à la poétique classiciste :
plaire et instruire. Elles combinent l’agréable et l’utile. Bien que différents recueils soient
dédiés à des enfants, le lectorat se compose généralement d’adultes. C’est un public qui,
contrairement aux jeunes lecteurs, est sensible aux nuances et aux ambiguïtés des Fables.
Malgré le succès de ses Fables et ses Contes, La Fontaine n’est pas considéré, du
moins lors de son vivant, comme un « grand » écrivain. Il a beaucoup souffert des déboires de
son premier mécène, Fouquet. Lorsque celui-ci est écarté par Colbert, La Fontaine doit, pour
survivre, entrer dans les grâces du roi. Or, il est déjà âgé. A quarante ans, il doit commencer
en dessous de l’échelle. Sa pension est petite et il cumule les dettes. Il ne connaîtra jamais le
luxe pendant sa vie, gagnant juste assez. La Fontaine n’aurait pu survivre sans le soutien de
quelques mécènes. En somme, il ne sortira de la marginalité qu’après sa mort, lorsque se crée
sa légende et sa gloire éternelle.
Même au dix-huitième siècle, les Fables ne quittent pas les registres littéraires
instaurés pour les groupes socialement privilégiés. Ce siècle est un orphelin de la poésie.
Néanmoins, l’appétit poétique reste grand chez un public dont la sensibilité s’aiguise. « Le
plus classique de nos poètes est celui qui connaîtra au XVIIIe siècle le succès le plus large, les
29
LEBRUN, M., op. cit., p. 77
- 22 -
admirateurs les plus vifs, les imitateurs les plus nombreux. »30
La fortune des Fables
augmente encore. Le lectorat s’étend. Ce sont surtout les femmes qui y prennent goût. La
société de cette époque apprécie le vent de nouveauté qui souffle à travers les Fables. La vie
simple, la nature, les voyages, l’Orient sont dans l’air du temps. Le goût parfois indécent et
l’ardeur contestataire du fabuliste plaisent au public du dix-huitième siècle. « Cette incertitude
qui règne sur les Fables ne pouvait que séduire une société adonnée au jeu, friande
d’enchantements mondains, adepte du travesti, passionnée par l’ambiguïté. »31
Entre 1700 et
1800, les Fables sont republiées plus que cent fois. L’œuvre du fabuliste survivra même à la
Révolution.
Pourquoi ? Sinon parce qu’elle renouait, par l’un de ses aspects, avec l’esprit du siècle : la critique
voilée du pouvoir absolu, la contestation sociale et politique dissimulée sous le masque de
l’affabulation. [Les Fables] reçoivent un brevet de civisme pour passer les années noires de la
Terreur.32
Après les discussions au dix-septième siècle entre cartésiens et gassendistes sur
« l’âme des bêtes », le dix-huitième siècle se caractérise par son intérêt scientifique pour les
animaux. Même si cette curiosité est typique d’une société adulte, les premiers pas vers le
registre de l’éducation des enfants sont franchis - seulement pour les classes sociales élevées,
évidemment -, malgré la prédilection des pédagogues pour les textes des Antiques. Il s’agit de
comparer La Fontaine à ses sources, Esope et Phèdre.
Les Fables entrent en résonance avec l’univers social et culturel du dix-huitième
siècle. Elles seront donc évidemment reprises par les artistes. L’œuvre est un modèle pour un
grand éventail d’objets et d’expressions artistiques. Le genre fait fortune : les Fables sont
pastichées et mises en chansons. On écrit des fables poétiques, des fables érotiques, des fables
précieuses, des fables morales, des fables didactiques, des fables philosophiques, des fables
orientales, des fables politiques, des fables civiques. Les auteurs tentent de rivaliser en
invention et en quantité, mais les Fables de La Fontaine reste le modèle par excellence.
Néanmoins, les adaptations ne se limitent pas aux textes. L’inspiration qu’exercent les Fables
sur les artistes se manifeste aussi dans les arts plastiques. Il se crée non seulement de
nombreuses illustrations qui accompagnent les multiples éditions des Fables (cf. Infra), mais
30
BASSY, A.-M., « XVIIIe siècle : les décennies fabuleuses », dans LESAGE, C., Jean de La Fontaine, Paris,
Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, p.152 31
BASSY, A.-M., op. cit., p.153 32
ibidem
- 23 -
l’imagination des artistes perce aussi à travers les statues, les peintures et les tapisseries. En
outre, dans les Salons on s’assoit sur des sièges aux motifs de décoration inspirés par les
Fables, de même qu’on mange et qu’on boit dans des services décorés de la sorte. Des jeux de
société, des paravents, des guéridons, des coches même : tout se décore avec les personnages
et les thèmes des Fables.
« Si La Fontaine était à son époque trop poète pour être fabuliste, aujourd’hui le
fabuliste cache trop souvent le poète. »33
Au dix-huitième siècle, La Fontaine est encore le
poète par excellence. Toutefois, les Fables revendiquent leur place dans l’histoire littéraire et
ont donné naissance, après les multiples adaptations, à un nouveau genre littéraire : la fable
mise en vers. De plus, au dix-neuvième siècle se produit une double évolution dans la
réception des Fables. Premièrement, elle constituent le paradigme même de la littérature
enfantine. Aussi atteignent-elles les classes les plus populaires de la société. Deuxièmement,
les artistes s’inspirent des Fables à des fins satiriques ou caricaturales, pour dénoncer
certaines situations et faits sociaux contemporains. A partir de la IIIe République jusqu’aux
années 1960, les Fables deviennent en quelque sorte la nouvelle Bible de la classe ouvrière,
c’est-à-dire que ces textes constituent le fondement d’une éducation morale et laïque, et qu’ils
sont considérés, en outre, comme des textes d’une grande valeur littéraire. Leur auteur est
vénéré comme le poète gaulois par excellence, la nation entière est invitée à se reconnaître
dans les personnages. Les Fables s’adaptent même en divers patois. Devenues lieu commun,
les Fables sont la meilleure source d’inspiration pour les satiriques. La diffusion de la presse
quotidienne, avec ses pamphlets et ses caricatures, joue un rôle primordiale dans
l’actualisation des Fables. A l’école, La Fontaine est le poète français le plus lu. Seul son
concurrent contemporain Molière peut rivaliser avec lui. Mais celui-ci ne peut pas se vanter
d’être enseigné de la maternelle à l’agrégation. Les trois quarts des instituteurs intègrent les
Fables à leur enseignement. « L’école primaire reste garant d’une lecture populaire de La
Fontaine, en s’en faisant à la fois l’initiatrice et la conservatrice »34
. Le choix des Fables que
les instituteurs proposent à leurs étudiants sera décisif pour la survivance d’un panorama de
textes devenus légendaires dans l’hexagone français et même bien au-delà des frontières, dans
une des multiples traductions. Ce qui circule effectivement de l’œuvre de La Fontaine, ne
correspond pas à la splendeur que fait éclater le retentissement de son nom. Quinze pour cent
33
LEBRUN, M., op. cit., p. 40 34
SCHMITT, M.-P., « Les Fables à l’école primaire : l’animal prescrit », dans LESAGE, C., Jean de La
Fontaine, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, p.204
- 24 -
des Fables circulent à l’école primaire, soit une trentaine de titres. Le classement correspond
aussi aux titres que l’on cite aujourd’hui chaque fois que l’on interroge un public quelconque
pour évaluer sa connaissance des Fables.35
Quatre-vingt-cinq pour cent des lectures
proviennent du premier recueil. De plus, la moitié des fables lues sont issues du premier livre.
Ces fables sont traditionnellement retenues pour leur « moralité », leur dramaturgie simple, et pour les
possibilités qu’elles offrent à la mémorisation. Le fablier scolaire reste le codex d’une morale destinée
aux enfants, prônant les vertus de l’effort personnel et de la débrouillardise, la méfiance envers les
beaux discours et la nécessité de se contenter de ce qu’on a.36
Il s’agit, en effet, plutôt d’abstractions morales que d’une mise en scène exemplaire des
personnages de La Fontaine. Les animaux y paraissent plus présents que les êtres humains et
les héros mythologiques. Les proportions entre les espèces animales ne sont pas non plus
représentatives pour le modèle original : les insectes et les animaux sauvages sont
surreprésentés. La thématique rurale, avec les animaux de la ferme, que les illustrateurs
aiment tellement représenter, ne sont pas en vogue sur les tables d’école. De plus, là où La
Fontaine fait réapparaître le lion et le loup, les instituteurs préfèrent le renard comme
protagoniste. La panoplie de fables populaires n’est donc pas tout à fait représentative de cette
« Comédie Humaine » que sont les Fables lafontainiennes.
Les Fables sont de la matière scolaire féconde dans les premières années d’étude, mais plus
l’on monte sur l’échelle scolaire, plus les Fables perdent de leur popularité. Ce point de vue
changera après 1960. La manière de lire les Fables évoluera alors d’une lecture monosémique
et didactique vers une lecture polysémique et ouverte. Elles ne se destinent plus uniquement à
l’éducation des enfants. Les adolescents et les adultes y prennent à nouveau goût. Les Fables
restent néanmoins présentes dans les programmes scolaires jusqu’à maintenant. Elles
appartiennent aussi au patrimoine culturel français et, en dépit de l’exploitation de la même
poignée de fables, elles représentent toujours une valeur immuable dans l’histoire littéraire
française.
La Fontaine étant le dernier des humanistes pour le dix-septième siècle, le dix-
huitième siècle voit en lui un précurseur des Lumières. Il est antique pour les uns, tandis qu’il
35
Des plus cités aux moins cités, les quinze titres les plus populaires sont: 1. La Cigale et la Fourmi, 2. Le
Corbeau et le Renard, 3. Le Lièvre et la Tortue, 4. Le Loup et l’Agneau, 5. La Grenouille qui veut se faire aussi
grosse que le Bœuf, 6. Le Lion et le Rat, 7. Le Héron, 8. Le Laboureur et ses Enfants, 9. Le Chêne et le Roseau,
10. Le Renard et la Cigogne, 11. La Colombe et la Fourmi, 12. La Laitière et le Pot au lait, 13. Le Loup et le
Chien, 14. Le Rat des villes et le Rat des champs, 15. Le Savetier et le Financier. 36
SCHMITT, M.-P., op. cit., p. 205
- 25 -
est incontestablement moderne pour les autres. Sa langue particulière est selon les uns truffée
d’archaïsmes, de néologismes selon les autres.
Pour faire appel au plaisir de la lecture, pour tant de lecteurs divers, les Fables
doivent faire preuve d’une extraordinaire polysémie. Sinon comment plaire en même temps
au dauphin de la Cour et à l’écolier moyen du vingtième siècle, au membres des Salons
littéraires au dix-septième siècle et à l’ouvrier au dix-neuvième siècle?
2.2. Les adaptations des Fables
« Ut pictura poesis »37
Dans sa Poétique, Aristote était déjà convaincu que la création de mimemata est
innée chez l’homme. L’amour de l’œuvre d’art et la joie que l’on ressent en s’occupant de
l’art, sont des caractéristiques naturelles. Ceci explique pourquoi nous sommes capables
d’accepter des créations artificielles qui mettent en scène des épisodes que nous n’accepterons
jamais dans la vie réelle. Tandis que nous préférons une vie calme et paisible, nous penchons
plutôt pour un art qui montre l’épouvante et l’agonie. De tout temps, l’homme distingue le
réel de l’artifice. L’art n’est autre que le mimesis de l’idéal. Ce que l’artiste nous montre n’a
rien à voir avec la réalité, mais avec l’imagination, l’aspiration à la beauté et la perfection.
Cette catégorie s’oppose à une autre conception de l’art : le mimesis de l’exact38
. Il s’agit de
représenter la réalité telle qu’on la voit. De nos jours encore, cette double conception de l’art
semble toujours valable, étant donné que la création artistique occupe toujours une place
primordiale dans notre société. Or, le type d’art que nous commenterons se classe
difficilement dans une de ces deux catégories. Outre l’aspect formel, c’est sur le plan du
contenu que se cachent les particularités, puisqu’il ne s’agit pas d’idéaliser le réel, ni de le
représenter de façon réaliste. Il s’agit, en revanche, de représenter une fiction qui n’a jamais
eu lieu. Or, là où d’autres artistes se basent sur leur propre imagination, les artistes qui créent
une représentation des Fables sont censés tenir compte du modèle que La Fontaine a composé
auparavant. Toutefois, il semble de plus en plus difficile de formuler une définition homogène
37
HORACE, Ars Poetica 38
Les deux types de mimesis s’expliquent plus amplement dans PIETERS, J., De tranen van de herinnering,
Gent, Historische Uitgeverij, 2005, p. 145 et suiv.
- 26 -
de ce qui ressort exactement sous la notion de « l’art ». Le siècle dernier et surtout les
dernières décades ont été marquées par un boom de nouveaux supports qui véhiculent un
contenu. Aux formes d’art qui existaient déjà, telles que la peinture, la sculpture et
l’illustration, s’ajoutent aujourd’hui la radiophonie et le cinéma. Ces changements récents
influencent profondément notre réception du message que les différents supports véhiculent.
La théorie de la réception est fondée sur un principe herméneutique, selon lequel l’œuvre s’enrichit au
fur et à mesure des interprétations postérieures.39
Avec sa propre Iphigénie, Goethe revalorise le
mythe grec d’Iphigénie. Racine le fait avec les mythes antiques. En ce sens, comparables à Goethe et à
Racine, Fellini et Pasolini donnent à Satyricon de Pétrone et à Salo ou 120 journées de Sodome de
Sade une valeur nouvelle et une vie ressuscitée. C’est donc dans cette mesure que l’analyse de la
transformation comme acte de réception contribue à la critique littéraire de la lecture et de la
réception. C’est aussi dans cette mesure que la valeur et le rang d’une œuvre littéraire dépendent
moins des circonstances biographiques ou historiques de sa naissance et de sa place dans un genre
déterminé que son effet produit sur le public, qui n’est point inerte ou apathique. A ce titre, la vie
d’une œuvre littéraire dans l’histoire n’est concevable qu’à travers l’intervention active des lecteurs en
tant que destinataires de l’œuvre. Car, comme le dit H.R. Jauss, c’est leur participation « qui fait entrer
l’œuvre dans la continuité mouvante de l’expérience littéraire, où l’horizon ne cesse de changer, où
s’opère le passage de la réception passive à la réception active, de la simple lecture à la
compréhension critique, de la norme esthétique admise à son dépassement par une production
nouvelle. »40
L. Shenghui résume à la fois le problème posé par la présence d’auteur dans la
réception du texte littéraire et le fondement de la pensée sur la transformation du texte
littéraire vers d’autres médias, qui sera développée dans cette partie du texte. Ce commentaire
nous invite, de bon droit, à considérer le transfert du contenu d’un texte littéraire, vers un
autre support, comme un enrichissement littéraire. Ce transfert implique une transformation,
qui est
un acte artistique de lecture et de réception, par lequel un texte préexistant à caractère esthétique ou
non se réécrit en une autre forme d’expression esthétique différente, que se soit pour l’intérêt d’une
nouvelle technique, d’un nouvel effet esthétique ou d’un nouveau destinataire. 41
Sans réception, il n’y aurait pas de transformation. Chaque artiste est en premier lieu
un lecteur du texte littéraire qu’il veut transformer. Sa création est dès lors le résultat de son
interprétation de l’œuvre source. De toute évidence, si l’œuvre est riche, les interprétations
39
JAUSS, H.R., Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988 40
SHENGHUI, L., Regards sur l’image. Transformation et réception du texte par le film, Bern/ Berlin/New
York/Frankfurt/Paris/Wien, Peter Lang, 1999, p. 38 41
SHENGHUI, L., op. cit., p. 20
- 27 -
divergentes seront nombreuses. Le spectateur de l’œuvre d’art - un film, une statue, un dessin,
peu importe - est confronté aux choix d’un artiste, qui se pose en intermédiaire entre le texte
littéraire et ce même spectateur. Si celui-ci connaît l’œuvre source, son interprétation se mêle
à celle de l’artiste. Une nouvelle vision sur le texte source naît. Or, bien des fois, le spectateur
ne connaît pas l’œuvre source et il se façonne une conception qui peut être coupée du texte
littéraire initial. Il est alors tout à fait possible de ne pas considérer cette œuvre d’art comme
une transformation d’autre chose, mais comme une création autonome. La conception du
spectateur peut désormais toujours changer ultérieurement, lorsque celui-ci apprend à
connaître la source d’inspiration de l’artiste.
Ensuite, la réception de l’œuvre d’art est influencée par quelques facteurs formels.
Premièrement, l’interprétation de la transformation ne peut jamais être aussi complète que
celle du texte source. Deuxièmement, le temps et l’espace sont incontestablement
appréhendés d’une nouvelle façon. Finalement, par l’élément visuel d’une œuvre d’art ou
l’intonation auditive, l’interprétation du texte par le récepteur est fixée.
Le choix de médium comme support implique, en effet, de grandes différences dans
l’interprétation du contenu représenté. Le cinéma et la littérature ont ceci en commun que le
lecteur/spectateur peut s’y perdre. La longueur nécessaire de l’expérience artistique influence
certainement la réception. La contemplation de statues et de dessins, ne provoque pas la
même sensation. L’effet ressenti pour cette deuxième catégorie est plus subite. Nous pouvons
bien sûr contempler une peinture pendant des heures, mais ceci n’empêche pas que nous
sommes confrontés, dès le premier coup d’œil, à une vision d’ensemble qu’un texte ou un
film ne nous offre pas. Le résultat interprétatif se construit et ne se dévoile que petit à petit.
Aussi les Fables ont-elles été « transformées » de la sorte de multiples fois. A partir
de la thèse sur l’évolution des genres de Brunetière42
on pourra distinguer dans les Fables de
La Fontaine, deux évolutions : Soit on considère les Fables de La Fontaine comme la
perfection de la fable ésopique. S’intéresser à la postérité de La Fontaine n’aurait dès lors pas
de sens, puisque après l’apogée de La Fontaine, le genre ésopique serait condamné à la
décadence. Soit on interprète la création des Fables de La Fontaine comme un nouveau
commencement, dont la forme évoluera au fur et à mesure vers un nouveau genre. La
Fontaine a d’abord été considéré comme un poète. Malgré le recours permanent au canevas
42
Le genre est, selon lui, un organisme vivant qui a un commencement, un milieu et une fin. BRUNETIERE, F.,
L’Evolution des genres dans l’histoire de la littérature, Paris, Hachette, 1914, rééd. 1980
- 28 -
très connu des fables ésopiques, il ne sera considéré comme un fabuliste que beaucoup plus
tard. Les multiples adaptations et pastiches ne sont dès lors qu’un support utile à la
glorification des fables non plus ésopiques, mais « lafontainiennes ». Dans La Fontaine en
amont et en aval, Jean-Pierre Collinet est d’un avis semblable :
On considère en général ses Fables comme l’aboutissement d’une tradition immémoriale. Il imite en
effet incomparablement plus qu’il n’invente. Mais à ne regarder que vers l’amont, on oublie qu’il
existe, en aval, une innombrable postérité de son œuvre, qu’elle est à son tour devenue source
perpétuellement jaillissante de nouvelles et diverses imitations.43
Dans ce sens, une analyse de l’hypertextualité, qui représente, selon Genette, la relation entre
un texte dérivé d’un autre texte antérieur par la transformation ou par l’imitation, s’impose.
Dans la préface du premier recueil, La Fontaine déclare que son « travail fera naître à d’autres
l’envie de porter la chose plus loin »44
. Si La Fontaine avait envie de réécrire la tradition
ésopique, il ne veut pas prétendre avoir épuisé le sujet. Dès la première parution des Fables,
ce genre apparemment mineur connaît un grand succès. Le contenu des Fables est universel :
tous les lecteurs, à tout temps, y trouvent leur compte. Aussi La Fontaine sera-t-il l’auteur le
plus pastiché de la Parnasse française.
La diversité de la matière exige une répartition dans plusieurs catégories. Une
première grande distinction est celle entre une adaptation écrite et une adaptation dans le
domaine des Beaux-arts. Les imitations ne reproduisent pas toujours le message des Fables de
façon sincère. Des pastiches et des parodies qui « porte[nt] la chose plus loin »45
concernent
donc le plan littéraire, mais les adaptations dans les autres domaines artistiques sont au moins
aussi nombreuses. Il s’agit de peintures, de sculptures, de tapis et d’illustrations, etc. La
première catégorie est susceptible de changer les Fables sur le plan du contenu en préservant
la forme. La deuxième catégorie, en revanche, ne change rien au contenu, mais illustre une
partie de ce contenu en modifiant la forme. Une sculpture, un dessin ne peuvent jamais
représenter toute la scène, mais l’artiste choisit de montrer les éléments les plus connus : le
plus souvent, ce sont les personnages. Or ces deux catégories ont en commun qu’elles ne sont
pas liées à une époque spécifique. Certaines adaptations datent de l’époque de la première
apparition des Fables - la première édition des Fables était déjà illustrée (cf. Infra). Et
aujourd’hui encore, pensons par exemple à Anouilh et à Queneau, les Fables sont une source
d’inspiration pour les artistes les plus prestigieux. A l’opposé de ce groupe de créations
43
COLLINET, J.-P., « La Fontaine pasticheur et pastiché », La Fontaine en amont et en aval, Paris, Nizet, 1988 44
LA FONTAINE, op. cit., p. 6 45
ibidem
- 29 -
inspirées par les Fables, indépendamment du temps, il faudra situer un genre d’adaptations
plus récent, qui est, lui, fortement influencé par l’époque moderne. Il s’agit bien sûr de ces
nouveaux médias. Des techniques vidéo, en particulier, qui n’admettent plus la séparation
entre contenu et forme. A travers les images mouvantes, il est possible de représenter toute la
fable, de reprendre le contenu, et de changer la forme en même temps. Le support n’est plus le
papier, mais la bande vidéo. La réception ne se passe plus par le biais de la lecture, mais à
travers la vue et l’audition.
Commençons notre analyse des adaptations des Fables lafontainiennes par la
transformation la plus traditionnelle : l’adaptation d’un texte littéraire vers un autre texte
littéraire. Le contenu change, mais le support reste le même. L’artiste peut utiliser la mise en
page pour donner corps à un nouveau message, comme dans ces pastiches anonymes à
l’époque de La Fontaine, pour ironiser par le biais d’un contenu archiconnu, comme
Anouilh46
au vingtième siècle. Eustache le Noble, Florian, Eugène Desmares, Tristan
Corbière et Paul Valéry ont tous parodié les Fables avant Anouilh. Dans son sillage, ont suivi
Jean Dutourd et Raymond Queneau. Des pamphlets politiques aux divertissements
rhétoriques, les adaptations littéraires des Fables ont prospérées pendant des années.
L’expansion47
de la fable lafontainienne, la fable au second degré, jouit aujourd’hui toujours
d’un grand succès, en partie grâce aux registres éducatifs pour la jeunesse. Pensons aux
Fables géométriques de Pierre Perret48
, connues par le biais de la télévision, et aux Refables et
défables de Jean Rousselot.
Or, les remaniements classiques sur papier ont été progressivement remplacés par
d’autres types de transformations qui, parfois, offraient plus de possibilités et de liberté à la
créativité de l’artiste. Le cinéma est l’exemple par excellence. A mon avis, il n’existe pas une
vraie adaptation filmique des Fables : avec de vrais acteurs jouant dans de vrais décors. A
première vue, la combinaison du monde fantastique des Fables et du cinéma semble difficile à
réaliser. Les dessinateurs ont ouvert la voie en donnant corps aux protagonistes animaux à
travers des personnages humains49
. Si les Fables n’ont jamais été de la matière adéquate pour
en faire un film, c’est donc plutôt à cause de leur forme brève qu’à cause de leurs personnages
46
Les deux pastiches mentionnés sont reproduites dans l’annexe 3. 47
GENETTE, G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p.372 48
http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x1wb7g_la-grenouille-et-le-
boeuf-fables_creation, Annexe 2.1, n° 6 & 7 49
Doré, par exemple, remplace la cigale et la fourmi par deux femmes. Voir annexe 1.1, illustration D, 1.
- 30 -
particuliers. En effet, le recueil est composé d’anecdotes et non pas d’une longue histoire.
Toutefois, ces apologues, combinés avec l’intérêt que le public enfantin porte à ces textes,
sont la meilleure source d’inspiration pour un autre type d’images mouvantes : le dessin
animé50
. Sur internet circulent plusieurs adaptations filmiques, conçues par des amateurs,
souvent même dans le cadre d’un exercice scolaire. Voilà que les Fables servent encore une
fois à la pédagogie. L’un a repris le contenu déjà plus fidèlement que l’autre.
Devant l’importance accrue de La Fontaine comme auteur littéraire, dans les
dernières décennies, il y a une thématique à laquelle les directeurs de cinéma n’ont pas été
insensibles. S’il n’y a pas de vrais films qui se soient faits sur les Fables, il y a bien un film
récent qui met en scène la vie de notre cher Jean de La Fontaine : Jean de La Fontaine. Le
défi.51
Un film de 2007, réalisé par Daniel Vigne, avec Laurent Deutsch dans le rôle du
fabuliste. Le défi, en effet, est double : après la chute de Fouquet, La Fontaine veut bénéficier
de la grâce du roi tandis que Colbert essaie de lui imposer le silence. On y voit La Fontaine à
Paris, entouré de son Oncle Jannart et de ses amis, Molière, Racine et Boileau avec qui il joue
aux cartes dans la taverne de sa maîtresse : une Perette fictive à qui on a donné la vie.
Le theatrum mundi que mettent en scène les Fables, l’« ample comédie à cent actes
divers », est devenue une réalité littérale. Les lieux communs ont toujours été une source
féconde aux comiques et aux cabaretiers, ainsi que les Fables, qui en regorgent. Les
comédiens populaires qui perpétuent sur scène la tradition des Fables sont nombreux. Nous
connaissons entre autres Pierre Pechin52
et Fabrice Lucini53
. Même le très controversé et très
engagé Dieudonné54
se sert parfois des clichés des Fables. Un peu dans la même veine que
Pierre Pechin, qui aime jouer des accents et des dialectes, le fameux cycliste belge Eddy
50
1. http://www.youtube.com/watch?v=zvVdv_aB_5Q, Annexe 2.1, n° 8
2. http://www.youtube.com/watch?v=8oGwhN2xz-c
3. http://www.youtube.com/watch?v=xbdYemPph_Q
4. http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x3pxkm_la-
grenouille-qui-voulait-se-faire_creation, Annexe 2.1, n° 10
5. http://www.youtube.com/watch?v=m5-BnJFvZMM, Annexe 2.1, n° 11
6. http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x36la8_le-
corbeau-voulant-imiter-laigle_fun, Annexe 2.1, n° 14 51
http://www.jeandelafontaine-lefilm.com, Annexe 2.1, n° 9 52
http://www.youtube.com/watch?v=LnGM7saW57A, Annexe 2.1, n° 20
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x2sofu_pierre-
pechin-la-cigale-et-la-fourm_fun, Annexe 2.1, n° 21 53
http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x2ju1d_fabrice-luchini-
fables-mises-en-mus_creation, Annexe 2.1, n° 2
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x3daf5_csoj-fabrice-
lucchini-la-fontaine_creation, Annexe 2.1, n° 3 54
http://www.youtube.com/watch?v=8nUkQcGvj8o, Annexe 2.1, n° 1
- 31 -
Merckx aime déclamer les Fables en bruxellois55
. Par ailleurs, Bart Vanneste, qui travaille
sous le pseudonyme de Freddy De Vadder56
, avec la coopération du cartooniste Jeroom, a
récemment encore, dans son spectacle Gearrangeerd, exploité la fable « La cigale et la
fourmi » (I,1) à des fins comiques, dans un style plutôt vulgaire.
Bien que le genre des fables ne s’y prête pas à première vue, certains esprits créatifs ont tout
de même adaptés les Fables de La Fontaine au théâtre57
.
Outre la scène comique et théâtrale, d’autres formes d’expression ont puisé avec une
certaine joie et un bonheur certain dans le fonds des clichés. C’est notamment le cas pour la
publicité58
. En ce qui concerne les Fables, où on se joue des lieux communs, la forme de
transformation que l’on a utilisée semble une forme d’« infidélité moderne »59
. Il ne s’agit
plus du texte en soi, mais de l’univers, du mythe des Fables, que tout le monde est censé
connaître.
Un registre d’adaptations des plus bizarres, mais en même temps très originales, est
la mise en musique des Fables, ou l’incorporation de leur contenu dans une chanson. Parfois,
l’intention visée est la rigolade60
, mais beaucoup d’artistes s’occupent sincèrement de la
transmission culturelle du contenu des Fables. Lais chante du « loup et [de] la belette »61
.
Paul Piché62
, chanteur québécois, exploite aussi le thème des Fables, tout comme un groupe
de musiciens italiens63
, qui chantent les Fables en italien.
55
http://www.youtube.com/watch?v=en0iwtyebP8, Annexe 2.1, n° 4
http://www.youtube.com/watch?v=OfQrav7HAWo 56
Annexe 2.1, n° 5 57
http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/xmz8l_il-etait-une-fois-les-
fables_fun, Annexe 2.1, n° 26
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1fosk_cigale-et-
fourmi_events, Annexe 2.1, n° 27 58 http://www.journaldunet.com/video/economie/75640/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_2/, Annexe
2.1, n° 22
http://www.journaldunet.com/video/economie/75641/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_3/, Annexe
2.1, n° 23
http://www.journaldunet.com/video/economie/75642/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_4/, Annexe
2.1, n° 24 59
SHENGHUI, L., op. cit., p. 18 60
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x2f3eh_le-
corbeau-et-le-renard_fun, Annexe 2.1, n° 17
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1y5u2_freres-
jacques-corbeau-et-le-renard_music, Annexe 2.1, n° 18 61
Annexe 2.1, n° 12 62
http://www.youtube.com/watch?v=6f9F9kVROsM&feature=related, Annexe 2.1, n° 16 63
http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x1aci4_la-grenouille-et-le-
boeuf_music, Annexe 2.1, n° 15
- 32 -
Il faut encore mentionner quelques adaptations très particulières. L’artiste belge,
Marcel Broodthaers64
a créé une œuvre d’art qu’il a nommée le corbeau et le renard. Un
groupe qui s’appelle torapamavoa65
s’inspire des Fables pour les incorporer dans leur
pamphlet politique contre le président de la France.
En fin de compte, loin de s’adonner à l’aventure sémiologique, prenons tout de
même en considération un concept créé par Gérard Genette. La transformation est une
adaptation référentielle. L’artiste fait référence à autre chose, plus au moins fidèlement. Dans
le cas des publicités mentionnées, le lien avec le texte littéraire des Fables devient de plus en
plus vague. G. Genette appelle ce type de transformations de la « littérature au second degré »
créée à partir de « deux textes jumelés, indépendants et interdépendants l’un de l’autre. »66
L’artiste bricole, il fait du neuf avec du vieux. Genette, dans Palimpsestes, propose pour ce
genre d’adaptation un autre terme, celui de « transtextualité » : « une fonction nouvelle se
superpose et s’enchevêtre à une structure ancienne, et la dissonance entre ces deux éléments
co-présents donne sa saveur à l’ensemble »67
64
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x9wey_le-
corbeau-et-le-renard_creation, Annexe 2.1, n° 13 65
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1wopb_la-cigale-
les-fourmis-6mai-torapama_music, Annexe 2.1, n° 19 66
SHENGHUI, L., op. cit., p. 18 67
ibidem
- 33 -
3. Chapitre 3 : le savant astronome et la petite servante de Thrace
« La théorie, c’est quelque chose que l’on ne voit pas »68
3.1. L’histoire du savant contemplant le ciel
« Nombre de Fables dont l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II, 13)
refusent la réflexion métaphysique : la volonté divine est considérée insondable. »69
Marlène
Lebrun fixe la place de La Fontaine dans une longue tradition philosophique, concernant
l’interprétation d’une légende qui se raconte sur le philosophe Thalès de Milet. Nous verrons
que, outre l’intérêt qu’y vouent les multiples savants à travers des siècles, cette anecdote a
aussi servi comme source d’inspiration à beaucoup d’artistes. Néanmoins, avant de
commencer une analyse des illustrations créées pour décorer la fable « L’Astrologue qui se
laisse tomber dans un puits » (II, 13), jetons un coup d’œil sur l’évolution de l’interprétation
de la légende de la chute de Thalès.
[Thalès] observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de
Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le
ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds.70
Bien que ce ne soit pas la première occurrence de l’anecdote, la discussion voit le jour avec
cette mention dans le Théétète de Platon. Socrate, qui prend la parole dans le dialogue, veut
réveiller ce type de rêveurs en leur montrant qu’il faut préférer les préoccupations humaines
au mouvement des astres. C’est le « connais-toi toi-même » de Socrate : occupe-toi d’abord
de toi-même et de tes proches et consacre-toi ensuite à tes occupations spirituelles. Or, Thalès
ne disait-il pas qu’il est « difficile de se connaître soi-même » ? N’est-ce pas pour cette raison
qu’il contemplait les astres, en espérant y trouver la clé de la connaissance du monde ? Bref,
le savoir, se cache-t-il sur terre ou dans le ciel ? Est-on matérialiste ou idéaliste ? Préfère-t-on
le réalisme ou la théorie ? Et, bien avant tout : où se concentrent les limites et les liens entre
tous ces extrêmes ?
Les opinions ont bien changé pendant l’histoire. N’oublions surtout pas la fonction
qu’exerce la servante, qui subit plusieurs métamorphoses selon l’importance qu’on lui donne.
68
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 11 69
LEBRUN, M., Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2000, p.76 70
PLATON, Théétète, 174, a, sur http://mecaniqueuniverselle.net/textes-philosophiques/platon-theetete.php
- 34 -
En effet, chaque détail dans la description de l’anecdote importe pour la signification qu’on
lui accorde. Le puits, est-il profond ? Rempli de boue ? d’eau ? La servante, est-elle jeune,
vieille, jolie ou moche ? A-t-elle joué un tour à Thalès en montant un piège ? Esquissons les
différentes interprétations de la légende de la petite servante de Thrace que les savants
philosophes ont avancées à travers l’histoire.
Platon, qui nous a livré le fondement à une version généralisée et traditionnelle de
l’anecdote, dont la plupart des savants se sont inspirés par la suite et que nous utilisons
toujours, n’est pas le premier à mentionner l’histoire du savant qui tombe dans le puits. Deux
siècles plus tôt, Esope avait décrit le même incident dans une fable. Or, chez Esope,
l’astronome est encore un personnage inconnu et la servante n’est qu’un témoin anonyme.
C’est une sorte de pamphlet, né de la sagesse populaire comme c’est souvent le cas pour les
fables, contre ceux qui se vantent de produire des miracles, tandis qu’ils ne peuvent pas
s’acquitter des tâches les plus communes. L’anecdote convient à la conception qu’avaient les
Grecs de la théorie et à l’idée selon laquelle, d’après Protagoras, l’homme est la mesure de
toute chose. Celui-ci doit donc continuer à contempler la terre et non pas les étoiles.
Esope vivait à la même époque que Thalès. Ils étaient originaires de la même région.
Il se peut donc que ce soit réellement Thalès à qui il faut attribuer la chute. Toutefois, ce n’est
que chez Platon que l’anecdote se concrétise lorsqu’il attribue le rôle de l’astronome distrait à
Thalès de Milet. C’est lui aussi qui personnalise la servante originaire de Thrace. Or, il
n’établit pas encore le lien entre ces deux personnages. La servante reste une simple passante.
Dans l’Antiquité, les Thraces étaient connus pour être des pessimistes. La servante de Thrace
incarne donc l’inimitié envers la théorie et l’antithèse à l’astronome. Quoique Platon feigne
reproduire les opinions de Socrate, celui-ci ne se considère que comme le personnage
principal au travers duquel l’auteur s’exprime. Platon n’hésite alors pas à transposer Socrate
lui-même dans la figure du protophilosophe, dans le but de contraster les points de vue. « A
l’égard de ceux qui passent leur vie à philosopher [comme Socrate], le même trait de raillerie
est assez bien à sa place »71
. Platon veut nous expliquer que l’anecdote s’adresse à tous ceux
qui s’enferment de façon radicale dans une occupation principale. Le rire de la servante,
probablement une esclave à qui la théorie n’a pas été enseignée, mais qui, au contraire, est
censée posséder une bonne dose de bon sens matériel, confirme alors son excentricité ridicule
71
PLATON, ibidem
- 35 -
et met en évidence que le point de vue de l’astronome ne correspond plus à l’opinion
générale. Il ne suffit pas de prêcher la réalité si on le fait de façon théorique, comme Socrate
ou comme Thalès. La discussion est prête à envahir l’histoire, non seulement sous l’angle de
la science, mais avant tout comme réflexion sur la philosophie.
Cependant, des voix se lèvent pour la défense de Thalès. L’un des premiers savants
s’opposant à Platon est son disciple Aristote. Il raconte l’anecdote de Thalès qui achète les
pressoirs à huile dans son village comme réaction à quelqu’un qui lui a reproché de vivre dans
la pauvreté. Thalès fait alors d’énormes gains avec ses pressoirs. Aristote démontre que les
philosophes ont bien du bon sens, qu’ils sont très conscients de la vie quotidienne, mais que
ceci ne les intéresse pas. Ne nous demandons pas si Thalès a vu dans les étoiles que la récolte
serait fructueuse cette année-là et qu’elle serait pauvre les années suivantes. Le mérite, de
cette deuxième anecdote, se concentre surtout, contrairement à l’histoire forgée par Platon,
dans son sens du réalisme et veut ainsi rapprocher l’anecdote de la chute et l’astronome
ignorant du monde de la vie.
Chez Diogène Laërce, au troisième siècle, la conception de l’anecdote change
complètement. Tout d’abord, le trou perd de sa profondeur. Diogène Laërce mentionne une
fosse, tandis que d’autres, comme Stobée, optent pour un fossé ou une citerne. Or, ce qu’ils
ont en commun, c’est que « l’abîme devient gouffre fangeux plein de vices »72
. La servante,
jeune et jolie, devient une vieille femme, symbole non seulement d’une sagesse populaire,
mais aussi de la vieillesse de l’astronome. L’inadvertance de Thalès est alors due à la cécité.
La gravité de l’anecdote augmente : la chute ne fonctionne pas comme un avertissement, mais
Thalès fait un accident mortel. La femme ne rit plus, parce que le rire éventuel n’a plus rien
de moqueur, mais est devenu sceptique. Le dernier effort théorique, brutalement interrompu
par la chute, sert à rappeler de faire commencer toute recherche scientifique avec Thalès,
selon la proposition originelle d’Anaximène.
On ne peut pas attendre des pères du début de l’ère chrétienne qu’ils reprennent l’anecdote de Thalès
dans le but de rappeler à l’observateur du ciel par sa chute que ce qui se trouve devant ses pieds est
72
BLUMENBERG, H., op. cit., p.45
- 36 -
prioritaire. Cela aurait signifié prendre parti de façon rude pour les basses affaires dans la rivalité qui
oppose le royaume céleste au royaume terrestre.73
Problème majeur pour la chrétienté, pour qui l’Absolution se trouve au-dessus de nos têtes et
non pas sur terre. Une nouvelle interprétation s’impose. Les premiers chrétiens s’inspirent
alors volontairement de Cicéron, auteur antique canonisé. Cicéron, tout comme Diogène
Laërce, mentionne l’aveuglement de l’astronome et s’inspire de Démocrite et de son
atomisme, d’ailleurs violemment réfuté par Platon. « Et quand d’autres souvent ne voyaient
pas ce qui était à leurs pieds, il voyageait, lui, à travers tout l’infini, sans trouver de limite qui
l’arrêtât »74
. L’exploration ne s’arrête pas aux étoiles, mais continue loin au-delà. En outre, les
auteurs chrétiens s’inspirent d’Ovide, qui avait dit qu’il faut toujours marcher avec la tête
levée vers le ciel, pour en faire une métaphore : l’astronome devient alors un païen qui n’osait
pas aller plus haut, quelqu’un qui a manqué sa transcendance et son salut éternel. A l’encontre
de ce que pensaient les Grecs, l’homme n’est plus au centre du cosmos. Le puits peut même
devenir le lieu, le gouffre, où se situe normalement l’enfer selon la religion chrétienne.
Au début de l’ère chrétien, Eusèbe est un des rares auteurs à transmettre encore
l’anecdote en s’inspirant de Platon. Tous les deux ont recours à la même signification :
l’incapacité du philosophe à s’adapter au monde. Mais à part Eusèbe, les autres auteurs
chrétiens des premiers siècles changent le cours de la légende.
Tertullien, par exemple, un rhétoricien qui vivait un siècle plus tôt qu’Eusèbe, s’y
oppose tout à fait. Pour lui, Thalès avec sa chute donne un exemple qui atteint la racine du
mal. Tertullien pense qu’une des origines du polythéisme réside dans l’adoration des étoiles.
Or, c’est dans la résignation au panthéisme qu’il ressemble à Platon. Ainsi, l’interprétation de
l’anecdote dans les jours de gloire du christianisme, a parfois plus à voir avec une conception
religieuse qu’avec la philosophie. Les premiers pas vers l’anthropologie sont franchis.
De plus, en ce temps-là, se développe le commencement de la méfiance envers l’astrologie et
l’astronomie, deux concepts qui ne seront pas bien distingués pendant tout le Moyen Age et
même au-delà. L’éclipse de soleil que Thalès avait prédit n’est pas plus qu’un signe de Dieu,
contre la normalisation des phénomènes célestes que celui-ci avait entrepris.
Il existe chez Tertullien deux versions de l’anecdote, qui méprisent en même temps le témoin
et l’astronome. Dans la première, la servante est l’âme simple, elle est stigmatisée comme
73
BLUMENBERG, H., op. cit., p.53 74
CICERON, Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, 1968, II, pp.160-161
- 37 -
l’idiota. C’est le commencement d’une discussion sur l’intelligence de la servante. Rit-elle
par stupidité ou par clairvoyance ? Des siècles plus tard, Nicolas de Cues parlera de la docta
ignorantia et constituera, ce faisant, le renouvellement de l’idiota. Dans la deuxième variante
de l’anecdote, Tertullien suggère que c’est un Egyptien qui se moque du philosophe.
L’astronomie égyptienne est jugée supérieure. Le témoin égyptien a donc le droit de se
moquer de Thalès. Tertullien touche à deux idées communes à l’époque. D’une part, la
banalisation des sciences grecques qui seraient des copies de sciences d’autres cultures
antérieures, comme celle des égyptiens. D’autre part, et avant tout, à travers la dépréciation
des événements, le dédain de leur religion, qui est détestable selon les chrétiens. Ils
condamnent la curiositas, parce qu’il y a certaines choses qu’on ne peut pas savoir, qu’il faut
respecter ces limitations. C’est un pamphlet contre les philosophes qui s’intéressent à la
nature, au lieu d’étudier Dieu. C’est le jugement de la curiositas aussi qui impose au Moyen
Age une limitation de la marge de manœuvre théorique.
Tatien va encore un peu plus loin dans l’incorporation de la religion dans l’anecdote.
« Vous cherchez à savoir qui est Dieu alors que vous ignorez ce qui est en vous-même. Vous
restez ébahi, bouche bée devant le ciel et vous tombez dans les fosses »75
. En prenant lui-
même la parole, il exerce en outre le rôle de la servante de Thrace. Chez Tatien, auteur
grotesque, on peut parfois percevoir un rire, à l’encontre de ses contemporains, qui préféraient
suivre l’exemple de Jésus, qui, dit-on, ne riait jamais.
Augustin a influencé tout le Moyen Age par son autorité. Il met ses lecteurs en garde
contre le danger qui peut provenir de la théorie, parce qu’elle peut être infiltrée par la magie,
surtout si elle se trouve au-dessus de nos têtes. Augustin suscite un renouvellement de la
volonté de se connaître soi-même et fraie ainsi le chemin aux interprétations
anthropologiques, pour se passer de l’explication scientifique. Pas besoin d’une chute, parce
que les profondeurs de soi-même, c’est la memoria, la connaissance de soi. Si une chute
survient malgré tout, c’est, selon lui, une mise en garde qui signifie que celui qui tombe doit
investir dans la connaissance de lui-même. L’homme qui regarde le ciel s’appuie sur la
conscience, sur la raison et sur la volonté. Ce qu’il découvre dans le ciel, dont l’inspiration
divine ne fait aucun doute, il devra l’utiliser sur terre.
75
Tatien, Ad Graecos II 8-9; XXVI 1, dans BLUMENBERG, H., op. cit., p. 69
- 38 -
Le onzième siècle voit un renouvellement de la philosophie en général et reprend le
conflit antique de la théorie vis-à-vis du monde, mis en scène par l’astronome qui tombe.
L’astronome représente alors l’opposition entre théologie et dialectique.
Le seul fait d’avoir écrit un récit qui s’intitule De la toute-puissance de Dieu,
confirme le point de vue de son auteur, Pierre Damien, un savant du onzième siècle. La chute
de Thalès n’est certainement pas un hasard. Comme dans la fable d’origine, le philosophe
reste anonyme, la servante, en revanche, qui est en fait plutôt superflue dans cette conception
de l’anecdote, s’appelle Iambe. Selon Hans Blumenberg, Damien voulait ainsi lier
poétiquement moquerie et consolation. Il oppose la puissance divine, la vraie réalité, et la
dialectique, véritable art rhétorique détournant les mots. La chute dans le puits plein de boue
est un signe démoniaque. La leçon qu’en tire la servante est d’une dignité exemplaire. C’est la
première fois que l’inventeur de la philosophie est associé à l’invention de la poésie. Nous
assistons en outre à une valorisation de la femme, la servante n’est plus l’idiota.
Il existe une version enrichie de l’anecdote par Pierre Damien, dont quelques détails sont plus
que significatifs. L’astronome est « tombé par inadvertance dans une fosse incroyablement
profonde, béante, pleine d’une saleté répugnante ». Sa servante, Iambe, « s’en prit à son
maître à cœur joie et avec intelligence en utilisant un mètre iambique »76
. Le contraste entre la
profondeur du puits et la hauteur des étoiles est aussi grand que le contraste entre la grâce de
la servante et l’ignorance et la rusticité du « théologien ».
Le Moyen Age ne distingue pas l’astrologie de l’astronomie. La confusion est donc
inévitable :
C’est probablement comme figure d’une curiosité vicieuse que l’astronome, dont le rapport aux objets
terrestres proches est perturbé par les objets lointains dans l’espace, devient astrologue dans le sens
spécifique du terme, il explore l’avenir réservé à la sagesse et à la providence divines et, par là,
semble troublé dans son rapport aux réalités du présent proche.77
Chez Schober, en 1520, l’espace astronomique est remplacée par le temps astrologique.
Schober se fonde pour l’anecdote sur la fable ésopique. L’astronome et le promeneur sont
anonymes. Or, « la plupart du temps, ceux qui ne savent rien du présent [...] se vantent de
connaître le futur : Fabula innuit quod plerique, quom praesentia nesciant, futura cognoscere
gloriantur. »78
76
BLUMENBERG, H., op. cit., p.76 77
BLUMENBERG, H., op. cit., p.78 78
BLUMENBERG, H., op. cit., p.79
- 39 -
Toutefois, au début du quatorzième siècle déjà, Walter Burleigh avait exploité la même veine
du temps et non de l’espace. Il se basait sur la version de Diogène Laërce, où l’astronome
aveugle est accompagné par une vieille femme. L’âge et la perte de la vue représentent
l’inaccessibilité de la théorie. La soif de savoir n’est pas compatible avec les limites de la vie.
L’allemand Lobenzweig, qui a repris l’anecdote par le biais de Burleigh, fait du puits un piège
à loup. Il fait demander par la vieille femme à Thalès pourquoi il n’a pas vu ce piège à loup au
firmament. Dans un sens, Lobenzweig germanise l’anecdote. Mais ce qui est encore plus
remarquable, c’est sa version de l’anecdote des pressoirs à huile. Selon lui, Thalès pouvait
voir dans les astres non seulement qu’il y aura une abondante récolte d’huile pour l’année
suivante, mais aussi qu’après cette année, il y aura longtemps pénurie d’huile. Son
intelligence n’aurait donc rien à voir avec ses idées sur l’économie, mais tout avec ses
capacités astrologiques.
Chaucer, dans les Canterbury Tales, garde la moralité, mais adapte l’anecdote pour en faire
une petite histoire comique. Il met en scène un charpentier cocu, tout empris de curiositas. Or,
« un mari ne doit pas être trop curieux des secrets de Dieu, ni de ceux de sa femme, car qui
pose beaucoup de questions, obtient beaucoup de réponses »79
. Un étudiant, amant de sa
femme et amateur astrologue, le met en garde contre ce danger. Le charpentier, rétorquant
qu’il avait bien pensé que cela arriverait un jour, déploie un bon sens, un réalisme dépourvu
d’illusions. Il est le nouveau idiota. Il comprend que « la réalité est ce qui certes peut être
ignoré, mais qui ensuite s’avère être d’autant plus douloureusement incontournable »80
.
Guicciardini aussi « met en tête de l’histoire la formule selon laquelle les explorateurs de
l’avenir ne comprennent presque jamais rien au présent »81
. Il estime démontrer ainsi
comment il est difficile de comprendre toute l’histoire. Dès lors, une forme de scepticisme
s’impose. Et la question centrale devient celle de l’épistémologue : est-ce que la vérité est
accessible à l’homme ?
Nicolas de Cues renouvelle le concept de l’idiota et justifie les références à la magie face à la
théorie, héritières de la pensée médiévale du doute suscité par la science.
Agrippa von Nettelsheim, en revanche, s’oppose dans sa satire au scepticisme primaire et se
moque des explications magiques et astrologiques. Copernic prône un nouveau système
solaire. A l’époque, les savants se rendaient compte petit à petit que le rapport entre
l’astrologie et le ciel et la terre est erroné et que les origines de l’erreur sont une vision fausse
79
CHAUCER, G., Canterbury Tales, cité par BLUMENBERG, H., op. cit., p. 82 80
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 82 81
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 84
- 40 -
de la religion, une philosophie corrompue et des affabulations poétiques. La rupture avec le
Moyen Age à lieu à ce moment-là. En outre, Von Nettelsheim met en scène un astronome qui
n’a été mentionné nulle part ailleurs : Anaximène. Aussi Agrippa s’approche-t-il de Copernic,
comme lui, il « critique et raille moins l’orgueil des astrologues qui prétendent prédire
l’avenir que leur curiosité insouciante »82
.
Maître de la dissimulation et de l’adaptation des sources, Montaigne a créé, de cette
anecdote parmi beaucoup d’autres, une variante originale. Il attribue à la servante une
malignité innocente : elle a monté un piège pour faire tomber l’astronome, afin de le rappeler
à l’ordre. En outre, le Thalès des Essais ne tombe pas dans un puits. Montaigne se rapproche
ainsi d’Augustin, avec qui il partage aussi l’intérêt en la connaissance de soi. Le philosophe a
seulement trébuché, ce qui suffit déjà pour le distraire de ce qu’il était en train de faire, pour
l’obliger à réfléchir sur ses propres actes.
L’astronomie ne représente plus l’idée même d’une curiosité débordante qu’il suffirait d’abandonner
pour pouvoir se tourner vers ce qui promet d’avantage qu’hypothèses et suppositions : à savoir ce qui
est le plus proche.83
Or, le piège ne vise pas à ridiculiser le sage. D’ailleurs, la servante ne rit pas. Elle fait la leçon
au sage, gentiment, de façon que son sens du réalisme permette à l’astronome de s’orienter
avant tout sur ce qui est plus proche, sur la connaissance de soi, avant de chercher les secrets
du ciel. En effet, « apprendre à se connaître est le premiers des soins »84
, rappelle La Fontaine,
mais c’est aussi difficile de se connaître soi-même que de savoir ce qui se meut au firmament.
Pour le sceptique, le ciel n’est plus l’exception, mais est devenu un objet inconnu parmi
d’autres. Il reste inaccessible, mais est désormais devenu moins effrayant par le progrès
scientifique. Montaigne fait preuve d’une certaine modestie. Il est conscient des limites de la
connaissance humaine et des savoirs qu’il fallait encore découvrir. Il comprend qu’il est
nécessaire d’apprendre à se connaître soi-même, mais qu’en même temps, l’homme n’est pas
plus important qu’autre chose. S’orienter, étudier l’ici-bas, c’est d’abord s’occuper des
nouvelles découvertes, avant de se lancer dans l’exploration du ciel. La théorie doit
nécessairement avoir un lien avec le monde, représenté par la servante. La théorie ne peut
fonctionner en vase clos, elle doit rester tangible.
82
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 88 83
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 90 84
« Le Juge Arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire » (XII, 29) dans LA FONTAINE, op. cit., p. 806
- 41 -
La Fontaine, lui aussi proche de Socrate dans le sens où il prône aussi le « connais-
toi toi-même », reprend la fable ésopique. Le titre85
est déjà une indication pour le cours que
suivra La Fontaine : premier constat : l’astronome est devenu un astrologue. En outre, celui-ci
est de nouveau anonyme, le témoin est à peine mentionné à travers « on ». Après l’apparition
de la grande comète pendant l’hiver de 1664-1665, l’astrologie est redevenue à la mode. Les
amateurs-astronomes et les charlatans espèrent apercevoir dans les étoiles un signe qui prédit
l’issue du procès Fouquet. Toutefois, il semble que La Fontaine annonce dans sa fable ce qui
sera prouvé plus tard par la découverte de Halley. Celui-ci démontrait, en effet, que la comète
n’était qu’un phénomène naturel, qui se reproduit à intervalles réguliers. Le rapport avec
Thalès, qui avait prédit une éclipse de soleil, est manifeste. Dès lors, l’astrologie perd
beaucoup de sa signification symbolique. La Fontaine met ses lecteurs en garde contre cette
sensibilité vis-à-vis des prétendus signes du ciel. Il applique l’anecdote comme une morale
placée au-dessus de la partie narrative de la fable. Il l’utilise en quelque sorte comme prétexte
pour son histoire :
« Un astrologue un jour se laissa choir
Au fond d’un puits. On lui dit : « Pauvre bête,
Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? »86
Selon Blumenberg, cette fable ne s’adresse pas au charlatan parvenu de l’époque, mais « ce
qui est visé, c’est la majorité des humains qui croient pouvoir s’assurer de leur destin et
pourtant tombent dans le puits du hasard ou de leur destinée »87
. Or, il semble faire
abstraction du fait que cette version de l’anecdote est complètement remaniée, comme celle
de Montaigne. Tout d’abord, et c’est le plus grand changement, l’astrologue s’est « laissé »
tomber dans le puits. Il est tombé volontairement, sans l’intervention du hasard, ni d’une
servante maligne. Il existe, bien sûr, des sources qui disent que certains astrologues se
posaient volontairement dans des puits afin de mieux explorer le ciel. La Fontaine en a peut-
être tenu compte lorsqu’il rédigeait sa fable. En outre, le témoin a disparu. La Fontaine
généralise par « on ». La réprimande peut désormais aussi avoir eu lieu longtemps après la
chute. Finalement, on le nomme « bête », ce qui évidemment, n’est pas très flatteur. Le débat
se porte selon La Fontaine plus sur l’astrologie que sur l’astronomie et il ne cache pas son
aversion pour celle-là.
85
« L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13) dans LA FONTAINE, op. cit., p. 118 86
LA FONTAINE, ibidem 87
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 97
- 42 -
« Je ne crois point que la nature
Se soit lié les mains, et nous les lie encor
Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort »88
En 1705, Halley prédit, en se fondant sur d’autres apparitions, qu’en 1758, une comète
apparaîtra. Dans de telles années, il était nécessaire d’interdire, aux astrologues et aux
divinateurs, par édit royal, la demeure en France. Malgré le bon sens qui met en évidence
l’indifférence du ciel envers la vie des hommes, la magie et les sciences occultes, dont
l’astrologie, restent très populaires. C’est la raison pour laquelle les membres de l’Académie
se voient même obligés de le bannir d’entre leurs objets d’étude et que l’astrologie a été
interdite en France. Quelques dizaines d’années auparavant, La Fontaine faisait déjà preuve
de la jugeote :
Le firmament se meut, les astres font leurs courses/ Le soleil nous luit tous les jours... Ces
mouvements célestes sont précisément du fait de leur régularité, trop monotones et trop pauvres pour
pouvoir représenter à l’avance le sens de la vie terrestre dans sa diversité et sa multitude. Du reste, en
quoi répond au sort toujours divers/ Ce train toujours égal dont marche l’Univers ?89
Voltaire, un siècle plus tard, s’oppose au récit de La Fontaine. Il ne croit plus
nécessaire l’offensive menée contre l’astrologie. Voltaire retourne en plus vers l’astronome de
la tradition antique et se réfère à des astronomes modernes comme Copernic, Galilée, Cassini
et Halley. Les découvertes scientifiques se multiplient, le lien entre le ciel et le surnaturel
devient de plus en plus mince. Prendre plaisir à contempler le ciel est de nouveau admis.
Copernic, scientifique, inverse la conception antique, de la volonté, de quelques
astrologues et astronomes, de connaître la terre à partir du ciel. « Ce qui est le plus éloigné ne
peut être compris qu’à partir de ce qui est le plus proche, la vérité sur le ciel ne peut être
obtenue que par une théorie exacte de la terre et de ses mouvements »90
. Copernic s’approche
donc en quelque sorte du réalisme de la servante. Or, cette conception ne signifie pas un
abandon de la première conception et une interaction entre les deux se met en marche.
Francis Bacon renoue, sans donner un nom, avec le philosophe de la nature qui dit
que le commencement de toute chose est l’eau. Selon lui, il ne fallait pas vraiment tomber
88
« L’horoscope » (VIII, 16) dans LA FONTAINE, op. cit., p. 483 89
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 98. Blumenberg démontre son interprétation à partir de quelques vers de La
Fontaine: LA FONTAINE, op. cit., p. 120 90
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 100
- 43 -
dans le puits qui est rempli d’eau. Regarder sa surface aurait suffi pour y voir les reflets du
ciel. En plus, en préférant la voie directe, regarder sans intermédiaire le ciel, il n’aurait pas été
capable de voir l’eau dans les étoiles. Il faut donc faire d’une pierre deux coups, « faire du
plus lointain le plus proche au lieu de les opposer »91
.
En 1697, avec la parution d’un article sur Thalès dans le Dictionnaire historique et
critique de Pierre Bayle, l’anecdote passe d’une légende à un fait historique reconnu comme
tel. C’est la version de Diogène Laërce, mettant en scène particulièrement une vieille servante
et une fosse, qui l’emporte. Dans l’Aufklärung, l’anecdote sera donc analysée sous l’angle de
la critique historique. Bayle ne doute pas de la possibilité d’une connaissance supérieure, mais
de l’exclusivité de celle-ci. C’est pourquoi il préfère le monde de la vie à l’astronomie et à
l’astrologie. Son choix pour la servante âgée est alors caractéristique d’une vision sceptique.
Jakob Brucker formule une interprétation de l’anecdote qui se fonde sur son opinion
de la Grèce antique, qui n’est pas très positive, parce que les hellénistes, pour établir leur
savoir, se sont surtout basés sur d’autres peuples. Brucker aussi, comme Bayle, s’inspire de
Diogène, mais il rejette la fin mortelle de l’anecdote. Le puits n’était pas si profond au point
que Thalès se serait brisé le cou.
Une des implications du passage de l’anecdote du domaine de la philosophie à
l’histoire est la comparaison de Thalès à d’autres figures historiques. Bon nombre de
commentateurs ont comparé le roi Alphonse de Castille à Thalès. On attribue sa chute
politique à sa passion pour l’astronomie. Or, sur cette volonté de chercher des ressemblances,
Kästner est d’avis que :
Ce qui importe, c’est que dans la constellation originale de l’anecdote de Thalès soit donné un cadre à
l’intérieur duquel les positions puissent à loisir être occupées diversement. L’anecdote se voit ainsi
attribuer la fonction de représenter quelque chose que ni elle-même ni sa réception ne pouvaient
épuiser.92
L’opinion de Kant évolue, à trois reprises, à travers l’anecdote de Tycho Brahé,
semblable à celle de Thalès.
Tycho, osant une nuit chercher le chemin le plus court pour sa voiture à partir des étoiles, s’était vu
réprimandé par son cocher : Mon beau Monsieur, vous avez beau vous y connaître dans le ciel, sur
91
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 104 92
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 136
- 44 -
terre, vous n’êtes qu’un nigaud. Non pas une critique, mais l’acception d’un partage des
compétences.93
Une première version induit une réflexion classique sur l’opposition entre deux mondes.
Quinze ans plus tard, une deuxième version développe une réflexion sur la connaissance et
l’ignorance. La tendance générale se marque par une confiance grandissante dans la théorie et
les connaissances que pouvait héberger le ciel. Or, cette conception est complètement
bouleversée lors du tremblement de terre de Lisbonne : la nature prend le rôle de la servante et
réveille en le secouant le théoricien pour lui rappeler ce qui se trouve sous ses pieds.
L’homme est rappelé à l’ordre : il n’est pas la mesure de toutes choses. De nouveau, certains
ont recours aux astres pour expliquer le malheur passé. Kant, dans son troisième texte, essaie
alors de calmer les esprits. Il adopte le rôle de la servante pour dire à ses lecteurs qu’il ne faut
pas chercher les réponses trop loin, quand elles se trouvent toutes proches et s’excuse en plus
de les avoir trompés auparavant.
Deux nouvelles tendances concernant l’anecdote se déploient au cours du dix-
huitième siècle. La première est mise en marche par Dieterich Tiedemann. Il lance la critique
adressée aux critiques. Ainsi, il procède à une relativisation généralisée de l’anecdote et de ses
critiques. La deuxième tendance est déclenchée par Samuel Richardson. Il introduit l’anecdote
dans la pédagogie et mêle toutes les morales connues tirées de cette histoire, afin de présenter
une leçon la plus complète possible. Or, tout comme la fable, qui puise dans la sagesse
populaire et les lieux communs, il fixe surtout le bon sens commun et néglige un peu la
théorie.
Le premier critique du dix-neuvième siècle qui saute à l’œil est Ludwig Feuerbach,
qui se joue de l’expression « absence d’esprit » et s’approche ainsi de « l’échec tourné en
ridicule de la tentative d’assimiler l’existence à l’esprit »94
. Il l’explique non à partir d’un
puits, mais à partir de la haute mer, pour démontrer ce qui se passe quand on a « le sol qui se
dérobe sous les pieds ». Autant Thalès que la servante représentent l’absence d’esprit, mais
ceci dans des domaines divers. Thalès manque de perspective dans la vie réelle, tandis que la
servante ne comprend rien à la théorie. « La situation est mise en perspective, elle ne peut plus
être appréciée selon un seul critère »95
.
93
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 137 94
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 146 95
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 147
- 45 -
Eduard Gans utilise l’anecdote comme exemple d’une séparation entre deux mondes,
puisque la servante de Thrace est originaire de la zone frontalière avec le monde oriental.
Thalès, qui tombe dans une « source » en observant les étoiles, représente selon lui une
culture de pensées plus développée.
Cette référence au monde oriental se retrouve déjà dans l’Aufklärung, où l’on explore le
monde de la vie, pour modifier le regard porté sur la terre. La servante de Thrace apparaît
comme une voyageuse venue d’Orient, de Huronne ou comme une astronaute venue de Sirius.
Or les choses changent fondamentalement avec Nietzsche et Heidegger. L’anecdote
est lue de façon positive et originale. Les deux philosophes jouent aussi de la relation entre
philosophie et sciences. Tous deux s’inspirent de la version platonicienne. Chez Nietzsche la
servante ne rit pas. Chez Heidegger, elle ne peut s’en empêcher.
Selon Nietzsche, Thalès a réussi à se détacher du mythe, à l’encontre des autres
Grecs. Ce changement constitue en même temps le commencement de la philosophie et,
conséquemment, de la science. Par ailleurs, Thalès n’est pas seulement considéré comme un
philosophe par Nietzsche, mais aussi un homme politique influent qui a su libérer son peuple
de la peur. Thalès, contrairement aux Grecs en général, était un réaliste.
Nietzsche considère Thalès de Milet comme un événement erratique parmi les Grecs. C’est lui le
réaliste, pas la servante de Thrace. En cela, Nietzsche reste dans le cadre de la réception qui conduit
au renversement symétrique de l’anecdote.96
Nietzsche considère Thalès comme l’incarnation de l’unité de la raison qui s’oppose au
pluralisme du mythe. Selon lui, dire que tout est eau comme le faisait Thalès, est la même
chose que dire que tout est Un. Le lien avec la politique paraît alors renforcé, étant donné que
ce soit aussi cette unité que Thalès a voulu appliquer à la politique.
Comme Nietzsche, Heidegger dépasse avec son explication tout à fait le contexte
habituel dans lequel l’anecdote est présentée et met la discussion sous un nouveau jour : « Le
monde était là lorsque le premier homme leva la tête »97
. L’écart entre le monde de la vie
(« Dasein ») et la théorie (« Sein ») est quasi impossible. Comme Feuerbach, il rapproche
l’anthropologie (« l’histoire de l’être », Adam serait alors ce « premier homme ») et la
philosophie (Thalès est le « premier homme »). Thalès est toujours le premier philosophe,
96
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 171 97
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 186
- 46 -
mais il ne se considère pas comme tel et ne connaît désormais pas les dangers de la
philosophie, c’est pourquoi il est tombé dans le puits. Par le changement des rôles, ce qui est
le plus proche est devenu le plus lointain, parce que c’est exactement le plus proche qui nous
fait tomber. Thalès n’est toutefois pas le seul qui a initié la philosophie, parce que la
philosophie ne commence pas une fois pour toutes ; elle commence souvent quand un mal
advient. Thalès n’est pas considéré comme le fondateur des sciences, sinon la servante
n’aurait pas ri. Heidegger fait « jouer la science et la philosophie l’une contre l’autre. »98
Le
philosophe est quelqu’un qui ne s’intéresse pas à la science. Les sciences ne se sont pas,
comme la philosophie, si abruptement détachées de la vie réelle. La chute est la preuve que
Thalès est sur la bonne voie, parce qu’elle fait partie de l’établissement de la philosophie. Si
la servante rit, c’est parce qu’elle ne comprend rien à la philosophie. Or la philosophie, c’est
donc ce que l’on ne comprend pas et ce dont on rit. Les origines exotiques de la servante
n’importent plus, puisque son propre peuple aurait ri tout autant de Thalès. Le puits est une
citerne : ce n’est pas parce que nous tombons dedans, que nous « toucherons au fond ». Par
ailleurs, le puits est en plus si profond que le rire de la servante n’atteint plus le philosophe.
La servante est rendue ridicule, parce que son rire n’a plus de but. Le « souci de voir », c’est
alors surtout de voir plus loin. « Nous voulons même aller au-delà des étoiles, au-delà de toute
chose déterminée pour atteindre le non déterminé, là où il n’y a plus de choses qui établissent
un fond et un sol. »99
Au cours de l’histoire de sa transmission, l’anecdote de l’astronome qui tombe dans le puits donne
lieu clairement à deux tendances : pour l’une il s’agit de stigmatiser la surenchère métaphysique, pour
l’autre de faire ressortir le problème de la morale et du réalisme.100
Toutefois, ce n’est pas la seule distinction entre les tendances que nous pouvons découvrir
dans l’analyse de l’anecdote de Thalès qui tombait dans un puits. Tour à tour une conception
philosophique et une conception scientifique alternent. Après plus de deux mille ans de
réflexion sur la cause, nous ne sommes toujours pas arrivés à formuler une explication
cohérente. Un des premiers commentateurs, Platon, ainsi qu’un des derniers commentateurs,
Nietzsche, appliquent l’anecdote aux deux domaines à la fois. Or, nous voyons que dans notre
époque moderne, après le boom scientifique, la cause reçoit plus d’attention et les analyses
sont plus osées et même parfois forcées. On passe graduellement de la réception de l’anecdote
98
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 189 99
BLUMENBERG, H., op. cit., p.198 100
BLUMENBERG, H., op. cit., p. 83
- 47 -
à la réception de la réception. La critique n’est en elle-même pas philosophique, mais plutôt
sociale et surtout interdisciplinaire.
3.2. La même histoire illustrée
Passons à notre tour de la « théorie » à la pratique, à l’aide de la représentation de la
scène par quelques artistes qui ont illustré les Fables. Comment se reflètent les différentes
réceptions savantes de l’anecdote de la chute de Thalès dans les dessins qui accompagnent
« l’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13) ?
3.2.1. Oudry101
L’illustrateur renoue avec une version de l’anecdote qui fait penser à l’interprétation
de Diogène Laërce, selon laquelle, lorsqu’il tombe, l’astronome vient de sortir de chez lui
pour contempler les étoiles, comme il a l’habitude de le faire. La maison n’est pas loin. Il
s’ensuit nécessairement, puisque l’astronome s’avance en terrain connu, qu’il doit avoir été au
courant des puits présents dans la terre. Le spectateur peut même se demander pourquoi
l’astrologue est sorti de la maison, puisqu’il dispose d’un balcon au premier étage, à partir
duquel il peut observer les astres sans être gêné des arbres. En outre, les nuages sont
clairement visibles, il fait peut-être jour au moment de l’incident. Sa chute est donc la
conséquence de sa distraction. Et l’illustrateur n’éprouve pour lui aucune pitié. Toutefois,
contrairement à l’anecdote, le philosophe n’est pas accompagné par une servante. La Fontaine
non plus ne la mentionne pas explicitement. Il est donc probable qu’Oudry ne connaissait pas
l’anecdote, ou du moins que de façon très rudimentaire, ou bien, qu’il a consciemment choisi
d’appliquer le contenu et les nuances de la fable lafontainienne aussi strictement possible. Le
premier plan du dessin, où a lieu la chute, conduit l’interprétation dans cette direction. J’ai
déjà observé que La Fontaine suggère que l’astronome peut avoir choisi lui-même de tomber
dans ce puits, parce que cette position pourrait améliorer ses recherches astronomiques. En
effet, sur le dessin, le philosophe ne tombe que très aisément. Le spectateur pourrait même
encore croire qu’il ne tombe pas, mais qu’il saute, et qu’il aboutira sur ses pieds si le puits
n’est pas trop profond. Le spectateur n’est pas informé sur la profondeur du puits, ni sur la
101
Illustration voir annexe 1.3
- 48 -
gravité de la chute. De plus, sa lunette n’est pas pointée en l’air, ce qui implique que
l’astronome n’était pas en train de contempler le ciel lors de sa chute. L’interprétation prend
une tournure très technique. Or, la position de sa longue-vue peut encore dénoncer un autre
point de vue. Si l’astrologue veut observer le ciel depuis la position du puits, alors qu’il a ce
magnifique balcon qui assure une vue splendide, c’est peut-être parce qu’il espère voir dans
l’eau du puits la réflexion des astres. Oudry renouerait ainsi avec la conception d’entre autres
Francis Bacon. Par ailleurs, l’astronome n’a rien d’un gaillard étranger à ce monde : il habite
dans une belle maison, bien entretenue et il ne porte pas d’habits comiques. L’astronome ne
représente donc en tout cas pas Thalès ou Socrate, dont nous savons qu’ils ne vouaient pas
d’importance aux apparences, ni à la richesse matérielle.
3.2.2. Grandville102
Grandville est l’illustrateur qui était probablement le plus au courant de l’évolution
de la perception de l’anecdote sur Thalès de Milet. Il présente en effet une profusion
d’éléments que les critiques ont déjà apportés avant lui. Comme les autres illustrateurs,
Grandville opte pour une citerne. Les fosses et les fossés de certains critiques semblent être
complètement oubliés. Son astronome paraît déréalisé par sa robe longue et son grand
chapeau. La posture de l’astronome est représentée de façon très traditionnelle : sa lunette est
pointée vers le ciel, tandis qu’il est sur le point de tomber dans le puits, rempli d’eau.
L’illustrateur renoue non seulement avec la variante classique de l’anecdote, il introduit aussi
un clin d’œil à la philosophie de la nature. Dans ce domaine, Thalès était d’avis notamment
que l’eau est le commencement de tout et la matière première à tout ce qui est. La présence de
l’eau dans le puits suggère une autre interprétation, liée à l’idée qu’il faut s’occuper d’abord
du plus proche, afin de connaître mieux ce qui est le plus éloigné. En effet, l’astronome peut
voir la réflexion des étoiles dans l’eau, mais il ne verra jamais l’eau dans les étoiles. Il devrait
donc plutôt s’occuper du monde de la vie au lieu de se perdre au firmament. Plusieurs signes
de vie apparaissent : une maison, une corde dans le puits à laquelle s’attache probablement un
seau, des témoins. C’est exactement ce pluriel qui attire l’attention. Les critiques oublient de
mentionner la présence d’un passant ou d’un spectateur, ou ils attribuent le rôle à une servante
de Thrace, à une fille iambique ou encore à un égyptien. Or aucun savant n’a mentionné la
présence d’une foule, d’une vraie multitude de gens. Grandville représente cependant trois
spectateurs, qui se moquent délibérément de l’astronome. L’inspiration pour ce tableau se
102
Illustration voir annexe 1.3
- 49 -
trouve probablement dans la fable de La Fontaine elle-même, parce que le fabuliste ne
mentionne pas de témoin explicite, mais le remplace par un « on » indéterminé. Est-ce
personne ? Est-ce une servante ? Est-ce tout le village ? Le lecteur et l’illustrateur sont
entièrement libres d’imaginer qui constitue ce « on ». Un dernier élément du dessin attire
l’attention. La position de l’astronome, la présence du puits témoignent d’une interprétation
plus ou moins traditionnelle, comme nous est parvenue l’anecdote selon les grands penseurs
de l’Antiquité. Toutefois, au premier plan de l’illustration, posée juste derrière le philosophe,
se trouve une pierre. Bien que la version de Montaigne ne mentionne pas de puits, elle révèle
la présence d’un être humain qui applique une ruse en lui montant un piège. Ce caillou sur
l’image, est-ce l’intervention d’une servante maligne qui espère lui ouvrir les yeux à sa propre
façon ? La co-présence d’un puits invoque une dualité, mais il est vrai que l’astronome ne
tombe pas encore. Il se trouve encore bel et bien debout sur ses pieds. Chez Montaigne non
plus, l’astronome n’est pas tombé, il a seulement trébuché.
3.2.3. Doré103
Gustave Doré est l’un des rares illustrateurs qui ait dessiné, pour certaines fables,
plus d’une illustration. C’est le cas pour « l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits »
(II, 13). La mise en scène des deux dessins qui sont à notre disposition, diffère complètement.
La représentation d’une première illustration, quoique originale, est assez fidèle au contenu de
la fable. La scène est profondément romantique, dans le sens ou la situation est complètement
sans espoir. L’astronome est déjà tombé dans un puits très profond duquel il n’y a absolument
pas moyen de sortir sans aide, aide qui ne se présente pas. L’astronome, un vieil homme,
comme l’aurait voulu Diogène Laërce, est donc condamné à la noyade dans cette citerne
profonde, ample et pleine d’eau. Sa lunette, presque plus grande que lui, se dresse
insolemment vers les étoiles. Le lien avec le monde a complètement disparu, même s’il
appelait à l’aide, personne n’entendrait ce vieillard à la voix faible, que les parois de la citerne
ne laisseraient pas passer. Le dessin ne s’inspire donc pas uniquement de Diogène sur le plan
de la vieillesse, mais aussi sur le plan de l’aboutissement de l’événement, qui est, dans les
deux cas, mortel. Ce qui constitue pour Thalès la source de la vie, l’eau, se transforme
maintenant en son cercueil, sous l’œil bienveillante de la lune. La réalité revient donc à lui de
façon très cruelle.
103
Illustrations voir annexe 1.3
- 50 -
Le deuxième dessin qui accompagne la fable lafontainienne est tout à fait différente du
premier et beaucoup plus drôle. L’astronome se trouve tout seul dans une forêt ou dans un lieu
boisé, ce qui est bien un endroit très romantique, mais qui n’est pas très favorable à
l’exploration du ciel. De plus, le philosophe ne semble beaucoup s’intéresser à l’astronomie.
Lassé, il s’adosse et regarde la terre, tandis que sa lunette est pointée en l’air. Le puits a
disparu de la scène. La représentation est donc très atypique et, à première vue, n’a plus rien à
voir avec l’anecdote sur Thalès de Milet qui est tombé dans un puits lorsqu’il regardait les
étoiles. Toutefois, le comportement du jeune homme n’est pas si sot et peut être rapproché de
plusieurs versions de l’anecdote. Il regarde juste en bas pour ne pas tomber et comprend qu’il
faut d’abord connaître le monde d’ici bas, si on veut dévoiler les secrets du ciel. Une
conception qu’il partage entre autres avec Copernic. En somme, il abandonne l’astrologie et
défend la recherche scientifique, dont les fondements, à l’époque de Doré, sont déjà bien
établis.
3.2.4. Aractigny104
La représentation d’un artiste contemporain, Willy Aractigny, qui a illustré les
Fables il y a une quinzaine d’années, met en scène une interprétation manifestement moderne,
qui renoue avec la deuxième illustration de Doré. Aractigny préfère aussi ne pas représenter
un puits. Et il ne se soucie guère de la jeune fille. Nous voyons uniquement la tête de
l’astronome, illustrée selon le paradigme enfantin. L’excentricité du philosophe se révèle à
travers son grand chapeau de magicien, sa barbe et ses cheveux longs. L’astronome, qui
s’occupe d’une fleur au lieu de regarder les étoiles, qui luisent pourtant d’une manière très
attrayante, comprend qu’il faut s’occuper d’abord des choses les plus proches afin de mieux
connaître les plus lointaines (Copernic), ou de faire d’abord la connaissance de soi et du
monde de la vie (Montaigne) ou bien encore de s’empêcher de tomber, parce que c’est
exactement du plus proche qu’il faut se soucier (Heidegger). L’avantage d’une image si
neutre est qu’elle permet beaucoup d’interprétations différentes. Or ces conceptions
témoignent toutes d’un grand sens de réalisme. L’idée du philosophe rêveur est dépassée à
notre époque. Est-ce bien sûr ?
104
Illustration voir annexe 1.3
- 51 -
3.2.5. Richet105
Richet, illustrateur contemporain, renoue, en effet, avec une tradition longtemps
oubliée : l’astrologie. Les pierres du bord de la citerne qui sont ornées des signes du zodiaque,
dévoilent que l’astrologue est devenu la proie de sa passion. L’illustration suggère davantage
qu’elle ne représente : ni la servante, ni l’astrologue ne sont présents. On déduit de quelques
papiers flottants au-dessus du puits et d’une lunette quelque peu égarée au milieu de la scène,
que l’astrologue est tombé dans une profonde citerne. Richet renoue avec le moyen âge et
même avec une période qui se prolonge longtemps après, qui met en garde contre le
charlatanisme de l’astrologie. Il reste une pointe de tragédie dans le dessin : le puits est éclairé
par la lune et les astres, la preuve qu’il ne faut effectivement pas regarder le ciel pour devenir
plus sage. La sagesse se trouve sur terre et il faut s’en rendre compte parfois par
l’intermédiaire d’une mésaventure.
3.2.6. Conclusion
La Fontaine fait chanter les âmes et les cœurs : il offre un thème à d’infinies variations. Loin
d’imposer au départ une image stable, il suscite une mélodie d’images. On en trouve un exemple dans
l’illustration de L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II, 13).106
En effet, l’appareil dans lequel la fable se présente à nous, varie énormément à travers les
siècles chez chaque illustrateur, mais il se manifeste aussi une tendance générale constante :
les illustrateurs s’inspirent de la fable et non pas de l’anecdote, que la plupart ne semblent
même ignorer. Si la servante n’est jamais illustrée, c’est parce que La Fontaine ne la
mentionne pas dans sa fable. Même si certains autres éléments pourraient suggérer la
connaissance du débat théorique sur l’anecdote, ils peuvent tout aussi bien reposer sur le
hasard, comme la vieillesse de l’astronome, et l’inflexion vers l’astrologie. D’autres choix de
représentation se rapprochent de certaines tendances interprétatives, mais le lien ne s’établit
pas nécessairement, étant donné qu’il s’agit du bon sens et du réalisme, que l’illustrateur peut
posséder tout autant. Je pense notamment aux éléments qui dénotent une préférence pour la
connaissance de la terre sur la contemplation des astres. Il faudra donc en premier lieu séparer
la théorie interprétative établie par les savants, de l’interprétation artistique d’une source qui
105
Illustration voir annexe 1.3 106
BASSY, A.-M., op. cit., p. 55.
- 52 -
fait partie de cette théorie. Les ressemblances qui viennent à la surface reposent plutôt sur le
hasard ou sur le bon sens commun, que sur l’érudition de l’artiste.
- 53 -
4. Chapitre 4 : les illustrations des Fables
4.1. Introduction
La première fois que j’ai lu les Fables de Jean de La Fontaine, c’était dans une
version illustrée par Jean-Baptiste Oudry107
, un dessinateur-graveur issu de la première moitié
du dix-huitième siècle. Les illustrations ont été faites entre 1729 et 1734, plus qu’un demi
siècle après la première publication des Fables, dont la première partie est paru en 1668 et la
deuxième partie en 1678. L’empreinte qu’une image laisse sur le spectateur peut être plus
forte qu’un simple vers poétique. Aussi le souvenir d’une illustration accompagnant une fable
est souvent plus manifestement présent dans la mémoire que le texte même. Le contenu d’une
fable est alors indiscutablement lié à l’illustration qui l’accompagne. Par conséquent, ma
vision des Fables du dix-septième siècle était nourrie, à mon insu, de la culture dix-
huitièmiste. Ce n’est qu’après avoir analysé plusieurs illustrations, de différents illustrateurs,
que j’ai constaté l’importance de l’influence de ce premier contact avec les fables illustrées et
combien il est important de toujours séparer le contenu du texte des illustrations qui
l’accompagnent. Des œuvres d’art d’autres artistes, ou issues d’autres périodes, donnent lieu à
une analyse tout à fait nouvelle, qui mène parfois à une interprétation originale ou à une
lecture différente des Fables. Alain-Marie Bassy108
a pu le constater aussi et ceci l’a incité à
étudier quatre siècles d’illustrations de fables et à les commenter. Bien que ce travail paraisse
très volumineux, c’est toujours l’analyse d’une seule personne. Il serait donc intéressant de
comparer son opinion à celle de quelqu’un d’autre. Une deuxième méthode d’analyse nous
sera fournie par Jan Van Coillie109
. Il l’a conçue pour commenter les illustrations qui
accompagnent Le Petit Chaperon rouge. Ces deux méthodes me serviront de point de départ
pour une analyse personnelle d’une série de fables qui ont engendré des dessins parfois très
particuliers. Je me concentre principalement sur les artistes les plus connus, mais de temps à
autre submergent des petits chefs-d’œuvre singuliers, qui nous mènent sur des pistes qu’il
serait dommage de négliger.
107
LA FONTAINE, J., Fables, éd. Marc FUMAROLI, Paris, La Pochothèque, 1985 108
BASSY, A-M., Les Fables de La Fontaine, Quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986 109
VAN COILLIE, J., « Hoe rood is haar kapje ? Een illustratiegeschiedenis van Roodkapje », Kunsttijdschrift
Vlaanderen, avril 2007, n°315
- 54 -
Le nombre d’illustrations de fables, que Bassy traite dans Les Fables de La Fontaine,
Quatre siècles d’illustration, est légion. En outre, il parcourt en même temps presque autant
d’illustrateurs. Parce qu’il est impossible de s’occuper séparément de chaque artiste, l’auteur à
sectionné son livre en plusieurs thèmes qui traitent chronologiquement des différents courants
artistiques. Or, plus que de coller des noms sur des périodes et de répartir artificiellement les
artistes dans des catégories différentes, l’auteur tient compte du goût de l’époque et de l’esprit
du siècle en général, qui sont des classifications beaucoup plus amples que ces paradigmes
fixes, institutionnalisés et souvent trop restrictifs. Bassy commence ainsi dans sa première
partie, « Genres et traditions, le double paradoxe », avec une représentation des traditions
d’illustration au seizième et au début du dix-septième siècles, qui réapparaîtront à plusieurs
reprises, dans les siècles à venir. Il continue avec une description des dessins bien connus qui
peuvent avoir servi de source d’inspiration pour certaines fables. Bref, la relation entre les
fables et ses illustrations est une interaction. Les illustrations naissent à partir des fables, mais
celles-ci peuvent aussi prendre vie à partir des illustrations. Ceci constitue le premier
paradoxe. Ensuite, Bassy souligne les matières et les matériaux qui interviennent comme
support pour les illustrations. Les dessins sont toujours les plus connus, mais les fables ont
aussi servi d’inspiration à des peintres, à des sculpteurs (sur bois), à des tisserands de tapis,
etc. Outre une tradition textuelle, les Fables ont été transmises par le biais d’une tradition
imagée. Quelqu’un qui ne pouvait pas lire, disposait, en théorie, tout de même, de moyens
pour découvrir les Fables. En revanche, le deuxième paradoxe se fonde sur l’aspect littéraire
et consiste en ce fait que La Fontaine était, à son époque, autant innovateur du genre des
fables que de la langue. Il faut souligner que les illustrateurs n’étaient pas toujours aussi
originaux que La Fontaine. De même que La Fontaine n’aurait pas toujours pris goût des
illustrateurs postérieurs à Chauveau, comme le signale Marc Fumaroli :
« Remarquons au passage que La Fontaine, de son vivant, s’est toujours contenté pour ses Fables des
sommaires cul-de-lampes du graveur François Chauveau. Le poète n’aurait guère apprécié les
splendides planches d’Oudry dont ses Fables ont été pourvues au XVIIIe siècle (ou au XIXe, les
sombres lithographies de Doré) qui, en effet, les unes et les autres, font ombrage, par une sourde
rivalité, aux poèmes qu’ils prétendent servir alors que les images et les couleurs du fabuliste suffisent
à “faire voir”. »110
Dans la deuxième partie, Devenir iconographique des fables, Bassy étudie
successivement la représentation des personnages, des décors et de l’atmosphère à travers les
110
FUMAROLI, M., dans PERRET, E., XXV Fables des animaux, Paris, PUF, 2007, p. 15
- 55 -
siècles111
. Les dix-septième et dix-huitième siècles se ressemblent fortement. Ils se
caractérisent par les tendances pittoresque-rustique et intimiste-rurale. Les artistes s’occupent
consciencieusement du décor. La représentation détaillée de paysages somptueux a été
influencée par la peinture hollandaise et flamande. C’est surtout l’homme qui occupe la place
centrale dans l’image, qui subit l’influence de la tragédie du dix-septième siècle112
. On
s’intéresse surtout aux classes sociales supérieures : au dix-septième siècle, le centre
d’attention se fixe sur la bourgeoisie, au dix-huitième siècle par contre, on préfère représenter
la noblesse. Les références à la mythologie antique se passent via l’influence des peintres
italiens. Nonobstant le finissage minutieux et un bon coup d’œil pour les détails, les scènes
sont souvent statiques et ne contiennent pas d’humour. De plus, chaque forme de symbolisme
ou d’allégorie dans les images est évitée. En 1830 s’inaugure, après une période de transition,
le commencement des coutumes qui s’affirmeront au dix-neuvième siècle, en illustration des
fables. Dans les décors dominent le calme et le silence, mais ces décors sont toujours dessinés
avec les plus grands soins. L’influence du théâtre reste pertinente, mais contrairement au dix-
septième et au dix-huitième siècles, où on s’inspirait de la tragédie, le dix-neuvième siècle
cherche son inspiration dans la comédie. Cette évolution annonce une licence interprétative à
l’humour, qui évoluera, à la fin du dix-neuvième siècle, vers une tradition de caricatures, issue
du Royaume Uni, et qui perdurera tout au long du vingtième siècle. Outre du théâtre, les
illustrateurs s’inspirent aussi du roman113
. Cette tendance provoque, tout comme les
caricatures, un effet comique. Le pittoresque se déplace vers le picaresque. Contrairement à
l’anthropocentrisme des siècles précédents, le dix-neuvième siècle se distingue par un grand
intérêt pour la représentation des animaux, stimulée entre autres par le progrès scientifique et
la curiosité que les sciences engendrent. La transition vers la caricature est stimulée en partie
par la représentation d’animaux portant des vêtements ou de personnes avec une tête
d’animal. L’atmosphère est plus animée, l’action prime sur le fond et le nombre de plans
diminue petit à petit. Il y a de la place pour les sentiments et la sensualité, les dessins sont des
invitations à la vie et à l’amour. Le vingtième siècle représente un revirement dans
l’illustration des Fables. La tradition des caricatures, issue du dix-neuvième siècle, connaît
son apogée. Déjà à la fin du siècle précédent, les sentiments nationalistes se renforçaient en
France et les Fables, universellement connues, recevaient le statut de « nouvelle
111
La vue d’ensemble suivante n’est qu’un aperçu grossier des traditions dominantes dans les différentes
périodes. Il dépend beaucoup des préférences de l’artiste lui-même. Les dessins d’une même période peuvent
subir de nombreuses variations, voire même entre elles. 112
Annexe 1.2, illustration 1. (Voir aussi 2 et 3) 113
Annexe 1.2, illustration 7.
- 56 -
Marseillaise ». Les caricatures se moquent souvent des ennemis politiques114
. L’humour, la
satire et l’engagement politique s’amplifient. Le patriotisme français et l’amplification des
Fables, du domaine culturel aux autres domaines de la société, intensifient la tradition
enracinée des Fables : elles font parties du patrimoine culturel français, même encore de nos
jours. Même ceux qui n’ont jamais lu les Fables, les connaissent. Cette évolution a été
stimulée partiellement par un autre phénomène, à savoir le développement d’illustrations pour
enfants à l’époque du changement de siècle. Au début, les images pour enfants restent plutôt
traditionnelles, mais sous l’influence des mouvements avant-gardistes, ces images deviennent
plus enjouées, colorées et attractives, et donc plus enfantines. Le décor disparaît et la forme
est moins définie. Le dessin est de moins en moins une représentation fidèle du contenu de la
fable. Les couleurs deviennent très importantes et véhiculent parfois une portée symbolique.
Dans la troisième et dernière partie, Les interprétations d’ensemble, Bassy change de
tactique. Dans les deux premières parties, il s’occupe en premier lieu des illustrations mêmes,
dans la troisième partie, par contre, il étudie principalement le rapport entre les Fables et les
illustrateurs. Leur vision sur les Fables devient une possibilité pour exprimer leurs idées, pour
manifester leur opinion personnelle sur les Fables. L’illustration n’est donc pas seulement le
produit d’un esprit du siècle et d’un courant artistique, mais elle est tout aussi bien le résultat
de la créativité de l’artiste. A travers le choix des fables illustrées et la composition et la
structure du dessin, ils esquissent le climat et la logique que les Fables comportent selon eux.
Bassy donne l’exemple de quelques illustrateurs qui mettent en évidence, à travers leurs
illustrations, les constructions morales115
, politiques ou philosophiques que l’on retrouve dans
les Fables. Les artistes que Bassy cite, ne sont pas les mêmes que ceux que j’examinerai dans
cette partie de texte, mais la méthode de travail reste la même et peut être appliquée à d’autres
illustrateurs.
Dans une tentative de formuler une vision contrastée à cette analyse, il faut découvrir
une autre méthode de travail, appliquée par Jan Van Coillie sur les illustrations pour Le Petit
Chaperon rouge. Là où Bassy subdivise les illustrations plutôt en siècles et périodes
chronologiques, Van Coillie les classe en périodes limitées par l’esprit du siècle116
, les
114
Annexe 1.2, illustration 10. 115
Annexe 1.2, illustrations 5, 10 & 16 116
Cette distinction peut paraître bizarre. Une période est de toute façon marquée par l’esprit du siècle, avec ou
sans dénomination fixe. L’intérêt se trouve dans le fait que Bassy travaille un peu plus consciencieusement que
- 57 -
courants artistiques. Outre cette méthode de classification facile, mais en même temps
limitative, Van Coillie expose aussi ses propres méthodes. Il offre au lecteur les mécanismes
pour se mettre au travail. Sa méthode comporte donc l’avantage de ne pas devoir se limiter
aux illustrations pour Le Petit Chaperon rouge, mais d’être applicable sur à peu près toutes
les illustrations littéraires. L’attention de Van Coillie se fonde sur l’évolution, le courant, la
psychologie, l’originalité et le quoi et le comment de la scène représentée. Des domaines de
recherche généraux qui peuvent être appliqués parfaitement aux images accompagnant les
Fables.
L’auteur démarre avec une représentation courte du contexte littéraire, qui est indispensable
pour le spectateur qui veut vraiment comprendre les illustrations. Cette mise en contexte fait
largement défaut chez Bassy, parce qu’il part de l’idée que les Fables sont tombées dans le
domaine public. Bien que Le Petit Chaperon rouge ait été publié au dix-septième siècle117
,
l’auteur ne commence son analyse des illustrations qu’à partir de la période romantique, à la
fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle. Van Coillie néglige donc cent ans
d’illustrations118
et il insiste en même temps sur la séparation entre illustrations pour adultes
et pour enfants. Il se concentre surtout sur la dernière catégorie, qui se développe lentement
vers la fin du dix-neuvième siècle. Pendant la période romantique, les illustrateurs préfèrent la
représentation de scènes avec une dramatique forte. On aime bien les ténèbres et le lugubre. A
la fin du dix-neuvième siècle et surtout pendant les premières décennies du vingtième siècle,
l’illustration des livres était caractérisée par le jugendstil ou l’art nouveau. Il y a un grand
intérêt pour l’artificiel et la symbolique. Les dessins sont plus adaptés aux enfants et se
fondent, à partir de ce moment-là, sur la version des frères Grimm au lieu de la version de
Perrault119
. Dans la période autour des deux guerres mondiales se manifeste une
sensibilisation remarquable dans la littérature enfantine. Les illustrations sont adaptées à notre
propre culture et deviennent donc très reconnaissables. Plus aucune trace d’atrocité. Dans les
années cinquante, la commercialisation augmente et l’illustration de littérature pour enfants
dépasse les images sur papier, destinées à la décoration de livres. Les autres médias sont
Van Coillie et qu’il essaie de ne pas se fixer sur certains paradigmes avec des caractéristiques précises, qui
peuvent éventuellement limiter les interprétations d’une œuvre d’art. 117
Perrault, 1697, quelques années après les Fables. 118
Bien que Van Coillie ne dise rien sur la fin du dix-septième siècle et le dix-huitième siècle, il est impensable
que les premières éditions des Contes de ma mère l’Oye de Perrault aient été publiées sans illustrations. A
l’époque, les illustrations étaient aussi importantes que les textes et elles étaient donc une condition nécessaire
pour publier. 119
La version originelle de Perrault présente une connotation sexuelle qui disparaît tout à fait chez Grimm. Un
pont est jeté entre les deux dans un dessin de Doré, où le loup porte déjà un mignon bonnet de grand-mère, mais
où le petit chaperon rouge le rejoint tout de même dans son lit. Voir Annexe1.2, illustration 17.
- 58 -
utilisés maintenant pour présenter la littérature au public. Une nouvelle tendance venant du
pays de l’Est se caractérise par un style expressif avec des couleurs exubérantes et des rayures
et des traits. Plus que l’action, les artistes qui pratiquent ce nouveau style veulent exprimer
l’atmosphère et les émotions. Pendant les années soixante et soixante-dix, des dessins sont
faits dans lesquels les personnages sont déformés de manière caricaturale. Ces mêmes
illustrations peuvent aussi subir une grande simplification ou surabonder de clichés. Dans les
dernières décennies, les illustrateurs redeviennent plus créatifs et jouent avec les couleurs, la
perspective et la composition. Les dessins attestent d’une stratification profonde et d’un
humour subtil. Les représentations stéréotypées sont percées de toutes les manières possibles.
Toutes ces périodes ont naturellement un point commun : le texte et l’illustration continuent à
s’influencer mutuellement et stimulent une interprétation originale de la totalité.
En somme, Van Coillie choisit une autre méthode de travail que Bassy. Il n’a pas
peur de dénommer et de placer les illustrateurs dans des catégories. Il traite aussi
spécifiquement et consciencieusement une période plus récente que Bassy, bien que les deux
textes de base aient été publiés à la même époque. L’accent se porte sur les illustrations pour
enfants, alors que Bassy se concentre principalement sur des dessins pour adultes.
4.2. illustrateurs
Mon but est d’adopter les deux méthodes, issues des deux sources, à quelques fables
et illustrateurs spécifiques, complétées par quelques expériences personnelles ou analyses qui
sont nées à partir des méthodes de travail de ces deux critiques. Les fables, sur lesquelles je
me fonde, sont « La cigale et la fourmi » (I, 1), « Le meunier, son fils et l’âne » (III, 1),
« L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13), « La laitière et le pot au lait »
(VII, 9), « L’enfant et le maître d’école » (I, 19), « Le corbeau et le renard » (I, 2) et « La
grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » (I, 3). Les images que j’analyserai sont
principalement dessinés par Chauveau (dix-septième siècle), Oudry (dix-huitième siècle),
Doré, Grandville (dix-neuvième siècle), Chagall, Richet et Aractigny (vingtième siècle). Le
compte-rendu se fait par illustrateur, afin de reproduire de façon idéale l’esprit du siècle et le
caractère personnel de l’artiste.
- 59 -
4.2.1. Chauveau120
Les dessins de Chauveau en noir et blanc sont les illustrations originelles qui ont
transposé la première édition des Fables en images. Les dessins sont traditionnels et peu osés.
L’illustrateur, au sens général, évoluera beaucoup au cours des siècles, au fur et à mesure
qu’on se familiarise avec les Fables. Comme il convient aux dix-septième et dix-huitième
siècles, beaucoup d’attention est portée à un paysage qui est très familier pour l’homme,
jamais trop éloigné du monde habité. Les dessins se divisent souvent en plusieurs plans. La
scène la plus importante se joue sur le premier plan : la cigale et la fourmi se rencontrent, le
renard saisit le fromage du corbeau, la grenouille se gonfle elle-même en la compagnie du
bœuf. Ce qui frappe chez Chauveau, c’est qu’il peint toujours un arbre sur le premier plan, ce
qui accentue d’avantage l’importance de la nature et du décor. Au milieu se trouvent les
allusions aux hommes : des gens qui allument un feu, une maison, une ruine. L’arrière-plan
par contre, est rempli de références à la nature et le décor se concrétise en plus d’arbres et
beaucoup de montagnes, ce qui est particulier pour un illustrateur issu de l’Île-de-France
déclivé. Les animaux qui sont dépeints ne sont pas les personnages des Fables, mais les vrais
animaux de la nature121
. Ils sont peints de façon particulièrement véridique ; ils n’ont pas de
traits humains et ne sont pas comiques. L’atmosphère reste donc neutre et finalement, la satire
et la critique sociale des Fables se perdent. Pour l’illustrateur, l’esthétique de l’œuvre d’art est
située dans l’aspiration à la perfection formelle. Ce qui est peint n’est souvent pas conforme
au contenu de la fable illustrée. Chauveau essaie de représenter un endroit de façon aussi
neutre que possible, sans accentuer un aspect particulier. Bizarrement, il ajoute à certaines
illustrations des éléments que La Fontaine lui-même ne mentionne pas dans la fable, comme
la présence humaine dans l’illustration pour La cigale et la fourmi.
4.2.2. Oudry122
Comme il a été observé déjà plusieurs fois, les dix-septième et dix-huitième siècles
se ressemblent beaucoup sur le plan des techniques d’illustration. Oudry est donc bien des fois
semblable à Chauveau. Ils partagent le même esprit d’observation pour la perfection formelle,
des décors somptueux et l’application de plusieurs plans. Oudry est, en ces choses, encore un
120
Pour les illustrations de Chauveau, voir annexe 1.1, A. 121
Du dix-septième siècle au dix-neuvième siècle, on voit graduellement évoluer les illustrations de personnages
animaliers, jusqu’à-ce qu’on remplace, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les animaux par des
personnages humains. La série d’illustrations de la fable La cigale et la fourmi en est un exemple parfait. Voir
annexes. 122
Pour les illustrations d’Oudry, voir annexe1.1, B.
- 60 -
peu plus persévérant que son prédécesseur. L’homme continue d’occuper une place centrale et
s’il n’est pas présent corporellement dans le dessin, l’illustrateur insinue sa présence par
moyen d’œuvres d’art (voir dessin 1 et 6). Oudry réserve le paysage en pente de l’Île-de-
France pour l’arrière-plan et l’action véritable se joue dans les jardins nobles et luxueux de
Vaux et de Versailles. La présence humaine est suggérée par le choix de ce type de paysage et
l’architecture est omniprésente. Chez Oudry il ne faut pas non plus identifier les animaux aux
personnages des Fables. Ils restent des créatures issues de la nature ordinaire qui ne
reproduisent pas l’ironie des Fables. Les animaux restent statiques, mais les actes des
hommes sont déjà plus dynamiques.
4.2.3. Grandville123
Le dix-neuvième siècle emporte une révolution dans les Beaux-arts, par l’apparition
de nouvelles formes d’art. L’invention de la photographie exerce un effet profond sur la façon
de représenter. L’exactitude et la fidélité à l’objet représenté deviennent beaucoup moins
importantes pour les illustrateurs, parce que la photo offre une représentation parfaite de la
réalité. La représentation devient donc plus libre et l’imagination de l’illustrateur acquiert plus
d’élasticité. Au vingtième siècle, cette tendance se trouve sublimée dans l’art abstrait où
l’artiste se moque du représenté. Les dessins de Grandville, issus de la première partie du dix-
neuvième siècle, portent déjà les symptômes d’un changement dans la technique
d’illustration. Les trois plans des dix-septième et dix-huitième siècles se réduisent à deux
plans : un premier plan, qui met en scène l’action et un arrière-plan, qui montre la nature de
façon bien finie, mais déjà fortement réduite. Or, le plus grand changement s’est fait sur le
plan des personnages. Ce n’est plus seulement l’homme qui est au centre de l’attention ; les
illustrateurs ont de plus en plus d’intérêt pour les animaux. Ils reçoivent des traits humains :
ils courent, ils parlent et ils s’habillent comme les hommes, mais par-dessus tout, ils se
comportent aussi comme eux. La physionomie devient plus expressive et l’action se montre
surtout dans la posture. Le comique devient donc plus important. L’astrologue est représenté
comme un magicien étranger à ce monde (illustration 3), de qui une bande de villageois se
moque, bien que ces gens ne soient pas mentionnés dans la fable. Perrette, la laitière, est
indirectement représentée sur l’arrière-plan d’une illustration d’une autre fable, « Le curé et le
mort » (VII, 11). Elle est représentée à travers le carreau du carrosse (illustration 4). Autant le
maître d’école que la grenouille sont caractérisés de façon arrogante et blasée (illustrations 5
123
Pour les illustrations de Grandville, voir annexe 1.1, C.
- 61 -
et 7). Les illustrations de Grandville portent déjà en soi les racines d’une tradition de
caricatures qui connaîtra beaucoup de succès à la fin du dix-neuvième siècle. Les images ne
sont pas strictement encadrées et reflètent une sorte de rêve, une sorte d’imagination du
lecteur. L’illustrateur n’a pas l’intention de rendre réel le texte sur lequel il se base. Les
dessins respectent le message allégorique des Fables, en représentant les tableaux de façon
irréelle.
4.2.4. Doré124
Les dessins de Gustave Doré, issus de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle,
sont très paradoxaux. Tout comme aux dix-septième et dix-huitième siècles, l’homme occupe
la place centrale, mais dans les siècles précédents on faisait encore parfaitement la distinction
entre l’homme et la bête. Tout comme Grandville, Doré ne la fait plus. Il va même encore un
peu plus loin. Grandville travaille encore avec des animaux, mais il leur attribue des
caractéristiques humaines. Doré, par contre, change les animaux tout à fait en hommes (voir
« La cigale et la fourmi » (I, 1)). C’est le résultat de sa lecture profonde de La Fontaine. Doré
comprend parfaitement le double fond allégorique et ne laisse plus de place à l’imagination.
L’auteur des Fables mettait en scène des animaux pour éviter la censure. Par l’écoulement du
temps et le changement du pouvoir politique, Doré n’est plus sujet à cette censure et il peut
manifester en toute liberté la vraie nature et les circonstances des Fables. Il le fait selon les
caractéristiques du paradigme romantique. Les personnages sont populaires, le paysage est
hivernal et baroque. Il ne pend plus de feuilles aux arbres, il règne une atmosphère obscure et
nocturne. Ici et là, les dessins se caractérisent aussi par une attention diminuée pour l’arrière-
plan et le décor. Surtout sur les petites illustrations125
, l’arrière plan s’efface parfois.
L’architecture est beaucoup moins importante et si elle est présente, c’est sous la forme des
ruines médiévales habituelles, qui caractérisent le romantisme. Doré représente aussi des
scènes qui ne sont pas mentionnées explicitement dans les Fables, par exemple les enfants
chez « La cigale et la fourmi » (I,1). Il faut d’ailleurs faire attention aussi à la représentation
bien spécifique et moderne de l’astrologue, où l’angoisse romantique est primordiale.
124
Pour les illustrations de Doré, voir annexe 1.1, D. 125
Doré est un des rares artistes qui a fait plusieurs illustrations pour une fable.
- 62 -
4.2.5. Chagall126
Au vingtième siècle, le changement qui a été provoqué au dix-neuvième siècle, se
radicalise. Le « linguistic turn » moderniste de la littérature, connaît le même phénomène dans
les Beaux-arts. La relation entre signe et signifié devient arbitraire et les illustrations
deviennent plus vagues. Les images abstraites ne sont plus reconnaissables comme étant des
représentations des Fables et ne peuvent plus être correctement interprétées, de manière
autonome, sans l’accompagnement des textes. On a besoin du texte pour comprendre ce qui
est dépeint. Chagall, que nous pouvons classer sous le paradigme avant-gardiste, représente
cette évolution. Dans son jeu de clair-obscur, il n’y a plus de place pour un décor étendu ou
une constance de forme scrupuleuse. En outre, les différents plans disparaissent petit à petit. Il
n’y a presque plus de premier plan et d’arrière-plan, le décor est parcimonieusement établi et
de ce fait, les personnages semblent parfois flotter sur le papier. Ce qui est représenté devient
de moins en moins clair. Le renard (illustration 6) peut aussi bien être un loup. Le corbeau
correspond aux caractéristiques générales d’un oiseau, mais il peut aussi bien représenter une
corneille ou un autre oiseau noir. Au-dessus de l’arrière-plan, les attributs souffrent aussi. A
l’encontre des autres artistes, le fromage du corbeau semble avoir disparu chez Chagall. Les
images approchent la représentation enfantine, également sous l’influence des techniques de
représentation issues du mouvement CoBrA. De temps à autre, Chagall ose utiliser des
couleurs, mais il reste très modeste et se limite à une ou deux couleurs. L’application de
couleurs augmentera explicitement au cours des années chez les autres artistes127
.
4.2.6. Richet128
Bien que Richet et Aractigny n’aient dessiné leur série d’illustrations pour les Fables
qu’avec quelques années de différence, nous ne pouvons pas comparer les deux productions.
Richet tient à l’honneur de continuer la tradition classique à travers une perfection formelle
forcée et une combinaison de couleurs en noir et blanc. En outre, il est moderne par un
développement minimal du décor et des perspectives parfois originales, comme pour
l’illustration pour Le corbeau et le renard, où il semble se mettre à côté du corbeau dans
l’arbre, à la même hauteur de l’œil. Richet a été visiblement influencé par Grandville, parce
qu’il prévoit, tout comme lui, pour ses personnages animaux, des caractéristiques et attributs
humains. Contrairement aux classiques, il n’a pas peur de souligner les enjeux sexuels des
126
Pour les illustrations de Chagall, voir annexe 1.1, E. 127
Voir annexe 1.2, illustration 11. 128
Pour les illustrations de Richet, voir annexe 1.1, F.
- 63 -
Fables. Perrette129
n’est plus la petite laitière timide, mais une jeune fille sensuelle, court
vêtue et tendrement décolletée, qui regarde le spectateur d’un air provocateur, même un peu
brutal. Richet a clairement subi plusieurs influences. La perspective, dans laquelle il
représente Perrette et son contact explicite avec le spectateur, ont été fortement influencés par
la photographie. L’image pour « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » (I,
3) a été inspirée par la tradition de caricatures. Le bœuf n’est pas seulement littéralement,
mais aussi symboliquement, un poids lourd, parce qu’il peut se permettre de fumer des cigares
et de boire un verre de champagne en toute tranquillité130
. D’ailleurs, l’attention se fixe
entièrement sur les personnages, parce que tout le décor a disparu. Richet offre dans ses
images, avec une grande aisance, semble-t-il, une combinaison des paradigmes antérieurs.
4.2.7. Aractigny131
Les illustrations d’Aractigny diffèrent complètement de celles de Richet. Ce dernier
se tourne plutôt vers un public plus mature, tandis qu’Aractigny dessine plutôt en pensant au
jeune public littéraire. Ses illustrations sont très colorées, les personnages sont représentés de
manière simple et il ne travaille plus avec des plans différents. Comme il n’utilise pas
d’ombre, il est difficile de créer une profondeur crédible. Aractigny a une prédilection pour
l’application de formes géométriques. Il représente le contenu de la fable, mais ne s’efforce
pas d’exprimer des sentiments, ni des éléments à double entente. Les dessins sont clairement
destinés à un public qui n’entend pas encore le niveau allégorique des Fables et qui s’amuse
au premier degré de ces histoires. Aractigny dessine pour des enfants, mais dans ce domaine-
ci aussi, il faut faire une distinction de style. Celui d’Aractigny est moderne et s’oppose à la
représentation classique d’illustrations pour enfants du début de la période des dessins
enfantins.
4.2.8. Autres tendances
La révolte moderniste dans la littérature, à la fin du dix-neuvième siècle et au début
du vingtième siècle, se traduit, dans l’art illustratif, par le succès de la caricature. Cette
évolution se déploie entièrement dans une société politiquement à droite, où les Fables sont
devenues une propriété nationaliste. Les caricaturistes n’ont pas, dans la plupart des cas,
129
Comparer aussi avec les autres illustrations pour « La laitière et le pot au lait » dans l’annexe. 130
Voir aussi annexe 1.2, les caricatures contemporaines pour enfants chez La cigale et la fourmi, où la cigale
fume aussi un cigare. Illustrations 12 et 13. 131
Pour les illustrations d’Aractigny, voir annexe 1.1, G.
- 64 -
l’intention d’illustrer toute la fable, mais ils font plutôt usage de leur popularité pour dénoncer
des situations intolérables. Ce qu’étaient les animaux pour La Fontaine, c’est ce que sont les
Fables pour les caricaturistes : une possibilité pour contourner la censure. Elles offrent une
base, sur le plan du contenu, pour signaler, de façon ludique, plusieurs situations sociales. A
côté des pamphlets politiques, l’art de la caricature inspirait aussi les illustrations pour les
jeunes132
et actuellement aussi les cartoons populaires133
. Cette technique s’approche
fortement de la méthode des créateurs de bandes dessinées134
. A côté des tendances et
caractéristiques de genre plus amples s’introduisent aussi des influences plus marginales dans
les illustrations. Ainsi, quelques dessins issus de la grande période coloniale se caractérisent
par un certain exotisme. Il s’agit en plus d’une interaction. Nos artistes occidentaux intègrent
des éléments exotiques dans leurs illustrations135
, mais les Fables de La Fontaine inspirent
tout autant des illustrateurs d’autres continents136
. En outre, on joue avec les conventions et
l’intertextualité. Doré par exemple fait remonter parfois d’autres personnages fictifs dans ses
illustrations de fables.
Le comportement aventurier envers la littérature et le succès qui va de pair avec les
genres mineurs à la deuxième moitié du dix-septième siècle provoquent en partie le boom que
les Fables connaissent tout de suite après leur publication. Une autre condition pour leur
succès était les illustrations qui étaient estimées tout aussi importantes que le texte. La
prédilection pour des fables illustrées perdurait et chaque paradigme d’art emportait des
nouvelles influences. L’essor du film et de la photographie au dix-neuvième siècle provoquait
un renversement dans la technique d’illustration. Le désir du réalisme et de la conformité à la
vérité diminuait chez les artistes, parce qu’ils ne parvenaient pas à égaler le niveau de véracité
d’une photo. L’imagination avait beau jeu, à laquelle le changement de la littérature pour
adultes à la littérature enfantine apporte son obole. A partir de la deuxième moitié du dix-
neuvième siècle les Fables ont été incorporées au canon littéraire. Petit à petit, l’illettrisme
disparaissait et les Fables s’infiltraient jusqu’aux classes sociales les plus populaires. Les
Fables, qui constituent une valeur fixe dans le domaine littéraire depuis leur première
132
Voir annexe 1.2, illustrations 12 et 13. 133
Voir annexe 1.2, illustration 16. 134
Voir annexe 1.2, illustration 8. 135
Voir annexe 1.2, illustration 9. 136
Voir annexe 1.2, illustrations 14 et 15.
- 65 -
publication, deviennent maintenant immuables et continuent à enlever tous les suffrages
jusqu’à aujourd’hui.
La Fontaine introduisait chez ses lecteurs « la fable toute nue »137
. Les illustrateurs
s’en sont bien servis en se manifestant comme les décorateurs de cette fable. Ils les
embellissent de différentes manières, mais les fables semblent toujours se sentir confortables
dans toutes ces différentes « robes ». Les illustrateurs ont souvent donné libre cours à leur
imagination, comme si leur modèle leur en avait donné la permission à travers un mot, un
signe, un clin d’œil. Le résultat est un ample éventail d’illustrations qui représentent
parfaitement la richesse des Fables. Le texte originel des Fables, qui n’a pas changé d’un iota
pendant plus que trois cent ans, a donné lieu à une gamme étendue d’illustrations, qui, elles,
étaient bien sujet à l’esprit du siècle changeant et les différents courants artistiques. Les goûts
de l’époque s’expriment dans les illustrations qu’elle produit et ceci parce que les Fables de
La Fontaine sont une invitation constante à créer un monde imaginaire accompagnant ce que
nous lisons. Une illustration peut donc montrer ce qu’on ne peut pas exprimer et de cette
façon elle peut renforcer la fable, mais en même temps, elle laisse inévitablement une forte
empreinte sur le texte et bloque l’imagination. Bien qu’une image puisse montrer ce qu’on
n’arrive pas à dire, on n’arrive jamais à montrer dans une image, ce qu’on peut dire avec un
texte. Ceci mène à une toute autre expérience de lecture, qui, au grand enjouement du lecteur,
constitue largement un enrichissement.
137
« Tribut envoyé par les animaux à Alexandre » (IV, 12) dans LA FONTAINE, op. cit., p. 229
- 66 -
5. Chapitre 5 : l’importance de l’art et de l’image dans les Fables
« Tous les arts sont comme des miroirs où l'homme connaît
et reconnaît quelque chose de lui-même qu'il ignorait. »138
Comme nous savons que, dès la première édition du premier recueil des Fables, les
fables de La Fontaine ont été illustrées par des artistes, il est évident que ces images ont
orienté la lecture des Fables. Le nombre de critiques qui ont commenté ce jeu entre images et
texte est grand, mais il reste tout de même insignifiant comparé aux innombrables artistes qui,
à travers les siècles, ont pris plaisir à décorer les Fables de leurs créations. Or, La Fontaine,
développait lui-même une conception particulière sur la production artistique, lui-même étant
jongleur de la parole. L’exemple que l’on cite le plus souvent dans ce contexte est la fable
surreprésentée de « La cigale et la fourmi » (I, 1), qui dénoncerait l’avarice de la fourmi et la
paresse de la cigale. Or cette fable cache avant tout un plaidoyer pour une création artistique
libre. La conception de l’art de La Fontaine traverse le livre entier et non seulement la
première fable, dont le message artistique pâlit comme la mort en comparaison avec celui de
quelques autres fables. La Fontaine ne construit pas seulement une vision sur l’importance - et
même les dangers -, des images et de l’objet d’art en général, mais il s’exprime en plus, en
particulier, sur les pouvoirs de la réflexion des miroirs et de l’eau, représentés comme
métaphore ou non.
Le premier livre des Fables, qui est construit autour de l’apologue « L’homme et son
image » (I, 11) donne le ton. La Fontaine, a recours, en effet, aux fables du livre entier pour
illustrer ce qu’il explique dans cette fable, qui se présente sous le voile d’une dédicace au Duc
de La Rochefoucauld et ses Maximes. Le lien entre les observations du duc et les Fables coule
de source : les deux auteurs exploitent les mêmes thèmes et sont tous les deux des moralistes.
L’allusion à La Rochefoucauld sert donc de cadre général à un sujet plus abstrait : la vanité de
l’amour de soi.
Derrière la façade morale de la fable se cache cependant un autre message. La fable
« L’homme et son image » (I, 11) ne met pas uniquement en scène des miroirs, elle
fonctionne comme un miroir. Située au milieu du premier livre, la fable constitue le pivot
entre une première compilation de dix fables qui mettent en scène des animaux et une
138
ALAIN, Vingt leçons sur les Beaux Arts, Paris, Gallimard, 1955
- 67 -
deuxième série de dix fables (si on considère les fables « La Mort et le Malheureux » (I, 15) et
« La Mort et le Bûcheron » (I, 16) comme les deux versants d’un même thème) dans
lesquelles sont mis en avant, la plupart du temps, des hommes ou des héros. La position
particulière de cette fable dans le premier livre n’est pas juste une plaisanterie formelle, elle
cache un message allégorique sur l’objectif des Fables. Si la fable fait fonction de miroir entre
les hommes et les animaux,
si loup, agneau, corbeau, renard, ours, lion, âne, cigale, mulet ou fourmi prêtent aux hommes les traits
de leur comportement et les hommes, à eux, leurs voix, leurs désirs, leur volontés et leurs passions,
L’Homme et son image serait en son site central, la réflexion de ces réflexions dans le récit d’un homme
que toute réflexion importune.139
La fable sert alors d’introduction aux livres des Fables, invitant le lecteur à prendre les Fables
comme exemple de leur propre comportement. La vérité du reflet du miroir garantit
l’importance du contenu des Fables :
« Il accusait toujours les miroirs d’être faux
Vivant plus que content dans son erreur profonde »140
Les Fables contiennent des leçons de vérité sur la nature humaine. Si le lecteur n’en est pas
d’accord, il se trompe. Le pouvoir de vérité du miroir combat, dans cette fable, la vanité de
l’amour de soi, à tel point que le sujet se cache et évite les objets spéculaires pour s’enfermer
dans le « fantasme de soi ». La guérison qui se présente alors au Narcisse est l’eau d’une onde
pure. Malgré son reflet, qu’il ne supporte pas, il continue à regarder la beauté stupéfiante de la
source. Le reflet opaque que la surface de l’onde lui présente, ne ressemble en rien à la clarté
de l’image des miroirs. « Pouvoir (presque) irrésistible de la beauté, non de l’image (de soi),
mais de la surface où celle-ci apparaît. »141
Le trouble ruisseau sera le miroir révélateur. C’est
dans la nature que se cache la vérité. Ce sont les Fables qui présentent un tableau de la nature
humaine. Par ce biais, La Fontaine n’a donc pas seulement valorisé les Maximes, mais il a
souligné l’importance de son propre texte, de façon modeste et dissimulée, comme il sied à un
auteur qui conteste l’amour de soi.
139
MARIN, L., « La séduction du miroir », dans Des pouvoirs de l’image, Paris, Editions du Seuil, 1993, p. 27 140
LA FONTAINE, op. cit., p.55 141
MARIN, L., op. cit., p. 37
- 68 -
Pour Patrick Dandrey, la réflexion du miroir sert aussi d’intermédiaire entre l’œuvre
de La Rochefoucauld et les textes de La Fontaine.
C’est dire que la relation entre cette Réflexion et l’esthétique des Fables ne se limite pas à l’effet d’un
hommage anecdotique, ni même à une communion d’esprit entre deux analystes du cœur et des
mœurs. Plus profondément, elle implique une véritable parenté d’imagination et d’écriture. 142
La Fontaine, en même temps, met le doigt sur le pouvoir esthétique de l’image, qui l’emporte
sur la beauté de ce qu’il représente. L’image, ce n’est pas uniquement la réflexion de soi, c’est
un dessin, c’est un livre, c’est une œuvre d’art.
La puissance de l’œuvre d’art peut désormais être si grande qu’elle inspire, outre le
respect habituel d’un artiste envers sa création, la peur. La Fontaine, dans « Le statuaire et la
Statue de Jupiter » (IX, 6), se moque-t-il de l’artiste ? Ou compose-t-il une plaisanterie
blasphématoire, lui qui ne se retrouve pas toujours dans les rites dogmatiques des pratiques
religieuses ? Dans « La peur de l’idole », Louis Marin commente la naissance d’une image à
partir de la fable « Le Statuaire et la Statue de Jupiter » (IX, 6). Selon Marin, l’artiste ne
s’arrête pas longtemps à la materia prima, mais il cherche toujours à dévoiler l’œuvre d’art,
l’imago abscondita, qui s’y cache. C’est la libido imaginis : la volonté de créer et de
contempler des images.
« Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ? »143
Ce n’est pas l’artiste qui crée, mais sa main, et par lui
son outil qui est guidé par une instance divine, insaisissable. La divination de la création, de
l’objet d’art, est une tactique que La Fontaine a adoptée consciemment. Le « Il sera Dieu » et
le « je veux », dans le quatrain suivant, contredisent l’idée de la création involontaire, qui se
fait malgré l’artiste. La fable prend une inflexion nettement plus terre à terre. C’est l’artiste
lui-même qui a la volonté de créer quelque chose de surnaturel, Dieu. La Fontaine exploite
donc les dualismes dans le procès créateur, entre les muses, l’inspiration et l’ambition de
l’artiste et la volonté de reconnaissance : « C’est le dieu que l’artisan choisit parmi les
possibles, et, avec lui, il devient artiste, sculpteur, poète. »144
, mais en même temps
« L’omnipotente maîtrise de la représentation s’affirme - « je veux », tel est mon bon plaisir
d’artiste. »145
142
DANDREY, P., La fabrique des fables, Paris, PUF, 1996, p. 230 143
LA FONTAINE, op. cit., p. 536 144
MARIN, L., « La Peur de l’idole », dans Des pouvoirs de l’image, Paris, Editions du Seuil, 1993, p. 66 145
Ibidem, p. 67
- 69 -
« Tremblez, humains, faites des vœux ;
Voilà le maître de la Terre »146
Il s’effectue un passage de la puissance de l’art des images au pouvoir de l’image au moment
même où l’œuvre d’art prend possession de l’artiste, parce que celui-ci est particulièrement
satisfait de sa création, à tel point qu’il se laisse emporter par sa propre création. A la statue, à
la fin, il ne manque que la parole, le comble de la perfection de la création. L’œuvre d’art
incomplète, à laquelle manquent les caractéristiques humaines de la parole et du mouvement,
est d’ailleurs un topos dans la littérature. Il suffit de penser au mythe antique de Pygmalion et
de Galatée147
, évoqué par La Fontaine dans la fable même. L’anecdote est récupérée aussi par
d’autres auteurs, tels que Voltaire, Rousseau et même Jean de Meung, qui l’incorpore dans Le
Roman de la Rose. La légende a donné naissance à toute une tradition de remaniements,
surtout au dix-neuvième siècle. On la retrouve dans des chefs-d’œuvre littéraires, tels que
L’homme au sable d’Hoffmann, le Frankenstein de Mary Shelley, Le chef-d’œuvre inconnu
de Balzac et l’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam. Mais l’adaptation la plus connue est un
véritable conte de fées, c’est l’histoire de la gentille marionnette vivante, Pinocchio.
L’emprise de l’art sur l’homme est un fait certain, démontré maintes fois à l’intérieur
de la littérature même. L’art est au fond une occupation inexplicable sans utilité directe et qui
n’apporte que le plaisir de la beauté. La création de l’art semble comporter un élément
irrationnel. C’est précisément par cette caractéristique que l’œuvre d’art échappe au créateur,
elle vit sa propre vie et elle peut, ainsi, prendre des proportions mythiques.
Le grand succès des Fables a causé, en quelque sorte, le même effet : elles échappent aussi à
leur créateur. D’une part, par le succès du texte, connu de toute la France, devenu dès lors
l’objet idéal de nombreux pastiches et parodies. D’autre part, par le pouvoir magique, quasi
mystique des œuvres d’art qui ont été inspirées par la panoplie des Fables : les images qui
embellissent la publication du texte, les statues, les chansons, les créations vidéos, etc.
146
LA FONTAINE, op. cit., p. 536 147
La légende veut que Pygmalion, sculpteur voué au célibat, tombe amoureux de sa propre création, une statue
d’ivoire. Il l’habille et la traite comme si c’était sa femme, jusqu’au moment où Aphrodite écoute ses prières et
donne la vie à la statue. On retrouve cette histoire dans les Métamorphoses d’Ovide, dont La Fontaine s’est très
largement inspirés.
- 70 -
« Le fabuliste explique par [l’image] la violence des chimères et des songes, la
puissance des fictions, le pouvoir des mensonges de l’art »148
. J’ajoute volontairement : et par
la puissance de l’art et des fictions, la part de vérité et de vitalité des Fables. Laisser prendre à
l’imaginaire la relève sur la vérité, dans la mania créatrice, dans la volonté continue de
l’artiste de créer, est très attrayant. Le culte des images sort de la sphère de la religion pour se
mettre à la disposition de l’artiste. Toutefois, le choix de mettre en avant un dieu dans la fable
« Le Statuaire et la Statue de Jupiter » (IX, 6), remet inévitablement en question l’origine
païenne de l’adoration des images de divinités. La Fontaine renoue, peut être ingénument,
avec la question chrétienne de savoir s’il est blasphématoire de représenter Dieu. La fable, et
La Fontaine à travers elle, s’attaquent, de ce fait, aux tabous les plus puissants de toute
religion monothéiste.
Les Fables promènent le long de leur sinueux chemin le miroir dans lequel elles se reflètent, ou, plus
exactement, grâce à quoi l’image et le texte se sont d’emblée reflétés mutuellement l’un dans
l’autre. 149
Aussi la pression, que l’artiste ressent pour faire un beau dessin adéquat, est-elle grande. Par
les textes courts des Fables, l’illustrateur est continuellement confronté au danger de retomber
dans l’anecdotique, mais bien des fois, aussi, la fable incite à représenter la scène de cette
façon.
Comment empêcher [l’illustrateur] de réfléchir lui-même sur ce qu’il a lu ; lui demander de résister à la
tentation d’infléchir dans un sens tout personnel son interprétation et d’ajouter son propre commentaire
à la pensée du fabuliste ? 150
Il faut donc octroyer à l’artiste une certaine liberté dans la représentation. Un survol
superficiel des illustrateurs les plus connus suffit à démontrer, à partir de la grande diversité
que révèlent ces images, qu’ils n’ont pas hésité à profiter de cette marge créative. Toutefois,
les illustrateurs qui se laissent guider par les préceptes des Fables ne sont pas déçus par ce
fondement abstrait que propose La Fontaine aux œuvres de représentation. Un ensemble de
quatre fables sur le reflet fonctionnent comme source pour les artistes, permettant de
comprendre ce que La Fontaine pense de la mimesis.
La première fable dont il est question est « L’homme et son image » (I, 11). Elle exploite les
mythes de Narcisse et Adonis, pour présenter la vanité de l’amour propre. Toutefois, puisque
148
MARIN, L., « La Peur de l’idole », dans Des pouvoirs de l’image, Paris, Editions du Seuil, 1993, p. 70 149
Stendhal, repris par COLLINET, J.-P., « La fable et son image », dans LESAGE, C., Jean de La Fontaine,
Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, p. 174 150
COLLINET, J.-P., op. cit., p. 174
- 71 -
la fable a déjà été commentée dans la première partie de ce chapitre, nous n’approfondirons
pas son analyse.
« Le Cerf se voyant dans l’eau » (VI, 9) est la deuxième fable qui met en scène la réflexion.
« Le cristal de [la] fontaine »151
reflète l’image révélatrice, qui se confirmera, lors de la course
dans le bois, trompeuse. Le cerf pleure d’abord ses « jambes de fuseaux », alors que ce sont
celles-ci qui le font courir si vite et que ce sont ses cornes, dont il était si fier, qui le gênent.
La contradiction entre ces deux types d’images, révélatrice et trompeuse, est exploitée
plusieurs fois dans le livre des Fables. Or la fable tient aussi un éloge autoréférentiel. L’eau
est présentée comme une fontaine et renvoie à l’auteur, La Fontaine, et par ce biais, à son
ouvrage. Si l’image de l’eau est révélatrice, les Fables le sont aussi.
« Le Chien qui lâche sa proie pour l’ombre » (VI, 17) s’inscrit dans la même lignée. « Chacun
se trompe ici-bas »152
. C’est encore le pouvoir suggestif de l’image, qui fait rêver. Comme
dans la fable précédente, l’image paraît d’abord trompeuse, puis révélatrice. Le chien vorace,
qui pensait obtenir un double butin, doit déguerpir. Trompé, désillusionné, il sera peut-être
plus sage. Il faut passer l’expérience pour apprendre.
« Le Juge Arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire » (XII, 29) tourne autour une métaphore. L’eau
doit être calme pour pouvoir s’y contempler. Tant qu’elle est agitée, elle n’apporte pas la
clarté, ni la vérité. La fable reprend le message de Socrate, champion de la connaissance de
soi. Or, cette connaissance, ne peut être obtenue qu’après une période de repos dans la
solitude.
« Apprendre à se connaître est le premier des soins. »153
La fable ne se réfère pas uniquement à « L’homme et son image » (I, 11) sur le plan moral,
mais répète, par sa proposition finale, combien les Fables peuvent aider à parvenir à la
connaissance de soi. La position de cette fable dans le livre se révèle donc à nouveau décisive
pour l’interprétation du contenu.
Les Fables sont comme une « source pure »154
, comme une « onde pure »155
, comme le
« cristal d’une fontaine »156
. Elles sont le miroir de l’homme et c’est à travers elles que le
lecteur peut apprendre à se connaître. « Mais n’est-ce pas aussi et surtout le livre des Fables,
qui, par l’expérience orale, du conteur à ses auditeurs privilégiés, est devenu volume à lire et
151
LA FONTAINE, op. cit., p. 337 152
LA FONTAINE, op. cit., p. 359 153
LA FONTAINE, op. cit., p. 806 154
« Le Juge Arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire » (XII, 29) 155
« L’homme et son image » (I, 11) 156
« Le Cerf se voyant dans l’eau » (VI, 9)
- 72 -
méditer, dans le silence et la solitude ? »157
. A travers les formules classiques et les leçons de
morale, La Fontaine ne renonce jamais à la promotion de son propre ouvrage.
En somme, « Le lion abattu par l’homme » (III, 10) véhicule une réflexion sur l’art.
La fable est courte, son message est clair. Dès le début, La Fontaine interpelle les
dessinateurs. La fable met en scène une mise en abyme : l’artiste sera tenté de représenter un
tableau dans son image.
Pourquoi parler de la peinture158
et non d’autres formes d’art ? C’est, en effet, un moyen
indirect pour souligner le prestige dont jouit cet art, à un moment de gloire du peintre de la
Cour, Le Brun. Mais, La Fontaine réfère aussi au principe classique : « ut pictura poesis »159
;
les paroles sont la peinture des pensées.
Outre la stratification formelle, la fable renoue avec une caractéristique de l’art déjà
mentionnée :
« Mais l’ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre. »160
L’œuvre d’art est artifice et présente une image trompeuse. Elle ravit l’artiste et le public.
157
FUMAROLI, M., dans LA FONTAINE, op. cit., p. 1013 158
Le prédécesseur de La Fontaine, Esope, avait choisi la sculpture. 159
HORACE, Ars Poetica 160
LA FONTAINE, op. cit., p. 174
- 73 -
6. Conclusion
« C'est là en effet un des grands et merveilleux caractères
des beaux livres que pour l'auteur ils pourraient s'appeler
"Conclusions" et pour le lecteur "Incitations" »161
.
Les tendances actuelles dans la théorie littéraire, ainsi que les études récentes sur les
Fables permettent de démontrer la modernité de La Fontaine. Les multiples réécritures et
adaptations qui ont été créées à partir du livre des Fables sont autant des preuves du succès
persistant de l’œuvre de La Fontaine. Immédiatement après la première édition des Fables,
elles ont été l’objet de transformations. Jusqu’aujourd’hui, par le biais des médias modernes,
une nouvelle gamme de supports, des artistes ont renouvelé l’interprétation des textes sources
lafontainiens.
Le but de mon analyse fut de joindre un fondement théorique à une analyse pratique,
afin d’étayer le pressentiment qui est à l’origine ce mémoire : l’idée que les Fables de La
Fontaine sont plus vivantes que jamais, qu’elles appartiennent, après avoir servi à des fins
pédagogiques, au patrimoine culturel français et même à l’héritage littéraire universel. Or ce
processus n’a nullement entravé le succès des adaptations et des transformations des Fables.
Aussi les Fables servent-elles de source d’inspiration à une tradition vivante d’adaptations de
toutes sortes, qui influencent, à leur tour, l’interprétation des Fables.
Pendant des années, les études littéraires ont focalisé sur le point de vue de l’auteur.
Or heureusement, depuis Roland Barthes et la Nouvelle Critique, l’analyse se fondant sur la
réception du lecteur est communément admise, mais exige des nuances. Le premier chapitre
passe graduellement de l’attention vouée à l’auteur à l’intérêt porté au lecteur, tout en
soulignant quelques imperfections de la théorie exemplaire sur « La mort de l’Auteur » de
Barthes. Il est possible de démontrer le rôle important du lecteur dans les Fables et dans
l’interprétation de celles-ci, à partir des Fables mêmes. La Fontaine s’est construit un lecteur
modèle, dans lequel le lecteur réel peut se reconnaître s’il veut, pour accepter l’interprétation
de l’auteur. Rien n’empêche toutefois le lecteur de créer une interprétation personnelle. A
161
PROUST, M., Sur la lecture, Paris, Actes Sud, 1988, p. 32
- 74 -
partir du corpus des Fables se dégagent donc non seulement plusieurs types d’auteurs, mais
aussi plusieurs types de lecteurs.
Le chapitre suivant se concentre sur un de ces types de lecteurs, c’est-à-dire, sur le
lecteur réel. Il brosse le portrait de plus de trois cents ans de lecteurs des Fables. Avec le
lectorat, les interprétations ont changé aussi. D’un livre qui prolonge la tradition ésopique, les
Fables sont devenues elles-mêmes un modèle à imiter. De petits textes gracieux écrits pour la
noblesse, elles ont évolué vers la bible morale et laïque des classes ouvrières, pour
s’incorporer au patrimoine culturel français, où elles remplissent toujours une fonction
pédagogique et mémorielle. Grâce à son succès, la réputation de La Fontaine a évolué à
travers les siècles. De poète il est devenu fabuliste. Récupérées par les pédagogues, les Fables
de La Fontaine sont connues de tous les Français.
Les multiples adaptations inspirées des Fables sont autant de preuves de la modernité de La
Fontaine. Ces dernières décennies il y même un véritable boom dans la transformation
artistique des Fables. L’apparition de nouveaux médias crée des possibilités nouvelles sur le
plan des adaptations. Les films, les bandes dessinées, les interprétations par des comiques et
les publicités qui exploitent le thème des Fables, se diffusent par internet. Elles joignent les
adaptations plus traditionnelles : les pastiches, les illustrations, les statues, etc.
La grande diversité des interprétations est démontrée à partir d’un cas particulier. La
fable « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13) fait partie d’une longue
tradition philosophique qui explique la chute de l’astronome Thalès de Milet. Cette évolution
révèle en premier lieu que les fables mêmes peuvent être le résultat d’un choix interprétatif de
la part de leur créateur. L’histoire des interprétations de cette anecdote a permis de montrer la
richesse des illustrations, leurs sens, leurs différences. Les points de vue des philosophes se
reflètent largement dans les illustrations des artistes.
Dès le tout début, les illustrations ont toujours constitué, pour les Fables, la forme
d’adaptation la plus fructueuse. Le fondement théorique s’établit à l’aide des idées d’Alain-
Marie Bassy, spécialiste des illustrations des Fables, et de Jan Van Coillie, qui a esquissé
l’évolution, dans l’art d’illustration, d’un paradigme adulte vers un paradigme enfantin. Les
artistes qui se sont voués à la décoration des apologues lafontainiens sont très nombreux.
Parmi eux figurent quelques illustrateurs très connus, tels que François Chauveau, Jean-
Baptiste Oudry, Jean-Ignace Grandville, Gustave Doré et Marc Chagall. A l’analyse de leurs
- 75 -
illustrations pour quelques fables, s’ajoutent les analyses des illustrations de deux artistes
contemporains moins connus : Willy Aractigny et Christian Richet. Il y a donc un équilibre
entre des valeurs artistiques établies et des apports actuels qui présentent les Fables sous un
nouveau jour. L’interprétation des artistes entre le plus souvent en résonance avec l’esprit du
temps et leurs dessins reflètent donc l’attitude du lectorat en général, vivant à la même époque
que l’artiste.
Enfin, l’attitude de l’auteur des Fables envers l’art est exploré dans la dernière partie
du texte. Le but est non seulement de justifier, à l’aide des Fables, l’intérêt porté aux créations
artistiques dont elles sont accompagnées. Aussi les Fables révèlent-elles la vision particulière
et personnelle de La Fontaine sur l’utilité de l’art.
La modernité des Fables est due à ses lecteurs reconnaissants, à leurs interprétations
personnelles qui ont donné la vie aux multiples adaptations. Or la présence continue des
Fables sur le plan littéraire est entrée dans un cercle vicieux : la lecture engendre une
transformation des Fables, les adaptations, produites par des lecteurs, invitent à leur tour à
une lecture des fables d’origine. Le peintre Eugène Delacroix avait raison : « Le livre d'un
grand homme est un compromis entre le lecteur et lui »162
.
162
DELACROIX, E., Lettre à Balzac, 1832