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La créativité artistique ; une approche phénoménologique
Olivier MATHIEU
Philosophy Department
McGill University, Montreal
June 2012
A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements of the degree of Doctor of Philosophy in philosophy
© Olivier Mathieu, 2012
ii
Table des matières
Résumé iv
Remerciements v
Introduction 1
I. La créativité artistique ou la naissance d’une valeur originale 9
- La valeur de la créativité : l’approche naïve 9
- Le cas Edward Young 14
- Conjectures on Original Composition : une méthode de
composition originale 19
- Tradition et créativité : deux exemples, une conclusion 49
II. Art et créativité : déplacements ontologiques 75
- La créativité comme capacité de l’artiste
1. Une première approche 85
2. Béhaviorisme et fonctionnalisme 90
- Détour obligé par l’œuvre d’art
1. La priorité méthodologique du produit 114
2. La priorité méthodologique de l’ontologie :
empirisme esthétique et contrainte pragmatique 124
3. La pertinence phénoménologique du contexte
génétique de l’œuvre 140
iii
III. Genèse du phénomène de l’œuvre d’art ;
l’acte de spécification 153
- La constitution intentionnelle de l’œuvre d’art 153
- Priorité normative du contexte génétique
1. Recouvrer les médiums artistiques 168
2. Intentionnalité et genèse de l’œuvre :
Le cas des van Meegerens 185
- Le critère du « piece-specification » 212
- De l’artiste 234
IV. La créativité artistique et le phénomène de l’œuvre d’art 240
- L’œuvre spécifiée est-elle une création ? 240
- La méthode de composition originale : un modèle 261
- Intentionnalité et créativité artistique ; l’origine de l’œuvre d’art 274
1. Le monde comme structure normative 278
2. Le « dire poétique » comme événement de sens 289
3. Créativité de l’acte de spécification 322
Conclusion 355
Bibliographie 360
iv
Résumé / Abstract
Cette thèse propose une caractérisation phénoménologique de la créativité artistique en tant
que propriété descriptive dénotant un aspect nécessaire de la structure intentionnelle des
processus génétiques liés à l’accomplissement des œuvres d’art. J’interprète, au premier
chapitre, les Conjectures on Original Composition d’Edward Young, texte réputé être à la source
de notre usage moderne du concept de « créativité artistique », afin d’y distinguer un sens
évaluatif de la « créativité artistique » d’une signification essentiellement descriptive. Suivant
les indications de Noël Carroll, je tente au second chapitre une première caractérisation de
cette propriété descriptive en termes de « capacité mentale ». L’échec de cette entreprise me
mènera ensuite à des considérations ontologiques touchant à la nature du phénomène de
l’œuvre d’art, considérations sans lesquelles une rigoureuse prise en compte des processus
génétiques qui y sont associés est impossible. M’intéressant alors particulièrement aux
contributions philosophiques de David Davies et Timothy Binkley, j’établis ensuite, au troisième
chapitre, la structure intentionnelle de l’accomplissement grâce auquel une œuvre d’art vient à
l’être. Je montre enfin, au moyen d’un modèle issu de mes analyses des Conjectures de Young
et d’une mobilisation du travail phénoménologique de Martin Heidegger, en quoi
l’intentionnalité de cet accomplissement se laisse décrire comme étant artistiquement créatif.
***
This thesis offers a phenomenological description of “artistic creativity” as a merely descriptive
property denoting a necessary aspect of the intentional structure of the genetic processes
associated to the accomplishment of artworks. In the first chapter, I interpret Edward Young’s
Conjectures on Original Composition, a text reputed to be at the source of our modern usage of
“artistic creativity”, in order to distinguish its evaluative meaning from its essentially descriptive
sense. Following Noël Carroll’s indications, I then try in the second chapter to offer a first
characterization of this property in terms of a “mental capacity”. This endeavour’s failure then
leads me to a few necessary ontological considerations about the artwork’s phenomenon,
considerations without which a rigorous account of its genetic processes would be impossible.
Turning to the philosophical contributions of David Davies and Timothy Binkley, I then establish,
in the third chapter, the intentional structure of the accomplishment through which an artwork
comes into being. I finally demonstrate, using a model generated by my analyses of Young’s
Conjectures and mobilising Martin Heidegger’s phenomenological works, how the intentionality
of such an accomplishment can be described as artistically creative.
v
Remerciements
Je tiens à remercier les Fonds québécois de recherche société et
culture pour l’important soutien financier qu’ils m’ont offert afin de mener mes
recherches doctorales à terme. Je veux également témoigner de toute ma
gratitude aux professeurs Daniel Dumouchel et Iain Macdonald, lesquels ont
généreusement accepté de lire et commenter d’importantes sections de cette
thèse, ainsi qu’aux professeurs Mitia Rioux-Beaulne, Eric Lewis, Philip Buckley, Ian
Gold, Jerrold Levinson et Jean-Marie Schaeffer pour tous ces entretiens où leur
écoute s’est révélée aussi attentive que leurs nombreux conseils et suggestions me
furent utiles. Bien entendu, je remercie tout spécialement David Davies d’avoir
accepté de superviser mon travail de recherche et de diriger mes réflexions
lorsqu’il le fallait. Je me considère chanceux, voire même privilégié, d’avoir pu
compter sur ses capacités légendaires à débusquer les failles dans un argument.
Sur une note plus personnelle, je remercie mon épouse, Rebecca Mathieu,
pour son amour, sa confiance en mon travail, sa patience, ses encouragements et
son indéfectible soutien lorsqu’il me fallait consacrer tous mes efforts à la
rédaction de cette thèse. J’en profite du même coup pour remercier mes beaux-
parents, David et Kathy Stuart, dont les encouragements n’étaient pas moins
nombreux, et dont l’extraordinaire générosité s’est révélée nécessaire à la réussite
de ce projet de longue haleine. À toute ma famille et mes amis également, un
grand merci !
1
Introduction
Dans le contexte de nos expériences des œuvres d’art, il nous arrive
fréquemment de faire état de leur ‘créativité’ ou de leur ‘originalité’.1 Plus
souvent qu’autrement, nous utilisons de tels concepts afin de donner voix à un
jugement qui reconnaît à l’œuvre un trait ou un aspect novateur s’inscrivant de
manière positive tant dans l’expérience que nous en faisons, que dans l’histoire
de production des œuvres d’art. Ainsi, l’affirmation qu’une œuvre est ‘créative’
participerait, secrètement ou non, d’une évaluation qui lui est favorable. Tant
et si bien que certains auteurs, tel que Larry Briskman, iront jusqu’à dire que la
mobilisation de ces concepts dans une proposition est à chaque fois
« permeated with evaluation ».2
Et, de toute évidence, c’est encore cette même intuition qui oriente le
plus souvent les études menées aujourd’hui en psychologie et en sciences de
l’éducation. On remarque en effet que la tendance dans ces recherches est de
tenter de découvrir les conditions de possibilité de la ‘créativité’ afin de pouvoir
1 Je prends le parti, dans cette thèse, de faire jouer les deux termes comme des synonymes dès
lors qu’il est question de la valeur de la créativité. Ceci dit, il me semble assez clair que, d’un point de vue historique, une synonymie parfaite est plus que contestable. Aussi ça n’est que parce que l’usage moderne de ces concepts dans l’évaluation d’une œuvre d’art renvoie généralement à la même idée, à une valeur similairement comprise, que je traiterai la signification de l’originalité et de la créativité comme étant plus ou moins interchangeable. À moins que je ne fasse erreur, et je laisse à mes lecteurs le soin de le vérifier, l’argumentation offerte dans cette thèse ne devrait pas souffrir des quelques différences que l’on pourrait faire jouer entre ces concepts. 2 L. Briskman, Creative Product and Creative Process in Science and Art, in Inquiry; an
Interdisciplinary Journal of Philosophy, 23:1, ed. Routledge, 1980, p.83
2
en encourager la manifestation. Le présupposé, bien entendu, c’est qu’un
monde où il y a davantage de ‘créativité’ est un monde de plus grande valeur.
Cette manière de penser la créativité me semble relativement évidente en
psychologie, du moins depuis les écrits de G. Wallas (1926), dont le propos était
d’identifier les différents stades du processus créatif chez l’individu. L’idée
avouée de son entreprise était de mettre ainsi à jour des moyens d’en
encourager la manifestation.3 Et c’est encore cette approche qui se confirme
dans les publications philosophiques plus récentes de M. Boden, telles que The
Creative Mind (1990) et Dimensions of Creativity (1994). De même dans les
recherches et les débats récemment menés en science de l’éducation : là aussi,
l’idée que la créativité soit affaire de valeur n’est, à ma connaissance, jamais
véritablement débattue. Ce qui fait débat, dans les pages du Journal of
Aesthetic Education par exemple, tourne plutôt autour de la possibilité de
favoriser la créativité des élèves et des moyens pédagogiques appropriés à
cette fin.
J’aimerais toutefois, dans cette thèse, explorer une autre dimension de
la créativité, une dimension qui excède, ou très certainement échappe à la
caractérisation foncièrement évaluative de cette propriété. Plus précisément,
3 Cf. G. Wallas, The Art of Thought, Harcourt, Brace and Company, New York, 1926). Les deux
récents recueils de textes édités par Margaret Boden, The Creative Mind (1990) et Dimensions of Creativity (1994). De même, dans les sciences de l’éducation, la question de la valeur de la créativité n’est jamais véritablement débattue. Les débats les plus récents dans les pages du Journal of Aesthetic Education tournent plutôt autour de la possibilité de favoriser la créativité par des moyens pédagogiques (à titre d’exemple : L. R. Perry, Creativity and Routine et J. L. Jarrett, Personality and Artistic Creativity, in The Journal of Aesthetic Education, vol.22, n. 4, U. of Illinois Press, 1988; on évoquera encore le débat qui opposa Colin Symes à P. Tang et A. Leonard dans les pages du même journal – cf. vols. 17, 19 et 20).
3
mon ambition est de cerner la signification proprement descriptive de la
créativité et de montrer que cette propriété décrit en fait une facette des
processus génétiques spécifiques au phénomène des œuvres d’art. Pour le dire
autrement : il s’agira essentiellement de cerner ce que nous pensons sous l’idée
d’une créativité artistique et de tirer au clair comment, si c’est bien le cas, cette
propriété participe de notre expérience des œuvres d’art.
Je ne m’attaquerai donc pas longuement à l’idée que la ‘créativité’ est
une propriété qui relève ou participe d’un jugement évaluatif. En fait, outre la
nécessité de distinguer la signification évaluative de la créativité de sa
détermination simplement descriptive, je me limiterai à faire cette proposition
qu’il n’est tout simplement pas possible d’en réduire l’usage à la seule
évaluation des œuvres d’art et qu’il ne s’agit donc pas, dans ce cas, de créativité
artistique. De sorte que mes analyses s’accorderont pour l’essentiel avec les
thèses de B. Vermazen, dont l’article The Aesthetic Value of Originality (1991)
recoupe bon nombre des conclusions tirées du travail mené au premier
chapitre de ma thèse. Je montrerai effectivement comment l’argument qu’il
déploie dans ce texte supporte l’idée que je défendrai ici à l’effet que la valeur
de l’originalité ou celle de la créativité s’inscrit dans un jugement de nature
historique évaluant la contribution d’une production relativement à un
contexte normatif déterminé qui la rendait possible. Ainsi, sans nous y avoir
attardé trop longtemps, nous aurons néanmoins suffisamment de raisons de
penser qu’une valeur de créativité puisse être accordée tant à des phénomènes
4
artistiques qu’à des innovations scientifiques ou artisanales. Du même coup,
cela me permettra de montrer qu’il ne saurait conséquemment y avoir de
créativité proprement artistique qu’au sens descriptif.
Et c’est à la justification et l’explicitation de cette proposition que
l’ensemble de cette thèse sera voué. Saisissant au corps cette notion que la
créativité est une propriété évaluative, je me pencherai d’abord sur les thèses
d’un penseur réputé être le géniteur de cette idée, soit sur le travail d’Edward
Young dans ses Conjectures on Original Composition (1759). Je montrerai,
d’abord, que c’est à tort que ses interprètes et exégètes auront fait de lui le
chantre d’une conception de la créativité que l’on pourrait dire ‘naïve’, soit
d’une conception qui réduirait la créativité à une valeur attachée à une
production répondant des traits idiosyncrasiques et géniaux de son auteur. Puis
j’offrirai une interprétation alternative et, je l’espère, plus raffinée de
l’argumentation déployée dans les Conjectures on Original Composition. Pour ce
faire, je m’intéresserai de près à la méthode de composition originale
développée par Young. Nous découvrirons alors qu’il est une équivoque
habitant au cœur même de la notion de ‘créativité’ développée par Young, une
équivoque dont l’élucidation permettra de constater la véritable richesse de sa
contribution sur le sujet. Car Young le premier aura pressenti, s’il ne l’aura pas
explicité concrètement, que la créativité doive s’entendre tantôt de manière
évaluative, telle une propriété de la chose produite, et tantôt de manière
simplement descriptive. Dans ce dernier cas, j’argumenterai à l’effet que la
5
créativité dénote une particularité des processus participant de la genèse du
phénomène de l’œuvre d’art.
Reléguant au quatrième et dernier chapitre la tâche de développer
davantage cette conclusion issue de l’analyse des Conjectures de Young, je
reprendrai au second chapitre des réflexions plus contemporaines touchant à la
signification équivoque de la ‘créativité’. C’est, cette fois, les thèses de Noel
Carroll qui s’offriront à notre attention. C’est qu’il aura, lui aussi, cherché à
distinguer la créativité au sens évaluatif de la créativité au sens descriptif,
avançant que cette dernière manière de la comprendre doit se décliner comme
une capacité de l’artiste à produire de nouvelles œuvres qui soient intelligibles
à un public averti, tant en leur statut ontologique qu’en leur contenu.
Rapidement, par contre, nous verrons que la notion d’une capacité
artistiquement créative, nonobstant la manière dont on l’explicite, échoue à
rendre adéquatement compte des usages que nous faisons généralement de ce
concept dans nos discours à propos des œuvres d’art. Mais cet échec ne sera
pas sans issues : à tenter sans succès de défendre la réduction de la créativité
artistique à une capacité mentale de l’artiste, certains préjugés ontologiques au
sujet de l’œuvre d’art seront mis en lumière qui jetteront les bases d’une
démarche alternative vers la caractérisation de la créativité artistique.
C’est à l’analyse de ces préjugés, et de leurs impacts sur notre
compréhension de la créativité artistique, que la seconde moitié du deuxième
chapitre sera consacrée. Considérant qu’il ne saurait être d’analyse rigoureuse
6
de la créativité artistique sans avoir minimalement établi au préalable les
déterminations du phénomène dont elle décrirait un aspect de la genèse, je me
tournerai vers la priorité méthodologique du produit défendue par Larry
Briskman. Je montrerai toutefois qu’à parler d’une priorité méthodologique du
produit on manque nécessairement de rendre justice à toute la richesse du
phénomène des œuvres d’art. Ici, c’est la contrainte pragmatique mise de
l’avant par David Davies, notamment, qui me permettra de démontrer que la
compréhension de ce qu’est une œuvre d’art ne saurait se laisser réduire sous
le concept de « produit ». Ainsi, faute d’avoir pu nous convaincre que le
« produit » doit toujours d’abord occuper l’esprit de celui qui veut penser la
créativité qui est liée à son phénomène, Briskman aura néanmoins su attirer
notre attention sur ce que j’appellerai la priorité méthodologique de l’ontologie.
Répondant de cette priorité, j’opérerai un bref détour par quelques
considérations ontologiques dont l’ambition sera de fournir une description
ontologique minimale ou suffisante de l’œuvre d’art, cela afin de déceler
quelques-unes des conditions qui en rende le phénomène possible. Considérant
toutefois qu’il n’est ni possible ni souhaitable de me consacrer, dans le cadre de
cette thèse, à une véritable ontologie de l’œuvre d’art, je me mobiliserai à cette
fin certaines contributions récentes de David Davies sur le sujet.
Ce choix n’est bien entendu pas fortuit. On verra, d’une part, que ce
recours aux thèses de Davies me permettra d’installer rigoureusement une
ontologie minimale de l’œuvre d’art qui passe le test de la contrainte
7
pragmatique. Mais on pourra également constater, d’autre part, que ce choix
répond d’un certain souci d’économie. En effet, le travail de Davies entrepris
notamment dans Art as Performance (2004) nous dirigera presque
naturellement, au chapitre suivant, vers la détermination de l’accomplissement
de l’artiste qui intéresse particulièrement cette thèse.
C’est que, tant Davies que Timothy Binkley, auquel je m’intéresserai
particulièrement dans ce chapitre, ont cherché à développer des ontologies de
l’art où l’agence intentionnelle de l’artiste déployée dans son accomplissement
joue un rôle essentiel dans la spécification du phénomène de l’œuvre en tant
que telle. Suivant les indications tirées de leur ontologie et de leurs analyses de
l’accomplissement de l’artiste, j’explorerai conséquemment la constitution
intentionnelle de l’œuvre d’art, à savoir, la manière dont son phénomène
répond nécessairement d’un accomplissement dont la structure intentionnelle
est spécifique, en ses déterminations, à la genèse d’une œuvre d’art. Je
conclurai enfin que c’est la spécificité de cette structure intentionnelle qu’il
convient de décrire comme étant artistiquement créative.
Le quatrième et dernier chapitre de cette thèse sera tout entier voué à
la modélisation de l’intentionnalité artistiquement créative déployée comme
structure dans la spécification d’une œuvre d’art. J’utiliserai à cette fin, dans un
premier temps, l’interprétation de la méthode de composition originale de
Young exposée au premier chapitre. Cela me permettra à la fois de donner un
contenu plus intuitif aux conclusions issues du troisième chapitre et de dresser
8
un modèle analytique de la thèse défendue. C’est ce modèle que je récupérerai
dans un second temps afin de montrer comment il s’accorde en outre avec les
thèses phénoménologiques d’Heidegger, lesquelles ne manquent pas d’insister
sur la structure intentionnelle du phénomène de l’art. Je tâcherai alors de
montrer qu’une interprétation ‘appliquée’ du travail de Heidegger, c’est-à-dire
une mobilisation de la structure intentionnelle de ce qu’il nomme le « dire
poétique » hors du cadre philosophique qui lui confère une fonction
existentielle spécifique, conforte la thèse que je défends et permet en outre
d’établir une condition nécessaire à l’existence même d’un horizon normatif où
quelque chose comme une œuvre d’art peut se manifester.
À terme, mon espoir est que cette démarche aura convaincu mon
lecteur qu’il est effectivement quelque chose de telle qu’une créativité
spécifiquement artistique, une créativité dont la signification décrit les
modalités intentionnelles nécessaires à l’accomplissement d’une œuvre d’art,
et que le travail accompli dans cette thèse en illumine une dimension
essentielle.
9
I. La « créativité artistique » ou la naissance d’une valeur originale
La valeur de la créativité : l’approche naïve
Sans trop y réfléchir, on oppose le plus souvent l’œuvre ‘créative’ à celle
qui ne fait que reprendre les dogmes ou les conventions d’une certaine
tradition artistique. Selon cette conception, que l’on pourrait qualifier de naïve
ou d’immédiate, la valeur d’une production artistique ‘créative’ reposerait
essentiellement sur la spécificité idiosyncrasique de son processus génétique.
Articulant en son médium les traits d’une individualité librement exprimée,
l’œuvre d’art serait le lieu d’une irréductible originalité dont l’unicité
contrasterait positivement avec toute autre forme de production artéfactuelle.
La créativité serait par conséquent la marque d’une plus-value, l’indice que
l’œuvre dont elle est la propriété répond en son être et sa signification de
conditions anhistoriques, voire même transcendantes ; manifestation d’une
signification ou d’une vérité absolument nouvelle et originale, parce
qu’absolument singulière et particulière aux talents naturels de l’artiste,
l’œuvre créative ouvrirait sur une réalité que rien, dans le fil de l’histoire, ne
permettait d’anticiper.
Certes, la formule est un peu forte. Il n’en demeure pas moins qu’en
opposant la signification et la valeur de l’œuvre créative à ce qui puise ses
10
racines dans les modèles et les dogmes d’une tradition, la conception naïve de
la créativité implique effectivement que les conditions de possibilité du ‘créatif’
échappent aux déterminations historiques d’une pratique artistique. Dans la
même ligne, Stein Haugom Olsen écrit :
One assumption central to the view of art as created rather than made, is that it is of the essence of art to bring something novel into being, not merely in the sense of bringing a new work of art into being, but in the stronger sense of not repeating what has been done before.4
Avec ses règles, ses écoles et ses manières de faire, la tradition menotterait
l’artiste et limiterait d’emblée ses possibilités de création. Pour autant que les
conventions et les normes en vigueur déterminent la pratique artistique, celle-
ci ne peut faire autrement qu’en répéter, d’une manière ou d’une autre, les
contenus.
Derrière cette position théorique se cache l’intuition que la créativité
proprement artistique est une valeur qui repose sur la manifestation spontanée
d’un soi authentique, du génie de l’artiste, trouvant à même sa personne et ses
talents tous les germes de sa création. Radicalement opposée à une œuvre
imitative dont les conditions de possibilité seraient nécessairement enracinées
dans la tradition ou le contexte historique de production, la créativité artistique
serait la marque d’une œuvre dont la possibilité relève uniquement de
l’individualité de l’artiste telle qu’elle est entièrement et complètement
4 Stein Haugom Olsen, Culture, Convention, and Creativity, in The Creation of Art; New Essays in
Philosophical Aesthetics, éd. Gaut, B, et Livingston, P., Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p.195
11
dégagée des déterminations tentaculaires de la tradition. C’est ainsi que,
contrairement à l’œuvre imitative qui n’est que répétition, l’œuvre de génie est
en propre une création, la manifestation d’un nouvel être.
Mais comment ne pas voir, après les développements de la philosophie
de l’histoire et ceux de la phénoménologie aux 19e et 20e siècle, qu’à la
conception naïve de la créativité correspond une compréhension superficielle
et insuffisante des rapports entre le travail de l’artiste, fut-il véritablement
génial, et l’enracinement historique de sa pratique ? Il y va en fait d’un véritable
préjugé contre la tradition : celle-ci n’offrant que matériel à « répétition », la
création de nouvelles valeurs dans l’histoire exige nécessairement que l’on
arrache la production artistique à ses filets.
Or, malgré son caractère irréfléchi, cette conception de la valeur de la
créativité et ce préjugé contre la tradition seraient encore monnaie courante.
Noël Carroll, que la question intéressait récemment, remarquait que ces idées
trouvaient fréquemment voix dans ses salles de classe en plus d’avoir été
historiquement défendues par les Futuristes italiens, dans les écrits polémiques
de Pierre Albert-Birot et, de manière plus importante peut-être, dans la
tradition philosophique occidentale des 18e et 19e siècles.5 Je dis « de manière
plus importante » lorsqu’il s’agit de cette tradition puisque ce sont les réflexions
entreprises à cette époque au sujet de la production des œuvres d’art qui, pour
5 Cf. Noël Carroll, Art, Creativity, and Tradition, in The Creation of Art, ed. B. Gaut & P.
Livingston, CUP, Cambridge, 2003, p.208-212.
12
une large part, auront historiquement façonné le sens des concepts dont il est
ici question.
Il est en effet généralement admis que cette période, qui s’étend entre
la première Querelle des Anciens et des Modernes et la troisième Critique de
Kant, marque un moment capital dans l’autonomisation et l’évolution de la
réflexion philosophique touchant à l’art et à ses œuvres.6 C’est à ce moment
que, sous la plume de nombreux auteurs tels que l’abbé Dubos, Joseph
Addison, Alexander Baumgarten, David Hume, Charles Batteux, Alexander
Gerard, Edward Young, Edmond Burke, Emmanuel Kant et bien d’autres encore,
les maîtres-concepts de la philosophie de l’art et de l’esthétique contemporaine
ont acquis leurs premiers raffinements. On remarque par exemple que les
thèmes de l’originalité et du génie auront fait l’objet d’un engouement
particulier en Écosse et en Angleterre entre les années 1750-1775.7 Et si c’est à
6 Annie Becq fait une démonstration aussi précise que rigoureuse de l’importance qu’aura eu le
18e siècle pour l’esthétique française. À ce sujet, on lira à profit sa Genèse de l’esthétique
française, Pacini Editore, Pise, 1984, 486p. Dabney Townsend propose une lecture similaire du 18
e siècle anglais dans l’introduction qu’il a écrite pour son Eighteenth Century British
Aesthetics : « It is now taken for granted that, even if the concepts themselves are not present [in 18
th century England], our understanding of them requires us to look back before their origin
to their roots in the philosophy and criticism of the late seventeenth and eighteenth centuries. » (D. Townsend 1999, p.2) 7 On aurait peine à recenser tous les textes parus à cette époque qui traitent, d’une manière ou
d’une autre, du « génie » tant ils foisonnent. J’aurai plus loin l’occasion de revenir sur ce concept si intimement lié au problème de la création artistique dans un chapitre voué à cette question. Pour l’heure, je ne mentionnerai que les ouvrages anglais et écossais les plus significatifs de cette période : Armstrong, John, Sketches: or essays on various subjects. 2
e
édition revue et corrigée, London, 1758. 91p.; Beattie, James, The minstrel; or, the progress of genius. Dublin, 1775. 71p.; Brown, John, Essays on the Characteristics, 2
e édition, London, 1751.
417p.; Duff, William, An essay on original genius; and its various modes of exertion in philosophy and the fine arts, particularly in poetry. London, 1767. 316 p.; Duff, William, Critical observations on the writings of the most celebrated original geniuses in poetry. Being a sequel to the Essay on original genius, London, 1770. 373p.; Gerard, Alexander, An essay on taste. The second edition, with corrections and additions. To which are annexed, three dissertations on the
13
tort que l’on ferait de cette période foisonnante la source unique d’une
progression historique quasi-nécessaire menant droit à l’exaltation romantique
de la ‘créativité’ comme valeur – après tout, le néoclassicisme qui s’impose en
Europe plus ou moins à la même époque, et jusque dans les premiers moments
du 19e siècle, atteste du contraire – il n’en demeure pas moins que cette
période aura marqué de manière déterminante les contours et les usages du
concept. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les plus récentes
publications philosophiques s’intéressant à la créativité afin de constater qu’il
est des auteurs de cette époque avec lesquels il demeure pertinent, voire
nécessaire de dialoguer. De ces auteurs, il en est un que l’on évoque
fréquemment lorsqu’il est question de penser les causes principales du
renversement des valeurs néoclassiques d’imitation et d’émulation de la
tradition en faveur des valeurs de créativité et d’originalité. Il s’agit d’Edward
Young et, plus particulièrement, de son texte intitulé Conjectures on Original
Composition (1759).
same subject, by Mr de Voltaire, Mr d’Alembert, and Mr de Montesquieu, Edinburgh, 1764. 298p.; Gerard, Alexander, An essay on genius, London, 1774. 442p.; Hogarth, William, The analysis of beauty. Written with a view of fixing the fluctuating ideas of taste. London, 1753. 182p.; Kames, Henry Home, Lord, Elements of criticism, Edinburgh, 1762, 3 volumes; Ogilvie, John, Philosophical and critical observations on the nature, characters and various species of composition, London, 1774, 2 volumes;
Warton, Joseph, An essay on the genius and writings of
Pope, London, 1756, 2 volumes; Warton, Thomas, Observations on the Faerie Queene of Spenser. London, 1754. 325p.; William Sharpe A dissertation upon genius, London, 1755, 140p.
14
Le cas Edward Young
Sorte de ‘lieu commun’ dans la littérature contemporaine en esthétique
et en philosophie de l’art, la publication des Conjectures on Original
Composition en 1759 marquent pour plusieurs le début d’un mouvement
‘moderniste’ délaissant les dogmes néoclassiques de l’imitation et de la
vraisemblance au profit de valeurs plus romantiques telles que la créativité, le
génie et l’originalité. F.E. Sparshott, par exemple, faisait cette affirmation en
conclusion à son article A Personal Poetics : « the value of originality has
become deeply embedded in our whole way of thinking about art and even
about science ».8 Or, note-t-il à ce propos, le texte des Conjectures serait l’une
des premières manifestations de cette idée, lui donnant naissance en quelque
sorte pour la tradition qui devait lui faire suite. Et c’est effectivement ce que
remarque Bruce Vermazen dans son article de 1991 sur la valeur de
l’originalité : « Originality seems to have begun its career as a valued property
of works of art in the eighteenth century, with the publication of Edward
Young’s Conjectures on Original Composition in 1759 ».9 Il s’en trouve même
pour aller un peu plus loin, tel Noël Carroll qui argumente à l’effet que les
Conjectures articuleraient la première expression détaillée – et également naïve
– du rejet ‘moderniste’ des modèles et des conventions traditionnels au profit
8 F.E. Sparshott, Every Horse Has a Mouth: A Personal Poetics, in The Idea of Creativity, ed. M.
Krausz, D. Dutton & K. Bardsley, Brill, Leiden/Boston, 2009, p.189 9 B. Vermazen, The Aesthetic Value of Originality, in Midwest Studies in Philosophy, vol. 16, #1,
September 1991, p.266
15
de processus de production entièrement déterminés par la créativité spontanée
de l’artiste.10
À dire vrai, mes recherches sur le sujet n’ont toujours pas découvert
d’interprétations qui s’écartent significativement de cette manière de lire
Young : même les lectures plus prudentes et nuancées telles que celles offertes
par Peter Kivy dans The Possessor and the Possessed ou par Paul William Bruno
dans sa thèse de doctorat sur le concept de ‘génie’, vont dans le même sens.11
Pour ces deux auteurs, en effet, il ne fait aucun doute que le principe innéiste
qui assure et fonde la valeur de l’œuvre originale la dégage simultanément des
exigences élevées par les règles, valeurs et modèles traditionnels. Or ce principe
innéiste, ainsi que je le montrerai, ces auteurs le comprennent également
comme la manifestation spontanée de l’individualité ou des talents naturels de
l’artiste. Aussi m’est-il d’avis que ces deux auteurs auront également manqué
de saisir les nuances importantes que Young fait jouer dans sa caractérisation
de la méthode de composition originale.
Il serait toutefois injuste d’affirmer que ces derniers interprètent les
Conjectures de manière à révéler la naïveté de ses thèses. Intéressés comme ils
l’étaient à décrire la contribution de Young à l’évolution de la réflexion
philosophique sur le génie et son rapport aux contenus normatifs de la 10
Cf. N. Carroll, Art, Creativity, and Tradition, in The Creation of Art, ed. B. Gaut & P. Livingston, CUP, Cambridge, 2003, p.209 11
P. Kivy, The Possessor and the Possessed, Yale University Press, London, 2001, et particulièrement le troisième chapitre, “Breaking the Rule”, p.22-36; P.W. Bruno, The Concept of Genius: Its Origin and Function in Kant’s Third Critique, Boston College, Department of Philosophy, Boston, 1999, 198p.
16
tradition, leur entreprise n’avait tout simplement pas cette dimension critique
et évaluative. Il n’en demeure pas moins qu’en affirmant tous deux qu’il faudra
attendre Kant pour une exposition et un traitement rigoureux de la question, ils
auront peut-être manqué de cerner adéquatement la complexité de l’argument
des Conjectures. En effet, si Kivy reconnaît que Young se serait mieux saisi de
l’intuition de Longin selon laquelle ‘enfreindre les règles’ peut parfois se révéler
être une vertu du génie, il précise aussitôt : « Young I think has begun to do it
justice. But the note is not paid in full, as we shall see, until Kant gets his hands
on the concept of artistic genius. »12 Je suggérerai plutôt, par contre, que c’est
Kivy qui aura manqué de faire le compte, Young s’étant amplement acquitté de
ses dettes.
Dans les pages qui suivront, je ne procéderai pas à la réfutation
complète de cette thèse selon laquelle les Conjectures de Young auraient été,
comme l’affirme clairement Vermazen, à la source de la valorisation
Romantique et/ou Moderne de l’originalité et de la créativité spontanée, et ce
pour au moins deux raisons. D’abord, je doute fort que quiconque ayant fait
pareille proposition argumenterait longtemps face à la critique. Il est beaucoup
plus probable, ainsi que le notait Robert L. Chibka, que les références
contemporaines au texte de Young cherchent à établir une sorte de ‘borne
12
Kivy 2001, p.35; dans le cas de Bruno, la charge et la critique sont un peu plus sévères : Young aurait tablé sur des distinctions mal maîtrisées et vagues afin de défendre l’idée que la production originale répond spontanément de conditions naturelles et/ou divines (cf. Bruno 1999, p.34-35). Cette charge, que j’aurai l’occasion de contester plus loin, aboutit comme la critique de Kivy sur l’idée qu’il faudra attendre Kant et la période du Sturm und Drang afin d’obtenir une expression adéquate pour ces intuitions (cf. p.36).
17
historique’, marquant tant bien que mal le lieu et l’époque de l’émergence de
ces idées ; à preuve, aucun des auteurs évoqués jusqu’à présent ne fait reposer
son argumentation sur la vérité de cette proposition.13
Ce qui nous conduit droit à la seconde raison qui justifie que l’on n’ait
pas à se préoccuper de cette lecture de l’histoire : la prolifération étourdissante
de textes et d’essais entre 1750 et 1775 sur les concepts d’originalité, de génie
et d’invention suggère plutôt que, loin d’avoir engendré seul la valorisation
Moderne de ces idées, Young participait en fait d’une mode de son temps – une
mode alors nulle part aussi populaire qu’en Grande-Bretagne.14 Qui plus est, de
nombreux indices invitent à penser que les premiers lecteurs des Conjectures
auraient durement jugé leur auteur, l’accusant, non sans ironie, d’avoir manqué
d’originalité ! Dans son Life of Johnson, James Boswell rapporte par exemple
une rencontre entre Samuel Johnson et Edward Young où ce dernier lui aurait
lu le texte des Conjectures. Or, à en croire Boswell, Johnson n’aurait pas
ménagé Young dans ses remarques : non seulement s’en serait-il pris au style
ampoulé de Young, mais il aurait en outre exprimé sa surprise de le voir si
convaincu de l’originalité de ses propos alors que ceux-ci avaient déjà acquis le
statut de maximes communes pour l’époque.15
13
Robert L. Chibka écrit: “Modern studies mention the Conjectures most frequently as a showcase for emerging ideas, a mileage-marker on the road from Neoclassicism to Romanticism.” (The Stranger Within Young’s Conjectures, in ELH, vol. 53:3, Johns Hopkins University Press, automne 1986, p.541) 14
À cet égard, je renvoie le lecteur à la note 6, ci-haut. 15
Cf. ce passage tiré du Boswell’s Life of Johnson: “[Johnson] told us, the first time he saw Dr. Young was at the house of Mr. Richardson, the author of Clarissa. He was sent for, that the
18
On pourrait certainement pousser la démonstration plus loin en
insistant, ainsi que le fait Kivy, sur l’influence qu’auraient exercé le traité sur le
sublime de Longin ainsi que le texte #160 à propos du génie qu’a publié Addison
dans le Spectator sur la rédaction des Conjectures. Je considère toutefois avoir
fourni suffisamment de raisons justifiant que l’on rejette l’idée que les
Conjectures marquent effectivement, et à elles seules, la naissance de la
valorisation moderne de l’originalité en art. Aussi, plutôt que de contester plus
avant cette lecture de l’histoire des idées, j’entends m’attaquer plus
directement aux lectures et aux interprétations des Conjectures qui justifient
cette manière d’en comprendre l’efficace historique. Plus précisément, mon
ambition est de montrer que le texte de Young abrite une réflexion aussi riche
que complexe sur la production des originaux, une réflexion qui n’aura pas
besoin d’attendre Kant pour rendre adéquatement compte des rapports entre
le travail du génie et la normativité de la tradition.
Cette démonstration aura du reste son utilité pour l’argumentation
développée dans cette thèse puisqu’elle servira de point d’ancrage et
d’exemple privilégié afin de donner voix aux idées que j’entends défendre à
doctor might read to him his Conjectures on original Composition, which he did, and Dr. Johnson made his remarks; and he was surprized to find Young receive as novelties, what he thought very common maxims. He said, he believed Young was not a great scholar, nor had studied regularly the art of writing; that there were very fine things in his Night Thoughts, though you could not find twenty lines together without some extravagance.” (‘Thursday, September 30
th’, Journal of a Tour of the Hebrides in Boswell’s Life of Johnson, ed. G.B Hill &
Rev. L. F. Powell, OUP, Oxford, 1934-50, v. 5 p.269) À ce sujet, on peut lire à profit l’article de James Engell, Johnson on Novelty and Originality, in Modern Philology, University of Chicago Press, Vol. 75, No. 3, février 1978, pp. 273-279
19
propos de la créativité artistique. Je tâcherai en effet de conduire l’analyse des
Conjectures de Young jusqu’à cette conclusion que la ‘créativité’ ne s’oppose
pas en son phénomène aux structures normatives d’une tradition. Plutôt,
l’existence de pratiques structurées normativement par la valeur de modèles
traditionnels apparaît déjà chez Young comme l’une des conditions nécessaires
à la possibilité d’attribuer à un phénomène la propriété d’être ‘créatif’. Mais le
texte de Young nous invite en outre à penser qu’il est au moins deux usages du
concept de ‘créativité’, chacun s’installant en une relation différente avec les
structures normatives d’une tradition : un premier, cernant une valeur associée
à une certaine production, et un second décrivant plutôt une manière de faire
particulière à la genèse des œuvres d’art. C’est cet équivoque dans notre usage
du concept qui sera le point de départ du prochain chapitre. Il sera alors
question de cerner la signification que l’on peut accorder au sens descriptif de
la créativité.
Conjectures on Original Composition : une méthode de composition originale
On pourrait m’objecter qu’il y a contradiction à affirmer, d’une part, que
la contribution historique de Young n’a pas été aussi importante que voudraient
le croire les auteurs contemporains et que, d’autre part, les Conjectures
expriment une pensée qu’il est encore pertinent d’explorer quelque deux cent
cinquante ans plus tard. La contradiction, cependant, n’est qu’apparente. En
20
effet, que l’on se soit trompé en exagérant l’efficace historique des Conjectures
ne signifie pas que leur contenu soit dépourvu de sens ou d’intérêt, ni même
que l’œuvre n’ait eu aucun effet sur l’évolution historique des concepts de
créativité et d’originalité. En fait, il est indéniable que ce texte de Young joue,
ou a joué, un rôle important dans le développement de cette histoire ; pourquoi
y ferait-on encore référence aujourd’hui s’il n’avait été d’aucune portée ? C’est
donc que quelque chose s’y joue qui nous y appelle encore. Et c’est parce que
j’aurai voulu répondre adéquatement à cet appel, parce que j’aurai voulu
découvrir le vrai visage de Young derrière le masque que porte la figure
rhétorique, que j’aurai tenté de dégager les Conjectures d’une lecture trop
étroite, une lecture qui en aura amené plus d’un à considérer Young comme le
héraut d’une thèse anti-traditionaliste.
En fait, et c’est là ce que mon interprétation des Conjectures tentera
de montrer, Young n’oppose pas la valeur d’une composition proprement
créative et originale à celle des modèles hérités du passé ; bien au contraire,
ceux-ci doivent nourrir celle-là. Cela étant dit, il ne fait aucun doute que Young
exhorte la valeur de l’originalité et de la créativité jusqu’à en faire une
dimension essentielle de nos pratiques de l’art. Ce qu’il faut voir, par contre,
c’est que ce plaidoyer en faveur de l’original ne signifiera jamais un rejet de la
tradition, de ses contenus et de leur valeur.
Ce n’est certainement pas à rien que l’on aura interprété Young comme
affirmant la valeur de la créativité contre celle de la tradition. Fréquemment
21
cité par les auteurs contemporains traitant philosophiquement de la question
de la créativité artistique, ce passage des Conjectures on Original Composition
semble effectivement militer en faveur d’une production artistique
spontanée et, donc, dégagée des contraintes normatives de la tradition :
An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made. Imitations are often a sort of Manufacture wrought up by those Mechanics, Art, and Labour, out of pre-existent materials not their
own.16
Qui voudra découvrir chez Young les traces d’une conception naïve de la
créativité artistique trouvera dans ce passage une matière appropriée à ses
desseins. En effet, cette image de la génération organique des productions
géniales semble aller dans le sens désiré, impliquant une sorte de continuité de
nature entre l’artiste-producteur et son œuvre-produit.17 Ainsi Noël Carroll, en
mal de donner une voix à la conception naïve de la créativité, articule-t-il son
interprétation des Conjectures autour de cette citation, lui en adjoignant
quelques autres dans une succession rapide et dénuée de véritable explication,
si ce n’est que cette conclusion laconique : « By emulating the canon, artists
alienate themselves from their own sources of genius, and originality ».18 Si cela
avait été la somme – modeste – de son interprétation des Conjectures, Carroll
aurait eu le bonheur de ne pas avoir eu tout à fait tort sans toutefois avoir eu
16
Young 1759, p.12 17
À propos de l’usage rhétorique de l’organicité dans les théories esthétiques du 18e siècle, on
lira à profit l’article de « Organicism, Rupturalism, and Ism-ism » d’Eric Rothstein (Modern Philology, Vol. 85:4, From Restoration to Revision: Essays in Honor of Gwin J. Kolb and Edward W. Rosenheim, University of Chicago Press, Chicago, mai 1988, p.588-609) 18
Cf. N. Carroll 2003, p.209-211
22
parfaitement raison – il sera nécessaire de préciser un peu plus loin dans quelle
mesure cette conclusion touche juste. Il ne s’en sera toutefois pas contenté :
considérant que la production d’un original doit procéder de manière
spontanée et naturelle, Carroll en tire cette conséquence que la tradition est
nécessairement un frein à la production originale, faisant en quelque sorte
obstacle à la capacité de l’artiste de laisser surgir ses œuvres à partir de son
individualité. Or, à en croire le texte de Carroll, c’est cette thèse, à saveur
franchement Rousseauiste, qu’aurait retenue l’histoire : l’époque romantique
aurait procédé à sa radicalisation jusqu’à jeter les fondements des mouvements
explicitement anti-traditionalistes du début du 20e siècle, ceux des Futuristes ou
des Pierre Albert-Birot.
Pour le dire brièvement : Carroll déploie une argumentation militant
pour une continuité historique forte entre le texte des Conjectures et le rejet
radical de la tradition et de ses contenus par le modernisme naissant. Non
seulement est-ce que la progression de son texte le laisse clairement entendre,
mais il y a encore cette conclusion qui vient achever ce survol rapide de
l’évolution historique de la conception naïve et qui confirme ce qui a été dit : “If
artistic creativity, properly so called, is the spontaneous outpouring of the
authentic self uncontaminated by anything else, then tradition is its nemesis.”
Or il m’apparaît très significatif que le concept de ‘spontanéité’ intervienne
dans l’argumentation de Carroll à l’instar d’un serre-livres, c’est-à-dire lorsqu’il
cite pour une première fois le texte des Conjectures, puis une autre fois à la
23
toute fin, lorsqu’il s’agit de tirer les derniers traits du portrait de la conception
naïve de la créativité. Ainsi installée dans l’histoire du déploiement de la pensée
anti-traditionaliste, l’interprétation de Carroll aboutit clairement sur cette
conclusion que les Conjectures auraient été la première manifestation de cette
conception de la production artistique insistant sur la spontanéité de
l’expression géniale de l’individualité.
Intéressé au même passage des Conjectures, Peter Kivy en offre une
interprétation beaucoup plus prudente et nuancée dans son essai de 2001, The
Possessor and the Possessed. Déjà, en replaçant le propos des Conjectures dans
le contexte de ses influences historiques, Kivy évite d’en faire jouer le sens
relativement à une supposée postérité. Du même coup, il en offre une lecture
qui demeure beaucoup plus près du texte ; peut-être même un peu trop près.
De manière tout à fait appropriée, Kivy fait remarquer que « the vital
roots of genius », de même que ‘la nature végétale de l’original’, sont autant
d’images qui servent à caractériser le génie comme un phénomène naturel :
pour autant qu’il puisse se manifester librement, le génie conduira
naturellement, voire spontanément, à la production d’une œuvre originale de
valeur. Pour le dire autrement, une œuvre sera immédiatement de valeur dès
lors que sa production sera entièrement déterminée par une activation des
talents et/ou facultés naturelles du génie. Or, essentiellement en vertu de
raisons internes à l’argument déployé dans The Possessor and the Possessed,
c’est sur ce caractère actif du génie que Kivy voudra insister.
24
Kivy, ainsi que le titre de son essai le suggère, propose une lecture de
l’évolution historique de ce concept sur la base d’une dichotomie opposant
deux caractérisations fondamentales du génie. Il y aurait, d’une part, ces
définitions du génie qui en décrivent les manifestations en termes
d’enthousiasme, de délire et de possession divine. Puis il y aurait, d’autre part,
ces compréhension du génie qui le ferait dépendre d’une capacité qu’il revient
à l’individu – qui la possède – d’activer. Ainsi Longin, dans son traité sur le
sublime, aurait défendu une telle conception du génie en l’opposant
explicitement aux thèses de Platon. Et Young, selon Kivy, s’en sera inspiré dans
ses réflexions sur la composition originale.
Que l’influence de Longin sur Young soit réelle ou non, je laisse au
lecteur le soin de le déterminer. Ce qui m’importe ici, c’est que Kivy aura bien
vu que Young fait du génie un talent qu’il revient à l’individu de déployer dans
ses productions. Contrairement à Carroll qui insiste davantage sur la
‘spontanéité’ de la production géniale, Kivy veut faire ressortir la nécessité pour
l’artiste de s’engager, par ses efforts et une certaine méthode, à la
manifestation de ses talents. Conséquemment, l’élucidation du phénomène de
la production originale telle qu’entendue par Young exige que l’on explicite les
exigences que ce type de production élève à l’endroit de l’artiste. À cette fin,
Kivy – comme tant d’autres – appuiera son interprétation sur ce passage des
Conjectures :
25
First, Know thyself. [...] Therefore dive deep into thy bosom; learn the depth, extent, bias, and full fort of thy mind; contract full intimacy with the stranger within thee, excite and cherish every spark of intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull, dark mass of common thoughts; and collecting them into a body, let thy genius rise (if a Genius thou hast) as the Sun from Chaos; and if I should then say, like an Indian, worship it, (though too bold) yet should I say little more than my second rule enjoins, viz. Reverence thyself.19
De ces quelques lignes, qu’il lit en conjonction avec la citation
précédente, Kivy tirera la conclusion suivante : « The original may, indeed, be a
‘vegetable’, a wild, uncultivated one at that. But even a wild flower must first be
found, and then picked. »20 J’en comprends que Kivy reconnais la nécessité d’un
certain effort de la part de l’artiste afin de connaître adéquatement ses talents
et de leur donner libre cours dans la production d’une œuvre. Mais,
malheureusement, cette interprétation – aussi métaphorique que laconique –
que nous offre Kivy constitue l’essentiel de ses conclusions touchant au sens de
ces passages dans l’œuvre de Young. Tout intéressé qu’il était à faire la
démonstration que Young défendait une théorie du génie actif, il lui aura suffit
19
Young, p.52-53; je cite ici ce passage des Conjectures tel qu’on le trouve dans l’essai de Kivy. C’est en effet de cette manière, à la vérité tronquée, que l’on rapporte le plus souvent ces lignes pourtant essentielles à l’économie de l’argumentation de Young. Derrière cette tactique éditoriale, je ne vois qu’une intention possible : faire ressortir autant que possible la place et le rôle de l’individualité du génie dans la méthode de composition originale que défendrait Young. Il y a d’ailleurs fort à parier que bon nombre d’auteurs contemporains ne connaissent des Conjectures que cette citation, ce qui expliquerait pourquoi ils sont si nombreux à en faire un précurseur privilégié du Romantisme. Or, s’il est indubitable que l’individualité de l’artiste est au fondement de la méthode de composition défendue par Young, cette manière de citer le texte des Conjectures fait obstacle à la compréhension exacte du type d’individualité dont il est question. Je reproduirai par conséquent cette citation un peu plus loin lorsqu’il faudra préciser le sens de l’individualité visée par Young, augmentant alors la citation des passages pertinents omis. 20
Kivy 2001, p.34
26
de pouvoir indiquer là où le texte des Conjectures confirmait sa lecture afin de
passer à la prochaine étape de son argumentation.
Or, cette prochaine étape s’intéresse précisément à la valeur que Young
reconnaît à une œuvre géniale qui s’écarte pourtant des exigences normatives
traditionnelles. Cependant, afin de bien comprendre les conditions de
possibilité de la valeur d’une telle œuvre, il m’apparaît essentiel de pouvoir
dégager plus clairement et explicitement l’activité à laquelle engage la
composition originale. Hélas, Kivy nous laisse ici sur notre faim, ménageant le
passage entre la première partie de son argumentation et la suivante par une
simple juxtaposition d’idée : « What further characterizes genius for Young ? »,
demande-t-il, comme si la valeur des production géniale pouvait se comprendre
indépendamment de l’activité propre au génie dans ses productions.21 Faut-il se
surprendre, par conséquent, que son analyse de la valeur de l’original dépende
de longues citations à peine analysées dont il tirera la conclusion – ou la
‘suggestion’ – suivante :
We get the suggestion here, as I think we never do in Longinus or Addison, that breaking the rules is not merely a necessary evil in genius, to some greater good, but, at least at times, a positive virtue in its own right. That is the intuition that, I suggested early on, Longinus failed to do justice to. Young I think has begun to do it justice. But the note is not paid in full, as we shall see, until Kant gets his hands on the
concept of artistic genius in 1790.22
21
Ibidem 22
Kivy 2001, p.35
27
Il m’est plutôt d’avis, toutefois, que c’est Kivy qui aura manqué de rendre
justice à la pensée de Young, lequel s’acquitte plus qu’adéquatement de la
‘note’ dont il fait état. Remarquez bien, si je me refuse aux conclusions de Kivy,
ce n’est pas parce qu’il aura eu tort dans l’interprétation qu’il propose des
Conjectures, mais parce qu’il n’aura pas réussi à en dévoiler toutes les richesses,
demeurant peut-être un peu trop à la surface du texte. J’aimerais par
conséquent plonger plus profondément dans l’argumentation du texte de
Young afin de montrer en quoi il recèle une pensée riche et complexe à propos
de la relation entre la méthode de composition originale et la valeur d’une
œuvre ainsi produite.
***
S’il est vrai que Carroll et ceux qui partagent son interprétation des
Conjectures ont tort d’imputer à Young une conception naïve de la créativité
artistique, il faut pouvoir en faire la démonstration là où le texte semble leur
donner raison. Cette citation, déjà rapportée plus haut, s’offre conséquemment
comme un excellent point de départ :
An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made. Imitations are often a sort of Manufacture wrought up by those Mechanics, Art, and Labour, out of pre-existent materials not their
own.23
23
Young 1759, p.12
28
Avançons d’abord cette proposition, que si l’originalité de l’œuvre croît
naturellement et spontanément de l’activité du génie, cela ne signifie jamais
chez Young qu’elle dépende des idiosyncrasies de l’artiste ni qu’elle en soit la
manifestation – ce à quoi pourrait engager l’interprétation de Carroll qui insiste
sur la notion de spontanéité propre à la production géniale. Il est vrai que
l’original gagne sa spécificité en vertu du génie qui est à sa source, mais ce
‘génie’ ne correspond pas pour autant aux déterminations de l’individualité
immédiate de l’artiste.24 Plusieurs indications que l’on trouve ça et là dans le
texte des Conjectures invitent plutôt à penser que le génie, comparé tantôt à la
force du corps,25 tantôt à une vive énergie d’origine céleste26 et plus loin encore
à une sagesse innée,27 décrit essentiellement une certaine vigueur des facultés
de l’esprit.28
Dans une formule que l’on retrouvait déjà chez Dubos en 1719 et que la
plume de Goethe rendra plus tard classique, Young nous dit que le génie est
cette force, cette puissance, d’accomplir de grandes choses sans avoir à
recourir aux moyens réputés nécessaires à cette fin.29 Plus loin, il écrit encore
24
J’entends par ‘individualité immédiate’ cette manière dont un individu se distingue d’un autre en vertu de ses qualités propres et de ses idiosyncrasies. On verra un peu plus loin qu’une partie importante de la méthode de composition originale avancée par Young exige très précisément un dépassement de cette forme d’individualité. 25
Cf. Young 1759, p.30 26
Cf. Young 1759, p.35 27
Cf. Young 1759, p.36-37 28
Cf. Young 1759, p.46 29
Cf. Young 1759, p.26; cette manière de penser le talent du génie est en fait une sorte de ‘lieu commun’ dans la littérature sur le sujet. Quant à la formule de Dubos, on peut la trouver dans ses Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, à la première section du second livre : « On appelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement
29
que le génie implique une concentration des énergies de l’esprit où celles-ci
sont entièrement et vigoureusement engagées à la réalisation d’une fin
précise.30 Définit de la sorte, il est évident que le génie ne décrit pas
l’individualité idiosyncrasique de l’artiste mais implique davantage une qualité
naturelle spécifique, un don inné, déterminant la manière dont il est possible
pour un individu de mobiliser et d’engager énergiquement ses facultés dans la
réalisation d’une œuvre ou d’un projet. À cet égard, Kivy a raison lorsqu’il écrit
que « genius is power ».31 Et il ne fait pas fausse route lorsqu’il ajoute qu’il
revient à l’individu de cultiver et d’harnacher ce pouvoir du génie – il est
seulement dommage qu’il ne nous renseigne pas davantage sur la tâche qui
attend l’individu qui voudrait s’y mettre.
Cette tâche, que décrit la méthode de composition originale, nous en
trouvons la meilleure indication dans ce second passage des Conjectures qui a
déjà été évoqué et qu’il convient de reproduire également, l’augmentant cette
fois de textes en périphérie que les auteurs contemporains préfèrent presque
toujours omettre :
Since it is plain to see that men may be strangers to their own abilities, and by thinking meanly of them without just cause, may possibly lose a name, perhaps, a name immortal; I would find some means to prevent these evils. Whatever promotes virtue, promotes something more, and carries its good influence beyond the moral man: to prevent these evils, I borrow two golden rules from Ethics, which are no less golden in
certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine. » (Abbé Dubos, Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1993 (1719), p.173) 30
Cf. Young 1759, p.85 31
Kivy 2001, p.34
30
composition, than in life. First, Know thyself. Secondly, reverence thyself. I design to repay Ethics in a future Letter, by two rules from Rhetoric for its service.
1st, Know thyself. Of ourselves it may be said, as Martial says of a bad neighbour, Nil tam prope, proculque nobis. Therefore dive deep into thy bosom; learn the depth, extent, bias, and full fort of thy mind; contract full intimacy with the stranger within thee, excite and cherish every spark of intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull, dark mass of common thoughts; and collecting them into a body, let thy genius rise (if a Genius thou hast) as the Sun from Chaos; and if I should then say, like an Indian, worship it, (though too bold) yet should I say little more than my second rule enjoins, viz. Reverence thyself.32
Une fois replacée dans son contexte argumentatif, l’injonction lancée à
l’artiste de mieux se connaître se laisse difficilement lire en direction d’une
méthode de composition articulée autour des idiosyncrasies de l’artiste. Du soi
qu’il importe de connaître, Young nous dit qu’il est d’abord et avant tout un
étranger que l’on peine à voir ou à entendre. Comment concilier cette image de
l’étranger avec l’idée de l’individualité immédiate de l’artiste ? A fortiori lorsque
Young nous dit encore de cet ‘étranger en soi’ qu’il correspond à cette
dimension de divinité qui nous habite tout un chacun et qu’il nous revient de
révéler et de cultiver par un effort d’introspection.33 Du reste, force est de
constater que Young donne à cet effort introspectif des accents résolument
éthiques, voire religieux : ‘Connais-toi toi-même’ et ‘Révère ta propre personne’
(« Know thyself & Reverence Thyself »), ces commandements qui incombent à
32
Young, p.52-53; généralement, on omet tout le premier paragraphe ainsi que la citation de Martial (« L’un à l’autre étrangers, pour le voir ou l’entendre je ne sais bientôt plus comment m’y prendre », Épigrammes, livre I, 87, 10) ; cf. supra note 18. 33
Cf. Young 1759, p.30-31: « sacer nobis inest deus » , « nul n’est sans un dieu sacré en lui » ; la citation est tirée des Epistulas morales de Sénèque et Young la cite probablement de mémoire puisque le texte exact diffère quelque peu : « sacer intra nos spiritus sedet » (Livre 4, 41.2).
31
l’artiste, lui intiment ce devoir de plonger en son propre sein pour y découvrir
ou y reconquérir, non pas une image ou une idée qu’il aurait de lui-même, ni
même les traits saillants de sa personnalité intime mais, au contraire, « cet
étranger qui habite en lui. »34
Répétons-le : il ne saurait être question d’un exercice introspectif qui
doit reconduire à l’individualité idiosyncrasique de l’auteur. Évoquant Sénèque
et Martial comme il le fait, Young me paraît clairement affirmer que ce soi qu’il
importe de connaître n’est pas immédiatement accessible à la conscience de
l’artiste. Aussi, Robert L. Chibka fait-il fausse route lorsqu’il réduit cet effort
d’introspection à un projet narcissique.35 Il est d’ailleurs assez symptomatique
que son interprétation de « l’étranger en soi » ignore complètement le contexte
de cette citation dans les Conjectures pour la faire plutôt parler à travers une
lecture psychologisante et programmatique. Ceci étant dit, cette notion du soi
comme ‘étranger’ demeure énigmatique et il convient que l’on s’y attarde si
l’on veut jeter une pleine lumière sur la méthode de composition originale
défendue dans les pages des Conjectures.
34
Cf. Young 1759, p.52 sq. On ne doit pas s’étonner de voir intervenir des thèses d’ordre éthique dans les Conjectures puisque le projet initial de Young était de procéder en un premier temps à une analyse conjecturale du génie approprié à la composition originale puis, dans un second temps, à une analyse similaire du génie dans la composition morale. Plusieurs passages des Conjectures confirment ces intentions (Cf. p.3, p.31 et p.52 : « I design to repay ethics in a future letter, by two rules from rhetoric for its service. ») et on trouve encore de nombreuses allusions à ce sujet dans la correspondance qu’entretenait Young avec S. Richardson (à ce sujet, on lira l’excellent article de Alan D. McKillop, Richardson, Young, and the ‘Conjectures’, in Modern Philology, vol.22, n.4, University of Chicago Press, mai 1925, p.391-404). 35
Robert L. Chibka, The Stranger Within Young's Conjectures, in ELH, Vol. 53, No. 3, Johns Hopkins University Press, automne 1986, pp. 541-565: “Young’s formula for original genius – “contract full intimacy with the stranger within thee” – is a narcissistic project.” (p.555)
32
Également d’avis qu’il faille lire les Conjectures ainsi que je le propose,
D.W. Odell élevait dans The Argument of Young's « Conjectures on Original
Composition » cette objection visant une lecture ‘narcissique’ de l’argument de
Young :
Young’s interpretation of Milton’s lines, however, is not that of a solipsistic modernist such as that skewered in Swift’s Tale of a Tub, one who neurotically attempts to fulfill an inner emptiness by an inflated self-image; rather it assumes recognition of the higher and truer self described in the Christian Neoplatonist definition of love and of the
mind’s creativity in Night Thoughts.36
Insistant ainsi que je tente de le faire sur la nature divine et (ou) naturelle du
‘soi-étranger’, l’argument d’Odell dans cet article cherche à faire ressortir les
présupposés chrétiens et néoplatoniciens sur lesquels Young aurait construit
son argumentation, des présupposés qui avaient déjà informé de manière
significative ses célèbres Night Thoughts. Young ayant passé presque toute sa
vie au service de l’église, on serait bien en peine de nier l’influence des dogmes
chrétiens – et, plus particulièrement, ceux de l’église protestante – sur son
œuvre.37 Et il n’est pas exclu, par ailleurs, que les enseignements du platonicien
36
D.W. Odell, The Argument of Young's "Conjectures on Original Composition”, in Studies in Philology, Vol. 78, No. 1, University of North Carolina Press, hiver 1981), p.99; le trait de Milton dont il est question est issu du 4
e livre de Paradise Lost, lorsque le regard d’Ève se porte vers
l’eau du lac : « What there thou seest, fair creature, is thyself » (Milton, Paradise Lost, IV.468) 37
L’article de McKillop précédemment évoqué (voir note 34) établit on ne peut plus clairement et explicitement l’influence du piétisme de Richardson sur la rédaction des Conjectures. Par exemple, McKillop fait cette remarque: « [Richardson] would break the moulds of neo-classicism to make way for pietism. He is eager, on the one hand, to curb his friend's phrases and epigrams when they seem to disregard religious orthodoxy, and, on the other, to sharpen the polemic of the Conjectures. In the final text there is a brilliant comparison of learning and genius, followed by an incongruously solemn warning against setting genius above divine truth. The purple patch is Young's; the solemn warning is Richardson's. His monitory paragraph was adopted practically entire. » (McKillop 1925, p.393)
33
Ralph Cudworth, à Cambridge, aient également suscité favorablement son
attention.38 Très certainement, l’idée d’une nécessaire reconquête de cet
« étranger divin en soi » résonne de manière appropriée avec l’élan amoureux
de l’artiste enthousiaste tel qu’il fut décrit par Platon dans le Phèdre, par
exemple.
Étant donné la finalité de l’analyse des Conjectures offertes dans ces
pages, qui est toute entière tournée en direction de débats contemporains au
sujet de la créativité artistique, il m’apparaît qu’une élucidation parfaitement
rigoureuse des influences qui auront déterminé la réflexion de Young en excède
les besoins. Si l’évocation du cadre chrétien et néoplatonicien se révèle à la fois
suffisante et d’intérêt, c’est essentiellement parce qu’elle permet de
comprendre plus clairement la nature du ‘soi’ que visent les deux
commandements de Young. En effet, pour autant que l’interprétation d’Odell
touche juste, son propos a cet avantage de situer l’exigence de connaissance de
soi dans le contexte d’une recherche de vérité essentielle. Ainsi, ‘se connaître’
signifie d’abord et avant tout se connaître par ses propres pouvoirs, par la
raison, par la lumière naturelle, de manière à recouvrer la vérité naturelle et
éternelle de son âme. À terme, nous le verrons, cela signifie simultanément une
reconquête de la véritable effectivité de l’âme individuelle.
Douglas Lane Patey a également exploré les influences
néoplatoniciennes de Young, insistant peut-être davantage sur l’effort
38
Cf. Odell 1981, p.99-100
34
d’abstraction qui doit se déployer depuis l’individualité immédiate vers une
individualité essentielle ou naturelle. Du même coup, Patey nous permet de
comprendre un peu plus précisément de quelle manière ce travail de
connaissance de soi accomplit une sorte d’harmonisation entre l’activité de
l’artiste original et celle de la nature créatrice. En effet, explique-t-il, puisque la
volonté de Dieu ou les lois de la nature sont immanentes à son devenir,
s’accomplissent et se donnent à travers leur pouvoir de transformation (ce
qu’affirment tant les chrétiens que les néoplatoniciens), ce n’est qu’en
abandonnant les manières externes de les comprendre que l’on pourra gagner
la vérité. Autrement dit, il est impératif d’abandonner les manière que l’on a de
se comprendre dans le monde de la société si l’on veut penser en vérité le
monde naturel – l’homme et ses actions inclus.39 Cela signifie plus
particulièrement que l’artiste doit recouvrer un accès immédiat à son
expérience, se dépouiller des manières convenues d’en comprendre le sens,
afin d’en déterminer sa perception à la seule lumière des nécessités naturelles
que ce rapport découvrira.
Il semble par conséquent permis de penser que le premier
commandement de Young articule cette idée qu’il faut arriver à une
connaissance de soi en tant qu’être naturel. Placé dans le contexte de ses
influences chrétiennes et néoplatoniciennes, on devine déjà en quoi la
découverte d’un soi naturel engagera l’âme à révérer ses propres pouvoirs,
39
Cf. Douglas Lane Patey, Art and Integrity: Concepts of Self in Alexander Pope and Edward Young, in Modern Philology, Vol. 83, No. 4, The University of Chicago Press, mai 1986, p.377
35
ceux-ci répondant directement de l’ordre naturel du monde tel qu’il a été voulu
par Dieu ou un démiurge créateur.40 Mais dans la mesure, toutefois, où il s’agit
de s’arracher à la quotidienneté de notre personnalité, de plonger
profondément en notre sein pour conquérir une intimité avec cet autre en
nous, cet étranger divin que nous sommes, cette exigence présuppose une sorte
de perte du soi. Autre que nous-mêmes, faut-il penser, nous le serions devenu à
travers divers processus d’acculturation et de formation sociale dont on doit
maintenant pouvoir remettre les valeurs en question.
C’est à cette idée qu’il faut à présent s’attarder si l’on veut pouvoir se
débarrasser de la confusion qui règne autour des conceptions de Young.41 À
cette fin, reprenons et développons en en une courte proposition l’exigence du
deuxième commandement : se révérer, c’est découvrir la vérité et la valeur de
sa propre nature plutôt que de chercher à briller par les traits de sa culture et
de sa connaissance; c’est valoriser les contenus de sa propre expérience du
40
Je note au passage que cette méthode de composition, dont les résonnances éthiques sont indéniables n’est pas sans rappeler les efforts de conscience auxquels Cicéron convie celui qui cherche la vertu, synonyme du beau et du perfectionnement de la nature (Cf. Les lois, livre premier). Là aussi il est question de recouvrer l’essence de son humanité afin d’accorder harmonieusement son agir et sa production à la loi naturelle. Ce n’est que de cette manière que nos productions pourront être dites ‘excellentes’, laquelle excellence signifiera derechef une contribution positive au progrès de la marche de l’humanité. Ces thèmes, nous le verrons un peu plus loin, sont tous présents dans la pensée de Young. 41
Il ne fait aucun doute que l’idée d’une perte du soi naturel en raison de processus d’acculturation et de formation sociale résonne de manière particulièrement intéressante avec, par exemple, le contenu du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes publié par Jean-Jacques Rousseau plus ou moins à la même époque, soit en 1755. Mes recherches n’ont toutefois relevé aucun indice d’une influence directe du Français sur l’Anglais. Qui plus est, tant les visées que les influences philosophiques de ces deux hommes incitent à penser que leurs ‘retrouvailles’ autour de ce thème est davantage le fruit d’une idée qui commençait à s’imposer à l’époque que d’une véritable communauté de pensée. Ceci dit, je laisse la question ici ouverte.
36
monde en fonction d’une juste connaissance de sa nature plutôt que de tenter
d’accorder celle-ci aux valeurs et aux modèles hérités du passé.42 Voilà ce que,
déjà, suggérait l’analyse du premier commandement. À présent, reste à voir si
cela se confirme ailleurs dans le texte des Conjectures.
« Born originals, how comes it to pass that we die copies? »43 Ce
passage, fréquemment cité par les lecteurs en mal de montrer que Young
réduirait l’originalité à l’expression idiosyncrasique de l’artiste, veut donner voix
à un ‘danger’ inhérent à la formation (Bildung) traditionnelle de l’individu au
cœur de sa communauté. Toutefois, ce ‘danger’ n’est pas celui que ces lecteurs
aimeraient découvrir dans les Conjectures. En effet, ce n’est pas la tradition qui
menace, ce n’est pas elle qui étrange l’individu à lui-même – et il faut bien se
demander comment elle le pourrait, en vertu de quelle réalité et de quelle
effectivité objective –, mais bien l’esprit d’imitation, lequel traduit plutôt une
certaine attitude face aux contenus de la tradition.
Pour le dire autrement, l’effacement du soi ‘naturel’ pour la conscience
n’est pas l’effet d’une effectivité contraignante de l’histoire, mais le résultat
42
Ainsi que je le montrerai un peu plus bas, la révérence de soi entendue comme une forme d’engagement traduit en fait l’exigence morale de réaliser le potentiel naturel des capacités et talents que Dieu a placés en nous. On retrouve ici le thème de l’éthique, dans lequel baigne explicitement la rédaction des Conjectures : « Having put in a Caveat against the most fatal of errors, from the too great indulgence of Genius, return we now to that too great suppression of it, which is detrimental to Composition; and endeavour to rescue the writer, as well as the man. » (Young 1759, p.39) On pourrait très certainement opérer ici un parallèle avec le devoir kantien de ne laisser aucun de nos talents naturels en jachère (Cf. E. Kant, The Metaphysics of Morals, trad. Mary J. Gregor, CUP, Cambridge, 1996, plus particulièrement la première section du second livre, §19) 43
Young 1759, p.42
37
d’une faiblesse psychologique. Young ne nie pas que la tentation de profiter des
richesses de l’histoire, soit par l’imitation, soit par la traduction, sera plus forte
là où elles sont plus abondantes, mais il insiste néanmoins sur le fait que la
responsabilité de l’effacement du soi naturel incombe à l’individu qui aura
choisi la voie de la facilité. Lisons au long, pour s’en convaincre, les passages
précédant cette citation :
But farther still : a spirit of Imitation hath many ill effects; I shall confine myself to three. First, it deprives the liberal and politer arts of an advantage which the mechanic enjoy: In these, men are ever endeavouring to go beyond their Predecessors; in the former, to follow them. And since copies surpass not their Originals, as streams rise not higher than their spring, rarely so high; hence, while arts Mechanic are in perpetual progress, and increase, the Liberal are in retrogradation and decay. Those resemble Pyramids, are broad at the bottom, but lessen exceedingly as they rise; Those resemble Rivers which, from a small fountain-head, are spreading ever wider, and wider, as they run. Hence it is evident, that different portions of understanding are not (as some imagine) allotted to different periods of time; for we see, in the same period, understanding rising in one set of artists, and declining in another. Therefore Nature stands absolved, and the inferiority of our Composition must be charged on ourselves.
Nay, so far are we from complying with a necessity, which Nature lays under us, that, Secondly, by a spirit of Imitation we counteract Nature, and thwart her design. She brings us into the world all Originals: No two faces, no two minds, are just alike; but all bear Nature’s evident mark of Separation on them. Born Originals, how comes it to pass that we die as Copies? That medling Ape Imitation, as soon as we come to years of Indiscretion (so let me speak), snatches the Pen, and blots out nature’s mark of Separation, cancels her kind intention, destroys all mental individuality; the letter’d world no longer consists of Singulars, it is a Medly, a Mass; and a hundred books, at
bottom, are but One.44
Cette longue citation invite à plus d’un commentaire. On pourrait
souligner, par exemple, le fait que les thèmes soulevés dans ce passage
44
Young 1759, p.40-43
38
répondent d’un contexte plus large que celui des seules Conjectures, à savoir,
celui ouvert par la « Querelle des Anciens et des Modernes ». Déjà, cela aurait
pour effet de replacer la discussion de l’esprit d’imitation dans l’horizon d’une
analyse partisane du rapport de soumission des productions artistiques
contemporaines aux dogmes et modèles hérités du passé. Sans pour autant
faire abstraction de ce contexte, puisque j’y reviendrai brièvement un peu plus
loin, ma lecture collera davantage au texte même des Conjectures.
M’intéressent plutôt, par exemple, l’expression même d’esprit d’imitation dans
le contexte des conjectures de Young ainsi que la manière dont il oppose ici cet
esprit aux intentions de la nature.
C’est que cette citation donne bien à voir que Young n’en a ni contre la
tradition, ni contre le mérite des œuvres hérités de l’antiquité. C’est plutôt à la
plume servile des auteurs contemporains que Young adresse ses remontrances,
eux qui, à l’instar de Corneille lisant l’Ars Poetica d’Horace ou la Poétique
d’Aristote, tentaient vainement d’informer la matière de leurs productions en
mobilisant les dogmes du passé. À cet égard, il est important de comprendre
que, si l’esprit d’imitation menace toujours déjà de dominer la composition
contemporaine, c’est précisément parce que la tradition s’impose – s’impose,
mais n’agit pas de manière objective – par le mérite avéré de ses modèles et de
ses accomplissements exemplaires.45 Ce que Young déplore en fait, c’est cette
45
Cf. Young 1759, p.19: « Yet let not Assertors of Classic Excellence imagine, that I deny the Tribute it so well deserves. He that admires not the antient Authors, betrays a secret he would conceal, and tells the world, that he does not understand them. Let us be as far from
39
faiblesse psychologique, cette attitude de soumission face aux richesses du
passé qui pousse l’auteur à s’approprier une pièce de ses trésors plutôt que de
se munir d’un pic et d’une pelle et d’aller bravement à la conquête de fortunes
nouvelles. « But why are Originals so few? […] because illustrious examples
engross, prejudice, and intimidate. »46 Cette phrase, que l’on aura si souvent lue
comme affirmant (naïvement) le rôle actif et préjudiciable de la tradition,
apparaît désormais comme décrivant un rapport psychologique de soumission
aux modèles du passé, un esprit d’imitation qui sera fort probablement celui de
l’écrivain qui n’aura pas fait l’effort de se connaître en vérité.
Cependant, si l’on fait jouer pour un instant cette analyse dans le
contexte néoplatonicien et/ou chrétien des Conjectures, on découvre
rapidement un problème : il semble en effet que, plus une tradition est riche de
modèles, plus la créativité et l’originalité seront menacées – étant entendu que
devant davantage de modèles de valeur, l’esprit d’imitation aura plus d’empire
sur l’âme de l’artiste. Tant et si bien que, devant le foisonnement des œuvres
qui nous sont parvenues depuis l’Antiquité, il y a fort à parier que l’auteur
moderne ne sera pas en mesure de s’arracher à leurs charmes afin de pouvoir
véritablement créer. Une sorte de déclin serait ainsi programmée dans le
développement de l’histoire en vertu d’une faiblesse psychologique et, donc,
naturelle de l’être humain.
neglecting, as from copying, their admirable Compositions: Sacred be their Rights and inviolable their Fame » (italique ajouté). 46
Young 1759, p.17
40
Young répond toutefois adéquatement à cette objection, affirmant que
l’esprit d’imitation ne relève pas davantage d’une nécessité naturelle que d’une
efficace objective de l’histoire. Il en veut pour preuve les progrès scientifiques
de la modernité et le foisonnement d’inventions nouvelles au 17e siècle.47
Conséquemment, il juge tout aussi surprenant que déplorable l’esprit
d’imitation qui règne sur la République des Lettres alors que la pratique des
sciences, elle, mobilise comme autant de tremplins vers de nouvelles
découvertes tous ces modèles hérités de la tradition.
Il me reste encore à parler de ce rapprochement que fait Young entre la
pratique de la science et celle de la composition littéraire. Mais je veux d’abord
souligner ce constat émis par Young, que la multiplication des productions
scientifiques contemporaines montre bien que la nature – humaine ou en
général – n’est pas en cause dans l’impuissance des arts à produire de nouvelles
œuvres originales. Si l’esprit humain parvient encore à se montrer original en
47
Derrière cet argument se cache en fait tout un débat qui en occupa plus d’un tout au long de la Querelle. En effet, il n’était pas inusité, au fort de la Querelle, de fonder son argument en faveur des Anciens sur la déliquescence du monde : l’univers aurait connu son apothéose durant l’Antiquité et depuis n’aurait cessé de se dégrader. Les tenants d’une telle position (dont certains, tel que H. Baron, pensent qu’elle était fondée dans le projet humaniste de la Renaissance; cf. H. Baron, The Querelle of the Ancients and the Moderns as a Problem for Renaissance Scholarship, in Journal of the History of Ideas, Vol. 20:1, University of Pennsylvania Press, janvier 1959, p.3-22) n’avaient alors qu’un pas à faire pour refuser à l’homme moderne la possibilité d’être né avec des facultés intellectuelles rivalisant celles des Anciens. Il fallut donc que les Modernes, et Young avec eux, démontent cette manière de comprendre la marche de l’histoire afin de soutenir la possibilité que les Modernes jouissent des mêmes capacités que les Anciens. À cette fin, Young mobilisera plusieurs arguments tels que l’uniformité de la nature humaine et l’idée que les Modernes sont les véritables Anciens étant donné l’âge du monde. Ironiquement, ces arguments n’avaient rien de bien original puisqu’on les retrouvait en toutes lettres chez des penseurs du 17
e tels que Francis Bacon en 1620 (dont il sera question plus loin)
et Georges Hakewill (Apology… of the Power and Providence of God… and Censure of the Common Error Touching Nature’s Perpetuall and Universal Decay, 1627).
41
science, il faut en conclure qu’il n’est aucune raison inscrite à même sa nature
qui lui interdise de faire de même dans la composition littéraire. En fait, et cela
est d’importance, la nature aura veillé à ce que l’inverse soit vrai : l’irréductible
singularité naturelle de l’individu, celle qui se donne par « la trace évidente de
la séparation », est selon Young le mécanisme par excellence que la nature aura
mis en place, hier comme aujourd’hui, afin d’encourager le progrès, de
nouvelles découvertes et la production d’œuvres, scientifiques ou artistiques,
originales. Nous sommes tous nés originaux, dit Young, comme si la providence
y avait veillé en vue d’une fin que nous ne connaissons pas.48 Se connaître
véritablement, c’est-à-dire contracter une intimité avec l’étranger qu’est
devenu le ‘soi naturel’, signifie donc en outre recouvrer cette originalité que
nous avons de naissance afin de la manifester par nos productions ; c’est cette
originalité de nature qui viendra assurer la possibilité d’une production
originale.
Cela, donc, s’atteste déjà dans les sciences et les ‘arts mécaniques’. Dans
ces domaines Young remarque en effet que, non seulement l’individualité
naturelle du producteur rend possibilité de nouvelles perspectives originales sur
les vérités et nécessités qui occupent leur tradition mais, en outre, l’esprit
d’imitation y étant généralement tenu en échec, cette individualité naturelle
48
On se rappellera à nouveau le rapprochement que j’opérais un peu plus tôt avec les thèses stoïciennes de Cicéron touchant à la vertu, où la sagesse consiste essentiellement en cette capacité de replacer les motifs de son agir sous les commandement de la loi naturelle. Pour l’orateur romain aussi cette nécessité éthique était posée par la fonction de l’homme dans le progrès de la nature vers sa perfection (Cf. Cicéron, Les lois, livre premier, IX).
42
peut par conséquent se manifester plus librement. Or, si l’esprit d’imitation y
est tenu en échec, c’est essentiellement parce qu’il est coutume pour ceux qui
pratiquent ces sciences et ces arts de vouloir dépasser leurs prédécesseurs
plutôt que de les imiter. Autrement dit, l’esprit d’imitation ne menace pas le
scientifique comme il menace l’artiste parce que la notion de progrès est
intimement liée à l’histoire de sa pratique – très certainement pour les arts
mécaniques, et peut-être tout autant pour les sciences à la suite des révolutions
de la philosophie expérimentale dont il sera question un peu plus loin.
D’une certaine manière, donc, la pratique des sciences mécaniques
garde l’homme auprès de son monde et ainsi de lui-même – de son individualité
naturelle : les processus d’inventions mécaniques impliquent nécessairement
une sorte de dialectique entre les données phénoménales de l’expérience et le
talent et les capacités de l’inventeur à les comprendre et les manipuler selon
ses besoins. Aussi, non seulement est-il besoin pour ce type de ‘producteur’
d’être attentif aux données de son expérience, mais il doit également connaître
adéquatement ses propres capacités, ses propres talents et limites, afin de
savoir mobiliser adéquatement ces données dans ses efforts de production.
Sorte d’événement de vérité, les productions scientifiques et mécaniques
répondent adéquatement des vérités du monde parce que leur inventeur aura
eu les capacités nécessaires pour répondre des nécessités naturelles qu’il aura
découvertes tant autour de lui qu’en son propre sein. L’invention est par
conséquent la découverte d’une vérité – en ce qu’elle est une réponse
43
adéquate aux articulations naturelles du phénomène – et une découverte de
soi. Aussi, si le parallèle avec la production scientifique doit nourrir la réflexion
au sujet de la production artistique originale, ce sera d’abord et avant tout
parce qu’au cœur de cet événement de vérité il y va d’une découverte de
l’individualité naturelle de l’inventeur que n’interrompt presque jamais un
esprit d’imitation. La question, du coup, est de tirer au clair pourquoi et
comment l’esprit d’imitation affecte la production artistique et comment la
production artistique originale relève elle aussi d’un événement de vérité.
Il n’y a, ainsi que je l’ai déjà dit, aucune raison nécessaire à cette
impuissance de l’artiste : l’esprit d’imitation, Young l’affirme clairement, n’est
pas une facette des nécessités de la condition humaine. Ou peut-être l’est-il en
une certaine mesure, si tant est que l’ambition participe de la condition
humaine! Car voilà la véritable coupable : l’ambition. Certes, succomber à
l’ambition relève également d’une faiblesse de caractère à laquelle la nature ne
condamne personne nécessairement. Néanmoins, et contrairement à Helvétius,
qui en faisait un des moteurs les plus importants du génie, Young semble
considérer que cette passion conduit plus souvent qu’autrement droit à l’esprit
d’imitation.49 La tentation est forte, en art, de profiter du renom d’une œuvre
49
Il est vrai que Young dit de l’ambition qu’elle est une vertu en composition (cf. Young 1759, p,16 et encore p.23). Il est évident, toutefois, qu’elle n’est pas le principe de l’excellence attribuée à l’originalité. Il s’agit plutôt d’une passion qui pourrait tout aussi bien mener l’écrivain aux hauteurs de la véritable invention qu’aux bassesses d’une imitation servile. Pour le dire autrement, l’ambition sera vice ou vertu selon l’individu qu’elle anime et la fin qu’elle sert. Présupposant peut-être que la vertu est moins fréquente que le vice, Young insistera davantage sur les liens entre cette passion et l’esprit d’imitation. À cet égard, il reste plus près des néoplatoniciens et des stoïques pour qui l’ambition trahissait un désir de gloire nécessairement
44
déjà bien établie en se l’appropriant, soit par la traduction, soit par un effort
d’adaptation. Une telle appropriation, toutefois, ne serait d’aucune valeur en
science, où seule la découverte d’une nouvelle vérité peut jeter quelque éclat
sur celui qui en est responsable. Il y a fort à parier que l’ambition, dans ce cas,
servira adéquatement les besoins du chercheur en le poussant toujours à
l’exploration de nouvelles contrées, de nouvelles découvertes. Elle menace
donc plus particulièrement l’artiste, et le dessert presque assurément en le
poussant à tenter de faire reluire un éclat emprunté sur ses productions ; éclat
qui, inévitablement, brillera toujours d’un feu un peu moins vif.50
Réglant sa production sur celle d’un autre, l’artiste ignore du même
coup sa propre individualité, celle-là même que la nature avait prédestinée à
nourrir la marche de l’esprit vers de nouvelles découvertes. La faiblesse
psychologique qu’est l’esprit d’imitation, nourri par l’ambition, devient du
même coup une sorte de faiblesse éthique : plaçant son ouvrage sous l’autorité
d’un autre, l’auteur fait en quelque sorte le choix de se manquer, c’est-à-dire,
de manquer de connaître sa propre nature et ses capacités particulières et de
nuisible à la vertu. Helvétius, quant à lui, fait de l’ambition un véritable principe moteur du génie; cf. le premier chapitre du quatrième discours du traité De l’esprit intitulé « Des différents noms donnés à l’esprit » : « C’est ce seul désir [de gloire] qui, dans les Sciences ou les Arts, nous élève à des vérités nouvelles, ou nous procure des amusements nouveaux. Ce désir, enfin, est l’âme de l’homme de génie : il est la source de ses ridicules et de ses succès. » (Claude Adrien Helvétius, De l’esprit, Librairie Durand, Paris, 1754, p.423-424) 50
Que l’ambition soit le moteur principal de l’esprit d’imitation atteste une fois de plus de la nature psychologique du problème : ce n’est pas la tradition qui rend la production d’un original impossible pour Young, mais une faiblesse morale de son caractère psychologique.
45
réaliser les fins que la nature aura mises en lui.51 Ce faisant, la République des
Lettres y obtient un nouveau nom, mais l’étendue de son domaine n’y aura rien
gagné.
***
Jusqu’à présent, il nous a été donné de voir que la méthode de
composition originale défendue par Young se déployait dans le contexte de
commandements à saveur éthique qui enjoignent l’artiste à découvrir et
connaître son individualité naturelle et à la valoriser en tant que source
privilégiée de nouvelles connaissances. J’ai également montré comment Young
considère que cette méthode s’applique aisément au domaine des sciences et
des arts mécaniques, mais plus difficilement au domaine des beaux-arts et de la
littérature. De cette difficulté, qui se manifeste essentiellement par l’esprit
d’imitation, j’aurai affirmé qu’elle est surtout le fait d’une ambition qui pousse
l’artiste à emprunter des voies et des moyens dont la valeur aura déjà été
reconnue par sa communauté. « Born originals, how comes it to pass that we
die as copies? » La réponse est maintenant plus claire: ce n’est pas parce que la
tradition œuvre efficacement contre les tentatives de création – parce qu’elle
aurait déjà ouvert, puis fermé, tous les possibles – mais bien parce que
51
À propos du caractère éthique du choix en question, Young 1759 p.19 : « Modern Writers have a Choice to make; and therefore have a Merit in their power. They may soar in the regions of Liberty or move in the soft Fetters of easy Imitation; and Imitation has as many plausible Reasons to urge, as Pleasure had to offer to Hercules. Hercules made the Choice of an Hero, and so became immortal. » On pourrait également lire l’analogie suivante dans la même direction : « Genius can set us right in Composition, without the Rules of the Learned; as Conscience sets us right in Life, without the Laws of the Land. » (Young 1759, p.31) L’écho avec les thèses stoïciennes et néoplatoniciennes évoquées plus haut ne résonne nulle part aussi puissamment.
46
l’imitation conduit plus facilement à la gloire. Une gloire plus terne et
empruntée, certes, mais une gloire tout de même.
Young n’appelle donc pas l’artiste à rejeter l’apport de la tradition –
ainsi que le prétend l’interprétation qui fait de lui un anti-traditionaliste – mais
à se défaire de l’esprit d’imitation qui l’éloigne de lui-même et à mobiliser son
ambition dans une entreprise plus ‘morale’, pour le dire ainsi. Mais le texte de
Young nous invite à pousser cette conclusion au sujet du rapport entre l’artiste
et sa tradition un peu plus loin : non seulement est-ce que la tradition et ses
contenus ne sont pas nécessairement une entrave à l’accomplissement
d’œuvres originales, mais elles peuvent en outre nourrir la marche de l’esprit et
lui ouvrir de nouvelles possibilités de création. Pour s’en convaincre, il suffit de
lire ces passages :
It is by a sort of noble contagion from a general familiarity with their writings, and not by any particular sordid theft, that we can be the better for those who went before us. […] Genius is a master workman, learning is but an instrument, tho’ most valuable, yet not always indispensable.52
Et encore:
I would compare Genius to Virtue, and Learning to Riches53
Et plus loin:
Yet, consider, my Friend! knowledge physical, mathematical, moral, and divine, increases; all arts and sciences are making considerable advance; with them, all the accommodations, ornaments, delights and
52
Young 1759, p.24-26. 53
Young 1759, p.29
47
glories of human life; and these are the new food to the Genius of a polite writer; these are as the root, and composition, as the flower.54
Il n’y a aucun doute que Young souffre d’une certaine naïveté lorsqu’il
affirme que la connaissance est un instrument dont l’œuvre du génie pourrait
peut-être se dispenser. Il est fort probable que cette naïveté réponde en fait
d’une certaine mode en vogue à l’époque dans les traités sur le génie, à savoir,
celle du génie primitif.55 Très certainement, si le génie est essentiellement
fonction de talents naturels et d’une connaissance de soi, les connaissances
véhiculées par sa tradition ne sont pas nécessaires à son existence. En fait,
moins il est aisé de puiser aux richesses des autres, plus il devient nécessaire de
créer les siennes propres. Du coup, il va de soi que là où la culture d’une
communauté est en friche, l’exigence de créations nouvelles, tant en art qu’en
science, se fera sentir davantage. Cela relève toutefois de considérations
psychologiques dont on a vu qu’elles ne relevaient d’aucune nécessité naturelle
: qu’il soit plus facile de créer originalement à une certaine époque, que le
54
Young 1759, p75 55
William Duff, par exemple, consacrera toute la dernière section de son Essay on Original Genius (1757) à cette idée que l’exercice du génie sera plus vigoureux, plus efficace et plus remarquable dans les sociétés primitives et/ou sans réelle culture. Diderot également soutiendra une thèse similaire, ce qui ne saurait étonner étant donné la programmatique matérialiste de sa philosophie : « modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont l’homme de génie aura la notion plus ou moins rigoureuse, selon le climat, le gouvernement, les lois, les circonstances qui l’auront vu naître ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, qui se corrompt, qui se perd et qui ne se retrouverait peut-être parfaitement chez un peuple, que par le retour à la barbarie ; car c’est la seule condition où les hommes, convaincus de leur ignorance, puissent se résoudre à la lenteur du tâtonnement… » (Diderot, Salon de 1767, in Œuvres complètes, Garnier Frères, Paris, 1876, p.13-14 (reproduit par Kraus Reprint Ltd., Liechtenstein, 1966)). Quant à la manière dont Young traite des ‘premiers génies’, il est intéressant de remarquer qu’il ne rejette pas l’idée que d’illustres auteurs grecs puissent avoir été mus par un esprit d’imitation : les textes originaux ayant depuis longtemps sombré dans l’oubli, l’aspect original des compositions d’Homère, par exemple, ne pourrait être qu’accidentel (cf. Young 1759, p.14-15). Or, s’il résiste à l’idée que cela puisse être vrai des Homère, Pindare et Anacréon, ce n’est que par un problématique « peut-être » qu’il retire leurs œuvres du lot des originaux accidentels.
48
besoin s’en fasse davantage ressentir, n’a pas à signifier qu’il soit plus ou moins
possible de le faire. Cette possibilité est inscrite à même la singularité naturelle
de l’individu et élève des exigences non moins pénibles que celles élevées par la
vertu. Mais pour autant que la connaissance peut être comparée à une
richesse, il est tout lieu de penser que l’individu vertueux saura en faire bon
usage.
La chose est à nouveau évidente en science, où les productions et
inventions contemporaines tablent nécessairement sur les progrès effectués
par le passé : c’est parce que la roue a été inventée que le carrosse devient
possible. Or il y a de bonnes raisons de croire que Young a voulu défendre une
idée similaire dans le domaine de la composition littéraire. Autre preuve que le
rejet de l’esprit d’imitation n’engage pas à un rejet de la tradition, Young
enjoint effectivement à l’auteur contemporain de s’allier ses illustres
prédécesseurs plutôt que de les bannir. Il est sans doute frustrant que Young ne
décrive pas davantage les modalités d’une telle alliance; tout au plus peut-on
penser que le terme de « noble contagion » évoque une certaine forme de
sympathie envers les auteurs du passé et leurs productions, une sympathie qui,
on le devine, aurait pour effet d’élever l’âme de l’écrivain aux hauteurs
vertigineuses des génies d’hier. Cela étant, il faudra éviter que cette sympathie
ne s’enfle jusqu’à l’émulation : Homère doit nourrir le jugement, vivifier
49
l’imagination;56 ce n’est pas sa production qui donne l’exemple, ce n’est pas elle
qui doit être l’objet de la sympathie, mais plutôt la manière dont cette
production suppose un talent naturel et une réelle volonté de se connaître et
de donner voix à cette connaissance. La sympathie engage l’artiste à imiter
l’homme, non sa composition, à s’exercer comme il l’avait fait et non pas à
exprimer ce qu’il a exprimé.57 Ce faisant, c’est moins le Homère de l’Iliade que
l’on imite que sa méthode naturelle de composition – moins l’individu que son
individualité.
Tradition et créativité : deux exemples, une conclusion
Si l’élan sympathique de l’artiste original en direction de ses
prédécesseurs demeure quelque peu énigmatique, les Conjectures de Young
offrent d’autres indications quant à la manière dont la tradition peut nourrir
l’artiste dans ses efforts de production originale. À cet égard, je me concentrai
sur deux exemples, ou deux cas, illustrant comment la tradition peut, et même
doit intervenir dans les processus de production créative. Le premier de ces
exemples, interne à l’argument des Conjectures, concerne la critique que Young
adresse à Jonathan Swift. Le deuxième cas, quant à lui, excède les pages du
texte de Young, ou plutôt l’enserre tel un cadre : il s’agit l’influence décisive
56
Young 1759, p.20 57
À cet égard, Young anticipe peut-être sur certaines thèses néoclassiques de J.J. Winckelmann. Cf. Young 1759, p.21-22 : « Let us build our Compositions with the Spirit, and in the Taste, of the Antients; but not with their Materials. »
50
qu’a eu la philosophie expérimentale sur l’œuvre de Young. En effet, plusieurs
éléments de preuve existent qui témoignent éloquemment du rapport intime
entre la méthode expérimentale développée au 17e siècle et les écrits de
Young, une influence qui se sera fait sentir tant dans ses propres efforts de
composition que dans l’élaboration de sa méthode.
J’ai déjà relevé la manière dont Young considère l’œuvre du génie, la
production créative, comme un progrès dans le domaine des lettres. Jusqu’à
présent, toutefois, cette considération est restée inexplorée. Tout ce qui en a
été dit, c’est que la tradition et ses contenus ne sont pas une entrave à ce
progrès mais peuvent, bien au contraire, en nourrir la marche comme dans les
domaines de la science et des arts mécaniques. Cependant, cela ne nous
renseigne pas encore, ou pas tout à fait, sur la valeur de l’œuvre de l’écrivain
original et les caractéristiques du critère qui doit intervenir afin d’en attester.
En guise de réponse à cette dernière énigme, la plupart des lecteurs
contemporains auront préféré se réfugier dans ce passage des Conjectures sans
vraiment s’y arrêter : « Originals are, and ought to be, great Favorites for they
are great Benefactors; they extend the Republic of Letters, and add a new
province to its dominion. »58
Je voudrais avancer que cet extrait témoigne de visées dépassant la
seule tentative de soutirer la composition littéraire à l’empire d’une imitation
servile des modèles classique. Ce n’est pas pour la simple créativité de son
58
Young 1759, p.10
51
œuvre que l’on prise l’auteur original, ce n’est pas uniquement parce qu’il aura
échappé à l’esprit d’imitation, mais bien parce que ses productions sont, d’une
manière ou d’une autre, un bienfait. Or, ce bienfait, Young le décrit en termes
de progrès : l’originalité n’a de valeur que si elle fait progresser le monde des
arts, que si elle découvre une vérité ou une réalité que la République des
Lettres ignorait jusqu’alors. C’est très certainement ce que le rapprochement
avec la progression historique des sciences et des arts mécaniques devait laisser
entendre. A contrario, une œuvre peut se révéler originale et entièrement
dégagée, en ses principes, des déterminations de l’esprit d’imitation sans pour
autant accomplir de tel progrès. Cette œuvre, pour originale qu’elle est, sera
néanmoins dépourvue de valeur et justement décriée.
Bien entendu, cela signifie qu’il faille déterminer avec plus de précision
la nature de ce progrès si l’on veut se saisir de ce qui assure à l’originalité, à la
créativité, sa valeur. À cet égard, la critique de Young à l’endroit de Jonathan
Swift et son Gulliver sera particulièrement utile. En effet, si on peut comprendre
en quoi Swift écrivait ‘originalement mal’, on arrivera peut-être à saisir plus
précisément ce qui fait le mérite de l’œuvre adéquatement originale et, par
conséquent, la valeur de la créativité artistique.
Tout au long des Conjectures, Swift apparaît comme une figure
ambivalente. Tantôt décrié, tantôt l’objet d’éloges bien senties, on peine
parfois à savoir ce que l’exemple de Swift doit nous permettre de comprendre.
Young ne manquera pas, par exemple, de souligner le talent de l’écrivain alors
52
même qu’il le décrie avec force de passion pour son Gulliver. Et encore, plus tôt
dans le texte, Young utilise la figure de Swift afin d’illustrer ce qu’il entend par
le génie infantile, à savoir cette espèce du génie qui ne peut se manifester sans
le concours et le soutien d’une connaissance des modèles classiques.59
Soudainement, le génie semble admettre et même nécessiter le recours aux
modèles classiques, bien qu’il y perde quelque chose qui nous reste encore à
cerner. À dire vrai, l’ambivalence paraît telle qu’on croirait Young pris en
flagrant délit de contradiction! Et pourtant, il est encore peut-être un moyen de
le sauver.
Tout porte à croire, en effet, que le génie infantile décrit davantage un
talent littéraire notoire plutôt qu’un véritable ‘original’. Il n’est pas anodin, par
exemple, que Young parle des productions réussies de Swift en termes de
beautés plutôt qu’en termes d’originaux.60 Et si Swift a réussi à produire de
telles beautés, sa production n’aura pas été organique et spontanée comme
l’eut été celle du véritable génie; plutôt, Swift aura « stumbled at the threshold,
and set out for Distinction on feeble knees. »61 On comprend de cette citation
que le talent de Swift n’était pas été assez vigoureux pour se manifester de lui-
même et que, par conséquent, les enseignements des maîtres du passé furent
59
Young 1759, p.31-33; ces passages, que j’interprète ici dans leurs implications épistémologiques, font écho au thème du génie primitif que j’ai évoqué plus haut à la note. C’est toutefois le génie adulte qui a les qualités du génie primitif, lui dont les talents ont tous été dessinés avec suffisance par les mains de la nature elle-même. 60
Young 1759, p.63 61
Young 1759, p.32; quant à la nature organique et spontanée de la production proprement originale, cf. Young 1759 p.12: « An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made. »
53
davantage nécessaires à la beauté de ses compositions. Or ces enseignements,
lorsqu’ils sont nécessaires à la production du génie, risquent toujours d’en
biaiser la démarche en la nourrissant de préjugés qui éloigneront l’artiste de
son individualité naturelle et, donc, d’une production proprement originale.
Mais l’analyse des sections précédentes nous permet d’aller un peu plus
loin : l’exercice de l’individualité naturelle de Swift aura été rendu
problématique par certaines dispositions psychologiques maladives. Si Swift a
peut-être souffert de certains préjugés laissés inquestionnés, Young n’en
reconnaît pas moins qu’il aura tout de même tenté l’aventure de l’original. C’est
plutôt à sa misanthropie (et peut-être même à certaines déviances
psychologiques, telle une inclination scatophile que la politesse de Young lui
aura fait passer sous silence) que Young attribue la cause des tares imputés à
ses œuvres. Il est donc permis de comprendre les remontrances de Young à
l’égard du Gulliver de Swift de la manière suivante : s’étant aventuré dans une
entreprise véritablement originale, où aucun modèle ne pouvait dicter la
marche, Swift, dont le talent aura été vicié par une disposition psychologique
nuisible, se sera écroulé. Et ainsi Young de juger du résultat :
If so, O Gulliver!, dost thou not shudder at thy brother Lucian’s Vulturs hovering o’er thee? Shudder on! they cannot shock thee more, than Decency has been shock’d by thee. How have thy Houyhnhunms thrown thy judgment from its seat, and laid thy imagination in the mire? In what ordure hast thou dipt thy pencil? What a monster hast
thou made of the – Human face Divine?62
62
Young 1759, p. ; la citation ‘Human face divine’ est tirée du Paradise Lost de Milton (XX)
54
L’erreur de Swift, à en croire ce passage, fut de ne pas avoir écrit à la
mesure de la décence, d’avoir écarté les exigences du bon jugement et de s’être
abandonné aux frasques d’une imagination bouillante. Moralité, raison et
imagination régulières, voilà trois conditions sine qua none à la production
d’une œuvre originale de valeur que l’on aurait pu déduire, déjà, du contexte
néoplatonicien dont il a amplement été question.63 Mais on remarque en outre
que l’originalité ne peut s’écarter d’une certaine ressemblance avec la vérité
sans produire de monstres. Or force est de constater que ces conditions sont en
parfaite continuité avec les dogmes néoclassiques de l’époque et la soumission
de la production artistique au critère de vraisemblance.
Et peut-être importe-t-il de rappeler ici ce qui ne doit jamais cesser
d’occuper l’esprit du lecteur des Conjectures : un original demeure toujours une
imitation et ne se distingue de l’imitation mièvre qu’en raison de l’objet imité.64
Il ne fait donc pas de doute que le critère de vraisemblance est encore pertinent
dans le contexte des Conjectures, seulement Young insiste sur l’idée que
l’imitation originale doit se rapporter adéquatement aux manifestations vraies
63 Inutile de rappeler, par exemple, que si la littérature peut avoir quelque valeur positive chez
Platon, c’est uniquement dans la mesure où elle est produite par un esprit amoureux de la vérité, esprit toujours déjà inquiet d’en avoir faussement figé le visage par la forme graphique et matérielle qu’il lui aura prêtée. L’enthousiasme amoureux et moral de l’écrivain, ce ‘délire’ dont on a si souvent parlé, exige lui aussi une régularité de raison (la méthode dialectique) et d’imagination (l’amour vrai qui fait voir au-delà des apparences), ainsi qu’une disposition morale ferme. C’est, à ce qu’il me semble, le fin mot du Phèdre de Platon. 64
Young 1759, p.9 : « Imitations are of two kinds ; one of Nature, one of Authors : the first we call Originals, and confine the term imitation to the second. » Et encore, cf. p.81, où Young vante les mérites de Shakespeare qui aura imité, plutôt que les livres des Anciens, ceux de la nature et de l’homme.
55
de la nature. Swift, dont les facultés intellectuelles auront été détournées de
leur juste fin par quelque passion déraisonnable, aura tout simplement manqué
de voir la nature en vérité et, par conséquent, incapable d’en produire une
imitation qui fut entièrement déterminée par son individualité naturelle et la
structure immanente de la réalité. Non seulement son Gulliver aura-t-il manqué
d’être juste dans ses représentations, mais Swift aura de surcroît compensé
pour ses faiblesses par des écarts moraux répréhensibles. À terme, son œuvre,
quoique originale, n’aura rien offert à la progression de l’esprit humain telle
qu’elle se manifeste dans la République des Lettres. C'est-à-dire qu’à la lecture
de cet ouvrage, nul ne gagnera une perspective plus riche et plus vraie sur son
monde, et nul n’y trouvera une juste représentation d’un agir proprement
moral dont il pourrait apprendre – ni dans les personnages de l’œuvre, ni dans
l’exercice de composition auquel Swift se sera évertué tant bien que mal.
À l’inverse, le génie en propre, l’original, possède toute la vigueur des
facultés (intellectuelles et physiques) nécessaire à la production d’une imitation
qui soit semblable au vrai. J’ai montré que l’aspect de l’individualité qui
intéressait Young avait essentiellement à voir avec cette dimension de
singularité naturelle dans l’expérience humaine, cet ‘autre’ de l’individu poli par
l’acculturation. L’individualité naturelle, c’est d’abord et avant tout la marque
de la séparation et le moyen que la nature aura mis en place afin de favoriser le
progrès de l’humanité : elle est la puissance naturelle particulière à un individu.
À ce titre, se connaître signifie, d’une part, une juste connaissance de ses
56
facultés et, d’autre part, soumettre à cette connaissance les perceptions et les
idées qui font surface en notre esprit sans être organisées et ordonnées par des
manières traditionnelles de les comprendre.65 L’exigence de connaissance de
soi se traduit ainsi en une sorte d’appréhension raisonnable et immédiate des
contenus de l’expérience.66 Ainsi, Young écrit :
Therefore dive deep into thy bosom; learn the depth, extent, biass and full sort of thy mind; contract full intimacy with the Stranger within thee; excite, and cherish every spark of Intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull dark mass of common thoughts; and collecting them into a
body, let thy Genius rise (if Genius thou hast) as the sun from Chaos.67
À l’évidence, si le critère de la vraisemblance doit encore et toujours
servir de norme pour mesurer le succès de l’imitation, celle-ci ne décrit
toutefois plus un rapport adéquat entre l’œuvre et les règles de composition
qui s’imposent traditionnellement. Il y va plutôt d’une sorte de justesse
intuitive, d’évidence que seule l’expérience peut confirmer : l’œuvre apparaît
comme un soleil issu du chaos, d’un éclat qui nous en impose en sa majesté sans
nécessiter, pour qu’on en reconnaisse la valeur, de règles préalables – ce que
suggère l’idée de chaos, d’un état préalable sans conscience de règles.
65
Ces thèmes résonnent de manière on ne peut plus puissante avec les thèmes centraux du stoïcisme tel que, par exemple, l’exprime Cicéron : « Ainsi se fait-il que, pour connaître Dieu, il faille se rappeler en quelque sorte et savoir d’où l’on vient. […] Or la vertu n’est autre chose qu’une nature achevée en elle-même et parvenue à sa perfection. » (Cicéron, Des Lois, liv. I, §VIII) Ainsi connaître en vérité la nature et l’ordre des choses (connaître Dieu) exige que l’on se connaisse d’abord soi-même en son individualité naturelle. C’est de la sorte que l’homme peut placer son agir en accord avec les déterminations de la loi naturelle, accomplir sa fonction qui est d’amener à la conscience humaine l’ensemble des vérités fondamentales de la nature. Il n’en va pas autrement chez Young. 66
J’analyserai cette idée avec plus de soins lorsqu’il sera question des rapports entre la philosophie expérimentale et la méthode de composition originale. 67
Young 1759, p.53
57
J’interprète ces passages ainsi : délesté des manières reçues de se
comprendre, mais également de comprendre son expérience, l’artiste doit
rassembler en son œuvre les données de son expérience qu’il découvre plus ou
moins à tâtons, n’ayant pour guide en ce ‘chaos’ que sa ‘raison naturelle’. Ce
qui assure la possibilité d’une composition réussie, nous l’avons déjà vu, c’est la
continuité de nature mais aussi d’efficace entre la structure de l’individualité
naturelle reconquise et celle inscrite à même la nature du monde. Quant au
critère ultime qui décidera de la qualité de la vraisemblance, il aura toutes les
apparences d’une évidence, comme ‘le soleil se levant depuis le chaos’. Au
même titre, le bienfait que sera l’œuvre du génie, le progrès qu’elle marquera
pour la République des Lettres, s’apparentera à la révélation d’une évidence à
propos de la nature humaine, une vérité à son sujet qui n’avait pas encore vu le
jour (ou peut-être n’avait pas encore brillé sous un tel astre) mais qui attendait
la bonne âme pour lui donner re-présentation. L’œuvre originale tire par
conséquent sa valeur non pas des caractéristiques idiosyncrasiques de l’artiste,
ni même des configurations particulières de son individualité naturelle, mais de
la mise en exercice de cette individualité telle qu’elle a permis de découvrir et
représenter une vérité maintenant accessible à tous ceux et celles qui visitent la
République des Lettres.68
68
Il faut très certainement prendre garde de ne pas donner à cette idée, que la composition originale est un nouvel événement de vérité, une signification trop forte. L’œuvre originale n’est pas événement de vérité au même titre qu’elle peut l’être pour un Martin Heidegger dans l’Origine de l’œuvre d’art, par exemple (on pourra goûter de cette différence au quatrième chapitre de cette thèse). En fait, l’événement de vérité correspond à cette idée que j’ai déjà
58
***
Que l’évidence soit, d’une certaine manière, l’ultime critère pour la
méthode de Young n’est pas sans rappeler le rôle que ce concept a joué dans la
philosophie cartésienne. J’aimerais conséquemment m’interroger quant à la
possibilité d’établir une certaine relation entre cette capacité intuitive du génie
et le processus inductif mis de l’avant par la méthode expérimentale. Si se
confirme effectivement une quelconque continuité de méthode entre la
philosophie expérimentale, apparue au 17e siècle, et la méthode de composition
originale de Young, on peut espérer que le rapprochement permettra de jeter
une nouvelle lumière sur l’argument des Conjectures et le rapport qu’il établit
entre l’activité productive de l’artiste original et les modèles et valeurs de sa
tradition.
Or les indices abondent dans les pages des Conjectures qui suggèrent
que Young aura explicitement cherché à opérer un rapprochement entre sa
méthode de composition originale et celle de la philosophie expérimentale,
encore bien en vogue dans l’Angleterre de 1759. À cet égard, Young s’ajouterait
à de nombreux « Modernes » français qui auraient, eux aussi, chercher à penser
la production artistique de leur époque dans le sillon des progrès marqués par
soulevée, à savoir l’extension de la République des lettres et l’ajout d’une nouvelle province à son domaine. Cette correspondance est attestée, négativement, par Young lorsqu’il insiste sur le fait que la simple imitation ne contribue pas à l’extension de la République des lettres car y manquent ce qui confère à un ouvrage toute sa valeur, à savoir, le génie et la connaissance : « Imitators only give us a sort of Duplicates of what we had, possibly much better, before ; increasing the mere Drug of books ; while all that makes them valuable, Knowledge and Genius, are at a stand. » (Young 1759, p.10).
59
la philosophie cartésienne. Dans une analyse serrée de la genèse et de
l’évolution de l’esthétique française au 18e siècle, Annie Becq écrivait en effet :
« Appliquant la méthode cartésienne au domaine des belles-lettres, les
Modernes discutent de l’autorité de la tradition et refusent d’éprouver une
admiration sans réserve pour les œuvres de l’Antiquité; cette époque n’a pas le
monopole du beau. »69
Nous avons déjà vu comment la critique de l’esprit d’imitation, chez
Young, se couplait à l’exigence d’une juste connaissance de soi : la production
véritablement originale, nous dit Young, n’est possible qu’en vertu d’une
connaissance adéquate de ses propres capacités et pouvoirs, lesquels ne
peuvent être découverts en vérité que par un effort d’introspection. Force est
de constater que cette thèse rappelle singulièrement la méthode mise en place
par Descartes, un peu plus d’un siècle plus tôt, dans ses Règles pour la direction
de l’esprit, voire même la démarche qu’il entreprend dans ses Méditations. En
fait, tant Descartes que Young fondent leur méthode sur cette exigence
d’analyser les modalités de sa propre expérience tout en s’éloignant des
manières convenues de comprendre ses contenus ; on ne peut pas plus déduire
le fondement de la connaissance de préceptes reçus que l’originalité des
modèles du passé. De sorte que la méthode de Young, à l’instar de celle de
Descartes, paraît effectivement insister sur une forme intuitive de
connaissance : c’est d’abord l’expérience et ses évidences qui doivent indiquer
69
A. Becq, La genèse de l’esthétique française moderne, Pacini, Pise, 1984, vol. 1, p.11
60
la voie de la production proprement originale, et non pas la manière dont
l’expérience peut aisément être comprise et exprimée par des figures et des
topoï rhétoriques avérés.70
On pourrait certainement pousser plus loin ces rapprochements entre
l’œuvre de Descartes et la méthode de composition originale des Conjectures
tant il ne fait pas de doutes que la pensée de Young s’installe dans l’horizon
ouvert par cette philosophie. Mais l’histoire n’est jamais si simple que de
nouvelles possibilités historiques puissent s’expliquer par l’œuvre d’un seul
auteur; l’avènement et le progrès de la philosophie expérimentale n’étaient
évidemment pas le fait du seul Descartes. On se souviendra par exemple que,
près de huit ans avant qu’il ne rédige les Règles pour la direction de l’esprit,
Francis Bacon s’affairait déjà aux derniers détails de la Great Instauration. Or, si
l’on se fie aux indices qu’il aura déposés dans le texte des Conjectures, c’est
plutôt vers ce dernier que se sera tournée la pensée de Young.
L’idée de lire le propos des Conjectures dans le contexte des
développements de la philosophie expérimentale de Bacon n’est pas nouvelle :
Richard F. Jones signait en effet Science and Criticism in the Neo-Classical Age of
English Literature, un texte dédié en partie à une telle analyse.71 Il y défendait
alors l’idée que la nouvelle méthode scientifique héritée des Bacon, Newton et
70
Cf. R. Descartes, Regulae ad directionem ingenii, in Œuvres complètes X, Vrin, Paris, 1996, plus particulièrement la troisième règle. 71
Richard F. Jones, Science and Criticism in the Neo-Classical Age of English Literature, in Journal of the History of Ideas, vol. 1, #4, University of Pennsylvania Press, 1940, p.381-412
61
Descartes avait eu un effet direct sur la plume et les théories critiques de
nombreux auteurs tels que John Dryden, William Wotton, Richard Blackmore et
Edward Young aux 17e et 18e siècles. En fait, les développements de la critique
littéraire au 18e siècle anglais auraient selon lui trouvé un moteur important
dans les débats suscités par les travaux de la Royal Society, dont l’institution
avait en quelque sorte donné ‘corps’ et ‘voix’ à la nouvelle manière de penser la
découverte de la vérité après Bacon.
La thèse principale de Jones est à l’effet que ces principes de la
philosophie expérimentale auraient nourri la marche révolutionnaire de la
‘nouvelle critique littéraire’ amorcée par Dryden contre l’adulation irréfléchie et
maladive des auteurs antiques : la nouvelle littérature doit faire place à une
liberté poétique imaginative qui, à terme, renversera l’autorité de l’Antiquité et
libérera la production artistique des rets du Néoclassicisme. De sorte que la
critique du 18e siècle aurait tenté d’accomplir pour la composition littéraire ce
que les Bacon, Descartes et Newton avaient fait pour la science au 17e siècle :
« Again, the new thinkers, in order to have the opportunity to advance the
cause of modern science, found it necessary to insist upon freedom to
investigate and to advance their findings against established ideas. So the
principle of liberty is insisted upon. »72
Déjà il convient de noter que l’idée d’une cause, d’une marche
révolutionnaire des Modernes contre les idées héritées du passé et les valeurs
72
Jones 1940, p.382 (mon italique)
62
néoclassiques, apparaît autrement plus radicale que le propos plus modeste de
Young. Pour celui-ci, je pense l’avoir montré, il n’est jamais question de
simplement rejeter les modèles du passé mais bien plutôt de s’y rapporter avec
la ‘bonne attitude’, de s’en faire des alliés. Si Young, à l’instar de Bacon, fonde
la valeur d’une vérité ou d’une composition originale réussie sur la mobilisation
des facultés de connaître de l’individu, et rejette du même souffle l’idée que les
modèles du passé puissent offrir un critère valide à cet effet, son propos n’est
pas pour autant de s’élever contre ces modèles, contre les classique. Or, à
l’évidence, les textes de Bacon sont autrement plus belliqueux, et force est de
constater que la position plus nuancée de Young quant à la valeur des
classiques contraste de manière importante avec la prose de Lord Verulam. En
effet, dans la mesure où l’interprétation des Conjectures que je propose en ces
pages touche juste, il est impensable que Young aurait pu se commettre à des
lignes telles que celles-ci :
And for its value and utility it must be plainly avowed that that wisdom which we have derived principally from the Greeks is but like the boyhood of knowledge, and has the characteristic property of boys: it can talk, but it cannot generate, for it is fruitful of controversies but barren of works. So that the state of learning as it now is appears to be represented to the life in the old fable of Scylla, who had the head and face of a virgin, but her womb was hung round with barking monsters, from which she could not be delivered.73
Pour autant que l’écrivain moderne doive s’allier ses prédécesseurs, on peine à
croire que Young l’aurait voulu en compagnie de garçons pré-pubères ou d’une
73
F. Bacon, Great Instauration (1620), in The Works (Vol. VIII), traduit du latin par James Spedding, Robert Leslie Ellis et Douglas Denon Heath, éditeur Taggard and Thompson, Boston, 1863, p.26
63
Scylla grosse de monstres! Force est donc d’admettre que le combat mené par
Young, si tant est qu’il s’agisse d’un combat, ne se compare que timidement aux
visées révolutionnaires de Bacon – ce que certaines passions pour la
philosophie expérimentale auront peut-être rendu invisible aux yeux de R.
Jones. Mais nous n’avons pas que cet indice pour nous en convaincre.
Dans sa Great Instauration, Bacon était en mal de jeter et de justifier les
fondements d’une nouvelle méthode scientifique qui allait nous libérer des
erreurs contraignantes de la science héritée des grecs par l’entremise de la
scholastique. Dans le même esprit, le Nouvel Organon avait pour tâche de
décliner les modalités d’une nouvelle méthode d’interprétation de la nature,
une méthode qui devait complètement réformer l’exercice de la pratique
scientifique en insistant sur la valeur de la connaissance inductive contre un
savoir dogmatique et spéculatif. De Bacon comme de Descartes, donc, il est
loisible de dire qu’il aura choisi de s’attaquer à l’édifice de la science en révélant
la faiblesse de ses fondations méthodologiques avant de lui en substituer une
nouvelle dont la préoccupation première serait les données de l’expérience.
Young, quant à lui, n’est pas en quête d’une réforme aussi radicale dans
le domaine des lettres. Son entreprise n’en est pas une de démolition, mais
d’extension et de conquête. La méthode de composition originale qu’il élabore
cherche à garantir la production d’œuvres littéraires qui ajouteront de
l’étendue à la République des Lettres (contrairement aux simples imitations qui,
elles, ne font qu’attirer le regard sur un lieu déjà mille fois visité). Du coup, il n’y
64
a aucune surprise ni contradiction à ce qu’il refuse d’abandonner l’idée très
classique de l’art comme mimesis, l’art comme imitation. Il n’y va donc pas,
pour Young, d’un rejet de l’institution littéraire existante ou des présupposés
traditionnels touchant à la nature de l’art. Il s’agit plutôt de rendre compte des
rouages qui participent au progrès historique de la République des Lettres. Pour
le dire plus simplement, et j’y reviendrai dans un moment : Young établit les
conditions de possibilité nécessaires à la production d’une nouvelle œuvre
littéraire.
Quant à l’interprétation de Jones, on peut penser que son riche et
vibrant plaidoyer en faveur d’une continuité exacte entre le combat de Bacon et
celui de Young – « [Young] is really trying to do for poetry what Bacon did for
science »74 – relève sans doute d’une exagération de l’apport réel de la
philosophie expérimentale à la réflexion de Young. S’il est indéniable que ce
dernier range ses conjectures sur le génie à l’ombre du ‘grand nom’ de Bacon,75
c’est effectivement le nom, la figure rhétorique de Bacon qu’il importe dans les
pages de son traité, et pas tant la rigueur combative de sa philosophie. Certes,
les thèmes et même les styles se font échos,76 mais Young se distingue
irrémédiablement de son prédécesseur en reconnaissant un apport positif, une
74
Jones 1940, p.409 75
Cf. Young 1759, p.69 76
L’article de Jones relève plusieurs similarités entre les deux auteurs, tant dans les styles que dans le choix des topos rhétoriques (cf. les notes 48, 51, 53, 58, 59, 60 de son article). Je n’en mentionnerai qu’une, à titre d’exemple. Young écrit: « copies surpass not their Originals, as streams rise not higher than their spirng, rarely so high » (Young 1759, p.41); Bacon, quant à lui, fait cette comparaison: “For it is hardly possible at once to admire an author and to go beyond him, knowledge being as water, which will not rise above the level from which it fell. »
65
richesse, aux contenus de la tradition. Du coup, on peut penser qu’en plaçant
son interprétation des Conjectures sous l’idée que le texte de Young articule
une forme de ‘révolte contre les anciens’, Jones aura peut-être manqué de
saisir quelques subtilités de la pensée qu’il étudiait.77
Cela dit, Jones touche juste lorsqu’il constate une continuité de
principes entre la philosophie expérimentale et la méthode de composition
originale de Young. Ces principes, Jones les réduit à ‘trois idées primaires’ :
First was the demand for a sceptical mind, freed from all preconceptions and maintaining a critical attitude toward all ideas presented to it. Second, observation and experimentation were insisted upon as the only trustworthy means of securing sufficient data. And third, the inductive method of reasoning was to be
employed on these data.78
Cette liste, plutôt sommaire, gagnerait certainement à être augmentée
d’explications et d’analyses plus poussées. Mais l’on comprendra bien qu’il ne
serait pas justifié, dans les pages de cette thèse, d’entreprendre une analyse
serrée des articulations essentielles de la méthode expérimentale – on peut
même penser qu’une thèse entière n’y suffirait pas. Qui plus est, mon propos
étant de faire la preuve d’une ‘certaine influence’ de Bacon et de la philosophie
expérimentale sur les réflexions des Conjectures, il semble que l’on puisse se
libérer du souci d’exhaustivité. Je ferai donc mien l’essentiel des trois principes
77
Cf. Jones 1940, p.402 : « Nowhere is the difference between the French and English revolts from the ancients more clearly revealed and the note of liberty more loudly struck than in the [Conjectures on Original Composition]. » 78
Jones 1940, p.381
66
établis par Jones, tout en prenant parfois quelques libertés quant à leurs réelles
implications pour la pratique de la composition littéraire.
Du premier principe, qui articule l’exigence d’un esprit sceptique et
critique, on remarque aisément qu’il fait écho à certaines implications du
premier commandement de Young : celui-ci comme celui-là exhorte à une
liberté de pensée vis-à-vis des dogmes et vérités transmis par la tradition. La
juste connaissance de soi, de ses propres pouvoirs de connaissance, exige que
l’auteur adopte une attitude critique, voire sceptique, quant à la valeur et à la
portée des modèles classiques. Mais il y va davantage que d’un simple écho :
Bacon, under the shadow of whose great name I would shelter my present attempt in favour of Originals, says, “Men seem not to know their own stock, and abilities; but fancy their possessions to be greater, and their abilities less, than they really are.” Which is, in effect, saying, “That we ought to exert more than we do; and that, on exertion, our
probability of success is greater than we conceive.79
Young, qui citait probablement de mémoire, fait référence à ce passage situé
aux tout premiers moments de la Great Instauration de Bacon :
It seems to me that men do not rightly understand either their store or their strength, but overrate the one and underrate the other. Hence it follows that either from an extravagant estimate of the value of the arts which they possess they seek no further, or else from too mean an estimate of their own powers they spend their strength in small matters and never put it fairly to the trial in those which go to the
main.80
On retrouve en outre, un peu plus loin dans le texte de Bacon, le même
jugement moral qu’élève Young à l’endroit des Modernes faisant la sourde
79
Young 1759, p.69 80
F. Bacon 1863(1620), p.25
67
oreille devant cet impératif d’une juste connaissance de soi. Dans une critique
qui semble viser quelque chose comme l’esprit d’imitation décrié par Young,
Lord Verulam écrit: « But the truth is that this appropriating of the sciences has
its origin in nothing better than the confidence of a few persons and the sloth
and indolence of the rest. »81
Pour faire bref, donc, la méthode de composition originale élève une
exigence similaire au premier principe de la philosophie expérimentale en ce
qu’elle exige que l’artiste se rapporte aux contenus de sa tradition avec une
attitude critique, voire sceptique. Qui plus est, tant Young que Bacon attribuent
à cette attitude sceptique la fonction de dégager l’individu des manières reçues
qu’il a de se comprendre afin d’atteindre à une juste connaissance de son
individualité naturelle. La raison en est que ce n’est qu’en étant mû par une
telle connaissance qu’un rapport adéquat aux contenus de l’expérience peut
s’établir. Aussi, le premier commandement de Young résonne-t-il soudainement
de manière particulièrement épistémologique.
En effet, ce commandement engage à plus qu’une simple attitude
critique : il met également l’accent sur la valeur fondamentale de l’expérience
et ses contenus. En accomplissant une juste connaissance de soi, ainsi que je l’ai
déjà montré, l’artiste recouvre une manière d’être au monde qui est en
harmonie avec la structure vraie de la nature. C’est-à-dire que l’individualité
naturelle est synonyme d’une perception qui n’éprouve plus le besoin de plier
81
F. Bacon 1863(1620), p.27-28
68
la nature aux exigences d’une connaissance simplement traditionnelle. Elle
impose en fait un rapport inverse, soumettant la connaissance du monde à la
structure des phénomènes eux-mêmes, à la régularité de leur manifestation.82
Aussi, en tant qu’elle vise comme idéal ce rapport naturel aux données de
l’expérience et qu’elle exige en outre de l’artiste qu’il règle sa production sur ce
qui se révèle dans un tel rapport, la méthode de composition originale semble
reprendre à son compte les second et troisième principes de la philosophie
expérimentale.
À l’instar des Bacon et Descartes – pour ne nommer que ceux-là –, qui
insistaient sur l’idée que l’on ne saurait déduire le principe ultime et
fondamental, voire métaphysique, de la science et plaçaient du même coup la
possibilité même de la connaissance au cœur d’une expérience intuitive, Young
défend une méthode de composition qui exige l’abandon de connaissances
dont la valeur repose uniquement sur le fait de leur transmission historique, et
insiste sur la valeur épistémologique fondamentale de l’expérience.83 Cela étant
82
C’est ce que l’interprétation des Conjectures dans le contexte des ses influences néoplatoniciennes et chrétiennes tentait de montrer: conquérant son individualité naturelle, l’individu comprend désormais son expérience du monde à partir de sa structure fondamentale et règle son agir et sa production sur ce qu’il y découvre. 83
On notera par ailleurs que cette salve en règle contre une connaissance simplement spéculative dans le domaine de l’art n’est pas chose nouvelle pour la critique littéraire ou artistique du 18
e siècle : l’abbé Dubos, déjà, plaçait ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la
peinture (1719) sous le même leitmotiv, s’inspirant significativement en la matière de l’œuvre de Locke. Dès les premiers moments de ses Réflexions, Dubos écrit : « Les écrivains qui raisonnent sur ces matières, s’il était permis de parler ainsi, moins palpables, errent souvent avec impunité. Pour démêler leurs fautes, il est nécessaire de réfléchir et souvent même de s’instruire; mais la matière que j’ose traiter est présente à tout le monde. Chacun a chez lui la règle ou le compas applicable à mes raisonnements et chacun en sentira l’erreur dès qu’ils s’écarteront tant soi peu de la vérité » (Abbé Jean-Baptiste Dubos, 1993(1719), p.1-2). Il y aurait, de toute évidence, fort à faire pour retracer l’influence de la philosophie expérimentale
69
dit, si le seul fait de la transmission historique ne suffit plus à fonder la vérité
d’une proposition ou d’une œuvre, il n’en demeure pas moins que les œuvres
dont la production répond adéquatement de cette méthode pourront nourrir
les efforts de futurs producteurs. La raison en est que ces vérités ne cesseront
pas d’être vérifiées par l’expérience. Aussi, s’y rapportant de manière
appropriée, celles-ci pourront servir les visées de l’artiste.
Étant donné tous ces rapprochements entre les deux méthodes, il
semble plus que probable que Young lui-même n’aura pas manqué d’installer
les élans orignaux de sa plume au cœur des influences historiques de la
philosophie expérimentale. Pour autant, on ne saurait l’accuser de
contradiction puisque c’est encore et toujours l’expérience et le progrès
accompli par les Conjectures qui viendra justifier la sympathie de Young à
l’égard de Bacon et sa méthode. Mais il n’y a pas que la composition de sa
méthode qui aura profité du rapport qu’entretenait Young avec la littérature
scientifique des 17e et 18e siècle : sa poésie aussi en aura été informée.
Comme la méthode de composition de Young, la philosophie
expérimentale et la science à laquelle elle conduit décrivent un rapport plus
adéquat au monde, un rapport établi en vérité. Or cette vérité peut, pour
autant qu’on s’y rapporte suivant la méthode et ses principes, participer de la
sur le développement de l’esthétique et du discours critique au 18
e siècle. Bien que son propos
n’est pas exactement de faire cette histoire, l’ouvrage d’Annie Becq précédemment cité offre certainement beaucoup de matière à cet effet (cf. la note 8 ci-haut).
70
détermination du rapport de l’artiste aux données de son expérience. C’est, il
me semble, ce que tente d’exprimer ce passage des Conjectures :
Yet, consider, my Friend! knowledge physical, mathematical, moral, and divine increases; all arts and sciences are making considerable advance; with them, all the accommodations, ornaments, delights, and glories of human life; and these are new food to the Genius of a polite writer; these are as the root, and composition as the flower; and as the root spreads, and thrives, shall the flower fail?84
À n’en pas douter, cette citation réitère l’idée que certains modèles ou vérités
historiques puissent alimenter adéquatement l’œuvre du génie. En effet, Young
y affirme sans ambages que la possibilité et même le mérite de l’originalité
littéraire profitent du progrès scientifique amorcé au 17e siècle. Libéré des
manières traditionnelles de réduire le sens des phénomènes, l’auteur moderne,
au même titre que le ‘philosophe’ moderne, redécouvre la nature en ses
mécanismes et mouvements propres. Mais ici, l’œuvre du scientifique peut se
révéler être un avantage significatif pour l’auteur. Dès lors que les résultats du
scientifique sont garantis par la méthode de la philosophie expérimentale – ce
qui a immédiatement pour signification que leur découverte relève de l’exercice
approprié de l’individualité naturelle et que l’expérience doit pouvoir en
attester la vérité –, il est loisible à l’artiste de répéter l’expérience où ces vérités
ont d’abord été découvertes afin d’y découvrir une nouvelle matière à imiter.
Inversement, il est des métaphores qui, à la lumière de l’expérience
proprement comprise par le philosophe expérimental, perdent immédiatement
leur caractère vraisemblable, un caractère que seule assurait l’autorité de
84
Young 1759, p.74-75 (italique ajouté).
71
certaines traditions herméneutiques. Aussi, non seulement est-ce que le regard
l’auteur sur son monde est positivement métamorphosé par les progrès de la
science, cette métamorphose ouvre en outre de nouvelles possibilités au travail
imitatif de l’artiste, de nouvelles étendues qui n’attendent que la voix de
l’artiste pour devenir une nouvelle province de la République des Lettres.
Afin d’illustrer ce propos, Young lui-même sert d’exemple. En effet, tout
porte à croire qu’il aura déterminé sa composition de A Paraphrase on Part of
the Book of Job, ainsi que le choix de certaines des représentations qui y
figurent, en s’inspirant de récentes découvertes dans le domaine de l’histoire
naturelle. Dans un article sur le sujet, W. Powell Jones écrivait:
Edward Young added a special interest in natural history to the six pages of notes appended to his twenty-six pages scientific poem, A Paraphrase on Part of the Book of Job (1719). Among other things he added material on mountains, comets, and the solar system, and wrote copiously of such creatures as the lion and peacock. He defended in learned fashion his choice of the crocodile for Leviathan and the hippopotamus for Behemoth over the usual whale and elephant, arguing that since the descriptions in Job are close to what the naturalists say about Egypt it is probable that Moses wrote the Book of
Job.85 Voilà donc une manière très concrète de s’allier ses prédécesseurs qui
répond néanmoins adéquatement des exigences de la méthode. Young lui-
même nous offre un exemple de la manière dont des vérités établies
adéquatement, c’est-à-dire sous les injonctions de la méthode propre à la
philosophie expérimentale, peuvent servir le travail de l’artiste original.
85
W. Powell Jones, Science in Biblical Paraphrases in Eighteenth-Century England, PMLA, Vol. 74:1, mars 1959, p. 45
72
***
À terme, donc, on peut voir que la méthode de composition originale
défendue par Young n’impose pas le rejet catégorique et absolu des valeurs et
modèles transmis par l’histoire, mais tente plutôt d’établir les conditions grâce
auxquelles l’artiste peut s’y rapporter adéquatement. La méthode de Young
milite en faveur d’un exercice de l’individualité naturelle réglé par des
considérations éthiques et épistémologiques. Autrement dit, il n’y est jamais
question d’insister sur l’expression idiosyncrasique de l’individualité immédiate
contre l’efficace de la tradition. Conséquemment, c’est à tort que l’on aura lu
dans les Conjectures l’origine ou l’ébauche d’une conception naïve de la
créativité. En fait, et cet extrait de l’article de W.P. Jones le confirme, Young
affirme par sa méthode le rôle positif que la tradition et ses contenus peuvent
jouer et offre les moyens d’éviter de s’y rapporter de la mauvaise façon.
Or, une fois dépassées ces lectures superficielles des Conjectures,
quelque chose apparaît qui intéresse au plus haut point le propos de cette
thèse. C’est que les Conjectures se révèlent maintenant comme offrant une
riche matière afin de penser la signification de la ‘créativité’ comme propriété
mobilisée dans nos discours sur l’art.
D’une part, en effet, Young offre une définition intéressante de la valeur
des œuvres dites créatives : la créativité entendue comme propriété évaluative
mobilisée dans nos discours au sujet des œuvres en identifie une excellence,
73
non pas dans son rapport à la valeur ou à l’excellence de son producteur – du
génie –, mais en fonction de l’accomplissement qu’elle marque dans la
progression historique de la connaissance humaine telle qu’elle se donne voix
par l’art. À cet égard, la créativité attribuée à une œuvre relève d’un jugement
comparatif établissant la contribution d’une production particulière (une œuvre
littéraire, par exemple) relativement à l’état des connaissances déjà établies
dans un domaine pertinent (la République des Lettres).
Mais la créativité a encore cette signification, d’autre part, de décrire les
processus de production de nouvelles œuvres, de créations proprement dites.
Selon cette seconde acception, la créativité s’entendrait plutôt comme une
propriété descriptive distinguant un processus de production simplement
imitatif, re-productif, du processus de production soumis au critère du
vraisemblable tel qu’il a été décrit dans ce chapitre. Autrement dit, c’est à la
condition de dépendre d’un processus de production créatif, un processus se
pliant aux exigences de la méthode de composition originale, qu’une œuvre
pourra prétendre à la citoyenneté dans la République de Lettres. Quant aux
autres œuvres, ne comptant pas comme un ‘nouveau’ citoyen de la République
– parce que leur contenu, leur identité, ne fait que répéter celui d’œuvres déjà
existantes – nous serons autorisés à les compter comme autant de citations ou
de traductions, mais très certainement pas comme une ‘nouvelle’ œuvre d’art.
Il ne faut toutefois pas se méprendre quant à la valeur de la ‘nouveauté’
produite par le moyen d’un processus créatif : la méthode de composition à
74
laquelle Young convie l’auteur moderne ne saurait garantir à elle seule la valeur
créative du résultat. À cet égard, on se souviendra que même Swift était un
original, c’est-à-dire, se commettait à des processus de production proprement
créatifs. Les faiblesses naturelles de Swift l’auront toutefois empêché de mettre
cette méthode de composition à profit et d’ouvrir sur des provinces qui
inviteraient l’homme sain au séjour. C’est donc qu’il est possible de décrire un
processus de production comme étant créatif sans pour autant s’obliger à un
jugement évaluatif, soit quant à l’œuvre ou quant à son géniteur. De sorte qu’il
est loisible de penser qu’un équivoque existe dans notre usage de cette
propriété, équivoque qui ouvrirait tantôt sur une affirmation simplement
descriptive à propos d’une méthode de production nécessaire à la création de
nouvelles œuvres, tantôt sur une évaluation du progrès marqué par une
production particulière en relation avec l’état de la connaissance à un moment
donné de l’histoire. C’est à cet équivoque, et plus particulièrement à cette idée
que la créativité puisse être une propriété simplement descriptive, que
j’entends maintenant m’intéresser.
75
II. Art et créativité : déplacements ontologiques
L’interprétation des Conjectures proposée au chapitre précédent montre
clairement que c’est à tort que l’on aura lu Young comme le chantre d’une
méthode de composition originale entièrement déterminée par l’expression
géniale et spontanée d’un ‘soi’ idiosyncrasique. S’il s’en est trouvé pour
défendre une telle thèse au 19e siècle, ce qu’il faudrait encore démontrer, cette
vision de la créativité est aujourd’hui presque unanimement rejetée. Cela étant
dit, les Conjectures ne laissent planer aucun doute quant au fait que la créativité
est effectivement une détermination essentielle de la valeur de l’art. L’œuvre
produite au moyen d’un processus ‘créatif’ constitue un moment distinct et
singulier du progrès de la connaissance humaine dans le domaine des arts; elle
jette une lumière sur une facette de l’expérience humaine qu’aucune œuvre
n’avait éclairé jusqu’alors.
Mais il reste encore et toujours à juger de la valeur que jette ce nouvel
éclairage sur notre réalité : Swift et Milton auront tous deux produit
originalement, créativement, mais c’est aux œuvres de ce dernier que l’on
attribuera en outre le mérite d’être créatives, c’est-à-dire, d’ajouter
positivement à la somme de la connaissance humaine acquise par le moyen de
la composition littéraire. Quant à l’œuvre scolaire, la traduction ou l’imitation
banale, si on ne leur attribue pas la propriété d’être créatives, c’est parce
76
qu’elles sont toutes déterminées en leur contenu par des règles ou des modèles
qui préexistaient à la production de l’œuvre. Pour autant que ces œuvres aient
quelque valeur, c’est plutôt la valeur des règles ou des modèles déterminant la
composition et l’organisation de la matière que ces œuvres manifestent. Ce
sont ces règles et ces modèles que le produit re-présente; n’ayant rien créé de
nouveau, leur auteur aura traduit davantage que produit.
À comprendre ainsi la valeur de la créativité, on peut toutefois se
demander si elle est, à proprement parler, une valeur artistique. Car ne dit-on
pas de certaines découvertes scientifiques, par exemple, qu’elles sont
créatives? En fait, si la créativité n’est qu’affaire de valeur et d’évaluation, il
semble qu’un jugement vantant les mérites créatifs de quelque chose n’ait pas
à se cantonner au seul domaine de l’art : c’est de toute chose manifestant les
propriétés requises à une telle évaluation que l’on dira qu’elle est ‘créative’.
Chez Young, déjà, on a vu que la valeur de la créativité n’est pas le reflet d’une
excellence spécifiquement artistique. La créativité dénote plutôt la valeur du
progrès accomplit par la création dans un domaine spécifique de la
connaissance humaine. Autrement dit, la créativité n’est une valeur artistique
que parce qu’elle dénote la contribution d’une œuvre d’art dans l’économie
plus générale de la connaissance humaine. Et il ne suffit pas à l’attribution de
cette propriété que l’œuvre soit nouvelle et originale. Encore faut-il que cette
originalité se traduise en progrès pour la République des Lettres. Dès lors que
c’est le progrès qui sert de critère afin de déterminer la valeur créative d’un
77
produit, qu’importe s’il s’agit d’une œuvre d’art, d’un théorème mathématique
ou d’un traité scientifique : toute production artéfactuelle humaine qui puisse
raisonnablement être interprétée comme faisant progresser la marche
historique de la connaissance humaine sera favorablement jugée comme
créative.1 Il n’y a donc rien de surprenant à ce que Young inscrive les noms de
Bacon et de Newton sur une courte liste de génies qui inclut par ailleurs Milton
et Shakespeare.
Je remarque que c’est là une perspective que défend également B.
Vermazen dans The Aesthetics of Originality. Il y soutient en effet la thèse
que l’originalité ou la créativité « per se is not a property of works of art that
should be counted as contributing to their aesthetic value. »2 Dans la mesure où
ce qu’il comprend comme une valeur esthétique dénote une valeur de l’œuvre
d’art qua œuvre d’art, cette thèse est équivalente à l’affirmation que la
« créativité » n’est pas du lot de ces propriétés liées spécifiquement à notre
évaluation des œuvres d’art. En fait, là où la créativité dénote l’expression
d’une évaluation positive, pense Vermazen, elle dit bien plutôt la valeur que
nous accordons à l’avènement d’une nouvelle propriété dont on juge qu’elle
participe positivement au progrès historique d’un domaine d’activité défini.
Autrement dit, l’avènement historique d’une propriété X particulière peut être
1 Notons au passage l’apparente proximité entre cette manière de comprendre la valeur de la
créativité et celle de la H-creativity qui retenait l’attention de M. Boden dans son article What Is Creativity? (in Dimensions of Creativity, ed. M. Boden, MIT Press, Cambridge, 1994, p.76 sq.). Je dois toutefois remettre à une autre occasion la tâche de mesurer cette proximité. 2 Vermazen, B., The Aesthetic Value of Originality, in Midwest Studies in Philosophy, vol.16,
1991, p.266
78
une source de plaisir ou de satisfaction dès lors que cette propriété se révèle
elle-même avoir une valeur positive dans l’évaluation de phénomènes se
rangeant sous une structure normative définie, celle relative à nos évaluations
esthétiques, par exemple.
If originality is a quality that goes beyond mere newness and somehow incorporates value, that value is only value for historical inquiry, since the value of the original object for the practice and understanding of art could inhere in later repetitions.3
Il faut bien voir, par conséquent, que si la propriété X dénote une valeur
spécifique à l’évaluation de phénomènes sous cette structure normative, il n’en
est rien pour celle de la créativité qui, elle, ne fait que dire la satisfaction
éprouvée à l’apparition de cette nouvelle valeur positive. On peut penser, du
reste, que les considérations historiques qui justifient l’évaluation de quelque
artéfact comme ‘créatif’ reposent sur une interprétation téléologique du rôle et
de la valeur des événements apparaissant au fil de l’histoire. La notion de
‘progrès’ me paraît en effet intimement liée à celle d’une destination
déterminée vers laquelle on progresse : un monde en paix, une société plus
juste, une interaction entre l’humain et l’univers qui soit davantage déterminée
par la juste connaissance de ce dernier, etc.
Quoi qu’il en soit, la satisfaction que dit l’évaluation de quelque chose
comme étant ‘créatif’ relève à l’évidence de considérations historiques qui ne
sont clairement pas restreintes au domaine de nos évaluations des œuvres
3 Vermazen 1991, p.271
79
d’art. Et bien que la lecture des Conjectures on Original Composition que
Vermazen propose souffre de n’avoir pas su se défaire d’ambiguïtés qui la
rendent incohérente, il n’en demeure pas moins qu’il aura bien vu que Young
n’en pensait pas moins :
It is likely that he considers that extension [of the republic of letters] valuable not in itself, but because the new province, the new way of doing things, is itself valuable. If that is the source of originality’s value, then any piece that intimates the new way of doing things should be just as valuable as the chronologically first piece, that is, the one that is really new, really original. The chronologically first piece clearly has a historical and sentimental value that the later repetitions lack. But its historical value must be distinguished from its value as an instructive object for the artist eager to settle in new provinces or the beholder eager to visit them.4
De sorte qu’à penser la créativité comme une propriété dénotant la
valeur d’un produit ou d’une œuvre d’art, l’affirmation à l’effet qu’une œuvre
d’art est créative sera équivalente au jugement qui souligne la créativité d’une
preuve mathématique. Il y va en fait d’un jugement quant à l’avènement
historique d’une propriété ou d’une manière de faire dont il est donné de
penser qu’elle participera positivement au progrès d’un domaine d’activité
spécifique. Or, si c’est là la seule signification qu’il est possible de donner à la
créativité, il est alors tout lieu de penser qu’elle n’est pas à proprement parler
une propriété artistique, mais plutôt l’expression d’une évaluation historique.
La question se pose, donc, de savoir si l’on peut effectivement parler
d’une créativité proprement artistique. Si la créativité est nécessairement
affaire de ‘valeur’ et d’évaluation, il semble que la réponse à cette question
4 Vermazen 1991, p.270-71
80
doive être négative. Or il n’est pas clair du tout que la créativité doive
s’entendre ainsi. En effet, pour peu qu’il ait produit quelques œuvres et que son
activité de création n’ait pas entièrement cessé, on dira parfois d’un artiste qu’il
est créatif. Après tout, il est plus que fréquent dans notre pratique courante des
œuvres d’art de se rapporter à celles-ci comme à autant de ‘créations’, ce que
l’on semble moins enclin à faire dans le cas de théorèmes mathématiques
particulièrement ingénieux ou de découvertes scientifiques particulièrement
saillantes. Dans ces derniers cas, c’est plutôt de manière figurée que l’on
parlera de ces découvertes et inventions comme autant de ‘créations’. Quant à
la manière que nous avons de faire usage du terme dans nos rapports à l’art, je
remarque que nous y recourrons presqu’à chaque fois et ce, nonobstant ce que
l’on aura à dire des talents de l’artiste ou du succès de sa composition. La
convention semble effectivement justifier que l’on dise de Guernica qu’elle est
une ‘création’ de Picasso au même titre que l’Église à Blainville de Duchamp,
cela même s’il est évident que ces œuvres ne jouissent pas du même statut
dans l’histoire de l’art, ni même dans l’œuvre de ces artistes.
À nouveau, l’interprétation des Conjectures de Young nous est utile afin
de comprendre ce dont il en retourne. Car si, d’une part, il ne manque pas de
cerner le mérite créatif d’une production – artistique ou scientifique – en
fonction du progrès qu’elle marque dans l’histoire de la connaissance, Young
décrit par ailleurs la spécificité de la production artistique en terme
d’originalité. Or nous avons pu voir qu’à cet égard il est tout à fait possible de
81
mettre en œuvre un processus de composition original ou créatif sans pour
autant que l’œuvre produite soit jugée créative – que l’on se rappelle pour une
dernière fois l’exemple de Swift. Autrement dit, il semble tout à fait possible,
même à la seule lumière du texte de Young, de penser la spécificité des
processus de production associés à la réalisation d’une œuvre d’art en terme de
créativité sans pour autant qu’une telle description ne fasse intervenir un
jugement de valeur, que celui-ci soit à propos de l’œuvre produite, de l’artiste,
ou des processus eux-mêmes. ‘Créativité’ ne fera alors que décrire une
particularité de son objet.
Dans le cadre de l’interprétation que j’ai offerte des Conjectures, la
‘créativité artistique’ dénoterait la propriété d’un processus de production
soumis à la méthode de composition, soit un processus engagé dans une
imitation de la nature, laquelle imitation doit être fondée sur la particularité
naturelle de l’expérience ‘immédiate’ qu’en fait un individu.5 Le processus
créatif se distingue ainsi du processus analogue en science dans l’exacte mesure
où il n’y est plus question d’imiter la nature, mais de révéler les régularités qui
se manifestent dans l’expérience afin de pouvoir faire des prédictions quant au
déroulement d’événements similaire.6 L’invention scientifique possède cette
5 À moins d’indications explicites, j’entendrai désormais par « créativité » cette signification
descriptive du concept de « créativité artistique », lequel est lié spécifiquement à notre compréhension de la genèse des œuvres d’art. J’invite du reste mon lecteur à considérer qu’il n’est ici question que d’alléger le texte qu’il a sous les yeux, et non pas d’une sorte de pétition de principe en vertu de laquelle je considérerais donné l’objet que les réflexions entreprises dans cette thèse doivent justement établir en sa réalité et sa signification précise. 6 Si l’on veut encore parler d’imitation dans ce cas, ce sera d’une manière fort différente et très
certainement figurée.
82
dimension prédictive, pratique, qui fait tout simplement défaut à l’œuvre d’art.
Car, l’œuvre d’art véritable, celle qui procède d’un processus créatif, garde
intact la marque de l’originalité, de la singularité dont elle est issue, résistant
d’emblée à sa réduction sous quelques visée prédictive et invitant ainsi
davantage à la contemplation d’une vérité qu’à sa manipulation.
Cette distinction doit certainement être prise cum grano salis, mais il
m’apparaît néanmoins qu’elle présente quelque chose qui s’accorde avec nos
intuitions les plus communes quant aux produits de la science et à ceux de l’art.
Aussi, si l’on accepte cette manière de comprendre la notion de créativité en
son sens descriptif, nous sommes apparemment désormais autorisé à en
réserver l’usage pour notre description des processus de production propres
aux œuvres d’art. Comprise de la sorte, non seulement est-ce que la propriété
de la ‘créativité’ se rapporterait-elle spécifiquement au domaine de la
production artistique – encore faudra-t-il déterminer comment –, mais on
remarque en outre que la mobilisation de cette propriété dans le discours
n’articule aucun jugement de valeur : la reconnaissance d’une démarche
créative ne garantit pas tout simplement pas la valeur ‘créative’ de la
production dans la marche historique de la connaissance humaine. Tant et si
bien qu’il nous est désormais loisible de penser qu’un équivoque habite le cœur
de la ‘créativité’ : elle aurait ce premier sens, évaluatif, décrivant la valeur du
progrès accomplit par l’œuvre et ce second, simplement descriptif, distinguant
les processus de production des œuvres d’art d’autres types de production.
83
Noël Carroll s’est aussi penché sur cet équivoque dans la notion de
‘créativité’. Sa réflexion s’annonce conséquemment comme un excellent point
de départ pour l’entreprise du présent chapitre qui n’est pas autre chose que
de s’enquérir de ce que pourrait décrire la créativité artistique. Cherchant à
élucider la notion de ‘créativité artistique’ depuis sa signification descriptive, je
ne rejette pas entièrement la possibilité que sa signification évaluative puisse
également se révéler spécifiquement distincte de la créativité dont on vante les
mérites dans d’autres domaines. Ayant toutefois constaté, tant chez Young que
chez Vermazen, que la dimension évaluative de la créativité apparaît reposer
sur des intérêts qui excèdent toujours déjà le seul domaine de l’art, cette voie
m’apparaît plus ardue et moins intuitive. Si, du reste, on peut établir qu’il est
quelque chose de tel qu’une ‘créativité artistique’ au sens descriptif, cela
permettra peut-être ultérieurement d’en déduire la signification évaluative. Un
tel projet, cependant, devra attendre une prochaine occasion.
Ma première tâche en ce chapitre sera donc de tenter une première
approche de la ‘créativité artistique’ à partir de sa signification équivoque. Je
montrerai en fait comment les thèses de Carroll, qui identifient également cette
équivoque, échouent à cerner adéquatement la signification de la créativité au
sens descriptif. J’explorerai ensuite les causes de cet échec, montrant comment
la nature de la créativité artistique exige de la pensée qui veut s’en saisir qu’elle
procède en s’engageant d’abord auprès de l’œuvre. Mais de cette nécessité,
celle de la priorité méthodologique de l’œuvre d’art, on verra qu’elle impose
84
des conditions méthodologiques différentes selon que l’on comprenne l’œuvre
comme un produit dont les propriétés sont manifestes ou comme un
phénomène dont les propriétés ‘essentielles’ sont de nature relative. Un détour
par des considérations ontologiques sera donc nécessaire avant que l’on ne
puisse enfin cerner rigoureusement ce que décrit la ‘créativité artistique’.
Sans pour autant risquer l’aventure ontologique dans sa pleine mesure,
j’avancerai prudemment une argumentation prouvant de manière suffisante
que la notion de ‘produit’ ne peut expliquer adéquatement la manifestation
d’une œuvre d’art en tant que telle. Mon ambition est d’offrir au lecteur de
bonnes raisons de penser qu’une prise en compte des propriétés relatives au
contexte génétique d’une œuvre est en fait nécessaire à l’expérience de son
contenu proprement artistique – nécessaire, mais certainement pas suffisante.
85
La créativité comme capacité de l’artiste
1. Une première approche
La littérature contemporaine semble faire peu de cas du type de
propriété qu’est la ‘créativité’. Plus souvent qu’autrement, on prend pour
acquis qu’une proposition faisant état de la ‘créativité’ d’un objet, d’un
processus ou d’une personne implique immédiatement un jugement établissant
une évaluation positive.7 Nous avons toutefois de bonnes raisons de penser que
les choses ne sont pas si simples : il semble en effet que nous mobilisions
parfois, peut-être même fréquemment, la propriété de la ‘créativité’ afin de
décrire un aspect propre aux processus génératifs associés à la production de
créations, dénotant ainsi une spécificité ou une détermination différenciant ce
processus ou cette activité d’un autre type de production. Autrement dit, la
‘créativité’ de tels processus ne les rendrait ni meilleurs, ni plus valable qu’un
autre type de processus de production; seulement distincts. Et pour peu que
l’on puisse s’expliquer adéquatement de cet usage discursif de la ‘créativité’,
nous pourrons affirmer sans ambages ni contradictions que la créativité
s’entend de manière équivoque, soit tantôt comme une propriété évaluative,
tantôt comme une propriété descriptive.
7 Voir les notes 2 et 3 du premier chapitre.
86
Or, c’est précisément cette thèse que Noël Carroll s’est mis à charge
d’explorer dans Art, Creativity, and Tradition. Son ambition y était
principalement de rendre compte des relations qui interviennent entre la
propriété de la créativité et l’efficace normatif des traditions qui informent nos
rapports à l’art et ses productions. Plus précisément, son propos était de
justifier la nécessité de penser la créativité artistique comme ouverte en ses
possibilités par les contraintes que nous imposent les conventions historiques
relatives à notre pratique de l’art, nécessité qu’ignoreraient les tenants de la
‘conception naïve’. Partant de cette idée, Carroll offre cette définition de la
créativité au sens descriptif :
In the descriptive sense, artistic creativity is simply the capacity to produce new artworks that are intelligible to appropriately prepared and informed audiences. […] An artist is creative if she is able to produce new artworks that elicit uptake from suitably prepared viewers, listeners, or readers.8
Ainsi, selon Carroll, c’est à un artiste que l’on reconnaîtrait dans nos discours la
capacité d’être créatif dès lors que son travail de production aboutit
effectivement sur un objet qui n’existait pas auparavant et que cet objet puisse
être reconnu comme une nouvelle œuvre d’art par un public adéquatement
informé.9 Notre attribution de cette propriété à l’artiste n’implique donc aucun
8 Carroll 2003, p.212; mon italique. Comme je le soulignais en introduction, c’est d’abord et
avant tout à la créativité comme propriété descriptive que je m’intéresserai dans ce chapitre. 9 Je reviendrai un peu plus loin sur cette condition d’intelligibilité, laquelle joue sur deux
registres de significations. Il s’agit, d’une part, de l’intelligibilité de l’artéfact en tant qu’œuvre d’art et, d’autre part, de l’intelligibilité du contenu ‘sémantique’ de l’œuvre elle-même. À moins que cela ne soit précisé, c’est au premier de ces deux sens, plus ontologique, que je rapporterai la condition d’intelligibilité, la seconde signification reposant sur la première et faisant intervenir des considérations d’ordre herméneutique.
87
jugement de valeur : ayant produit une œuvre d’art, l’artiste en avait la
capacité. Du reste, en insistant sur la condition d’intelligibilité comme il le fait,
Carroll place clairement l’accent sur l’aspect intellectuel de cette capacité : il ne
s’agit pas simplement d’une capacité physique de l’artiste, mais de sa capacité
intellectuelle à mettre en œuvre ce qui est nécessaire pour que quelque chose
apparaisse et soit compris comme œuvre d’art. À cet égard, donc, on peut
penser que la créativité artistique décrit une capacité ‘mentale’ de l’artiste. Cela
étant, bien que c’est effectivement en terme de ‘capacité mentale’ que je
parlerai des thèses de Carroll sur le sujet, je reconnais dès à présent qu’il ne
s’en réclame pas lui-même.10
Pour toute aussi minimaliste et adéquate que sa définition puisse
paraître aux premiers abords, cette manière de comprendre la ‘créativité’ en
tant que propriété descriptive est plus problématique qu’on ne le croirait. Que
l’on y regarde d’un peu plus près : la créativité artistique serait une propriété
relative à l’artiste lui-même dont elle dénoterait une capacité spécifique.
Autrement dit, c’est de l’artiste que l’on dira, sans s’engager dans un jugement
évaluatif, qu’il est ‘artistiquement créatif’. Mais que signifie l’attribution d’une
telle capacité? Peut-on l’attribuer à un artiste autrement qu’a posteriori, c’est-
10
En fait, il faut bien voir que le concept de ‘capacité’ reste plutôt indéterminé dans le texte de Carroll. Si je choisis néanmoins d’en traiter comme d’une ‘capacité mentale’, c’est en vertu des raisons évoquées à l’instant. Il n’en demeure pas moins qu’il sera toujours loisible au lecteur de faire abstraction de ce qualificatif et de formuler le concept de ‘capacité’ comme il lui sied. Dans tous les cas, l’argument déployé dans les prochaines pages ne devrait pas en souffrir. La raison en est que cet argument cible la méthodologie béhavioriste qui est de toute évidence supposée par les réflexions de Carroll, nonobstant comment on choisit de qualifier son concept de ‘capacité’.
88
à-dire lorsque l’artiste n’est pas effectivement et manifestement en train de
créer ou sans avoir l’œuvre produite sous les yeux? Car si la créativité est
véritablement une capacité de l’artiste, comme la douleur l’est de l’être
humain, ne doit-il pas être possible de la lui attribuer significativement sans
avoir à attendre sa manifestation dans le comportement? Après tout, à réduire
le sens de cette capacité à « tel artiste était capable de produire telle œuvre
parce que celle-ci a effectivement été produite », on ne dit rien de
suffisamment intéressant qui justifierait que l’on mobilise cette propriété dans
nos discours sur nos pratiques de l’art.
Le texte de Carroll laisse par ailleurs planer certaines ambiguïtés qui
témoignent de la difficulté à justifier notre attribution de cette capacité à un
individu. Il affirme d’une part que l’artiste créatif est celui dont on peut encore
attendre de nouvelles œuvres pour en avoir produit avec succès dans le passé.
Mais il nous dit encore d’autre part que l’artiste aux prises avec les angoisses de
la page blanche ne peut être décrit comme étant créatif.11 De sorte que l’on
pourrait croire qu’il faille se résigner à ne plus attendre de nouvelles œuvres
d’un artiste dès l’instant où celui-ci peine, pour un temps, à produire quoi que
ce soit! Cela est évidemment ridicule, ce qui laisse croire que le critère nous
échappe encore qui pourrait adéquatement justifier l’attribution d’une capacité
telle que la créativité artistique à un individu. En fait, c’est la nature même de
cette capacité qui semble encore difficile à cerner.
11
Cf. Carroll 2003, p. 212
89
Or, si la créativité artistique est effectivement une capacité mentale
spécifique de l’individu, de l’artiste, il faut pouvoir s’en expliquer
adéquatement. C’est-à-dire qu’il faut être en mesure de déterminer
suffisamment la réalité d’une capacité mentale, de même que le critère qui
justifie son attribution à un individu, avant de préciser davantage la signification
spécifique de la capacité à être ‘artistiquement créatif’. Sans prétendre à
l’exhaustivité, je pense que l’on peut réduire à trois le nombre de voies qui
s’offrent généralement à celui qui veut tenter pareille entreprise : une
première, que l’on pourrait qualifier de ‘réaliste’, une seconde, reposant sur
une méthodologie ‘béhavioriste’, et une troisième, essentiellement
‘fonctionnaliste’.
Il me paraît assez évident que la thèse de Carroll au sujet de la créativité
en tant que capacité mentale ne peut reposer sur une conception réaliste.
Selon une telle approche, la réalité d’une capacité mentale se réduirait à un
état physico-chimique du cerveau observable chez les individus qui en sont
doués. Dans le cas qui nous occupe, cela aurait pour signification que la
créativité est attribuable à ces individus chez qui l’on dénote un état du cerveau
approprié. Or, avant même de réfuter cette approche en attaquant ses
fondements méthodologiques, on peut facilement voir qu’à identifier la
capacité créative à un état physico-chimique du cerveau, on courrait le risque
de retomber dans les rets d’une conception naïve de la créativité. Il s’agit sans
contre dit d’une approche particulièrement appropriée à la thèse selon laquelle
90
la créativité repose sur une disposition naturelle, un talent inné, qui distingue
l’individu créatif des autres. Or c’est précisément ce genre de conception que
Carroll veut éviter, et l’on doit conséquemment supposer que cette approche
n’est pas compatible avec son projet. Qui plus est, le texte de Carroll ne révèle
aucun intérêt pour les états du cerveau de l’artiste et se concentre
explicitement sur la production concrète qui répond de cette capacité. Ainsi que
je le signalais à l’instant, c’est à chaque fois dans les termes de sa manifestation
phénoménale que Carroll justifie l’attribution d’une capacité créative à un
artiste : c’est parce qu’il a produit ou parce qu’il ne produit plus que l’on décrit
un individu comme ayant la capacité d’être créatif ou non, et non parce qu’il est
naturellement et réellement doué d’une capacité particulière manifestée par un
état physico-chimique du cerveau.
Nous verrons dans un moment qu’il est encore d’autre raison de rejeter,
en général, l’approche réaliste pour la détermination et l’attribution de
capacités mentales. Mais ce sont plutôt les deux autres alternatives qui doivent
retenir notre attention, soit celle que semble priser Carroll, l’approche
béhavioriste, et celle défendue par Hilary Putnam, le fonctionnalisme.
2. Béhaviorisme et fonctionnalisme
Putnam s’est intéressé au débat entre ces deux alternatives tout au long
des années 1960 dans des textes tels que Brains and Behaviour (1963) et The
91
Nature of Mental States (1967). Son ambition dans ces essais était de montrer
que c’est à tort que l’on ferait dépendre l’attribution d’une capacité mentale,
telle que la douleur ou la créativité, de sa manifestation explicite dans un
comportement-type déterminé. La raison en est que l’on peut décrire
adéquatement, c’est-à-dire de manière suffisante à la lumière des critères qui
pèsent sur les procédés de vérification scientifique, la réalité d’une capacité
sans que la description n’ait à mobiliser, ni le type de discours prisé par les
béhavioristes, ni les ‘preuves’ phénoménologiques sur lesquelles celui-ci
repose. L’argument de Putnam va même un peu plus loin, avançant que
l’attribution d’une capacité dans les termes du comportement qu’elle provoque
souffre de tares logiques qui en sapent entièrement la validité scientifique.12
À retracer les grandes lignes de son argumentation, nous obtiendrons
des raisons suffisantes de rejeter l’approche béhavioriste que suppose
l’argument de Carroll. Je montrerai toutefois que l’alternative fonctionnaliste
proposée par Putnam échoue également à justifier l’idée que la créativité, au
sens descriptif, puisse être une capacité mentale de l’artiste. Cela étant, cette
conclusion ouvrira sur deux voies que le reste de ce chapitre aura à explorer.
D’une part, en effet, la réfutation de la créativité comme capacité nous
amènera à considérer avec plus d’attention la condition première de sa
signification possible, à savoir, l’œuvre d’art elle-même en tant que ‘produit
12
« The fact is that I come to bury logical behaviorism, not to praise it », écrivait-il programmatiquement dans Brains and Behavior (H. Putnam, Brains and Behavior, in Mind, Language and Reality; Philosophical Papers, vol.2, Cambridge University Press, Cambridge, 1997 (1963), p.327)
92
créé’ qui fait toujours déjà encontre lorsqu’il s’agit de mobiliser la propriété de
la créativité. D’autre part, si le fonctionnalisme s’avérera incapable de justifier
que l’on puisse attribuer à un individu la capacité mentale d’être créatif, nous
verrons qu’il ouvre toutefois la possibilité de comprendre analogiquement la
‘fonction’ que joue le concept de créativité dans le contexte élargi de la
structure normative d’un ‘monde de l’art’. Or c’est en considérant de plus prêt
ce que décrit la créativité dans le contexte normatif du monde de l’art que
j’entends atteindre à une définition appropriée de cette propriété.
C’est autour de la capacité à ressentir la douleur que Putnam aura
construit l’essentiel de sa démonstration contre le béhaviorisme logique.13 La
question qu’il adresse à cette école de pensée peut se résumer ainsi : quelle est
la nature du contenu sémantique que l’on identifie par l’idée ou le concept
d’une « capacité à ressentir la douleur »? Ou, pour le dire autrement, quelle
réalité indique-t-on lorsque l’on attribue à quelqu’un la capacité de ressentir de
la douleur, quelle est l’intension du concept ? Le béhavioriste voudra répondre,
ainsi que je le suggérais à propos du concept de créativité soutenu par Carroll,
que l’on attribue à un individu la capacité de souffrir en vertu du comportement
– physique ou verbal – qui manifeste l’état en question : c’est la manifestation
d’au moins un élément de l’ensemble (cluster) de phénomènes qui sont
13
Je traduis ainsi logical behaviorism, concept sous lequel Putnam range la branche du béhaviorisme à laquelle il s’attaque. Quant à l’exemple de la douleur, et l’argument qu’il développe autour de cette capacité, il réapparaît dans plusieurs textes qu’il a commis sur le sujet, notamment dans Minds and Machines, Brains and Behaviour et The Nature of Mental States.
93
typiquement corollaires d’un état de douleur qui justifiera l’attribution de cette
capacité à un individu. Au-delà des déterminations de ces comportements, par
contre, il n’est rien que le béhavioriste inclura dans sa définition de cette
capacité mentale. Tant et si bien que l’intension du concept sera toute entière
déterminée par la description des comportements typiquement associés à l’état
de douleur.
Ainsi, plutôt que de tenter la description hasardeuse d’un état mental –
hasardeuse parce que l’objet d’une telle description ne s’offre jamais
objectivement à la perception du scientifique14 – le béhavioriste définit la
capacité à être dans un état de douleur par ses effets perceptibles dans le
comportement. Et afin de justifier la méthodologie mise de l’avant, le
béhavioriste rappellera à son interlocuteur que ce n’est pas en pointant vers
des instances de ‘douleur’ que l’on apprend à un enfant la signification du mot,
ainsi qu’on pourrait le faire pour enseigner l’intension de la concept ‘rouge’ par
exemple, mais en indiquant diverses manifestations de l’état de douleur, divers
comportements, auxquels on attribue une même disposition chez l’individu. De
sorte que le béhavioriste considère que la capacité à ressentir la douleur
obtient sa signification en vertu d’une inférence qui élève, à partir de cas
observés, une généralité quant au caractère de celui ou celle qui exhibe tel ou
14
Même l’identification d’états mentaux concordants dans le cerveau est sujette à interprétation, peut-on penser, puisqu’il demeure encore impossible aujourd’hui de rendre objectivement compte d’une relation de causalité entre ce que l’on veut décrire comme un « fait mental » et un « fait physique ».
94
tel type de comportement.15 Et comme pour toute inférence, c’est à partir
d’événements observables, tels que les comportements typiquement associé à
une occurrence de douleur, que l’on constituera la ‘règle générale’ qui nous
permet de reconnaître chez quelqu’un un cas de douleur. Enfin, remarquons
que, contrairement à l’attitude positiviste de l’approche réaliste, le
béhaviorisme ne sera jamais en position d’affirmer une fois pour toute qu’un
individu possède certainement et réellement cette capacité. Tout au plus le
béhavioriste pourra-t-il dire qu’il est hautement probable que, toutes choses
étant égales par ailleurs, l’individu dit ‘capable’ de ressentir de la douleur le
sera encore dans le futur.
Or, dans le cas de la créativité artistique, cela entraîne nécessairement
cette conclusion qu’une capacité créative ne pourra être attribuée à un individu
que là où son comportement manifeste aura été celui typiquement associé à
cette capacité; sans manifestation phénoménale, sans la création accomplie ou
s’accomplissant d’une œuvre d’art, rien ne permet que l’on puisse attribuer
avec certitude cette capacité à un individu. Mais la question ne demeure-t-elle
pas, même lorsque l’on a attribué cette capacité de manière appropriée, de
savoir si l’artiste la possède encore et pourra de nouveau se montrer capable
d’être créatif? Un artiste a-t-il encore la capacité d’être créatif lorsqu’il ne
15
Gilbert Ryle écrit à ce propos : « Dispositional statements about particular things and persons are also like law statements in the fact that we use them in a partly similar way. They apply to, or they are satisfied by, the actions, reactions and states of the object; they are inference-tickets, which license us to predict, retrodict, explain and modify these actions, reactions and states. » (Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Hutchinson University Library, London, 1951 (1949), p.124)
95
produit plus ou n’a plus produit depuis longtemps? Car, contrairement à la
douleur, dont on peut postuler que, ceteris paribus, la capacité demeure
probablement chez l’individu qui l’a adéquatement manifesté, Carroll considère
que l’on doit parfois s’interdire d’attribuer une capacité créative à un artiste qui
s’en était pourtant montré capable. Rappelons-nous, car cela n’est pas anodin,
que Carroll affirme que la créativité ne peut être attribuée à l’artiste qui est aux
prises avec l’angoisse de la ‘page blanche’.
Cela, bien entendu, semble jeter une ombre sur le tableau que voudrait
nous peindre Carroll : qu’a-t-on à attendre d’une telle propriété dans nos
discours si son attribution ne fait que répéter l’évidence, à savoir, qu’une ou
des œuvres ont été produites? La signification de cette capacité se résume-t-
elle vraiment à décrire la causalité d’un agent dans la production d’une œuvre
d’art? Or, cette manière de définir la capacité de la créativité ne semble pas
s’accorder avec la façon dont on mobilise cette propriété dans nos discours :
affirmant de Damien Hirst qu’il est créatif, il me semble que j’accomplis
davantage que cette simple affirmation qu’il a, dans le passé, produit des
œuvres d’art. Ce que ce ‘davantage’ peut être, cela reste à découvrir.
Néanmoins, cette manière de comprendre la créativité depuis le point de vue
béhavioriste nous laisse sur notre faim si, d’une part, cette propriété ne fait que
décrire une forme de causalité et si, d’autre part, son attribution à un individu
ne nous renseigne pas avec davantage de certitude sur les capacités de l’artiste
au-delà de ce qu’il a accompli dans le passé. Pour le dire plus simplement, que
96
gagne-t-on à décrire un artiste comme étant créatif s’il n’y a rien de plus à
espérer de cette description que l’affirmation qu’il a produit des œuvres?
N’attendons-nous pas de cette propriété qu’elle décrive au moins un aspect du
travail de l’artiste qui le distingue, par exemple, de celui du manœuvre?
Putnam pense en fait que cette difficulté rend intenable l’approche
béhavioriste, peu importe la capacité mentale spécifique dont il s’agit. Même
dans le cas de capacités que l’on pourrait dire moins problématiques, telle que
la douleur, l’approche béhavioriste préserve cette possibilité qu’entre deux
manifestations la capacité ait véritablement disparue et que ce soit
conséquemment à tort qu’on l’attribue encore à l’individu. La raison en est qu’à
déterminer la signification de la cause à partir de ses effets possibles, là où les
effets sont absents, il est toujours loisible de penser que la cause l’est aussi :
ayant élevé les manifestations comportementales au statut de critère, le
béhavioriste est bien embêté lorsqu’il s’agit d’attribuer une capacité mentale à
un individu dont le comportement n’en a encore rien laissé voir. Et voilà
pourtant quelque chose que nos discours au sujet des capacités mentales
semble requérir : il est par trop fréquent que nous attribuions à quelqu’un une
capacité mentale sans attendre sa manifestation. N’ayant jamais eu l’occasion
de voir le premier ministre du Canada exhiber les signes typiques de la
souffrance, je lui attribue néanmoins la capacité de connaître la douleur et me
sens parfaitement justifié de le faire.
97
La méthodologie béhavioriste ne se révèle donc pas particulièrement
satisfaisante si la conclusion à laquelle elle nous contraint exige que
l’attribution d’une capacité mentale requiert sa manifestation
comportementale comme critère de vérification. Sans compter qu’à déterminer
l’intension du concept d’une capacité mentale par un ensemble donné de
comportements typiquement associés à cette capacité, lesquels achèvent du
même coup de décrire les effets nécessaires de ladite capacité, une odeur de
tautologie envahit prestement les narines du logicien. Et c’est afin de révéler la
nature fallacieuse de cette approche que Putnam se sera mis en peine de
démontrer la possibilité d’un ‘cas’ de douleur qui ne s’exprime pas selon les
modalités comportementales attendues – mettant du même coup en question
la prétendue nécessité logique de l’explication béhavioriste.
C’est autour d’une fiction élaborée pour une large part sur le thème des
« supers-spartiates » que Putnam construit son contre-exemple à la théorie
béhavioriste.16 Les supers-spartiates, comme tout autre organisme humain,
auraient la capacité de ressentir la douleur mais n’en laisseraient jamais rien
paraître – dans certains cas, plus extrêmes, ils n’en diraient même rien.17 Pour
autant, tout porte à croire qu’ils ont la capacité d’éprouver de la douleur
puisque rien ne les distingue des humains si ce n’est leur volonté de taire la
16
Cf. Putnam 1997, Brains and Behavior 17
Notons qu’il ne s’agit alors plus de super-spartiates mais de « X-worlders », une espèce de super-super-spartiates (cf. Putnam 1997, Brains and Behavior, p.334 sq.) ayant si longtemps vécu la vie du super-spartiate qu’elle en sera venue à taire parfaitement tout rapport expérientiel à la douleur.
98
manifestation de leur douleur : à recenser les événements neurologiques se
produisant dans le cerveau du super-spartiate lorsqu’il souffre, rien, ou presque
rien, ne le différencierait de la situation d’un cerveau humain dans le même
état.18
La fiction mise en place par Putnam donne voix à cette intuition que la
réalité et la signification de la capacité à ressentir la douleur ne repose pas sur
les déterminations d’un type de comportement qui doit en résulter comme un
effet résulte de sa cause : les supers-spartiates souffrent certes, ils ont la
capacité de ressentir de la douleur, mais leur comportement n’en laisse rien
voir. Un béhavioriste étudiant ces communautés de supers-spartiates, par
contre, devrait leur refuser cette capacité en vertu du fait que, malgré leur
humanité évidente, leurs comportements ne correspondent pas à ceux
typiquement associés avec le phénomène de la douleur. Mais la fiction de
Putnam est construite de manière telle à ce que cette conclusion heurte nos
intuitions : l’humanité des super-spartiates nous invite presque immédiatement
à penser qu’ils peuvent souffrir, qu’ils en ont la capacité, même si rien ne le
manifeste. Cette intuition ne témoigne-t-elle pas de ce que nos discours au
sujet de l’attribution adéquate d’une capacité mentale n’attend pas
18
Putnam va même jusqu’à augmenter sa fiction du récit d’un super-spartiate qui, au contact d’une communauté davantage comme la nôtre, aurait appris à manifester sa douleur de manière plus typique sans pour autant penser donner voix à autre chose que ce qu’il avait ressenti de manière parfaitement stoïque dans le passé. Le but de cet ajout est d’insister sur la possibilité de manifester une capacité identique autrement que le prescrit les attentes du béhavioriste qui aura déterminé l’ensemble (« cluster ») des manifestations ‘normales’ de douleur.
99
nécessairement sa manifestation dans le comportement? Très certainement
cela signifie que s’il s’avère possible de trouver un critère plus ‘performant’,
c’est-à-dire un critère qui puisse s’acquitter tout aussi bien de l’exemple des
supers-spartiates que du cas de n’importe quel être humain (voire d’un individu
d’une autre espèce jugée capable de douleur), il faudra préférer ce critère à
celui mobilisé par la méthodologie béhavioriste.
La solution à ce problème épineux, le critère qui remplacera celui de la
manifestation comportementale, n’est toutefois pas à attendre d’un état
particulier du cerveau – ce que l’exemple des supers-spartiates aurait pourtant
pu laisser entendre. Putnam prend bien soin, dans The Nature of Mental
States, de ne pas réduire la réalité d’une capacité à un fait identifiable dans le
cerveau puisqu’une telle stratégie, à l’instar de l’approche béhavioriste,
souffrirait de ce que l’on puisse trop aisément élaborer des contre-exemples qui
en révéleraient les insuffisances. Qui plus est, cette stratégie s’avérerait tout
simplement moins efficace que d’autres dans la mesure où elle serait toujours
en peine de s’acquitter du fardeau de la preuve imposé par nos critères de
vérification scientifique :
Consider what the brain-state theorist has to do to make good his claims. He has to specify a physical-chemical state such that any organism (not just a mammal) is in pain if and only if (a) it possesses a brain of a suitable physical-chemical structure; and (b) its brain is in that physical-chemical state. That means that the physical-chemical state in question must be a possible state of a mammalian brain, a reptilian brain, a mollusc’s brain (octopuses are mollusca, and certainly feel pain), etc. At the same time, it must not be a possible (physically possible) state of the brain of any physically possible creature that
100
cannot feel pain. Even if such a state can be found, it must be nomologically certain that it will also be a state of the brain of any extra-terrestrial life that may be found that will be capable of feeling pain before we can even entertain the supposition that it may be pain.
It is not altogether impossible that such a state will be found. […] It is at least possible that parallel evolution, all over the universe, might always lead to one and the same physical “correlate” of pain. But this is certainly an ambitious hypothesis.19
À ces deux approches, soit l’approche béhavioriste et la thèse réaliste, Putnam
préférera emprunter la voie du fonctionnalisme. C’est en effet dans les termes
de sa participation au fonctionnement d’un type d’organisme qu’il décrira
l’intension du concept d’une capacité mentale.
Que l’on imagine, suggère-t-il, un organisme capable de douleur mais
constitué si différemment de l’organisme humain qu’il n’en éprouve la réalité
qu’au contact de champs magnétiques. Dans un tel cas, il semble que nous
voulions mobiliser l’intension du concept de la capacité à ressentir la douleur
exactement comme nous le ferions pour un humain, mais les causes en jeu (et
peut-être même le comportement qui manifeste cette douleur, voire aussi
l’état du cerveau) n’ont pourtant rien en commun. Ce qui, toutefois, demeure
constant c’est le rôle que joue l’événement de la douleur pour l’organisme qui
en est capable : ce rôle ou cette fonction est essentiellement d’alerter
l’organisme d’atteintes possibles à son intégrité.
Putnam pense ici la notion d’organisme d’une manière qui n’a rien
d’anodin. C’est en effet au moyen d’une analogie avec la ‘Turing machine’ qu’il
19
Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.436
101
décrit les aspects essentiels du type d’organisme que suppose l’argument
fonctionnaliste. Bien entendu, Putnam reconnaît que la ‘machine’ est
‘incarnée’, c’est-à-dire qu’elle possède quelque chose comme un corps fini qui
est en mesure de lui transmettre des données (input) sensibles.20 Mais il n’en
demeure pas moins que c’est d’abord et avant tout en terme de « Turing
machine » que Putnam pense cette machine qu’est l’organisme humain, c’est-à-
dire comme une sorte de complexe syntaxique incarné dont les ‘règles’ ou les
fonctions établissent d’avance le registre fini des possibilités et des
significations des ‘réponses’ (outputs) suscitées par l’information (les inputs)
accumulée.
Pensons maintenant au genre de ‘traitement d’informations’ que rend
possible la disposition à la douleur, cette capacité qui fonctionne de manière à
avertir l’organisme d’atteintes possibles à son intégrité. La disposition à la
douleur est éveillée (‘switched on’), en quelque sorte, par le moyen données
obtenues par le biais de la perception sensible. Cet ‘éveil’, cependant, ne
procède pas au hasard : la disposition à la douleur décrit en fait la règle
fonctionnelle déterminant la signification de cet événement pour la machine
humaine. De sorte que la capacité mentale à éprouver de la douleur pourrait se
réduire à une formule du genre « à perception sensible X correspond un état D
témoignant d’une atteinte possible à l’intégrité de l’organisme. »21 Il importe de
20
Cf. Putnam 1997, The Mental Life of Some Machines (1967), p. 408-409 et sq. 21
Je limite à ce genre de formulation le type de règles déterminant le fonctionnement de la ‘machine humaine’ tout en reconnaissant qu’une telle formule invite à plusieurs considérations
102
remarquer que l’on laisse ici complètement indéterminées tant la nature des
données sensibles que les particularités de la manifestation de l’état de
douleur, ce qui permet à l’argument fonctionnaliste d’échapper aux écueils qui
menacent le béhavioriste et le réaliste. Seule la fonction, ou la règle syntaxique
de la machine humaine, achève de donner l’intension nécessaire du concept
d’une capacité pour la douleur. Par le fait même, cette capacité traduit de la
sorte une disposition réglée de la machine humaine dont la fonction peut être
attribuée au fonctionnement de toute machine organisée de manière
similaire.22
Définie comme une telle fonction, la capacité à être dans un état de
douleur peut effectivement apparaître comme une cause ou une condition de
possibilité de l’état en question. Nous obtenons de la sorte une définition
satisfaisante de l’intension du concept de cette capacité et ce, malgré les
différences possibles au niveau des causes externes qui peuvent intervenir de
manière à ‘éveiller’ cette disposition et l’évidente possibilité de manifestations
phénoménales trop variées pour se laisser réduire à un ensemble (cluster)
nécessaire. Et Putnam de conclure :
It seems more likely that the functional sate we described is invariantly “correlated” with pain, species-independently, than that there is either
qui échappent toutefois à l’entreprise de cette thèse. Le lecteur intéressé par ces questions pourra consulter à profit l’article Minds and Machines (1960) de Putnam (Putnam 1997, p.362-385). 22
Quant au traitement de l’information obtenue par la ‘machine’ par le moyen de cette disposition, la seule disposition à la douleur ne nous en laisse rien savoir. Il faudrait en fait faire intervenir d’autres règles déterminant la manière dont l’organisme doit se rapporter à cette information. À ce sujet, cf. Putnam 1997, The Mental Life of Some Machines, p.409 sq.
103
a physical-chemical state of the brain (must an organism have a brain to feel pain? perhaps some ganglia will do) or a behavior disposition so correlated.23
Mais la créativité artistique, pour autant qu’elle puisse être comprise
comme une capacité mentale, est-elle une capacité du même ordre que notre
disposition à la douleur? Car si l’argument fonctionnaliste de Putnam semble
faire mouche au sujet de cette dernière, il n’est pas acquis que l’intension de
toutes les capacités mentales puisse être établie sans référence à leur
manifestation phénoménale ou à des conditions de possibilité au-delà de celles
inscrites à même l’organisme humain et ses fonctions. Et cela semble
particulièrement vrai dans le cas de la créativité artistique, dont les concepts
mêmes paraissent renvoyer à une pratique déterminée plutôt qu’à un état, tel
la douleur.
Il faut bien voir, par contre, que la seule référence à la manifestation
phénoménale d’une capacité dans l’intension de son concept n’entame pas la
possibilité d’une explication fonctionnaliste. Celle-ci, en fait, n’est pas aveugle
aux manifestations phénoménales des capacités qui l’intéressent : elles sont
toutes autant d’indices suggérant la possibilité d’une capacité fonctionnelle
chez un individu ou un organisme donné.24 Autant d’indices, certes, mais pas de
critères justifiant son attribution : le fonctionnaliste n’ignore pas qu’une
capacité mentale doit pouvoir se manifester phénoménalement, qu’elle soit
23
Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.439 24
Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.437: “let us begin with the fact that we identify organisms as in pain, or hungry, or angry, or in heat, etc. on the basis of their behaviour.”
104
même d’abord identifiée par le moyen de telles manifestations. Il conteste
seulement l’idée que son attribution à un individu ne puisse se justifier qu’à la
seule lumière de ses manifestations phénoménales ou doive attendre les
découvertes neurophysiologiques nécessaires. L’argument va même un peu
plus loin, affirmant que l’on ne peut associer à une capacité mentale telle que la
douleur quelque manifestation phénoménale nécessaire. C’est bien ce que tous
les exemples de Putnam évoqués jusqu’à présent tendent à montrer : entre la
manière dont je manifeste un état de douleur et celle du Spartiate, du super-
Spartiate et des ‘X-Worlders’, il y a un monde de différences qu’aucune théorie
béhavioriste ne pourrait réduire à une nécessité quelconque. Cela étant dit,
cela ne signifie pas pour autant qu’il en aille de même pour toutes les capacités
mentales.
Dans le cas de la capacité à être artistiquement créatif, par exemple, il
semble que le fonctionnaliste doive accorder que la signification de son concept
renvoie nécessairement à un état du monde qui puisse être altéré – comptant
désormais une création de plus. Mais la définition de Carroll, à l’effet que la
créativité artistique est une capacité pour la production de nouvelles œuvres
d’art intelligibles comme telles, implique en outre que la signification de cette
capacité réfère à la possibilité d’un phénomène déterminé. Sa manifestation,
contrairement à l’état de douleur, possède un corrélat phénoménologique
nécessaire, à savoir, une nouvelle œuvre d’art intelligible comme telle.
105
Nous avons vu, toutefois, que les manifestations phénoménales d’une
capacité mentale, qu’elles possèdent des caractéristiques nécessaires ou non,
ne sont jamais un critère pour l’attribution de cette capacité à un individu. Il
suffit à cette fin que l’on identifie le type d’organisme dont l’une des fonction
est de pouvoir manifester cette capacité afin que son attribution à un autre
organisme fonctionnant de manière suffisamment similaire soit justifiée.25 On
en comprend conséquemment que si la capacité à être artistiquement créatif se
distingue radicalement de notre disposition à la douleur par l’ordre nécessaire
de ses manifestations phénoménales, cette distinction n’intéresse tout
simplement pas l’argument du fonctionnaliste. De sorte que la question qui doit
nous occuper n’est pas de savoir s’il y a une distinction entre une disposition à
un état et une capacité à agir de manière, mais de déterminer plus précisément
sous quelles conditions il est possible d’attribuer à un individu la fonction que
décrit la créativité artistique dans l’économie expérientielle d’un type
d’organisme. En fait, c’est la notion même d’organisme qui doit nous intéresser.
Car la chose n’a rien d’évident étant donné que Putnam pense la notion
d’organisme par le moyen d’une analogie avec une ‘Turing machine’. Dans le
25
Putnam est conscient que cette manière d’attribuer une capacité mentale repose sur un jugement de similarité qui n’est pas infaillible, mais considère néanmoins que ce type de jugement s’avère moins enclin à errer que les jugements nécessités par les autres approches discutées précédemment. On se souviendra qu’il n’est jamais question, pour Putnam, de défendre l’idée que le fonctionnalisme détient le critère justifiant l’attribution d’une capacité mentale à un individu indépendamment de sa manifestation phénoménale, mais un critère qui, après examen, s’avère plus puissant (explique davantage) que les autres disponibles. (Cf. Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.435 et p.437, où Putnam reconnaît explicitement les faiblesses possibles de son explication fonctionnaliste mais affirme du même souffle qu’elles ne lui apparaissent pas aussi dangereuses que les faiblesses minant la validité des autres approches).
106
cas de la douleur, la chose n’avait pas cet aspect problématique puisque la
fonction ne reposait clairement pas sur une règle ou une application excédant
le fonctionnement de la seule machine en question, de l’organisme humain.
C’est-à-dire que dans le cas de la capacité à ressentir de la douleur, il est
possible d’isoler l’organisme humain comme cette machine dont l’une des
fonctions est une disposition à la douleur dont le rôle est d’alerter l’organisme
d’un possible danger. Dans le cas de la ‘créativité artistique’, toutefois, la seule
‘organisation syntaxique’ de la machine humaine ne semble pas suffire. L’indice
de cette insuffisance nous est d’abord fourni par ce simple fait que l’intension
du concept renvoie, comme je l’ai déjà dit, à un état du monde qui puisse être
altéré, c’est-à-dire à un fonctionnement dont la ‘réponse’ (output) se manifeste
nécessairement à l’extérieur de l’organisme possédant cette fonction et doit
pouvoir être reconnue comme telle réponse. Mais en fait, cet indice ne fait que
nous mettre sur la voie du véritable problème : c’est parce que la
reconnaissance du sens de cette réponse, la signification du « output » pour la
machine humaine l’ayant produit, ne peut s’acquérir au moyen des seules
règles syntaxiques de l’organisme humain que la capacité à engager des
processus en vue de sa production ne peut entièrement en dépendre. Pour le
dire encore autrement : la possibilité du projet d’une production artistique, et
donc, d’une mise en branle de la capacité correspondante, repose sur
l’existence d’un contexte normatif excédant celui de l’individu. Sans ce contexte
107
normatif ouvrant la possibilité du phénomène d’une œuvre d’art, l’idée même
d’une telle fonction est complètement dépourvue de fondement.
On peut penser que, si la créativité artistique n’était qu’affaire de
capacité imaginative, nous ne rencontrerions peut-être pas de tels problèmes.
Après tout, l’imagination joue à l’évidence un rôle capital, voire essentiel dans
la manière dont l’organisme humain gère les possibilités d’interactions avec son
environnement. Et comme pour la douleur, l’exercice de cette fonction ne
paraît reposer sur rien autre chose qu’un traitement réglé de données (inputs)
en vue de produire une représentation (output).26 De sorte que, pour tout
organisme fonctionnant de manière similaire à l’être humain, on peut supposer
une capacité imaginative. À définir la capacité d’imagination ainsi, nous
respectons très certainement les exigences de l’argumentation de Putnam et il
apparaît tout à fait possible d’attribuer cette capacité à un individu qui ne l’aura
pas manifestée dans son comportement, que ce soit par la production d’un
nouvel artéfact ou autrement. Mais la créativité artistique implique davantage
qu’une capacité imaginative dans la mesure où l’intension du concept de cette
dernière ne renvoie pas nécessairement à la possibilité d’une création altérant
l’état du monde externe. Il s’en faut de beaucoup, en effet, pour que toutes les
manifestations de cette capacité aboutissent sur davantage qu’un état mental
26
À titre d’exemple (et seulement d’exemple; il y va d’une simple possibilité à propos de laquelle je réserve tout jugement philosophique) on pourrait supposer que les règles déterminant le fonctionnement d’une telle capacité imaginative s’accorderaient avec les formes de l’intuition sensible, soit l’espace et le temps, que Kant décrit dans la section de la Critique de la raison pure réservée à l’esthétique transcendantale.
108
(une représentation mentale, par exemple). A fortiori, il semble évident que les
productions de l’imagination n’ont pas de corrélats phénoménologiques
déterminés et nécessaires.
En fait, cette nécessité d’inclure un phénomène déterminé dans
l’intension du concept de la créativité artistique comprise comme capacité a de
quoi sérieusement embêter le fonctionnaliste. Force est d’admettre qu’à ne
considérer que l’organisation ‘syntaxique’ de l’être humain, on peine à voir en
quoi celle-ci est capable d’une production artéfactuelle déterminée comme
œuvre d’art, voire même comme simple création. Voilà très certainement une
capacité que l’on pourrait attribuer au ‘créateur absolu’, à cet être dont le
fonctionnement intègre absolument tous les systèmes syntaxiques et normatifs
en existence, mais pas à l’être humain, dont les expériences signifiantes
reposent en leur possibilité sur de multiples registres normatifs qui ne relèvent
pas tous des dispositions syntaxiques de son organisme. Contrairement à un
organisme ‘divin’, le fonctionnement de l’organisme de l’être humain n’intègre
pas tous ces systèmes normatifs. Bien plutôt, celui-ci s’installe dans des
complexes normatifs lui ouvrant des possibilités d’action qui ne lui étaient
absolument pas disponibles autrement. C’est en vertu de sa situation
intentionnelle dans un tel horizon normatif (dépassant celui donné par le
fonctionnement de son organisme) qu’un individu devient capable de créer
artistiquement. Cette capacité n’est pas originaire ou native au ‘système
syntaxique’ de l’organisme humain. Il semble en fait plus probable qu’elle
109
survienne à d’autres capacités en vertu de sa situation dans un contexte
normatif donné et reconnu.
Cela ne rend évidemment pas impossible l’explication d’une capacité
créative en termes de capacité mentale. Après tout, si cette l’existence de cette
capacité survient à d’autres capacités situées dans le contexte normatif
adéquat, elle continue de décrire la possibilité d’une fonction essentiellement
mentale, c’est-à-dire, réglée de manière essentielle par le fonctionnement
syntaxique de la machine humaine. Mais à expliquer les choses ainsi que je l’ai
proposé, il m’apparaît qu’un discours fonctionnaliste à propos de la créativité
artistique comme capacité sera à la fois plus simple et plus rigoureux si l’on
abandonne l’idée qu’il s’agit d’une capacité mentale attribuable à un organisme
fonctionnant ainsi que le fait l’organisme humain. Plutôt, le fonctionnaliste peut
faire cette proposition que la créativité artistique est une capacité
conventionnellement déterminée, une capacité ‘institutionnelle’ dont la
possibilité est ouverte par la situation d’un organisme dans un contexte
normatif donné et déterminé de manière approprié. Ce par quoi j’entends une
capacité dont les conditions de possibilité ne sont pas toutes entières données
par le système syntaxique d’un organisme quelconque en ce qu’elles
nécessitent également, et nécessairement, une organisation normative
spécifique dans l’environnement de cet organisme, soit un monde de l’art.
Je reviendrai plus loin sur la nécessité de poser un ‘monde de l’art’
comme ce contexte normatif institutionnel spécifique à la possibilité du
110
phénomène de l’œuvre d’art. À ce stade de l’argumentation, toutefois, il me
suffit qu’on me concède ce qui semble avoir toutes les apparences de
l’évidence, à savoir, que les normes grâce auxquelles l’identité de quelque
chose comme œuvre d’art peut être établie ne sont pas contenues dans les
dispositions syntaxique de l’organisme humain, ne lui sont pas natives. En fait,
on pourrait même pousser cette ligne argumentative un peu plus loin par le
moyen d’un simple exercice de pensée. Imaginons un monde possible où il
existe un système normatif tel qu’un ‘monde de l’art’, mais où les agents du
monde de l’art n’ont absolument rien en commun avec l’organisme humain.
Étant donné les nécessités du monde de l’art (production d’œuvres invitant à
des pratiques interprétatives et appréciatives, etc.), il faudrait néanmoins
accorder à ces agents la capacité d’être artistiquement créatifs. Or, dans un tel
cas, cette capacité surviendrait à des fonctions que le fonctionnalisme ne nous
permettrait pas de supposer à l’organisme humain étant donné les différences
significatives au niveau du fonctionnement de leur organisme respectif. Pour
improbable que ce Gedankenexperiment puisse paraître, il n’est est pas moins
possible pour autant et laisse bien voir que le système normatif donné par les
institutions du monde de l’art est la seule condition de possibilité absolument
nécessaire à l’intension du concept d’une capacité créative. C’est ce qui me
permet de dire que le concept d’une capacité institutionnelle rend davantage
justice aux véritables conditions de possibilité de la créativité artistique.
111
Il faut dès lors penser que la possibilité de la capacité à produire une
nouvelle œuvre d’art intelligible comme telle, cette fameuse capacité à être
artistiquement créatif, répond d’une organisation normative donnée a priori qui
excède et inclut celle de la « machine humaine ». Ce n’est qu’en tant qu’il est
possible à un organisme donné d’engager son activité de production
relativement à ce contexte normatif qu’il obtient la capacité de créer
artistiquement. Or, s’il fallait prêter à cet individu une disposition mentale
particulière à la créativité artistique, on lui attribuerait en fait une capacité
fonctionnelle anticipant sur les développements historiques et les possibilités
phénoménales particulières aux systèmes normatifs où il aura à évoluer. Ces
implications finalistes ou téléologiques devraient à elles seules nous faire
préférer un autre modèle explicatif.
Car, en fait, la seule capacité qu’il nous faille nécessairement attribuer
au système syntaxique d’un individu afin de pouvoir le dire capable de
créativité artistique est celle de pouvoir placer le contenu des informations
(input) nécessaires à son activité sous les règles du monde de l’art. Or, cette
capacité de comprendre la signification des données de son expérience sous un
registre normatif que l’on a mobilisé se laisse moins bien penser sous le concept
de la « créativité artistique » que sous celui de l’intentionnalité. Voilà
finalement pourquoi on se gardera de faire de la créativité artistique autre
chose qu’une capacité institutionnelle : elle est une possibilité ouverte par
l’existence d’une institution particulière, celle du monde de l’art, et d’une
112
capacité mentale dont l’intension ne renvoie pas nécessairement à quelque
manifestation phénoménale déterminée nécessaire, soit l’intentionnalité. À
nouveau, donc, la créativité artistique apparaît moins telle une capacité
mentale que comme cette capacité que l’on attribuera à un être pouvant se
rapporter intentionnellement en ses actions et ses visées de sens à un horizon
normatif autre que celui donné par les règles du fonctionnement de la machine
humaine; dans le cas qui nous occupe, celui de l’institution qu’est le monde de
l’art.
On doit encore se demander, par contre, si cette manière de
comprendre la créativité artistique comme capacité rejoint nos intuitions quant
à la façon dont nous en mobilisons le concept dans nos discours. Étant donné ce
que nous en avons dit, il semble que cette capacité créative soit attribuable de
manière justifié à tout organisme capable d’intentionnalité et dont
l’environnement contient un monde de l’art. Auquel cas il apparaît que
n’importe quel être humain conscient d’un monde de l’art est capable de créer
artistiquement nonobstant le fait qu’il ait ou non produit une œuvre d’art à un
certain moment de son existence. Puisque nul ne naît artiste (ce que démontre
amplement les analyses des dernières pages), la capacité d’être artistiquement
créatif doit en effet appartenir à tous même si elle n’est manifestée que par
quelques-uns. Or, si cette conséquence semble juste, elle n’offre rien de bien
intéressant. Elle affirme tout au plus ce que le sens commun savait déjà, à
savoir : que la production artistique est une possibilité disponible à tout un
113
chacun qui est familier avec l’existence d’œuvres d’art et l’univers normatif du
monde de l’art.
La thèse fonctionnaliste de Putnam nous permet donc de préserver au
moins une manière de penser la créativité artistique comme capacité qui
s’accorde avec nos discours. Et si la définition obtenue paraît offrir très peu, il
faut en fait penser que sa modestie témoigne sans doute de sa justesse. Après
tout, l’entreprise n’était pas d’offrir un critère qui témoignerait des capacités
spéciales de l’artiste, ce qui nous renverrait probablement à une définition
évaluative de la créativité artistique et à la conception naïve de la créativité qui
en dépend, mais de débusquer les conditions de possibilité de l’attribution de
cette capacité en dépit de sa manifestation phénoménale et de la valeur qu’on
pourrait possiblement lui accorder.
Ce faisant, l’analyse des thèses fonctionnalistes nous aura permis de
mettre en lumière deux conditions nécessaires à la possibilité même du
phénomène décrit par le concept de ‘créativité artistique’, soit l’existence a
priori d’un monde de l’art (d’œuvres d’art et de pratiques consacrées à ces
objets décrivant son horizon normatif), et les capacités intentionnelles d’un
organisme sans lesquelles il lui est impossible de penser son activité et ses
signification sous les contraintes conventionnelles d’un monde de l’art. Le reste
de cette thèse sera conséquemment vouée à l’éclaircissement de ces conditions
avec, pour espoir, qu’un tel travail nous permettra de gagner une perspective
claire sur la signification de la créativité artistique dans nos rapports à l’art.
114
C’est d’abord le caractère a priori du monde de l’art que je viserai. À cette fin, je
m’intéresserai au travail de Larry Briskman autour du thème de la « priorité
méthodologique du produit » qui doit prévaloir pour toute réflexion touchant à
la créativité artistique. Cette démarche, qui nous conduira d’une pensée de
l’œuvre comme produit jusqu’à celle, plus complexe peut-être, de son
phénomène, me permettra simultanément d’installer et de justifier la nécessité
de poser l’existence a priori d’un horizon normatif tel que celui du monde de
l’art. Une fois ce travail accompli, nous serons naturellement conduit au
prochain chapitre à penser les déterminations de l’activité intentionnelle
nécessaire à la spécification des œuvres d’art en tant que telles sous cet horizon
normatif.
Détour obligé par l’œuvre d’art
1. La priorité méthodologique du produit
Aux arguments contre l’idée que la créativité soit une capacité mentale
de l’artiste, on pourrait encore ajouter celui de Larry Briskman qui, dans son
Creative Product and Creative Process in Science and Art, critiquait la thèse de
certains psychologues en mal d’identifier les traits ou les faits mentaux
responsables des productions ayant le mérite d’être ‘créatives’ (au sens
évaluatif). Il m’est d’avis, toutefois, que la démonstration produite dans les
pages précédentes devrait avoir suffi à convaincre le lecteur de la stérilité d’un
tel projet : l’objection de Putnam à l’identification d’une capacité mentale, telle
115
la créativité, à un certain état du cerveau me semble devoir valoir tout autant
contre une description de la créativité exprimée exclusivement par le type
discours que Briskman cherche à réfuter.
En fait, si cet article doit néanmoins nous intéresser, c’est parce qu’il
exprime on ne plus éloquemment cette idée qui commençait à poindre au
terme de la section précédente, à savoir, que dans toutes nos tentatives de
définir ce que pourrait être la créativité, nous avons toujours et d’abord à faire
avec l’œuvre d’art ou le monde qui la rend possible. La réfutation de la thèse de
Carroll, à l’effet que la créativité décrive une capacité mentale de l’artiste, nous
a permis de voir qu’il est impossible de mobiliser cette propriété sans avoir
d’abord posé l’existence et la nature du phénomène de l’œuvre. C’est parce
qu’il y a des œuvres d’art invitant à des pratiques déterminées qu’il devient
possible de s’intéresser à la cause de son phénomène et de mobiliser, pour la
décrire, la propriété de la créativité.
L’argument de Briskman, bien qu’il ne s’intéresse qu’à la signification
évaluative de cette propriété, ambitionne très précisément de tirer au clair les
conditions qu’impose notre jugement quant à l’œuvre dans notre désir de
mobiliser la ‘créativité’ dans notre description de sa cause. Le point de départ
de sa réflexion correspond donc on ne peut plus exactement avec l’idée qui doit
nous occuper à présent. J’entends donc parcourir rapidement son argument
afin de voir si la priorité méthodologique du produit qu’est l’œuvre d’art doit
nécessairement saper l’intérêt de mobilier la ‘créativité’ dans nos discours à
116
propos de son origine. Car c’est bien là ce qui se profilait au terme de la
dernière section : seule la thèse de Carroll se pliait adéquatement à la priorité
méthodologique du produit, et le résultat en était que la ‘créativité’ semblait
alors ne décrire pas davantage qu’une certaine forme de causalité, au
demeurant encore mal définie.27 Or, si l’on avance parfois que c’est l’esthétique
analytique toute entière qui a placé sa réflexion des processus créatifs sous le
dogme de la priorité méthodologique de l’objet,28 il revient très certainement à
Briskman d’en avoir récemment offert l’expression la plus claire et la plus
concise.
***
Les thèses auxquelles s’en prend Briskman partagent avec les siennes
cette idée que la créativité représente une valeur dans l’économie de
l’expérience humaine. L’entreprise du discours psychologique diffère par contre
des ambitions de Briskman dans la mesure où les psychologues cherchent en 27
Carroll tente en fait de donner quelques pistes ou quelques idées quant à la manière dont l’artiste se rend capable de produire une œuvre d’art : il évoque la répétition, l’hybridisation, l’interanimation et l’amplification comme autant de manières pour un artiste de manipuler les donnés d’une tradition afin de produire une œuvre d’art. Cela étant – et c’est tout ce qu’il nous faut ici pour s’acquitter de la tâche d’une analyse plus approfondie de ces concepts –, si c’est la capacité de l’artiste à entreprendre l’une ou l’autre de ces activités qui rend possible la créativité artistique, que gagne-t-on à faire intervenir l’idée d’une capacité créative spécifiquement lié à la production des œuvres d’art ? Les capacités pertinentes, il me semble, ont davantage à voir avec les capacités intellectuelles nécessaires à la mobilisation des données historiques dans un processus de répétition, d’hybridisation, etc. Enfin, tant et aussi longtemps qu’il faille se contraindre à penser la créativité comme capacité mentale, je crois avoir suffisamment démontré qu’une telle démarche n’arriverait pas à rendre adéquatement compte de la manière dont on mobilise cette propriété dans nos discours. 28
Cf. T. Leddy: « The point that product is prior to process and that the creative process is therefore any process which leads to a creative (that is, novel and valuable) product is so central to so many well-anthologized articles that it could well be seen as a principal tenet of Analytic aesthetics. » (T. Leddy, A Pragmatist Theory of Artistic Creativity, in The Journal of Value Inquiry, vol. 28,1994, p.169)
117
fait à favoriser la manifestation de phénomènes jugés créatifs en isolant et en
identifiant les traits de caractères ou les faits mentaux qui en sont la cause.29
Or, puisque l’effet possède la propriété d’être créatif, il faut bien que la cause
ait le mérite intrinsèque d’être ‘créative’ – sans quoi ces traits et faits mentaux
ne pourraient communiquer la propriété de la créativité aux phénomènes qu’ils
déterminent.
C’est essentiellement à cette conclusion que se refuse Briskman, et ce
pour au moins deux raisons qu’il déploie sur deux fronts distincts. Son premier
argument vise le projet d’identifier les causes de la créativité en fonction de
certaines spécificités psychologiques de l’individu producteur, lesquelles
seraient responsables de la production d’artéfacts ‘créatifs’ – toujours au sens
évaluatif du terme.30 En une sorte de parallèle aux thèses de Putnam dont il
était question à section précédente, Briskman souligne que la rigueur
scientifique que suppose le discours du psychologue exige que ce dernier puisse
attester de l’existence de ‘faits mentaux’ en les isolant et les identifiant de
manière objective. Mais puisque c’est toujours à la production créative que l’on
reconnaît le producteur créatif, l’identification des ‘faits mentaux’ en question
29
Notons au passage que si cette thèse n’est pas sans affinités avec l’approche positiviste définie à la section précédente, elle ne requiert pas l’existence d’une capacité mentale réelle et spécifique. Plusieurs capacités mentales peuvent concourir à la production d’œuvres évaluées comme étant créatives qui, du reste, peuvent également être mobilisées dans d’autres types d’activité. Il n’est donc pas nécessaire que les traits ou faits mentaux que cette approche cherche à identifier soient spécifiques à une capacité créative. 30
Briskman s’adresse ici explicitement aux travaux de psychométriciens tels que J.P. Guilford et T.A. Raznick, dont il évoque les contributions à l’ouvrage collectif de P.E. Vernon, Creativity, Penguin Books, Harmondsworth, 1970. Ses critiques semblent toutefois toucher la majorité des thèses sur la créativité en psychologie, ainsi que je le laissais déjà entendre un peu plus haut.
118
implique nécessairement une référence préalable à l’objet qui aura déjà été
évalué comme étant ‘créatif’. Autrement dit, non seulement est-il nécessaire
d’avoir d’abord jugé de l’objet afin de cerner les faits mentaux qui en seraient
responsables, ce qui confirme la thèse de la priorité méthodologique de l’objet
mais, en outre, la reconnaissance des faits mentaux ne serait jamais
indépendante de nos valeurs et de nos critères d’évaluation tels qu’ils
s’appliquent au résultat de l’activité du producteur ou des processus de
production.31 Ces valeurs et critères étant relatifs à un ensemble de facteurs
déterminants tels que le contexte historique, un ‘monde de l’art’ et des
connaissances acquises, la facticité ou l’objectivité32 des faits mentaux en
question, ainsi que de leur valeur, s’en trouve irrémédiablement minée.
Le second argument de Briskman persiste dans la même voie afin de
faire la preuve qu’il est tout aussi impossible de réduire la description des
processus de production à un discours strictement psychologique sans respecter
la priorité méthodologique de l’objet. Cette fois, Briskman cible apparemment
les thèses psychologiques des Wallas et compagnie, qui prétendaient avoir isolé
les étapes psychologiques du processus créatif (telles que la préparation,
l’incubation, l’intuition, l’illumination, la vérification, etc.).33 Dans la mesure où
31
Cf. Briskman 1980, p.91 32
Cela, bien entendu, si l’on pense que l’objectivité ne peut être acquise qu’indépendamment des particularités de l’observateur. 33
En fait, Briskman ne précise jamais le nom des auteurs qu’il critique dans ces passages. Une raison à cet énigmatique silence est peut-être qu’il ne s’en trouve aucun qui aura défendu aussi radicalement les thèses que Briskman cherche à pourfendre. Je laisse au lecteur le soin d’en décider et le réfère au travail de Graham Wallas, Art of Thought, 1926.
119
ce sont à nouveau les causes de la production créative qui sont en jeu, on peut
penser que l’argument de Putnam contre l’idée d’identifier une capacité à la
causalité qu’elle exprime prévaut encore : il semble en effet assez facile de
produire des contre-exemples qui auraient tôt fait de dévoiler le semblant de
nécessité imputé à la causalité de tels processus mentaux.34 Mais ce qui
intéresse plus particulièrement Briskman, c’est que la description d’un tel
processus devra invariablement faire intervenir le ‘rôle’ du produit dans la
réalisation de l’œuvre d’art, ce qui aurait immédiatement pour effet de réduire
l’intérêt d’une thèse entièrement vouée à réduire le processus créatif aux
seules activités mentales de l’artiste.
Afin de démontrer que la créativité est véritablement de nature
dialogique, et non pas le résultat de la manifestation d’un processus mental
‘réussi’, Briskman invite son lecteur à reconnaître que l’artiste affairé à produire
une œuvre est engagé dans une sorte de dialogue évaluatif avec le produit qui
s’accomplit. Il est terriblement improbable, en effet, que l’artiste ait déjà
‘produit’ en son esprit la totalité de l’œuvre qu’il désire réaliser. Certes, les
processus de production sont ‘gérés’ par un plan général, une idée directrice,
mais la réalisation de cette idée dans un médium n’est pas parfaitement
déterminée par ce plan. Cette indétermination structurale se manifeste, par
34
On pourrait imaginer, par exemple, un ‘monde de l’art’ habité par des objets arbitrairement désignés comme œuvres d’art : sans autre pensée que « d’habiller » un socle avec ce qui sera dès lors une œuvre d’art, « l’artiste » ne ferait que se saisir d’un objet de manière aléatoire pour l’y placer. Sorte de caricature d’un institutionnalisme radical, un tel monde de l’art n’aurait jamais besoin de postuler l’existence et l’objectivité de processus mentaux particuliers afin d’expliquer la nature créative des objets ‘placés’ au musée.
120
exemple, dans la manière dont le médium ‘résiste’ aux visées de l’artiste : un
pigment qui, une fois appliqué sur la toile, apparaît plus foncé que prévu peut,
par exemple, engager un Riopelle à revoir un tant soit peu l’équilibre
chromatique de son œuvre; une pièce de marbre que l’on sculpte et qui révèle
soudainement des veinures d’une largeur et d’une couleur inusitées peut inciter
le sculpteur à dévier de ses plans originaux afin de mettre en valeur – ou de
cacher complètement – ce qui s’est découvert dans la pierre; etc.
On pourrait accumuler les exemples de ce genre indéfiniment et y
ajouter quantité d’histoires réelles de productions dont le succès ou l’échec
répondait directement de la manière dont le médium ‘résistait’ au travail de
l’artiste. L’argument de Briskman, cependant, ne requiert qu’on lui accorde ce
fait, à savoir, que l’activité déployée dans des processus de production
détermine le médium travaillé alors qu’elle est elle-même conditionnée par la
manière dont ce médium se plie ou résiste aux visées de l’artiste, cela à la
lumière des normes et conventions qui régissent l’évaluation des œuvres dans
sa communauté. Ce qui signifie derechef que la possibilité de la réalisation du
projet – ce que l’artiste avait l’intention de produire – est constamment revue
en fonction des possibilités du médium manipulé telles qu’elles sont évaluées
par l’artiste au fur et à mesure de ses efforts de production.35
35
J’aimerais ici inviter mon lecteur à garder à l’esprit cette particularité évaluative et dialogique de la production des œuvres d’art. C’est que déjà se profile dans ces exemples un phénomène qui aura à nous intéresser plus particulièrement dans une section ultérieure, à savoir, le rapport de l’artiste aux exigences normatives de son ‘monde de l’art’ dans le contexte singulier d’un
121
D’une certaine manière, cela n’est pas sans rappeler le mot de Kant,
dans la Critique de la faculté de juger, à propos de la relation du génie au goût :
Le goût est, comme la faculté de juger en général, la discipline (ou le dressage) du génie; il lui rogne durement les ailes et le civilise ou le polit; mais, en même temps, il lui donne une direction qui lui indique en quel sens et jusqu’où il doit s’étendre pour demeurer conforme à une fin; … 36
Ce à quoi on pourra ajouter, reprenant une citation de Ben Shahn que l’on
trouve dans l’article de Briskman : « [Painting] is both creative and responsive.
It is an intimately communicative affair between the painter and his painting, a
conversation back and forth, the painting telling the painter even as it receives
its shape and form. »37
La communication dont il est question ici se joue entre les processus
mentaux de l’artiste et ce que Briskman appelle les « produits intermédiaires ».
Il y a, nous dit Briskman, une influence réciproque entre les visées de l’artiste et
projet artistique où il s’agit de manipuler un médium particulier. Dans les exemples soulevés ici, il n’est pas sans intérêt que l’expérience que fait l’artiste du médium qu’il manipule fait intervenir des exigences normatives immanentes à l’activité de production elle-même : un pigment se manifestant de manière plus sobre qu’attendue peut inviter l’artiste à revoir ses schèmes évaluatifs afin de mieux répondre de l’événement de ce pigment. Ce sont très précisément ces particularités de la structure dialogique et évaluative de la création artistique que vise cette thèse en ses conclusions. 36
Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. par Alain Renaut, GF Flammarion, Paris, 1995, p.306. Je remarque et rappelle au passage que cet argument (contre la possibilité d’attribuer à la « cause » de l’œuvre le mérite d’être créative sans avoir préalablement jugé de la créativité du produit en fonction des conventions et normes pertinentes) est de ceux qui soutiennent que la « créativité » est une propriété évaluative qui s’attribue tout aussi bien au produit scientifique qu’au produit artistique. À chaque fois, pense Briskman, le processus d’évaluation est le même : il s’agit d’évaluer le produit, peu importe sa nature, relativement à l’horizon des pratiques historiques où il s’insère de manière à décider de la valeur qu’il y ajoute. C’est, peut-on penser, une intuition similaire qui habite cette idée kantienne que la conformité de l’œuvre aux fins qu’elle vise est une question de goût – un goût dont les déterminations ne s’entendraient plus de manière transcendantale mais historique, bien entendu. 37
Ben Shahn, The Biography of a Painting, in Creativity in the Arts, ed. V. Tomas, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, N.J. 1964, p.32.
122
la manière dont celles-ci s’incarnent dans le médium. Or, et c’est là la
conclusion qui intéresse son argument, cela signifie qu’une description
adéquate des processus de création doit rendre compte de la structure
dialogique de leur accomplissement. Puisque rien n’est créé qui ne trouve sa
réalité dans un médium, et puisque l’idée de l’œuvre en l’esprit de l’artiste ne
saurait en achever seule la réalité, une description du processus de création qui
ne mobilise que les termes du discours psychologique est nécessairement
incomplète. Autrement dit, ce n’est que là où un produit se donne, ne serait-ce
qu’un « produit intermédiaire » tel qu’on peut l’isoler à un temps précis des
processus de production, qu’il est possible d’entamer une description de ces
processus. La description aura alors à rendre compte du ‘dialogue’ qui se joue
entre le produit intermédiaire et les états mentaux de l’artiste. Toutefois, rien
ne pourra être dit de ces états mentaux qui n’aura pas d’abord été justifié par
une identification et une évaluation du produit. C’est donc dire qu’un processus
ne pourra être dit ‘créatif’ que dans la seule mesure où le produit de ce
processus aura déjà été évalué comme tel.
Deux arguments, donc, qui cernent de près les raisons qui obligent la
compréhension des processus créatifs – ici, au sens évaluatif – à s’engager
d’abord auprès de l’objet. Tandis que le premier argument s’attaque à l’idée
que l’on puisse isoler chez un individu des traits psychologiques ‘créatifs’ sans
égard au produit où se manifeste cette propriété, le second fait une
démonstration similaire à propos de la description des processus de production
123
artistique. Ce n’est que là où un produit, une œuvre d’art, est évalué comme
ayant la propriété d’être ‘créatif’ qu’une description des processus
responsables de la réalisation de cette œuvre peut légitimement attribuer cette
même propriété aux processus.
Du coup, la priorité méthodologique de l’objet semble rendre
définitivement caduque l’idée de la ‘créativité’ au sens évaluatif comme une
capacité mentale de l’artiste. Mais elle semble en outre compromettre le projet
de définir la créativité comme propriété simplement descriptive. En effet, si ce
n’est que là où un produit a déjà été évalué comme ayant la propriété d’être
‘créatif’ que l’on est autorisé à attribuer cette même propriété aux processus de
production, la reconnaissance de l’aspect ‘créatif’ de ces processus sera
effectivement « permeated with evaluation ».38 Et le problème persiste même
si l’on se débarrasse de l’idée que l’affirmation de la créativité des processus
engage à un jugement de valeur à leur propos. Car si l’on doit pouvoir décrire
un processus comme étant créatif, ce n’est jamais qu’à partir de la
reconnaissance du statut ontologique de ce qui en aura résulté : ce n’est qu’une
fois établie la ‘valeur sémantique’ de l’objet comme œuvre d’art que l’on sera
autorisé à décrire l’événement de sa genèse comme étant ‘créatif’. On se
retrouve du coup face aux mêmes écueils qui nous contraignaient plus tôt à
rejeter l’approche de Carroll puisqu’insatisfaisante.
38
Briskman 1980, p.83
124
Toutefois, s’il faut se rendre à l’idée que l’œuvre d’art doit
prioritairement occuper la réflexion touchant à l’événement créatif, il est par
contre loin d’être certain que la priorité méthodologique du produit nous
contraigne à accepter les conclusions de Briskman et à abandonner le projet
d’une définition intéressante de la créativité comme propriété descriptive. C’est
qu’un certain préjugé ontologique œuvre dans la réflexion de Briskman qui lui
aura fermé des portes qu’une analyse plus poussée de l’œuvre d’art nous
rendra peut-être disponibles à nouveau. Car s’il est une leçon à retenir de la
thèse de la priorité méthodologique, c’est que l’œuvre d’art doit intéresser la
réflexion avant que l’on puisse penser la signification de la créativité. Or, force
est d’admettre qu’en réduisant d’emblée, et sans s’en expliquer, l’œuvre d’art
au statut de produit, Briskman aura manqué de satisfaire complètement à la
priorité méthodologique dont il s’est pourtant fait le héraut dans cet article.39
2. La priorité méthodologique de l’ontologie : empirisme esthétique et contrainte pragmatique
Un préjugé, ou peut-être davantage, habite donc les thèses de Briskman
dans Creative Product and Creative Process in Science and Art. Il n’est pas sans
importance, par exemple, qu’il ne considère jamais ne serait-ce que la
possibilité que la ‘créativité’ puisse être mobilisée comme propriété
39
Je précise immédiatement que je ne prétend pas, dans ce qui suit, m’adresser aux thèses ontologiques que Briskman endosse ailleurs relativement aux œuvres d’art. Je ne m’intéresserai en fait qu’aux présupposés de l’argument offert dans l’article analysé jusqu’à présent et me garde par conséquent de les lui attribuer rigoureusement.
125
simplement descriptive. Dès les premiers moments de son article, ainsi que je
l’ai déjà souligné, il affirme que la créativité est un concept toujours déjà
empreint d’une dimension évaluative. Or, cette détermination de la créativité, il
ne la remettra jamais en question et il ne fait aucun doute qu’elle aura eu un
rôle significatif dans l’élaboration de son argument en faveur de la priorité
méthodologique du produit.
Dans la mesure, en effet, où la créativité ne peut dénoter qu’un mérite
ou une excellence, et d’abord celle de la chose produite, on peine à voir
comment on pourrait éviter de teinter d’une dimension évaluative la
description de ce qui a produit l’objet ainsi jugé. Qui plus est, si la créativité ne
peut être que de nature évaluative, Briskman a parfaitement raison de conclure
qu’il est impossible d’attribuer un mérite quelconque à des états ou des faits
mentaux qui ne se sont jamais manifestés ni ne se sont réalisés : sans œuvre
d’art ‘créative’, comment peut-on reconnaître la valeur des états mentaux dits
‘créatifs’ chez un individu? Voilà plus ou moins la question que Briskman
adresse aux psychologues. Et cela semble effectivement presque évident, enfin,
pour peu que la créativité ne doive s’entendre que de manière évaluative.
Mais voilà très précisément ce que j’ai remis en question un peu plus tôt
en affirmant l’équivoque de la ‘créativité’. Et nous n’avons pas que les
possibilités interprétatives ouvertes par les Conjectures de Young ou l’accord de
Carroll pour se convaincre d’une possible équivoque : notre conception des
œuvres d’art en tant qu’autant de ‘créations’ suppose elle aussi la possibilité de
126
pouvoir décrire comme ‘créatif’ l’événement où une œuvre se manifeste, où
une création apparaît, nonobstant la valeur de créativité ou d’originalité de
l’œuvre en question. Plus souvent qu’autrement, il est vrai que c’est à l’artiste
ou a son travail que l’on attribuera alors la capacité d’être créatif, un peu
comme le suggère la thèse de Carroll qui, à cet égard au moins, s’accorde avec
le sens commun.40 Mais une telle description ne repose que sur cette
présupposition du sens commun à l’effet que les œuvres d’art sont bel et bien
des créations. Or, qu’en est-il ?
Dans son récent On Bringing a Work Into Existence, P. Larmarque offre
un argument rigoureux soutenant l’idée que la production d’une œuvre d’art
aboutit bel et bien à une création. L’essentiel de sa thèse repose sur la solution
‘minimaliste’ qu’il propose au problème ontologique de l’identité (ou non-
identité) entre une œuvre d’art et son substrat matériel. Contre les thèses de
nature plus idéaliste qui tentent plus ou moins de contourner le problème en
réduisant l’œuvre d’art à une réalité idéelle (Lamarque pense ici
particulièrement aux thèses de R.G. Collingwood), il insiste sur le caractère
fondamentalement social et culturel de la réalité propre aux œuvres d’art : la
manifestation de l’œuvre ne repose pas sur la particularisation d’un type idéel,
mais est plutôt ‘actualisée’ par l’efficace de pratiques structurées par un
ensemble de normes et de conventions. La production et la réception d’une
40
La critique que je fais de Carroll, et que je répéterais à l’égard du sens commun, n’est pas d’avoir manqué de satisfaire à certaines de nos intuitions quant aux processus de création artistique, mais d’avoir réduit la structure de l’événement où une oeuvre est accomplie à une capacité, au demeurant obscure, de l’artiste.
127
œuvre d’art sont des pratiques déterminées par une structure normative
commune – un ‘monde de l’art’ commun – qui, ensembles, accomplissent la
manifestation de l’œuvre en tant que cette chose qui n’était pas auparavant.
L’accomplissement de la manifestation de l’œuvre correspond par conséquent
à la production d’une réalité entièrement nouvelle. Et Lamarque de conclure :
To bring a work into existence is indeed to bring a new entity into the world, not just to reorder what is there already. [This] means that whenever a work is completed there has been genuine creation even if in some cases we have to withhold the plaudits accompanying the more evaluative sense of artistic creativity.41
Si l’on accorde cet argument à Lamarque, et je ne vois aucun
inconvénient à le faire pour l’instant,42 une conclusion s’impose : il semble en
effet que la responsabilité de la manifestation d’une œuvre d’art en tant que
telle n’incombe pas uniquement à l’artiste qui la produit, ni à la somme de son
activité de production, mais également à l’expérience de celui qui se rapporte
au résultat de cette activité comme à une œuvre d’art. Cela signifierait que les
processus que l’on veut décrire comme étant ‘créatifs’, c’est-à-dire ces
processus responsables de la manifestation phénoménale de l’œuvre, engagent
davantage que la seule activité de l’artiste ‘créateur’ et incluent également la
41
P. Lamarque, On Bringing a Work Into Existence, in The Idea of Creativity, ed. M. Krausz, D. Dutton, and K. Bardsley, Brill, Boston, 2009, p.125 42
En acceptant provisoirement l’argument de Lamarque, je ne considère pas pour autant le débat qu’il engage avec les idéalistes comme étant réglé une fois pour toute. C’est plutôt dans la mesure où il donne une voix théorique cohérente à notre pratique des œuvres comme créations que son argument me paraît suffisant. L’usage que je fais de cet argument ne s’avérerait erroné que dans l’éventualité où l’on pourrait faire la preuve que c’est à tort que nous parlons des œuvres comme autant créations. Or j’ai bon espoir que cette thèse devrait fournir de bonnes raisons de croire que le discours commun est justifié d’attribuer aux œuvres d’art cette signification, bien que la formulation de mes justifications à cet effet auront à nuancer quelque peu les propos de Lamarque.
128
pratique des œuvres par un public. La réception de l’œuvre achèverait son
accomplissement phénoménologique et, du même coup, participerait de la
création de l’œuvre au sens où l’entend Lamarque.
En articulant ses thèses dans l’horizon d’un ‘débat’ opposant la priorité
méthodologique du produit à l’explication purement psychologique de la
créativité, Briskman aura peut-être compris un peu trop étroitement les
processus de production liés spécifiquement à la réalisation des œuvres d’art.
On remarque, par exemple, que Briskman partage avec le discours
psychologique cette manière de comprendre l’œuvre produite isolément des
processus qui en accomplissent la manifestation. La description psychologique,
ainsi que Briskman la présente, impose en effet cette exigence de penser les
états mentaux pertinents et le produit qu’est l’œuvre d’art de manière discrète.
D’une certaine manière, les conclusions de l’argument offert par Briskman ne
font que renforcer ou radicaliser cette distinction. En effet, puisque toutes les
évaluations de la créativité supposent que l’on ait d’abord déterminé la valeur
de créativité du produit, le jugement doit pouvoir procéder en ne se
préoccupant que de celui-ci. La possibilité de cette évaluation présuppose par
conséquent l’autonomie ontologique de l’œuvre d’art en tant que produit.
Mais la description de l’œuvre d’art comme ‘création’ proposée par
Lamarque invite cependant à revoir la justesse ou la nécessité de la position
ontologique défendue par Briskman. Identifier l’œuvre à un produit, comme le
suggère ce dernier, c’est également réduire la somme des propriétés
129
pertinentes à son interprétation et son évaluation, à la réalisation de son
phénomène en tant qu’œuvre d’art aux propriétés qui font manifestement
encontre dans l’expérience. C’est-à-dire que l’identification de l’œuvre à son
produit la détache entièrement des procédés qui l’ont rendue possible. Or, la
thèse de Lamarque nous invite plutôt à penser que la réalité de l’œuvre d’art
implique en son phénomène propre les déterminations des activités qui la
rende possible. Ainsi, la réalité d’une création dépend de l’activité de l’artiste et
de celle du public qui la reçoit comme telle, mais elle dépend encore plus
fondamentalement d’un monde de l’art qui ouvre la possibilité même d’une
pratique de production et de réception des œuvres. Autrement dit, ce ne sont
pas les propriétés manifestes du produit qui doivent d’abord intervenir dans la
réflexion qui veut penser la créativité de sa genèse. Ce qui est véritablement
premier dans notre considération du phénomène d’une œuvre d’art, c’est la
manière dont de telles propriétés jouent significativement dans un contexte
normatif qui ouvrait la possibilité que ce produit fasse encontre comme œuvre
d’art. De sorte que le phénomène de l’œuvre d’art est une réalité qui manifeste
bien davantage qu’un produit : c’est, pour ainsi dire, tout un monde de l’art qui
fait encontre dans notre expérience des œuvres.
De sorte que la question de savoir si la créativité peut être mobilisée
dans un jugement comme propriété simplement descriptive exige à présent que
l’on amène au jour l’horizon ontologique où s’installera notre discours sur le
sujet. On peut par conséquent parler d’une priorité méthodologique de
130
l’ontologie, dans la mesure où la voie vers une pensée de la créativité artistique
suppose que l’on ait déjà décidé du statut ontologique de l’œuvre d’art, ne
serait-ce que problématiquement.
***
Également intéressé à la question de la créativité artistique, dont il veut
situer le locus dans la performance générative de l’artiste, David Davies avait
également à faire avec l’argument de Briskman. Dans un article publié
récemment, Davies concédait, ainsi que je l’ai fait, la thèse de la priorité
méthodologique sans pour autant abandonner l’idée que ce soit d’abord vers
l’activité générative de l’artiste qu’il faille se tourner afin de s’assurer du
caractère proprement artistique de la créativité. Il s’expliquait de cette
possibilité ainsi :
[Briskman is] targeting the idea that creativity is a quality of psychological processes occurring in the artist. I, however, am concerned with creativity as a quality ascribable to a manifest process where an artist engages with an artistic medium. The latter process evades Briskman’s second ‘priority’ argument, since it involves an engagement with the intermediary products in terms of which the creative process has to be described. The first priority argument is also evaded, in that we are ascribing creativity to the performative output of the artist.43
Les premières lignes de cette citation insistent ainsi que je le faisais à l’instant
sur le contexte particulièrement étroit du débat où Briskman installe son
argument en faveur de la priorité méthodologique du produit. Le propos de
Davies en est, de toute évidence, de révéler les déterminations indues que ce
43
D. Davies, The Artistic Relevance of Creativity, in The Idea of Creativity, 2009, p.217
131
contexte impose à la réflexion qui veut se saisir de la créativité. Cependant, en
déplaçant le problème de la créativité en direction d’une préoccupation pour la
manière dont un artiste travaille un médium artistique (the performative
output), Davies fait davantage que changer les termes du débat : il installe la
question dans un tout autre horizon ontologique. En fait, si l’argument de
Davies échappe aux exigences de la priorité méthodologique du produit, c’est
fondamentalement parce qu’il rejette l’idée que l’œuvre d’art soit réductible,
en son être, aux déterminations du ‘produit’. À cette fin, Davies insistera
comme Briskman sur la structure dialogique de l’accomplissement créatif, mais
l’ontologie de l’œuvre d’art qu’il déploiera en changera significativement la
portée.44
C’est dire qu’un passage par l’ontologie de l’œuvre d’art s’impose tant
l’analyse de la créativité semble en dépendre. Cela étant, il va de soi qu’il ne
saurait être question de proposer, dans le contexte de cette thèse, une
ontologie achevée dont les termes démontreraient avec rigueur la nécessité de
distinguer entre une œuvre d’art et un produit. De telles ambitions dépassant
de loin le cadre plus modeste du travail entrepris dans ces pages, je me limiterai
à cerner les grandes lignes d’une justification ontologique ‘négative’ en faveur
de cette distinction. S’il s’agit d’une stratégie argumentative ‘négative’, c’est
parce que je me bornerai pour l’essentiel à relever divers arguments qui
révèlent l’insuffisance des thèses militant pour l’identification de l’œuvre d’art
44
Il y a encore fort à dire au sujet des thèses de Davies sur le sujet. J’y reviendrai au prochain chapitre.
132
au statut ontologique de produit. Sur les bases de cette analyse, je tâcherai
ensuite d’établir un nombre restreint, mais je crois suffisant, de propositions
qui justifieront l’approche plus phénoménologique que je privilégierai comme
méthode. De sorte qu’au terme de cette section, je me serai acquitté à tout le
moins provisoirement des tâches qu’imposent la priorité méthodologique de
l’ontologie à la compréhension visant le phénomène de la créativité artistique.45
***
Depuis longtemps décrié par les Baxandall, Currie, Danto, Dutton et
Wollheim,46 l’empirisme esthétique a souffert d’une dernière offensive musclée
sous la plume de David Davies dans son récent Art as Performance (2004).
Expliqué simplement, l’empirisme esthétique décrit cette attitude
épistémologique que l’on voyait à l’œuvre chez Briskman, et qui réduit les
propriétés que l’on peut connaître de l’œuvre d’art aux propriétés manifestes
du produit se donnant dans l’expérience immédiate que l’on en fait. Or, et c’est
également ce qui ressortait de l’argument de Davies, s’il est loin d’être acquis
qu’il y ait identité entre ‘œuvre d’art’ et ‘produit’, il est également incertain que
45
Dans la mesure où je me garderai de défendre une thèse en bonne et due forme à propos du statut ontologique de l’œuvre d’art, mais me limiterai plutôt à en écarter une et à justifier la possibilité d’une autre, les fondements ontologiques sur lesquels reposera l’analyse subséquente de la créativité artistique seront, en quelque sorte, en attente de leur confirmation théorique. Voilà pourquoi je leur confère un caractère provisoire. 46
Cf. M. Baxandall, Patterns of Intention : On the Historical Explanations of Pictures, Yale University Press, New Haven, CT, 1985, 180p.; G. Currie, Work and Text, in Mind, vol. 100, Oxford, 1991, p.325-340; A. Danto, The Transfiguration of the Commonplace, Harvard U. Press, Cambridge, 1981, 212p.; D. Dutton, Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts, in BJA, 19:4, 1979, Oxford, p.304-314; R. Wollheim, Art and its Objects: With Six Supplementary Essays, 2
e édition, CUP, Cambridge, New York, 1980, 270p.
133
nos considérations pour l’art, ce que nous y apprécions, soient à chaque fois
limitées aux propriétés manifestes de ses ‘objets’.47
Davies, dont la plus importante contribution au débat aura été d’avoir
cerné avec précision les fondements de cette attitude ontologique et d’avoir
recensé et développé les arguments qui en révèlent l’insuffisance, donne les
grandes lignes de l’empirisme esthétique de cette manière :
Aesthetic empiricism in its purest form is the thesis that the focus of appreciation is what we may term the ‘manifest work’ – an entity that comprises only properties available to a receiver in an immediate perceptual encounter with an object or event that realizes the work. […] In particular, the process whereby the manifest work came to have the properties it has can bear upon the appreciation of the work only to the extent that the nature of that process is itself manifest to receivers of the work.48
On voit bien que cette formulation de l’empirisme esthétique reprend à peu
de choses près l’essentiel de ce qui est affirmé par la thèse de la priorité
méthodologique du produit de Briskman, à savoir que c’est d’abord auprès des
propriétés manifestes du produit, celles qui sont données dans l’expérience
perceptuelle que l’on peut en faire, que s’engage la pensée de celui qui veut
47
Il ne fait aucun doute que la nature du ‘nous’ évoqué ici est terriblement problématique. Il va de soi, par exemple, que l’appréciation de l’art traditionnel indien, par exemple, est pratiquée différemment de l’appréciation des œuvres occidentales contemporaines qui sont destinées aux halls des musées et aux murs des galeries – l’amateur d’art contemporain et l’Hindou ne sont tout simplement pas du même ‘nous’. Je limiterai par conséquent l’étendue de ce ‘nous’ de manière très générale à l’horizon socio-historique de la pratique euro-occidentale de l’art depuis la Renaissance. Cela étant dit, on aura beau jeu de disloquer l’unité du ‘nous’ que je suggère ici en faisant valoir que, même au sein de cette tradition, on trouve des courants dominants, d’autres plus marginaux, des pratiques appréciatives diversifiées en fonction des genres, etc. Il me semble par contre que ces ‘dislocations’ présupposent toutes la même chose, à savoir, le disloqué, c’est-à-dire une communauté historique plus ou moins bien identifiée où la pratique de la différence peut être signifiante. C’est donc sur les bases de cette idée générale d’une communauté historique euro-occidentale que je formulerai mon argumentation, acceptant du même coup le caractère limité des conclusions auxquelles j’aboutirai. 48
Davies, D., Art as Performance, Blackwell, Maine, 2004, p.27
134
comprendre ou apprécier une œuvre d’art. Qui plus est, la seconde partie de
cette citation semble cibler presque exclusivement le deuxième argument en
faveur de la priorité méthodologique du produit. En effet, Davies y affirme que
l’empirisme esthétique aurait cette particularité de ne s’intéresser aux
processus de production que dans l’unique mesure où ces processus sont eux-
mêmes manifestes.49
Il est à propos de se demander, par contre, si nos pratiques des œuvres
d’art sont bel et bien déterminées entièrement par l’expérience des propriétés
manifestes du produit. Autrement dit, dans l’éventualité où l’empirisme
esthétique aurait raison, il faudrait pouvoir montrer que notre appréciation,
notre évaluation et notre interprétation d’une œuvre d’art ne supposent en
général aucune donnée signifiante qui ne soit le résultat d’une propriété
perceptible du produit. Ici, en effet, c’est la pratique des œuvres et les discours
qu’elles suscitent qui servent de contrainte épistémologique afin de déterminer
la valeur des propositions ontologiques à l’étude.
L’idée d’une contrainte épistémologique élevée par la pratique normale
des œuvres d’art à l’égard des prétentions de la théorie renvoie à un topos de
plus en plus fréquemment visité dans le domaine de la philosophie analytique.
49
Notons ici que Davies ne souscrit pas nécessairement à l’idée que les ‘produits intermédiaires’ soient accessibles d’une manière ou d’une autre dans notre expérience de l’œuvre. Ses thèses dans le domaine de l’ontologie des œuvres d’art lui permettent en fait de court-circuiter le problème en identifiant la réalité de l’œuvre à la somme des performances qui participent de la détermination du ‘focus of appreciation’, c’est-à-dire de « l’espace » phénoménologique où se déploie la somme de nos rapports pratiques/performatifs (créatifs, interprétatifs, appréciatifs, etc.) à l’œuvre.
135
De manière utile, D. Davies aura conceptualisé cette idée par les termes de
‘pragmatic constraint’, que je traduirai par contrainte pragmatique :
It is a constraint that our artistic practice imposes on ontology, albeit one that permits us to reflect on that practice when elements in it seem to conflict with one another or to require more perspicuous description. The claim is not merely that epistemology of art and ontology of art mutually constrain one another, but that it is our practice that has primacy and that must be foundational for our ontological endeavors, because it is our practice that determines what kinds of properties, in general, artworks must have. And this requires that we take account, in doing ontology, of our practice as a whole, rather than focusing on certain judgments to the exclusion of others. […] While some ontologies of art may require that we revise our understanding of certain parts of our practice, no acceptable ontology can require that we revise the basic conception of artistic appreciation to be found in that practice, for it is only by reference to this conception that we can get any firm grip on the very subject of the ontology of art.50
Cette contrainte insiste donc, et à juste titre , sur la situation des projets
ontologiques dans un contexte où les objets interrogés invitent déjà à des
pratiques et des questions théoriques en vertu de propriétés et de
déterminations dont les significations sont généralement admises.
Évidemment, il ne saurait être question de réduire le discours ontologique à la
justification – sophistique – d’un état de fait. Pas question non plus de tomber
dans ce que l’on pourrait appeler la prudence excessive du Wittgenstein des
Philosophische Untersuchungen. Car la contrainte pragmatique ne signifie pas
qu’il faille limiter la formulation des thèses ontologiques à un discours
uniquement descriptif, mais plutôt qu’il est nécessaire de reconnaître à la
pratique déjà signifiante et avérée des œuvres d’art une force normative
50
D. Davies, The Primacy of Practice in the Ontology of Art, in JAAC, vol.67-2, printemps 2009, p.163
136
supérieure à celle des théories ontologiques que l’on peu possiblement élever à
son propos.
Force est d’admettre, en effet, qu’une proposition ontologique peut
également avoir un effet normatif sur notre pratique et notre compréhension
des œuvres d’art. Que l’on pense, par exemple, à la thèse encore assez
répandue au 18e siècle qui réduisait l’être de l’œuvre à l’imitation vraisemblable
du réel. L’histoire montre bien que cette manière de penser l’art occidental a
fonctionné de façon suffisante pendant près de deux millénaires, fournissant à
la fois les conditions grâce auxquelles l’art pouvait se distinguer d’autres types
de production, et une ‘recette’ afin de guider les efforts de l’artiste. Par contre,
on ne peut douter que notre pratique contemporaine de l’art souffrirait
gravement d’un « décret théorique » restituant la norme de la vraisemblance
comme critère normatif. Cela aurait pour effet, entre autre, d’exclure de notre
pratique la grande majorité des créations du 20e siècle qui logent pourtant déjà
dans nos musées. Or, sans pour autant prétendre que le statut ontologique de
ces œuvres est nécessairement fixe et immuable, on admettra volontiers que
d’aucuns ne seraient prêts à dénuder les murs de nos galeries parce qu’un
philosophe aura redessiné la carte ontologique du monde de l’art!
En somme, donc, la contrainte pragmatique exprime cette saine
intuition qui accorde une priorité épistémologique aux conventions qui
structurent déjà, explicitement ou implicitement, la pratique des œuvres. Elle
reconnaît, en quelque sorte, que nos visées théoriques à propos de ces objets
137
naissent au cœur de pratiques toujours déjà signifiantes et que l’objet du
discours théorique n’est pas de réformer ces pratiques mais d’en révéler
certaines conditions de possibilité.51 À cet égard, on notera enfin que la
contrainte pragmatique s’articule on ne peut plus adéquatement avec
l’ambition de cette thèse qui, pour l’essentiel, cherche à rendre compte de
l’usage que nous faisons déjà, dans nos discours, de la propriété de la créativité.
Reste maintenant à voir dans quelle mesure l’empirisme esthétique et
ses implications répondent de cette contrainte. Dans l’éventualité où
l’empirisme esthétique manquerait d’expliquer certains aspects importants de
notre pratique de l’art ou, encore, nous contraindrait à abandonner une portion
signifiante du domaine des objets déjà reconnus en tant qu’œuvres, nous
aurions de bonnes raisons d’en abandonner les principes.
51
Cette manière de soumettre la réflexion sur la signification de l’art et de ses objets aux contraintes de la pratique concrète des œuvres n’est pas sans rappeler les dures invectives de l’abbé Dubos contre les égarements de la spéculation philosophique dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture : « L’expérience leur a fait connaître qu’on est trompé rarement par le rapport distinct de ses sens et que l’habitude de raisonner et de juger sur ce rapport conduit à une pratique simple et sûre, au lieu qu’on se tend tous les jours en opérant en philosophe, i.e. en posant des principes généraux, et en tirant de ces principes une chaîne de conclusions. » (Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, p.281-282). L’idée de l’abbé n’est bien sûr pas que la réflexion n’a rien à nous apprendre, mais plutôt qu’elle ne procède sûrement et de manière efficace que lorsqu’elle s’élève depuis les exigences de l’expérience. On remarque par ailleurs qu’à définir la ‘contrainte pragmatique’ de cette façon la théorie aura à chaque fois besoin de spécifier le contexte pratique où elle s’installe. C’est-à-dire que la pluralité des pratiques de l’art, cette pluralité qui naît entre autres de la multitude des communautés historiques ayant une pratique de l’art, implique une pluralité de contraintes qu’il est impossible de mobiliser toutes ensembles dans un projet ontologique : un choix s’impose que le théoricien ne peut éviter. La formulation concrète et particulière de la ‘contrainte pragmatique’ aura effectivement à tabler sur une interprétation de nos pratiques qui aura ‘élu’ un contexte plutôt qu’un autre. On en comprend que les résultats auxquels parviendra la théorie ontologique seront nécessairement limités au contexte pratique spécifié, explicitement ou non, par le théoricien.
138
Or, il apparaît que cette idée de faire intervenir nos pratiques des
œuvres afin de justifier le rejet de l’empirisme esthétique n’est pas tout à fait
nouvelle. Les exemples abondent dans la littérature philosophique
contemporaine qui vont très exactement dans ce sens – que l’on pense, par
exemple, au bien trop nombreuses références à Fountain et à l’avènement du
Readymade, lesquelles visent tout autant à décrier la priorité de la dimension
esthétique dans notre appréciation des œuvres qu’à montrer les faillites d’une
ontologie empiriste de l’œuvre d’art. Mais il n’y a pas que la littérature critique
ou théorique qui questionne la pertinence de l’empirisme esthétique : les
œuvres d’art elles-mêmes ont parfois été la provocation à ou l’occasion de
telles réflexions. Qu’il s’agisse de l’art conceptuel d’un Robert Barry ou plus
généralement du problème de l’ironie en art, les cas sont nombreux qui invitent
à reconsidérer l’idée que seules les propriétés manifestes du produit doivent
être considérées dans notre identification et notre appréciation d’une œuvre
d’art. La pratique (production, réception, interprétation, appréciation, … ) de
ces œuvres, de même que les théories qui se sont installées dans l’horizon de
ces pratiques, apparaissent comme autant de raisons d’abandonner le parti
ontologique d’une réduction de l’œuvre aux propriétés manifestes
immédiatement dans l’expérience perceptuelle du produit.
Afin de s’en convaincre, je suggère que l’on suive David Davies dans sa
critique de l’empirisme esthétique que l’on trouve dans son ouvrage Art as
Performance. Outre le fait que cet argument repose en grande partie sur la
139
contrainte pragmatique dont j’ai déjà souligné la ‘parenté naturelle’ avec la
méthodologie adoptée dans cette thèse, le recours à la réflexion de Davies offre
encore cet avantage qu’elle nous ramène droit vers la question de la créativité
artistique. Davies concentre effectivement la majeure partie de sa réfutation de
l’empirisme esthétique autour du fait que nous reconnaissons aux œuvres
certaines propriétés qui dépendent, directement ou non, des déterminations
du contexte de leur genèse. Plus précisément, l’entreprise de Davies est de
montrer que nos pratiques des œuvres d’art élèvent cette exigence que nous
reportions notre perception des propriétés manifestes du produit dans une
expérience plus large de l’œuvre d’art comme répondant en son être des
motivations et manipulations de l’artiste, sa performance : « The proper object
of critical evaluation is what the author achieved, and what the author achieved
is the work, conceived as a generative performance which specifies a focus of
appreciation (work-product) having certain meaning properties. »52
Je n’entends pas, bien sûr, reprendre l’intégralité des réflexions de
Davies afin de m’en réclamer. En fait, il y fort à parier que Davies se refuserait à
bon nombre des conclusions auxquelles la présente thèse veut parvenir.
Néanmoins, puisqu’il engage sa critique de l’empirisme esthétique vers une
pensée de l’événement créatif, ses pensées semblent emprunter un sentier
auquel l’argumentation que je propose nous oblige également. Pour parvenir à
52
Davies 2004, p.99; je reconnais que le problème de l’évaluation critique soulevé par Davies dans ce passage est plus pointu que celui qui m’intéresse ici. Toutefois, dans la mesure où son propos est de cerner ce qui est évalué lorsque l’on apprécie une œuvre d’art, cette affirmation articule une proposition ontologique qui rejoint mes préoccupations.
140
mes fins, je me concentrerai particulièrement autour de deux arguments qu’il
mobilise afin de donner chair aux intuitions qui motivent son entreprise.
3. La pertinence phénoménologique du contexte génétique de l’œuvre
Deux arguments, donc, qui doivent accomplir la même tâche mais sur
des terrains différents. Il y a d’abord celui que Davies articule autour du Pierre
Ménard, auteur du ‘Quichotte’ de J. L. Borges.53 Cette courte fiction, souvent
citée dans la littérature philosophique contemporaine, pose un problème que
j’appellerai micro-ontologique54 puisque son propos est essentiellement de
cerner et d’analyser la difficulté d’identifier une œuvre particulière parmi
d’autres – ce que l’on appelle également le problème de l’individuation des
œuvres. En effet, Borges, et Davies à sa suite, mobilisent cet exemple afin de
montrer que deux textes identiques, deux produits ayant les mêmes propriétés
manifestes, réclament du lecteur une attention critique différente
dépendamment de la manière dont l’œuvre doit être identifiée; un même
texte, et pourtant deux œuvres qu’il faut pouvoir identifier respectivement.
Inutile de reprendre dans ses détails la fiction de Borges tant elle est
bien connue. Disons seulement que le texte imagine un auteur Français, Pierre
Ménard, qui aurait écrit mot pour mot, sans chercher à le recopier, le premier
53
J.L. Borges, Pierre Ménard, auteur du ‘Quichotte’, in Fictions, traduit par P. Verdevoye et N. Ibarra, Gallimard, Paris, 1951, Gallimard, 214 pages. 54
Laissant de côté les difficultés philosophiques que soulèvent ces distinctions conceptuelles, il serait peut-être plus exact de parler d’un problème ‘micro-ontique’ puisqu’il s’agit d’une problématique reliée à la détermination d’un statut ontique particulier – la reconnaissance de cette œuvre-ci – au sein d’une même catégorie d’étants.
141
livre du Quichotte de Cervantès quelque part au début des années 1930. Or,
pour peu que l’on accepte le jeu que nous propose la fiction, l’accomplissement
de Ménard ne produirait pas une simple imitation du texte de Cervantès, mais
spécifierait une œuvre en propre. Voilà pourquoi, soulignent Borges et Davies,
les deux textes n’invitent pas du tout à la même lecture ni, conséquemment, à
la même expérience appréciative. Que l’on suive Borges dans son interprétation
des lignes suivantes :
…la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.55
Alors que ces lignes, rédigées par Cervantès, se laissent lire comme un « éloge
rhétorique de l’histoire », elles résonnent tout autrement sous la plume de
Ménard : il y va à présent d’une affirmation presque philosophique, en dialogue
avec la pensée de William James, à propos de la relation entre l’histoire et la
détermination du vrai. Borges remarque en outre que les styles sont également
différents, celui de Ménard empreint d’archaïsmes tandis que celui de
Cervantès est animé d’une maîtrise évidente de l’espagnol de son époque.
Pourtant, à ne considérer que les textes et leurs propriétés manifestes, rien ne
nous permet de distinguer les deux œuvres ni, conséquemment, ne justifie que
l’on puisse en faire des appréciations différentes. En fait, la seule différence
notable – mais pas ‘manifeste’ – entre les deux textes est qu’ils auront été
55
Borges 1951, Pierre Ménard, auteur du Quichotte, p.50
142
produits, spécifiés, déterminés, créés, dans des contextes de production
différents :
Here we have two distinct tokenings of the same linguistic structure-type – the same ‘text’ – in very different contexts, such that, so it is claimed, we would treat the two generative performances as eventuating in very different artistic accomplishments.56
L’exemple de cette fiction est utile en ce qu’il permet de cerner
intuitivement ce que nos pratiques de l’art semblent avoir déjà consacré – peut-
être plus particulièrement dans le cas des Readymades –, à savoir que les
propriétés manifestes du produit se révèlent parfois insuffisante à
l’identification d’une œuvre d’art particulière et, conséquemment, à la
détermination des conditions adéquates à son appréciation. Mais cet exemple
possède encore cet autre avantage de mettre en lumière l’utilité, voire la
nécessité du recours aux propriétés spécifiques au contexte de production dans
nos visées d’identification de l’œuvre. J’y reviendrai.
Mais pour ceux que la fiction de Borges ne convainc pas, il est encore
possible d’évoquer un autre exemple, réel celui-là, tiré de l’histoire récente de
l’art occidental. Certains indices laissent effectivement croire qu’Yves Klein
aurait lui-même voulu faire intervenir des propriétés non-manifestes dans
l’identification et l’évaluation critique de ses œuvres. Thierry de Duve notait en
effet qu’Yves Klein aurait en quelque sorte pensé la particularité de chacun de
56
Davies 2004, p.40.
143
ses monochromes bleus et, surtout, la valeur de chacune de ses œuvres, d’une
manière impliquant un rejet similaire de l’empirisme esthétique :
Telling about L’epoca blù, the Milan exhibition of 1957 […] he gives out this declaration with the artful candor that is his trademark : « Of course the prices were all different. » And a bit further : « Thus I am looking for the real value of the picture. » He is the first to be stunned that the buyers will pay different prices for identical pictures and concludes from this that « it demonstrates that the pictorial quality of each painting was perceivable by means of something else besides the material appearance », and that « those who chose recognized this state of things which I call ‘pictorial sensibility’.57
Sans aucun doute, Klein ne s’intéresse pas aux mêmes propriétés que Borges,
Davies ou moi-même puisqu’il ne fait aucun recours aux différents contextes de
production afin de faire valoir les différences intéressantes. Par ailleurs, sa
conclusion à l’effet que l’échec de l’empirisme prouve l’existence d’un mode de
vision particulier, une ‘sensibilité picturale’, ne doit pas nous préoccuper
davantage – étant donné le personnage, on ne peut écarter la possibilité, par
exemple, que cette affirmation soit teintée d’une touche d’ironie. Ce qui
importe, c’est que Klein était convaincu que l’identification et l’évaluation de
ses œuvres ne pouvaient pas procéder à partir de leurs seules propriétés
manifestes puisque celles-ci, identiques d’une œuvre à l’autre, n’offraient
aucun critère différenciant.58 À l’instar de Borges, donc, Klein insiste sur l’idée
que l’expérience du sens et de la valeur d’une œuvre excède celle du produit où
57
T. De Duve, Yves Klein, or the Dead Art Dealer, in October, vol. 49, été 1989, MIT Press, p.78 58
Dans une veine similaire, David Davies remarque à juste titre que, pour autant qu’elles réalisent différentes œuvres d’art, l’expérience des « toiles blanches » des Klein, Malevich, Ryman et Oiticica doit mobiliser autre chose que leurs propriétés manifestes afin de reconnaître la spécificité de chacune (Cf. la note 17 à son article The Artistic Relevance of Creativity in The Idea of Creativity, Brill, Leiden, 2009, p.219).
144
elle s’installe, c’est-à-dire qu’il y aurait des propriétés ‘déterminantes’ pour
notre expérience d’une œuvre en particulier que les propriétés immédiatement
accessibles dans l’expérience de l’objet ne révèleraient pas. À cet égard, du
moins, sa proposition offre un parallèle intéressant avec le cas des Quichottes.59
Ces quelques exemples devraient nourrir adéquatement l’idée que
l’empirisme esthétique est ‘mal équipé’ pour répondre au problème micro-
ontologique que pose une partie signifiante de la production artistique du 20e
siècle. Les arguments allant dans le même sens font d’ailleurs légion dans la
littérature philosophique des cinquante dernières années. On remarque par
exemple qu’en 1964, déjà, ces idées alimentaient une large part du célèbre
article de Danto Le monde de l’art. Et ce sont encore ces mêmes idées qui
motivaient en partie le Gedankenexperiment proposé par Danto, dans son
Transfiguration of the Commonplace, d’une galerie imaginaire où seraient
59
On pourra encore faire cette dernière remarque sur le sujet des Quichottes de Borges, que si les raffinements de sa fiction paraissent trop invraisemblables au lecteur, il est aisé d’imaginer un cas similaire qui éviterait cet écueil. Pensons, par exemple, à un artiste contemporain né en 1976 qui aurait créé une œuvre conceptuelle identique, dans son instanciation matérielle, à celle de Robert Barry, « All the things I know but of which I am not at the moment thinking – 1 :36 P.M.; 15 June 1969 ». Pour peu que l’on accepte que cette œuvre en est une, c’est-à-dire, pour autant que l’on n’y voit pas la simple copie de l’œuvre de Robert Barry, ces deux œuvres doivent pouvoir être distinguées autrement que par leurs propriétés manifestes (puisqu’elles sont identiques en vertu des propriétés ‘matérielles’ du langage où elles s’incarnent). Cette concession faite, on se rend bien compte que les deux œuvres, malgré leur identité, n’invitent pas du tout à la même expérience, ni à la même interprétation : alors que l’œuvre de Barry réfère à un je (« I ») qui était effectivement en mesure d’avoir une pensée pour ce qu’il ne pensait pas à cette date et cette heure, celle de l’artiste contemporain revoie à un moment où l’artiste n’était pas en mesure de connaître, ni même de penser, quoi que ce soit. Et même si l’on devait faire abstraction de la référence à l’artiste inscrite dans l’œuvre elle-même, les deux références à la date du « 15 June 1969 » ne peuvent avoir la même signification, ne serait-ce qu’en vertu du fait qu’il est possible que l’œuvre de Barry ait été créé le 15 juin 1969 alors qu’il est parfaitement impossible que cela n’ait été le cas pour l’artiste né après cette date. Cet exemple, que la rigueur philosophique exigerait que l’on développe plus longuement, reprend à mon sens l’essentiel de l’argument de Borges.
145
exposées huit toiles aux dimensions identiques et peintes d’un même pigment
rouge.60 Or, bien que je prendrai un instant pour montrer comment la fiction de
Danto s’attaque effectivement au problème micro-ontologique, c’est toutefois
en direction d’un autre type de problème, macro-ontologique cette fois, que je
discuterai de cet exercice de pensée.
Parcourant du regard les murs de la galerie imaginaire de Danto,
l’empiriste semble à nouveau mal pris : son regard ne lui révèle sur la surface
pigmentée des canevas aucun signe, aucun indice qui lui permettrait de
distinguer « Red Square » – ‘a minimalist examplar of geometric art’ – de
« Kierkegaard’s Mood », cette œuvre d’un portraitiste danois d’une rare
perspicacité psychologique. Les contenus de l’expérience qui se manifestent et
s’organisent au fur et à mesure que le regard balaie leur surface n’offrent
aucune différence en vertu de laquelle les deux œuvres pourraient être
identifiées en propre. En fait, abstraction faite des titres qui accompagnent les
œuvres et qui, au demeurant, pourraient aussi être identiques,61 l’expérience
sensible des propriétés manifestes d’une toile ne révèle rien qui ne soit
également sur la prochaine.
60
On trouve cet exemple au tout début de The Transfiguration of the Commonplace en introduction à la section intitulée « Works of Art and Mere Real Things » (A. Danto, The Transfiguration of the Commonplace : A Philosophy of Art, Harvard University Press, Cambridge, MA, 1981). 61
Cf. Ibidem : Danto installe dans sa galerie deux « Red Square », la première œuvre étant celle déjà mentionnée, la seconde dépeignant astucieusement le ‘paysage’ de la place rouge à Moscou.
146
Voilà à peu de choses près comment Danto donne couleur à cette idée
que les propriétés manifestes du produit sont insuffisantes afin de régler le
problème de l’individuation des œuvres. Et c’est le constat de cet échec qui le
conduira ensuite à soutenir que seules les propriétés relatives au contexte de
production – les références sémantiques visées par l’artiste dans sa
manipulation d’un médium artistique, par exemple – peuvent nous permettre
de procéder à l’individuation des œuvres. À ce sujet, Davies note :
Danto similarly insists that we cannot identify the medium of a painting with the physical material of which it is composed, given the ways we talk about artworks… To think of a painting as in an artistic medium is to relate its perceptible properties to the agency of a maker whose purposeful composition in that medium is the source of those properties.62
Comme pour Borges, dont la fiction devait nous faire voir que l’œuvre
d’art en tant que telle ne pouvait être identifiée au seul texte où elle s’incarnait,
Danto (et Davies à sa suite) nous invite à distinguer l’œuvre picturale de sa
matière ‘physique’. L’intuition à l’œuvre, qui animait déjà les fondements de
l’esthétique de Hegel, est que la réalité signifiante de l’œuvre d’art excède les
déterminations de sa seule matière : le ‘donné’ du phénomène de l’œuvre
excède toujours déjà la matière brute qui fait encontre. Mais cela signifie du
même coup que la solution de Danto au problème de l’individuation des
œuvres jette les bases d’une solution à une difficulté qui mine encore plus
profondément la position empiriste, soit celle de la détermination du statut de
l’œuvre d’art en tant que telle. C’est que l’empirisme esthétique ne cours pas
62
Davies 2004, p.57
147
seulement le risque épistémologique de faillir à la tâche d’identifier une œuvre
parmi d’autres ; il semble également en peine de circonscrire adéquatement
l’extension de la catégorie ontologique des œuvres d’art.63
La galerie imaginaire de Danto pose en effet un problème macro-
ontologique que les Quichotte de Borges ne posaient pas, soit celui de la
reconnaissance du statut ontologique de l’œuvre d’art en tant que telle. Car,
dans cette galerie, nous n’avons pas à faire qu’à des œuvres d’art : des huit
toiles peintes en rouge, il en est deux qui ne prétendent pas à ce statut et qui
ne se démarquent pas de leurs voisines. Comment savoir, dès lors, lesquelles de
ces huit toiles invitent véritablement à être comprises comme œuvres d’art ?
Alors que le problème de l’individuation des œuvres soulevait la
difficulté de distinguer entre deux objets d’une même catégorie, il s’agit
maintenant de déterminer ce qui distingue en propre la catégorie des œuvres
d’art et décide de l’extension du concept. Bien entendu, à poser le problème de
cette manière, c’est tout le débat autour de la définition de l’art qui semble
vouloir s’inviter dans les pages de cette thèse. Or voilà très certainement une
invitation à laquelle on doit se refuser si l’on veut arriver à quelque résultat tout
63
Certains voudront peut-être insister davantage que je ne le fais sur la nature foncièrement épistémologique de l’empirisme esthétique. Il m’est toutefois d’avis que cette attitude épistémologique mène presque naturellement et nécessairement à une position ontologique plus ou moins matérialiste. Le lien entre ces deux positions théoriques me paraît en fait si solide, voire inévitable, qu’il ne m’aura pas semblé indispensable de les distinguer conceptuellement. Cela étant, je reconnais qu’une telle distinction existe et qu’elle n’est pas sans utilité dans nos discours théoriques sur l’art. C’est seulement que, puisque l’argumentation présentée ici n’avait pas véritablement besoin d’y recourir, j’aurai préféré alléger le texte et éviter la multiplication des concepts.
148
en respectant les limites prescrites à l’exercice en cours. Mais comme je
l’indiquais plus tôt en précisant les modalités de la méthodologie mise en
œuvre dans ces pages, mon ambition n’est pas tant d’opposer à l’empirisme
esthétique une définition de l’art rigoureusement explicite que de démontrer, à
la lumière de la contrainte pragmatique, l’ampleur de son échec.64
Certes, l’ambition philosophique de Danto est de proposer une
définition de l’art qui soit suffisante, mais il m’est néanmoins d’avis que
l’exemple de sa galerie imaginaire peut jouer un rôle plus limité et ne servir
qu’à dévoiler l’étendue du problème qui confronte l’approche empiriste une
fois posée la contrainte pragmatique. Car il semble presque évident que, face à
une large part de la production artistique du 20e siècle, l’empiriste est contraint
à l’impossible : est-il seulement possible de découvrir, dans cette foule
hétéroclite de créations, un ensemble de ‘propriétés manifestes’ partagées par
toutes les œuvres qui puisse suffire à les distinguer des autres étants? En fait,
64
Il y a fort à parier qu’il n’est aucune définition de l’art qui ne puisse souffrir d’un contre-exemple; cela, Timothey Binkley me paraît l’avoir adéquatement démontré (cf. Deciding About Art, in Culture and Art; an Anthology, Humanities Press, NJ, 1976). Par ailleurs, malgré ses faiblesses (que relève adéquatement Binkley), l’argument de Morris Weitz à propos de l’impossibilité de ‘clore’ une définition de l’art, c’est-à-dire de donner une fois pour toutes les propriétés nécessaires et suffisantes qui font de quelque chose une œuvre d’art, semble toujours aussi pertinent (M. Weitz, The Role of Theory in Aesthetics, in Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 15, 1956, pp. 27–35; P. Lamarque et S. H. Olsen ont récemment republié le texte de Weitz dans leur Aesthetics and the Philosophy of Art: The Analytic Tradition (Oxford, Blackwell, 2004), confirmant du même coup l’importance du texte dans cette tradition). Aussi, plutôt que de chercher à démontrer l’insuffisance de la définition empiriste de l’art – ce qui pourrait être accompli à propos de n’importe quelle définition – il me paraît plus intéressant de mobiliser la contrainte pragmatique afin de mesurer l’importance de l’échec. Pour ce faire, il suffit d’identifier une facette ou une détermination suffisamment importante, pour ne pas dire essentielle, de notre rapport à l’art et à ses œuvres pour ensuite montrer comment une définition de l’art, en l’occurrence celle qui découle de l’empirisme esthétique, manque d’y faire justice.
149
même si l’on devait réduire l’entreprise macro-ontologique à la détermination
de catégories artistiques du genre de celles proposées par Kendall Walton, la
galerie imaginaire de Danto montre bien que l’empiriste ne s’en trouverait pas
mieux pour autant : à ne déterminer la catégorie de la peinture qu’à l’aide de
propriétés perceptibles (par exemple, « posséder une surface peinte à l’aide de
pigments »), nous ne serions pas davantage en mesure de distinguer les œuvres
des artéfacts.65
L’idée de découvrir un principe commun à tous les arts n’est certes pas
nouvelle, et les difficultés ont toujours été nombreuses qui rendaient le projet
périlleux : les divisions générales des beaux-arts par exemple ou, encore,
l’apparition des ‘genres’ artistiques sont autant d’entraves importantes sur la
voie de la découverte d’un principe commun et unificateur.66 Il semble toutefois
que la possibilité d’y parvenir d’un point de vue empiriste ait été
particulièrement mise à mal par l’avènement des Readymades, des
monochromes, de l’art conceptuel et des Guernicas du siècle dernier.67 Le
problème n’est pas tant que l’empiriste est incapable de fournir une définition
‘close’ de ce qui participe à la catégorie ontologique ‘œuvre d’art’, ce qui
65
K. Walton, Categories of Art, in Philosophical Review 79:3, 1970, p.334-367 66
Si l’on accepte l’idée que c’est au 18e siècle que l’esthétique philosophique voit véritablement
le jour, on verra que ce genre d’entreprise est à l’œuvre dès les tout débuts du siècle chez, par exemple, l’abbé Dubos qui commet ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture en 1719. C’est peut-être Charles Batteux qui, en France du moins, aura tenté le plus explicitement l’aventure dans son traité de 1746 Les beaux-arts réduits à un même principe. 67
J’évoque ici Guernica, cette œuvre de Picasso, à deux titres : d’abord comme œuvre picturale remettant en question la nécessité de la bi-dimensionnalité de la peinture, ensuite en tant que catégorie artistique fictive, reprenant implicitement l’argumentaire de K. Walton dans son Categories of Art.
150
semble menacer n’importe quel théoricien, nonobstant ses allégeances
philosophiques. En fait, c’est plutôt la contrainte pragmatique qui ruine les
efforts de l’empiriste: refusant de compter au nombre des propriété artistique
ce qui n’est pas donné dans une expérience ‘esthétique’, l’empirisme est à
chaque fois contraint de redessiner la carte du monde de l’art en excluant une
part trop importante de ce que notre pratique et nos conventions
reconnaissent pourtant déjà comme autant d’œuvres d’art.
Sans pour autant penser que le statut ontologique – micro ou macro –
de toutes les œuvres est assuré une fois pour toute dès lors qu’elles prennent
place dans un musée, une gallerie ou un lieu généralement voué à la
présentation d’œuvres d’art, la contrainte pragmatique élève néanmoins cette
exigence de « prendre au sérieux » la situation et le contexte de présentation
des œuvres. Force est d’admettre, par exemple, que les Readymades ont trouvé
leur place au musée et, conséquemment, dans le monde de l’art. Cette place,
par contre, certains la leur refusent : en bon empiriste, Monroe Beardsley
révoque le statut d’œuvre d’art accordé aux Readymades par nos institutions,
les réduisant à une nouvelle sorte de commentaire sur l’art et ses pratiques.68
Le fait est, toutefois, que la pratique du Readymade est avalisée par bon
nombre de nos pratiques de l’art et que, si leur statut demeure problématique,
il n’en a pas moins été accordé : ces œuvres habitent bel et bien le monde de
l’art. Et puisqu’il n’est pas question de produire une thèse ontologique en
68
Cf. M. Beardsley, An Aesthetic Definition of Art, in What Is Art?, Haven, NY, 1983, p.25
151
bonne et due forme, ce constat suffira amplement aux besoins de l’argument
mené dans ces pages.
Forts de ces résultats, nous avons désormais de bonnes raisons de
rejeter l’idée que les propriétés d’une œuvre d’art sont identiques à celles du
produit. Il va de soi que l’on pourrait poursuivre cette démonstration en
s’attardant, par exemple, au On What a Text is and How It Means de W.
Tolhurst, ainsi qu’à la distinction maintenant presque canonique qu’il y propose
entre le sens du ‘texte’ et celui de l’œuvre littéraire.69 L’œuvre de l’art, de
Genette, constitue également une excellente manière de donner voix aux
limitations trop importantes qui menacent la crédibilité d’une approche
empiriste : tout le travail de Genette autour des concepts d’immanence et de
transcendance s’installe autour de cette intuition, nourrie par une pratique des
œuvres que Genette recense avec force de détails historiques, que notre
expérience du donné matériel renvoie nécessairement au-delà de celui-ci.70 Les
raisons de rejeter l’empirisme esthétique sont en effet si nombreuses que
même un moine se refuserait probablement à les recenser toutes.71 Il suffira
par conséquent que le lecteur me concède que les exemples et les arguments
69
Cf. W. Tolhurst, On What a Text Is and What It Means, in British Journal of Aesthetics, 1979; la distinction que Tolhurst propose entre le sens du texte (textual meaning) et celui de la proposition signifiante de l’œuvre littéraire (utterance meaning) sera reprise de manière déterminante par Jerrold Levinson. La thèse de l’intentionalisme hypothétique qu’il défend repose pour une large part sur cette idée que l’œuvre littéraire et ses propriétés ne peuvent être réduites aux propriétés du texte. 70
Cf. G. Genette, L’œuvre de l’art, Seuil, Paris, 2010, 800 pages. 71
À nouveau : ceux et celles que le sujet intéresse gagneront à lire attentivement les passages pertinents dans Art as Performance de D. Davies (le deuxième chapitre de cet ouvrage est entièrement voué à ce problème).
152
évoqués jusqu’ici rendent la position de l’empiriste suffisamment
problématique pour que l’on m’accorde que le fardeau de la preuve pèse
désormais sur ses épaules.
Mais ces résultats ouvrent sur autre chose qu’une simple réfutation de
l’empirisme esthétique : ils nous permettent en outre de mettre en lumière le
rôle fondamental que joue, dans notre expérience d’une œuvre d’art, notre
prise en compte des propriétés relatives au contexte génétique de cette œuvre.
Or, pour autant que ce contexte décrit des modalités nécessaires de
l’avènement de l’œuvre à l’être, le moment où elle a été créée, il y a fort à
parier que la ‘créativité artistique’ en indiquera une dimension.
153
III. Genèse du phénomène de l’œuvre d’art ; l’acte de spécification
La constitution intentionnelle de l’œuvre d’art
Il apparaît ainsi que nous avons de bonnes raisons de rejeter
l’empirisme esthétique, ainsi que la réduction de l’œuvre aux propriétés
manifestes du produit à laquelle cette approche nous contraint. À bien y
regarder, par contre, ce n’est pas que la réfutation de l’identification de l’œuvre
au produit que nous avons acquise : la contrainte pragmatique nous a
également rendu capable d’établir avec suffisamment de certitude la nécessité
de penser les propriétés manifestes de l’œuvre d’art, le ‘donné matériel’,
relativement à un monde de l’art dont la structure normative en rendait la
genèse possible. J’aimerais conséquemment m’intéresser brièvement à ce
résultat avant de m’interroger plus spécifiquement quant à ce que pourrait
décrire la ‘créativité artistique’ dans son rapport à la structure normative du
monde de l’art.
Ce monde de l’art, fait des institutions, des traditions, des conventions
et des discours théoriques que s’est donnés une communauté à travers son
154
histoire, fonctionne plus ou moins tel un réseau conceptuel dont la mobilisation
intentionnelle dans une expérience transfigure ce qui est donné –
transfiguration qui est en fait métamorphose de la composition du donné,
manifestation d’une nouvelle figure, d’une nouvelle ‘surface sémantique’.1
L’effort d’interprétation auquel convoque l’objet qu’une expérience pourrait
révéler comme œuvre d’art implique un registre attentionnel et discursif
différent de celui mobilisé dans l’expérience quotidienne des choses et des
produits. C’est cette mobilisation intentionnelle du registre discursif approprié,
cette manière de composer le donné de l’expérience, consciemment ou non, en
fonction du réseau conceptuel du ‘monde de l’art’, qui accomplit la
manifestation des propriétés propres au phénomène de l’œuvre, ce que nous
pourrions appeler les propriétés artistiques de l’œuvre.
De sorte que je n’oppose pas ici les propriétés artistiques aux propriétés
esthétiques, à savoir ces propriétés immédiatement perceptibles à l’encontre
du médium incarnant l’œuvre. Il serait sans doute plus juste de dire que, pour
autant qu’une relation joue entre ces deux types de propriétés, les premières
1 On retrouve une idée similaire chez H. G. Gadamer dans la première section de Vérité et
méthode. Plutôt que de parler de transfiguration, Gadamer propose le terme de transmutation ou de métamorphose. Néanmoins, l’idée demeure la même, à savoir que le report de l’expérience du donné à un contexte déterminé par les pratiques traditionnelles de l’art est ce qui accomplit la manifestation de l’œuvre d’art comme telle : « La transmutation […] signifie que quelque chose est d’un coup et en totalité autre chose et que cette autre chose, qu’il est en vertu de la transmutation, est son être vrai, au regard duquel son être antérieur est nul et non avenu. Quand nous trouvons que quelqu’un est comme métamorphosé, nous voulons dire précisément par là qu’il est devenu pour ainsi dire un autre homme. Il ne peut y avoir de passage de l’un à l’autre, par un changement progressif, puisque l’un est la négation de l’autre. Ainsi l’expression employée, celle de « transmutation en figure » signifie que ce qui existait auparavant n’existe plus, mais aussi que ce qui existe maintenant, ce qui se représente dans le jeu de l’art, est le vrai qui subsiste. » (H.G. Gadamer, Vérité et méthode; les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil, Paris, 1996, p.129; italique ajouté)
155
contraignent la détermination des secondes. Cela dit, je n’entends pas ici
adopter une position ferme quant à la nature des propriétés esthétiques et aux
critères appropriés à leur juste attribution ; là n’est pas mon propos. Plus
simplement : qu’il s’agisse des ‘propriétés standards’ propres à une catégorie
waltonienne de l’art, des propriétés manifestes (telles que celles décrivant la
composition chromatique d’une œuvre picturale), ou de propriétés plus
traditionnellement dites « esthétiques » (comme la grâce, l’équilibre d’une
composition, le dynamisme d’un montage cinématographique, etc.), l’invitation
est à chaque fois lancée, en quelque sorte, de les faire se manifester en tant
que propriétés artistiques, c’est-à-dire, en tant que propriétés dont la
signification et la valeur sont désormais déterminées par un ordre de
signification qui dépasse le fait de leur seule perception et/ou du sentiment que
procure cette perception immédiate.2 La distinction est à l’évidence mince,
mais elle s’avère nécessaire et suffisante si l’on doit pouvoir expliquer la
spécificité de nos rapports interprétatifs et évaluatifs aux propriétés manifestes
(ou non) d’une œuvre d’art.3
2 Je tiens à souligner que la proposition défendue ici n’écarte pas la possibilité que des
propriétés artistiques participent de la détermination d’une expérience sans que des propriétés esthétiques ne soient perçues (ou sans que celles-ci ne soient pertinentes pour l’expérience de l’œuvre en tant qu’œuvre). Le cas de l’art conceptuel, tel que je le montrerai plus loin, en atteste. 3 La « suffisance » dont il est ici question ne signifie pas que cette explication des propriétés
artistiques ne pourrait pas être augmentée d’autres considérations pertinentes. Plus simplement, cette distinction est suffisante pour opérer de manière fonctionnelle dans l’économie de l’argumentation générale de la présente thèse. Ajoutons encore que l’on pourrait montrer que la signification d’une « propriété esthétique » ne se détermine jamais sans être elle-même située (embedded). Même dans l’immédiateté de la perception sensible, ce qui se donne est toujours déjà signifiant, c’est-à-dire, toujours déjà investi d’une conceptualité
156
Ce qui se dessine ici, c’est l’idée que la détermination des propriétés qui
constituent et décrivent la réalité de l’œuvre d’art n’est pas ‘objective’ mais
‘relative’ à une modalité d’attention particulière déployée dans un effort
d’interprétation réglé par un complexe de normes particulier, à savoir, celui du
monde de l’art. Du même coup, on en comprend que l’expérience de l’œuvre
n’aura plus la signification d’une simple encontre avec un produit, mais d’un
accomplissement interprétatif de sa manifestation en tant qu’œuvre d’art. Ce
qui s’annonce de la sorte, soit que l’être de l’œuvre d’art sera désormais
compris en sa manière d’apparaître comme tel, en son phénomène, c’est ce
qu’il nous faut à présent rendre davantage explicite.
Nous sommes déjà disposés à affirmer que, bien qu’elles ordonnent
d’une certaine manière l’occasion d’interpréter quelque chose comme œuvre
d’art, ce ne sont jamais les seules propriétés manifestes du produit qui
déterminent la manière dont l’interprétation fait apparaître l’œuvre. Ces
propriétés, si elles exercent une force normative contraignant l’interprétation –
celle-ci doit, après tout, ‘composer’ avec l’organisation particulière du donné
dans l’expérience –, obtiennent ce pouvoir en vertu d’un accomplissement
intentionnel, opéré par le biais du langage et de la détermination conceptuelle
de l’expérience, qui transforme ou transfigure la référence sémantique des
particulière ainsi que du réseau normatif qui confère au concept son sens et sa validité. H.G. Gadamer développe une argumentation intéressante à cet effet dans son article de 1980, Anschauung und Anschaulichkeit (paru dans le 8
e tome de ses Gesammelte Werke, J.C.B Mohr
Verlag, Tübingen, 1993). D’une certaine manière, je reviendrai à cette idée à la troisième section du prochain chapitre.
157
propriétés manifestes du produit: « There is an internal connection between
the status of an artwork and the language with which artworks are identified as
such. »4
Le ‘travail’ intentionnel du discours interprétatif confère ainsi une
configuration nouvelle aux propriétés manifestes du produit, configuration qui
dépasse, par le renvoi sémantique de la référence – qui se détermine tant par le
caractère d’à propos de l’œuvre que par sa référence au monde de l’art qui la
rend possible –, ce que ces propriétés peuvent signifier normalement, c’est-à-
dire relativement à une normativité réglant notre perception immédiate des
choses. Jouant dans l’ouverture d’une expérience qui tire son sens à la fois du
donné et du contexte plus large du monde de l’art, les propriétés esthétiques
de ce qui se donne acceptent une dimension significative nouvelle : elles
participent désormais des déterminations du phénomène de l’œuvre d’art et
obtienne dès lors une signification qui excède celle déterminée par leur seule
perception, une signification proprement artistique.
Je ne saurais espérer offrir, dans cette thèse, une analyse complète de la
relation des propriétés esthétiques aux propriétés artistiques, ainsi que de la
manière dont les premières nous invitent à les interpréter en direction des
secondes. Cette tâche, il faudra se la réserver pour une autre fois. Je me
limiterai plutôt, dans ce chapitre, à une exploration sommaire du travail
interprétatif approprié à l’expérience des œuvres d’art. Mon ambition est de
4 Danto 1981, p.135
158
cerner la pertinence des déterminations du contexte génétique de l’œuvre
relativement à l’interprétation et l’appréciation adéquate de son phénomène.
Plus précisément : j’entends faire la lumière sur l’acte de spécification devant
nécessairement être accompli par l’artiste si le résultat de sa performance doit
se laisser penser comme œuvre d’art. J’argumenterai ensuite, au prochain
chapitre, à l’effet que la créativité artistique décrit une détermination
nécessaire de l’acte de spécification, soit la modalité spécifique à
l’intentionnalité déployée dans un accomplissement artistique.
***
C’est à nouveau le travail de David Davies qui, par mesure d’économie,
fournira le fil conducteur à la réduction (épochè) du phénomène de l’œuvre
d’art jusqu’à ses conditions de possibilité dans le contexte de sa genèse. Ainsi
que je le disais précédemment, non seulement est-ce que l’ontologie de l’art
développée par Davies s’accorde avec de nombreuses intuitions motivant
l’approche phénoménologique privilégiée dans cette thèse, mais elle a en outre
cet avantage d’insister particulièrement sur le rôle déterminant des
déterminations du contexte génétique dans notre expérience et notre
appréciation des œuvres d’art. Afin de convaincre mon lecteur de ces qualités
que j’attribue aux propositions de Davies, je reproduis ici cette longue citation :
I believe that what we should do is give up […] the idea that the work is the product of the creative process and [say], rather, that the work – what the artist achieves – is the process eventuating in that product. Works themselves are neither structures nor objects simpliciter, nor
159
are they contextualized structures or objects. They are, rather, intentionally guided generative performances that eventuate in contextualized structures or objects (or events, as we shall see) – performances completed by what I am terming a focus of appreciation. To the extent that the performances that are artworks are usually generatings of an object or structure, the latter, as the product generated, is partly individuative of the work, and partly determinative of the work’s properties, for the process in question is the generating of a particular focus with particular properties relevant to the appreciation of the work. But this fact about the individuation of processes and the determination of their properties should not lead us mistakenly to identify the generated work-product with the work.5
À l’instar de Danto, dont on a déjà pu voir qu’il en récupérait les exemples,
Davies rejette l’identification de l’œuvre au produit et à ses propriétés
manifestes. Mais la thèse avancée ici va un peu plus loin en indiquant comment
l’expérience de l’œuvre implique davantage que l’expérience d’un produit ou
d’un artéfact : l’ontologie de Davies nous invite à comprendre l’être de l’œuvre
et les propriétés qui participent de manière pertinente à son expérience, tel une
performance impliquant à la fois les démarches intentionnelles de l’artiste et
celles du spectateur. Quant à la signification de cette performance, l’occasion
d’y accéder serait déterminée en partie par les propriétés du véhicule artistique,
et en partie par les conventions du monde de l’art prévalant lors de la genèse
de l’œuvre. Ce sont toutefois ces dernières, les conventions du monde de l’art,
qui seront au centre des préoccupations de l’interprète puisque le sens et la
valeur des propriétés imparties au véhicule par l’artiste en répondent
intimement.6 Nous verrons, en effet, que ces conventions constituent le
5 Davies 2004, p.98
6 Je me référerai aux « conventions » du monde de l’art comme à ce dont est constitué la
structure normative que décrit cette institution et ne soutiendrai aucune thèse ‘forte’ à ce sujet. Il m’arrivera conséquemment de troquer ce concept pour celui de ‘compréhensions
160
médium conférant à la matière dont est constitué un véhicule sa dimension
proprement artistique – d’abord en vertu du travail intentionnel de l’artiste,
mais ensuite au moyen de l’accomplissement interprétatif visant la
manifestation du phénomène de l’œuvre comme telle, ce que Davies comprend
sous l’idée d’un espace focal d’appréciation.
Il y a donc, derrière cette préférence de Davies pour le terme de
‘véhicule artistique’, une position ontologique qui fait intervenir le travail de
l’artiste de manière déterminante pour notre expérience. Abandonnant le
concept de ‘produit’ pour celui de ‘véhicule artistique’, Davies parvient à
donner voix à ce que les analyses présentées dans cette thèse ont déjà révélé, à
savoir, que l’expérience de l’œuvre ne s’intéresse aux propriétés manifestes de
ce qui fait encontre que dans la mesure où celles-ci renvoient au-delà d’elles-
mêmes en direction d’un complexe significatif irréductible à leur articulation
apparente, révélant du même coup leur dimension artistique.7 Compris de la
sorte, le véhicule artistique porte, pour ainsi dire, le contenu proprement
partagées’, préféré par Davies, ou pour celui de ‘précompréhensions’, que l’on peut extraire de la phénoménologie heideggérienne. Si l’on veut néanmoins se faire une meilleure idée de ce que j’entends sous ces concepts, on pourra se tourner vers la notion de ‘règle constitutive’ développée par J. Searle, notamment dans son How to Derive ‘Ought’ From ‘Is’, in The Philosophical Review, vol.73:1, janvier 1964, p.43-58. 7 Bien entendu, Davies ne nie pas qu’un véhicule puisse prendre la forme d’un produit (la toile
sur laquelle ont été appliqués des pigments, par exemple). Mais en tant que le produit doit se laisser penser comme un véhicule artistique, il devient nécessaire de le situer dans le contexte élargit d’une expérience où l’interprète pense les déterminations du donné au-delà de leur simple encontre : le produit occupe une place dans l’accomplissement de l’artiste que seule la prise en compte de cet accomplissement peut cerner adéquatement. Autrement dit, deux produits pourtant identiques peuvent néanmoins jouer un rôle différent dans l’appréciation de ce qui a été accompli par l’artiste et ainsi véhiculer l’œuvre de manière distincte. Ou encore : deux produits identiques peuvent néanmoins articuler différents médiums artistiques, c’est-à-dire reposer en leurs déterminations sur la mobilisation à chaque fois différente des conventions du monde de l’art. Cela devrait être rendu plus clair au fil des prochaines pages.
161
artistique de l’œuvre : il le porte, c’est-à-dire, en répond en ses déterminations
de manière à participer de manière significative à l’individuation de l’œuvre en
tant que telle dans l’expérience qu’en fera celui qui s’en saisira. Mais le véhicule
artistique se distingue encore du produit en ce que sa facticité même, sa
participation à la détermination du phénomène de l’œuvre, ce ce que Davies
appelle l’espace focal d’appréciation (focus of appreciation),8 demeure
irréductible à un complexe de propriétés manifestes. Pour le dire autrement,
l’encontre immédiate du véhicule dans l’expérience ne suffit pas à ouvrir la
possibilité d’une expérience de l’œuvre ; encore faut-il pouvoir faire jouer ce
qui fait encontre dans un réseau de relations pertinentes, le situer
adéquatement dans les mouvances qu’il organise au sein de ces réseaux. Ainsi,
non seulement le concept de ‘véhicule’ est-il heureux parce que celui-ci porte
(véhicule) l’œuvre, mais il l’est peut-être encore davantage parce qu’il dénote
adéquatement la facticité ‘mobile’ de l’œuvre au cœur du monde de l’art et de
ses pratiques des œuvres.9
8 L’espace focal d’appréciation correspond en quelque sorte au phénomène de l’œuvre d’art,
c’est-à-dire à l’ensemble des déterminations qui participent de sa manifestation comme telle pour un interprète. 9 Par « facticité mobile », je n’entends pas que l’œuvre puisse se réaliser de manière différente
à chaque fois qu’une expérience interprétative la manifeste – bien que cela n’exclut pas la possibilités de variations importantes dans l’appréciation et l’interprétation de l’œuvre – ni, non plus, que son identité herméneutique advienne dans l’histoire de manière telle que la signification de son expérience puisse toujours recevoir de nouvelles acceptions. Il devrait devenir clair, au fil des prochaines pages, que la « facticité mobile » de l’œuvre décrit en fait la manière dont son phénomène se réalise dans le contexte d’une dynamique complexe de performances interprétatives : inscrit dans la mouvance de ces performances, l’être de l’œuvre ne saurait se penser de manière statique et simplement objective.
162
Afin de mieux comprendre ce dont il en retourne, penchons-nous de
plus près sur la relation de l’œuvre au véhicule qui la porte :
We may think of an artwork as an entity that originates in a performance whereby a focus of appreciation is specified, that is, where an artistic statement is articulated in an artistic medium realized in a vehicle.10
À l’évidence, le véhicule artistique participe de la détermination de l’espace
phénoménologique de l’œuvre un peu à la manière dont le ‘produit’ le faisait
dans le contexte de théories ontologiques différentes. Mais cette participation
n’a plus la signification d’une simple matérialisation du contenu de l’œuvre.
Plutôt, le véhicule précise-t-il – à tout le moins partiellement – l’espace où un
médium a été manipulé de manière à répondre des déterminations d’une
proposition artistique. Ainsi, le véhicule dénote certes la facticité de cette
proposition, mais cette facticité n’a pas les traits de la présence matérielle ou
empirique du produit. Cela, parce que le véhicule n’est pas tout à fait un produit
mais plutôt l’accomplissement, le fait – parfois matériel, mais pas
nécessairement – de la manipulation achevée de médiums artistiques.
Or le ‘médium artistique’ auquel le véhicule confère une présence
phénoménologique n’est à proprement parler ni le bois dont est fait la
sculpture, ni les mots qui composent le poème. Bois et mots sont certes le
médium qui confère au véhicule sa facticité, ce qui fait encontre de manière
perceptible (et très souvent par le moyen de propriétés esthétiques), mais ces
10
Davies 2004, p.114
163
médiums n’obtiennent la propriété d’être artistiques que dans l’expérience qui
en détermine la signification en réglant l’interprétation des données à la
mesure de conventions fournies par le monde de l’art. De sorte qu’à
proprement parler, le médium artistique se compose en fait de nos discours à
propos des possibilités ouvertes par de telles matières dans le contexte de
pratiques artistiques :
An artistic medium is a set of shared understandings in virtue of which the manipulation of a vehicular medium may issue in a vehicle which articulates a content in virtue of functioning as an « aesthetic » symbolic in something like Goodman’s sense.11
Autrement dit, la facticité proprement artistique du véhicule repose sur cette
condition que l’on interprète autrement la ‘matière’ du médium dont il se
compose.12 Bois, mots, pigments, etc. confèrent une matière à une vaste
quantité d’objets dont on ne dirait jamais qu’ils sont des œuvres d’art, ni même
qu’ils possèdent une dimension artistique. Ce qui ouvre pour une matière la
possibilité d’être interprétée en direction d’une expérience de l’art, ce qui lui
confère de la capacité de médiatiser l’expérience de l’œuvre d’art, ce sont les
conventions, les normes et les compréhensions partagées par une communauté
qui régissent et structurent un monde de l’art. Car ces conventions établissent
également les modalités et les possibilités d’intégrer de telles matières (que
Davies appelle aussi « médiums véhiculaires ») dans le cadre de nos pratiques
11
Davies 2004, p.251, mon italique. Je suis conscient que cette citation est tirée depuis un l’horizon de préoccupations qui ne correspond pas exactement à celles motivant les présents passages de cette thèse. Elle joue néanmoins de manière fort appropriée à mes desseins, ainsi qu’en témoignera la suite des choses. 12
Le thème de l’altérité du phénomène de l’œuvre, la manière dont il invite à penser autrement le donné, sera repris et développé à la fin de ce chapitre et tout au long du prochain.
164
artistiques. Ces conventions étant par ailleurs connues du public,13 l’encontre
d’un véhicule artistique dans un contexte approprié deviendra alors l’invitation
– presque ‘symptomatique’, pour reprendre l’allusion à Goodman – à jouer
interprétativement de ses propriétés en direction d’une expérience de l’art.
Dans le cas d’œuvres littéraires, par exemple, les choses procéderaient plus ou
moins ainsi :
In the case of the literary arts in general, one might identify the vehicular medium with the resources available in a particular natural language at a particular time. The artistic media in the literary arts will then include a distinctive vocabulary for talking about ways of manipulating that medium – for example, talk about various verbal tropes and the putting together of words in ways that conform to certain metric requirements – and certain generic and ‘literary’ conventions whereby particular artistic statements can be articulated through such conventions.14
Nous pouvons, sur ces bases, tirer cette conclusion à propos de la
constitution de l’œuvre d’art, que le médium proprement artistique dont elle se
compose est de nature conventionnelle : il s’agit des compréhensions partagées
(par les agents du monde de l’art) touchant à la manière de manipuler un
matériau afin de le rendre approprié à l’articulation d’une proposition
artistique. Ce qui fait dire à Davies que la ‘matière’ de l’œuvre, ce qui intéresse
l’expérience de l’œuvre et qui la manifeste comme telle, est à proprement
parler de nature institutionnelle15 : l’œuvre est l’accomplissement de cette
13
Je suppose ici, sans m’y arrêter, un public averti. 14
Davies 2004, p.61 ; je souligne 15
Cette forme d’institutionnalisme n’est toutefois pas à confondre avec l’institutionnalisme d’un George Dickie. Il y va plus simplement de cette idée que les compréhensions partagées relatives à nos expériences de l’art forment ensemble la structure normative du monde de l’art. Cf. Davies 2004, p.245 : « An artistic medium is therefore « institutional » in the relevant sense.
165
articulation d’une proposition artistique, et cet accomplissement repose
essentiellement sur la mobilisation intentionnelle de compréhensions partagées
établissant la structure normative du monde de l’art à même de pouvoir
médiatiser les visées propositionnelles de l’artiste.16
De sorte que, sans être capable de situer l’œuvre dans le contexte
conventionnel ou institutionnel approprié, celle-ci pourra toujours manquer de
se manifester dans sa pleine mesure. C’est-à-dire que, sans la conscience des
médiums artistiques en jeu, l’encontre du véhicule n’ouvrira jamais sur
l’expérience de la dimension artistique du phénomène auquel il participe.
Emmanuel Asare n’est d’ailleurs jamais bien loin qui nous le rappelle avec
éclat ! Le lecteur avide de nouvelles cocasses se souviendra fort probablement
du sort que monsieur Asare, concierge à la galerie londonienne Eyestorm en
2001, réserva à une installation de Damien Hirst. Découvrant à son arrivée,
épars dans une salle de la galerie, mégots de cigarettes, bouteilles de bière
vides, journaux déchirés, tasses de café à moitié pleines, sandwiches entamés,
une palette souillée de peinture et des emballages de bonbon, Asare se mit
rapidement au boulot, question que les visiteurs de la journée ne souffrent pas
des célébrations d’hier. C’est ainsi que l’installation de Hirst, que l’on évaluait à
[…] While I have preferred to talk of “shared understandings” rather than conventions, an artistic medium […] is embodied in the understandings of an artistic community, understandings that provide a necessary link between artists and receivers of the works. The existence of an artistic medium thus presupposes the existence of an “artworld” in something like Danto’s, rather than Dickie’s, sense of that term. » 16
La nuance est fort probablement déjà acquise par le lecteur, mais il importe néanmoins de la rendre explicite afin d’éviter tout malentendu : « intentionnel » ne signifie pas nécessairement « conscient ».
166
plusieurs milliers de dollars, se retrouva dans les sacs à vidange de notre bon
concierge, puis menée à la décharge ! Ignorant l’histoire des productions de
Hirst – qui n’en était pas à sa première installation du genre –, de même que
celle de la réception de ses œuvres, Emmanuel Assare n’aura pas su interpréter
ce qui fit encontre comme un véhicule artistique. Son ignorance des
compréhensions partagées par les agents du monde de l’art, son incapacité à
reconnaître le médium artistique, lui aura interdit de « voir » l’œuvre.17
Cette courte histoire exprime éloquemment ce que l’analyse avait déjà
révélé, à savoir, que les conventions mobilisées dans la manipulation du
médium véhiculaire sont, pour ainsi dire, inscrites à même la matière de
l’œuvre. Mais en insistant sur l’idée que l’expérience de l’œuvre correspond à
l’interprétation et l’appréciation de l’accomplissement de l’artiste, Davies
suggère en outre que les médiums artistiques participant de la détermination
de l’espace focal d’appréciation sont ceux qu’aura effectivement mobilisés
l’artiste dans sa performance. Ainsi la réception de l’œuvre, sa manifestation
dans un effort interprétatif venant préciser l’espace focal d’appréciation, aura
toujours à se référer comme à son critère premier à l’horizon normatif du
17
Le lecteur qui s’en inquiète sera peut-être rassuré de savoir qu’Asare ne perdit pas son poste pour autant. Les propriétaires de la galerie firent valoir que son geste, pour désastreux qu’il fut, ne provoqua qu’hilarité chez l’artiste et un débat fort à propos dans le monde de l’art autour du problème de la définition de l’art. On ne se surprendra pas, par ailleurs, d’apprendre que l’histoire d’Asare n’est pas unique : dans un article publié au début du mois de novembre 2011, le journal britannique The Guardian rapportait une histoire similaire à propos d’une œuvre de l’artiste allemand Martin Kippenberger. Une concierge du musée Ostwall, à Dortmund, aura récuré When It Starts Dripping From The Ceiling jusqu’à retirer la patine que l’artiste avait apposée sur le fond d’un contenant déposé au bas de sa sculpture. On affirme que l’œuvre est désormais ruinée.
167
monde de l’art où l’artiste a initialement installé son œuvre. C’est en fait ce qui
achève d’expliquer la constitution intentionnelle de l’œuvre : l’œuvre se donne,
se manifeste, dans la mesure où l’intention de l’interprète est de recouvrer le
médium artistique ayant été mobilisé (intentionnellement) dans la performance
de l’artiste. La tâche n’est toutefois pas d’identifier les intentions particulières à
l’accomplissement de l’artiste ou de comprendre le contenu de sa proposition
artistique à la lumière de ce qu’il voulait dire, de ses intentions sémantiques
(dont le sophisme de l’intention nous rappelle toujours déjà qu’elles ne sont pas
disponibles comme critère). Il s’agit plutôt de cerner ces compréhensions
partagées dont il est permis de penser qu’elles auront été autant de conditions
de possibilité à son accomplissement. Autrement dit, il s’agit toujours
d’interpréter les déterminations du véhicule artistique à la lumière de ce que
tout contemporain18 de l’artiste aurait été en droit d’y comprendre à la lumière
des conventions de leur monde de l’art.
Je laisse pour l’instant de côté le détail des débats entourant la question
de l’interprétation du contenu sémantique des œuvres d’art.19 Il me suffit ici de
signaler que Davies considère échapper au sophisme de l’intention dans la
mesure où il indique que le travail interprétatif pertinent est de cerner, comme
18
Je suppose ici, encore, un contemporain qui soit un « agent averti » du monde de l’art. 19
Davies discute de la problématique soulevée par l’interprétation des œuvres d’art au quatrième chapitre de Art as Performance : « The Artwork as Performance » (particulièrement aux pages 87-96). Il prend part au débat de manière originale, développant ce qu’il appelle un « intentionnalisme interprétatif » (Interpretative Intentionalism) qui doit pouvoir répondre des écueils menaçant les autres positions. Il défendra à nouveau cette thèse dans son article Intentions et signification de l’énonciation (in Philosophiques, vol. 32 :1, Société de Philosophie du Québec, printemps 2005, p.83-99) ainsi qu’au cinquième chapitre de son Aesthetics and Literature (Continuum, NY, 2007, particulièrement aux pages 88-92).
168
critère, les compréhensions partagées ayant rendues la performance de l’artiste
possible. Ces compréhensions étant de nature publique, elles sont
conséquemment disponibles à tout un chacun afin de justifier son
interprétation de l’œuvre. En insistant, du reste, sur la manière dont ces
conventions déterminent les possibilités de performances artistiques, Davies
pense rendre justice à l’intuition intentionnaliste selon laquelle les œuvres d’art
sont nécessairement à comprendre comme le résultat de l’agence
intentionnelle d’un artiste.
Priorité normative du contexte génétique
1. Recouvrer les médiums artistiques
On pourrait néanmoins objecter que la thèse de Davies ouvre sur cette
possibilité, que les conventions pertinentes puissent, avec le temps, établir un
nombre de propriétés formelles et objectives suffisantes au travail interprétatif
intéressé à recouvrer l’espace focal d’appréciation et ce, indépendamment de
quelque croyance au sujet de leur mobilisation réelle dans la production d’un
véhicule. Autrement dit, dans la mesure où les compréhensions qui jouent tel
un médium artistique sont partagées par les agents du monde de l’art, il ne
semble pas nécessaire à l’expérience d’un véhicule comme œuvre d’art de faire
référence à leur rôle déterminant dans le contexte génétique du véhicule. Tant
et aussi longtemps que l’interprète est au fait des conventions pertinentes, qu’il
169
ait une compréhension des médiums artistiques traditionnellement associés à
ce type de véhicule, celui-ci peut ouvrir sur une expérience de l’art dont la
signification et la valeur seront adéquatement déterminées.
Ce type d’objection n’est pas sans rappeler ce que suggérait Beardsley à
propos du concept de ‘littérature’ : si nos conventions à propos des objets
littéraires reposent historiquement sur un concept ‘génétique’ de l’art,
nécessairement lié à l’agence causale d’un artiste, ce concept cesse d’être
nécessaire dès lors que les discours générés par ces conventions ont cerné un
nombre suffisant de propriétés formelles ‘normalement’ associées à ce type de
production.20 Une fois identifiées, par exemple, les contraintes
conventionnelles qui régissent l’écriture du sonnet et, conséquemment, les
propriétés formelles d’un tel type d’œuvre, la référence à l’accomplissement de
l’artiste apparait superfétatoire à son appréciation adéquate. Pour peu que ces
propriétés formelles s’y découvrent en nombre suffisant, on pourra évaluer et
apprécier le sonnet découvert sur la plage de la même manière qu’une
composition de Shakespeare du même type, c’est-à-dire en situant la
composition dans le contexte des critères conventionnels fournis par l’époque,
20
Cf., par exemple, M. Beardsley, The Concept of Literature, in Philosophy of Literature; Contemporary and Classic Readings, ed. D. Lopes & E. John, Blackwell, MA, 2004, p.52 : « The art concept [of literature] is genetic, since it includes an essential reference to what the maker intended to do, and thought of himself as doing, in creating the discourse. The discourse concept is nongenetic; it is confined to linguistically discernable features. There seems to be a historical development from one to the other. »
170
et ce, nonobstant le fait que le premier soit le résultat contingent du
déambulement d’une tortue.21
Et l’on peut encore reformuler cette objection (que l’expérience de
l’œuvre, pour institutionnelle qu’elle soit en ses fondements, n’a pas à se
cantonner dans l’horizon normatif de sa genèse) d’une autre manière. Hans
Georg Gadamer, que l’on n’accusera jamais d’avoir porté trop peu d’attention
au pouvoir normatif des conventions portées par nos traditions, écrivait en
effet :
Interpréter c’est bien, en un certain sens, recréer, cependant cette recréation ne se règle pas sur un acte créateur antérieur mais sur la figure de l’œuvre créée, que l’interprète devra représenter selon le sens qu’il y trouve. Voilà pourquoi des représentations historicisantes, par exemple la musique interprétée sur des instruments anciens, ne sont pas aussi fidèles qu’elles le pensent. En tant qu’imitation de l’imitation, elles courent bien plutôt le risque de « s’écarter triplement de la vérité » (Platon).22
21
Je me retiens ici d’attribuer réellement à Beardsley quelque thèse à l’effet que les pratiques discursives et évaluatives mobilisant le concept d’art puisse éventuellement faire abstraction de toutes considérations pour la cause de l’œuvre et la manière dont elle est venue à l’être. Ses propositions à ce sujet m’apparaissent relever d’abord et avant tout d’une curiosité toute théorique. C’est en effet en ces termes que Beardsley en discute, écrivant : « If we admit the theoretical possibility that one may aim, and try, to compose a literary work and fail – and that one may compose, or cause to be composed, a literary work without aiming to – then we have detached our concept of literature from our concept of its genesis, even if we concede that all the literary works that are of interest to us, or are likely to be of interest to us, are discourses in whose composition human beings have had a hand. » (M. Beardsley 2004, p.53) Or, ce qui est dit ici au sujet des œuvres littéraires me paraît pouvoir s’appliquer tout aussi bien aux œuvres d’art en général. Refusant, donc, de lui attribuer cette thèse, il m’est néanmoins d’avis qu’elle est impliquée (en une mesure qu’il faudrait déterminer) par ses théories esthétiques. Il y a par contre tout lieu de penser que Beardsley refuserait de le reconnaître, mais cette phrase, tirée du célèbre Intentional Fallacy, nous laisse au moins penser que l’idée d’une telle implication n’est pas sans fondement : « The poem is detached from the author at birth and goes about the world beyond his power to intend about it or control it. […] The poem belongs to the public. It is embodied in language, the peculiar possession of the public. » (M. Beardsley, W. K. Wimsatt, The Intentional Fallacy, in Sewanee Review, vol.54, 1946, p.470) 22
Gadamer 1996, p.137
171
Derrière cette affirmation se cache, bien entendu, une ontologie de l’œuvre
d’art qui, si elle n’est pas sans affinités avec celle de Davies, engage néanmoins
à des conclusions différentes. Il n’est toutefois pas question de s’engager dans
une analyse comparative de ces ontologies même si un tel travail pourrait avoir
des résultats intéressants pour une compréhension plus aigüe de l’efficace de la
structure normative du monde de l’art. Dans le cadre plus particulier des
problèmes qui intéressent cette thèse, cette citation s’avère utile en ce qu’elle
met bien en lumière un problème ou une limite à la priorité du contexte
normatif installé par la genèse de l’œuvre. Car cette « figure de l’œuvre créée »,
que l’on pourrait comparer à la structure de l’espace focal d’appréciation
déterminé par les manipulations de l’artiste et que vise l’expérience de l’œuvre
dans ses efforts interprétatifs, cette figure donc, si elle est déterminée
historiquement, n’est pas sans une certaine forme d’objectivité – que l’on
devinait du reste déjà à l’œuvre dans les thèses de Davies.
C’est-à-dire que, l’encontre de l’œuvre et de son pouvoir d’invitation
témoigne déjà, en la structure même du véhicule, de ce qu’elle peut encore et
toujours être signifiante comme œuvre d’art nonobstant la capacité d’identifier
spécifiquement les contenus normatifs de son contexte génétique. Il n’est
toutefois pas question, cette fois, d’élever les compréhensions partagées au
statut de propriétés formelles et objectives qui, comme le pense Beardsley,
pourraient dégager l’interprétation du besoin de référer au contexte génétique
172
spécifique de l’œuvre.23 Gadamer cible plutôt cette continuité historique de la
tradition, laquelle aura préservé la possibilité d’être de l’œuvre en
sauvegardant l’efficace normatif du monde de l’art que partagent le contexte
génétique de l’œuvre et celui de l’interprète qui désire à présent l’interpréter :
les conventions pertinentes à l’identité herméneutique de l’œuvre lors de sa
création doivent avoir préservé quelque efficace si ce qui fait encontre peut
encore se laisser interpréter qua œuvre d’art. Car il faut bien accepter ce fait
que nos pratiques confirment sans cesse : c’est à l’encontre du véhicule
artistique et de son pouvoir d’invitation que l’on trouve raison de s’intéresser à
son contexte de production, et non l’inverse !
Ce sont conséquemment ces conventions que l’interprétation doit viser
en leur réalité historique propre – ce qui conduira Gadamer à formuler le
concept de fusion des horizons – puisqu’elles ouvrent la possibilité d’être de
l’œuvre. Et puisque ces compréhensions sont partagées par les agents du
monde de l’art, partagées par ceux et celles qui participent d’une même
tradition du monde de l’art, il n’apparaît pas nécessaire de référer au travail de
l’artiste afin de pouvoir les identifier. Il suffira à l’interprète, sous l’impulsion
procurée par l’invitation à ‘jouer interprétativement’ de ce qui fait encontre
comme œuvre d’art, qu’il se rende disponible à l’expérience de l’œuvre en
tâchant de faire la lumière sur le contexte normatif historique qui la rend
23
Par souci de clarté, je souligne ici l’usage du conditionnel : les propriétés formelles pourraient dégager l’interprétation d’un tel besoin, mais Beardsley se retient bien d’en faire davantage qu’une possibilité théorique.
173
possible pour lui. La tâche de l’interprète, selon Gadamer, n’est pas de se saisir
des conventions mobilisées par l’artiste lors de la détermination de l’œuvre,
encore moins de faire la lumière sur ses intentions sémantiques, mais de
recouvrer les compréhensions qui ouvrent l’espace historique qu’il a en partage
avec l’œuvre. C’est conséquemment la structure normative de ce « monde »,
établi par et dans la tradition historique de cette communauté, qui fournit le
critère suffisant à l’interprétation de l’œuvre. Ce qui fait dire à Gadamer que la
détermination du contexte génétique de l’œuvre importe moins (ou jamais
plus) que la compréhension du contexte historique où l’identité herméneutique
de l’œuvre est advenue et advient encore par l’effet de la préservation ou de la
sauvegarde accomplie par la tradition.
Or il n’est pas interdit de penser que les thèses de Davies puissent
s’accorder avec cette conclusion. Définissant le médium artistique du véhicule
en terme de conventions ou de compréhensions partagées qu’il revient à
l’interprète de recouvrer dans son appréciation et son évaluation de l’œuvre, la
tâche n’est jamais de mettre la main sur les intentions sémantiques de l’artiste
mais sur les conditions de possibilité de son exercice. Ces conditions de
possibilité ayant un certain caractère objectif – en vertu du fait qu’il s’agit de
conventions disponibles à n’importe quel agent du monde de l’art – on peine à
comprendre pourquoi leur mobilisation dans l’accomplissement de l’artiste
devrait avoir une priorité normative sur leur mobilisation dans l’interprétation
du véhicule artistique. Force est d’admettre que, dans une grande proportion
174
de cas, il n’est pas nécessaire à l’interprète de faire intervenir le contexte
génétique de l’œuvre afin de procéder à l’individuation d’une œuvre d’art et
d’en apprécier les spécificités. Ne sachant rien du contexte génétique de
l’Appassionata, je n’en demeure pas moins capable d’en apprécier les vertus et
d’en évaluer le mérite par le moyen, peut-être, d’une comparaison entre
l’expérience que cette œuvre me procure et de celle à laquelle ouvre une autre
œuvre musicale, également dans le répertoire de mon monde de l’art. Si je
veux, du reste, approfondir mon expérience de l’œuvre, l’objection conçue à
partir des thèses de Gadamer et ce qu’elle met en lumière dans les thèses de
Davies nous laisse penser que le critère fourni par le contexte génétique de ces
œuvres ne sera peut-être pas aussi déterminant que d’autres.
Le concept de ‘fusion d’horizons’, par exemple, suggère déjà la
possibilité d’un autre critère, soit celui d’une interprétation qui se réclame
plutôt de la norme élevée par l’horizon historique des compréhensions
partagées par une communauté qui aura, par le biais de la tradition, préservé la
pertinence de l’œuvre. Ainsi Gadamer d’écrire :
La véritable compréhension demande que l’on reconquière les concepts propres à un passé historique de telle sorte qu’ils incluent en même temps notre propre compréhension. (…) La reconstitution de la question qui permet de comprendre le sens d’un texte comme réponse passe dans notre propre interrogation.24
Certes un texte ne nous parle pas comme un toi. C’est toujours à nous, qui comprenons, et de nous-mêmes, de le faire parler. Or, comme on l’a vu, cette manière de donner la parole dans la compréhension n’est pas l’intervention quelconque d’une initiative personnelle; elle se
24
H.G. Gadamer, 1996, p. 398
175
rapporte à son tour comme question à la réponse attendue du texte. Cette attente d’une réponse présuppose elle-même que celui qui questionne soit atteint et appelé par la tradition.25
Ces quelque lignes confirment que Gadamer, comme Davies, considère que le
phénomène de l’œuvre repose sur une interprétation capable de mobiliser les
conventions pertinentes, les médiums artistiques appropriés. Quant à
l’interprétation réussie, celle qui laissera la figure de l’œuvre se manifester ‘en
sa vérité’ ou qui accomplira adéquatement l’espace focal d’appréciation, elle
doit essentiellement comprendre l’œuvre de manière à rendre explicite ce qui,
chez Davies, correspond à la proposition artistique qu’elle véhicule. Cette
proposition, toutefois, Gadamer ne la considère pas tant comme le contenu des
intentions sémantiques ou des visées propositionnelles de l’artiste, que comme
une réponse artistique à une question ouverte par la situation de l’individu dans
l’horizon historique dans sa tradition. Étant donné une certaine manière de
comprendre son rapport au monde que détermine sa tradition, l’artiste se sera
saisi d’une interrogation (existentielle ?) relative à sa situation herméneutique
(relative à sa situation dans une tradition donnée) à laquelle l’œuvre fait
réponse en ses déterminations. Or, c’est parce que l’horizon historique de la
tradition aura préservé la pertinence de cette question, parce que les
conventions existent encore qui rendent tant la question que la réponse
artistique possible, que l’œuvre accomplie peut à nouveau intéresser la
conscience l’interprète. Pour le dire encore autrement, et de manière à bien
voir comment le critère du contexte génétique de l’œuvre n’intéresse pas les
25
H.G. Gadamer, 1996, p. 401
176
thèses de Gadamer : la question qui aura suscité les déterminations de l’œuvre,
selon Gadamer, n’appartient pas à la subjectivité ou à la conscience de l’artiste
mais bien plutôt aux déterminations historiques de son monde. Et c’est parce
que l’artiste et l’interprète partagent ce monde que la question, de même que
la réponse qui fait encontre comme question (renouvelée) par le moyen du
véhicule artistique, n’a rien perdu de son intérêt et de sa signification.
A titre d’exemple : face au 5 mai 1808 de Goya, l’interprétation juste
aura à se réclamer de ce que l’œuvre donne à voir à propos d’une relation au
monde qui est toujours signifiante. Elle insistera, peut-être, sur la manière dont
cette œuvre véhicule une proposition existentielle touchant à la réalité de la
guerre, à l’appartenance à la patrie et à l’héroïsme du sacrifice au nom des
siens. On peut du reste penser qu’elle évaluera l’œuvre relativement à d’autres
« réponses artistiques » offertes à ces mêmes questions et que la tradition du
monde de l’art aura également préservées. Certes, des considérations peuvent
intervenir qui insisteront sur l’adéquation des médiums artistiques à la réponse
que l’œuvre articule, mais ces considérations n’auront d’autres critères de
justification que la mesure dans laquelle l’interprétation laisse advenir ou
ressortir la proposition artistique de l’œuvre, nonobstant quelque connaissance
touchant à la performance de l’artiste et au contexte spécifique de sa
production.26 Ainsi, bien qu’il insiste comme Davies sur la nature institutionnelle
26
Ainsi Gadamer d’écrire, dans Le mot et l'image - "autant de vérité, autant d'être" : «Celui qui participe à un culte laisse aussi «ressortir» le divin qui s’y manifeste comme s’il s’agissait d’une apparition corporelle. Cela s’applique on ne peut mieux à l’œuvre d’art. De sa manifestation
177
des œuvres d’art et de leurs médiums, Gadamer ne reconnaît aucune priorité
au contexte normatif prévalent lors de la genèse de l’œuvre.
Mais ces objections atteignent-elles vraiment leur cible ? Notre
expérience des œuvres d’art peut-elle se dégager entièrement de
considérations pour leur contexte génétique et leur demeurer adéquate ?
Suffit-il vraiment que l’œuvre soit advenue dans, et ait été préservée par, une
tradition dont on participe afin d’en rendre possible la juste appréciation ? Est-
ce que les expériences interprétatives ainsi décrites répondent adéquatement
de la contrainte pragmatique ?
Remarquons que, s’il est vrai que l’art peut se laisser comprendre
comme réponse aux questions que suscite notre rapport existentiel au monde,
il s’en faut de beaucoup pour que notre expérience des œuvres s’y réduise.
Autrement dit, rien n’interdit de penser qu’une œuvre d’art puisse se laisser
comprendre, tantôt comme une réponse (en attente) à de telles questions, et
tantôt comme l’articulation d’une proposition artistique (qui n’avait peut-être
rien d’existentiel) par le moyen d’un véhicule constitué de médiums artistiques.
Or, s’il est indubitable que nos pratiques de l’art ouvre sur ces possibilités
interprétatives, la preuve reste à faire qui montrera qu’elles se réduisent
essentiellement toutes au type d’interprétation suggéré par Gadamer. En fait, on dit aussi : «Il en est ainsi». On donne son assentiment à ce qui ressort ici et non pas parce qu’il s’agirait d’une reproduction exacte de quelque chose, mais parce que l’image comme telle agit comme une effectivité supérieure. (…) C’est ainsi que l’œuvre d’art est là et a «autant de vérité, autant d’être». C’est dans l’accomplissement que se réalise son être (telos ekei).» (Hans-Georg Gadamer, La Philosophie herméneutique, avant-propos, traduction et notes par Jean Grondin, Paris, PUF, collection Epiméthée, 1996, p.207).
178
l’idée que les propositions de l’art se réduisent essentiellement à formuler une
réponse aux questions que suscitent notre situation existentielle dans un
monde historiquement déterminé me paraît dangereusement susceptible de
contre-exemples : pensons, par exemple, à ces œuvres du 20e siècle dont le
contenu propositionnel articulait (parfois explicitement) une critique des
théories de l’art en vigueur. Et que dire de cette pratique courante qui procède
à l’appréciation d’une œuvre particulière avec un certain regard pour sa
situation dans l’œuvre de l’artiste : la manière dont certains thèmes sont
répétés ou abandonnés par l’artiste au fil de son œuvre participe fréquemment
de notre appréciation de ses accomplissements, voire même du sens à attribuer
à ses propositions artistiques, et c’est avec peine que l’on pourrait lier cette
pratique appréciative au seul intérêt existentiel pour l’œuvre.
Pensons par exemple au rôle que « joue » la nature dans la filmographie
de Terrence Malick. Il s’agit là d’un thème fondamentalement signifiant dans
l’œuvre de Malick,27 ainsi qu’en atteste le fait qu’il soit repris de film en film
bien qu’il se décline à chaque fois de manière différente, invitant du même
coup à interpréter et apprécier sa contribution à la composition de l’œuvre par
le moyen de comparaisons entre ses différentes manifestations. Qui plus est, la
juste appréciation du rôle de la nature dans les œuvres de Malick me paraît
requérir que l’on en interprète la signification relativement aux influences
27
Ainsi S. Critchley, écrivant à propos du rôle de la nature dans The Thin Red Line (1998): « The theme of nature, whose massive presence is the constant backdrop to Malick’s movies. » (S. Critchley, Calm – On Terrence Malick’s The Thin Red Line, in The Thin Red Line, ed. D. Davies, Routledge, 2009, p.24-25)
179
philosophiques ayant eu un ascendant important sur le travail de l’artiste. On
sait en effet, à la lumière de son parcours professionnel et de ses productions
littéraires, que la philosophie de Heidegger n’est jamais complètement
étrangère aux motivations guidant sa production artistique.28 Or, d’un côté, on
pourrait penser qu’il est dès lors légitime de croire que les productions de cet
artiste reflèteront on ne peut mieux le genre de préoccupations existentielles
dont Gadamer a fait l’essence de notre relation interprétative à l’art. Chaque
œuvre cinématographique signée par Malick est l’occasion de renouer avec ces
questionnements, lesquels, à en croire Gadamer, n’auraient à se laisser
déterminer que par l’encontre signifiante de cette œuvre particulière. Mais d’un
autre côté, si le thème de la nature est constamment évoqué par les œuvres de
Malick, force est de constater que l’évocation n’est pas toujours la même, que
le rôle de la nature dans la composition des œuvres de Malick évolue au fil de
son « Œuvre ». Du coup, il faut supposer que l’appréciation de sa valeur et de
son importance dans une œuvre particulière requière que l’on puisse la situer
dans le contexte élargit de ses autres productions. En fait, on est presque invité
à penser que la répétition du thème de la ‘nature’, d’une œuvre à l’autre, est
elle-même signifiante dans la démarche de l’artiste et que, conséquemment,
l’appréciation de la manière dont Malick articule ce thème par le moyen d’un
véhicule particulier ne saurait s’accomplir sans références aux autres
performances de l’artiste.
28
Malick a enseigné la philosophie à MIT en plus de publier une traduction de Vom Wesen des Grundes chez Northwestern University Press en 1969.
180
Ainsi, dans Badlands (1973), la nature s’offre comme lieu d’aliénation
pour les protagonistes : d’abord et avant tout le lieu de leur fuite, elle semble
décrire la possibilité même de l’altérité, un espace ouvert par l’angoisse des
protagonistes se retirant (à la course) au fardeau d’un monde les réduisant, les
écrasant, sous le concept de ‘criminels’ ou de ‘cinglés dangereux’. La nature,
dans Badlands, est pour ainsi dire instrumentale à la présentation de l’idée
d’aliénation, un thème central à l’économie de Sein und Zeit. Par voie de
contraste, l’interprète remarque cependant que la nature trouve dans le
prochain film de Malick, Days of Heaven (1978), une représentation plus
importante et significativement différente. En effet, dans ce film aussi l’advenir
inquiet des personnages se profile sur fond de plans, voire de séquences
présentant une nature aussi belle que sereine. Mais la ‘nature’ n’apparaît plus à
l’écran de manière simplement instrumentale au propos de Malick. Elle s’offre
désormais moins comme un lieu d’aliénation que comme la scène de possibles
qui ne se sont pas encore manifestés, comme ce sol où les protagonistes se
mette en mal de fonder leur monde. Qui plus est, cette scène qu’est la nature
est elle-même ‘mise en scène’, participant cette fois au narratif du film par le
moyen d’un montage qui en fait un « personnage » récurrent. Le célèbre
critique Roger Ebert écrivait à cet égard :
The film places its humans in a large frame filled with natural details: the sky, rivers, fields, horses, pheasants, rabbits. Malick set many of its shots at the ‘golden hours’ near dawn and dusk, when shadows are muted and the sky is all the same tone. These images are underlined by the famous score of Ennio Morricone, who quotes Saint-Saens'
181
Carnival of the Animals. [...] Against this backdrop, the story is told in a curious way.29
La présentation de ces détails naturels n’est clairement pas le résultat de
simples préoccupations esthétiques : il s’agit de présenter la nature dans ces
moments où jour et nuit se livrent une sorte de combat, où l’altérité s’annonce
sous la clarté doré d’un soleil encore incertain.
Par le moyen d’un contraste avec la fonction qu’elle occupait dans la
composition de Badlands, on en comprend que Malick la fait désormais
apparaître dans l’univers des protagonistes comme ce sol où leur monde est
installé et en vertu duquel tant l’angoisse que l’espoir deviennent permis. Or,
cette manière de contraster le rôle de la nature dans Badlands avec celui qu’elle
occupe dans Days of Heaven nous permet en outre de cerner un déplacement
ou une évolution dans l’influence de la pensée heideggérienne sur la production
artistique de Malick : ce n’est plus, en effet, la nature pensée par le jeune
Heidegger dans Sein und Zeit ou Vom Wesen des Grundes qui l’intéresse, mais
celle qui se révèle dans ses écrits plus tardifs comme Der Ursprung des
Kunstwerkes, entre autre. Dans cette pensée plus tardive, la ‘nature muette’
advient phénoménologiquement par l’entremise de son rapport (combattif) au
monde.30 Il devient dès lors pertinent pour l’interprète d’apprécier la justesse
de la composition du film de Malick à la lumière de ces déplacements
philosophiques, voire même d’attribuer une valeur aux œuvres de ce cinéaste
29
Roger Ebert, The Great Movies, Broadway Books, NY, 2002, p.124 30
Cf. M. Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, coll. TEL, Gallimard, 1986, p.44-57 ; je reviendrai à ces thèmes au prochain chapitre.
182
en vertu du fait qu’elles articulent plus ou moins bien qu’une autre de ses
réalisations les influences heideggériennes dont il se réclame.31
On pourrait encore poursuivre cet exemple en réfléchissant le rôle de la
nature dans ses films subséquents. Mais il me suffit que l’on m’accorde ce que
déjà la pratique confirme, que des considérations de ce genre participent si
fréquemment de notre appréciation et notre interprétation des œuvres d’art
qu’il semble saugrenu d’exiger de l’interprétation des œuvres qu’elle s’en
passe.32 Il m’est donc d’avis que la contrainte pragmatique nous révèle
l’insuffisance de l’herméneutique gadamérienne, laquelle ignore à dessein
l’existence de telles pratiques appréciatives. J’invite du reste ceux que la
réfutation n’aura pas convaincu à considérer que si l’œuvre d’art est bel et bien
le lieu d’un dialogue existentiel installé, en la figure de l’œuvre, dans une
tradition, il est alors tout à fait nécessaire de pouvoir en reconduire l’existence
à une agence humaine à même de pouvoir amener de tel questionnements au
jour. Sans quoi, rien ne distinguerait l’œuvre d’art de n’importe quel autre objet
donnant à penser la situation de l’homme dans un monde historique.
Autrement dit, même si l’on devait accorder à Gadamer que le contexte
31
M. Fursteneau et L. MacAvoy propose une analyse fouillée touchant à l’influence de la philosophie de Heidegger sur la pratique cinématographique de Malick dans Terrence Malick’s Hedeggerian Cinema : War and the Question of being in « The Thin Red Line », in The Cinema of Terrence Malick : Poetic Visions of America, ed. H. Patterson, Wallflower Press, Londres, 2003, 173-185 32
À ce sujet, cf. D. Davies 2004, la section 4.3.2 A Role for Actual Intentions, p.94 : « The sorts of artistic properties and values that we ascribe to a work reflect, among other things, how that work stands in the larger context of the artist’s œuvre. But the place of a work in the artists’ oeuvre – as a major work, a minor work, or an aberration – depends crucially not just upon what meaning-properties the work-product possesses, but also upon what properties it was intended to possess. »
183
génétique de l’œuvre n’est pas prioritaire dans le cadre d’une herméneutique
vouée aux œuvres d’art, il n’en demeure pas moins que la vérité de l’expérience
décrite par Gadamer repose sur cette condition que l’œuvre a bel et bien été
spécifiée par l’accomplissement intentionnel de l’artiste. Une fois cela admis, on
peine à comprendre quel principe nous interdirait d’y faire référence afin de
mieux comprendre ce que véhicule l’œuvre.
Ce qui nous permet maintenant de retourner aux arguments du type
offert par Beardsley. À cet égard, Davies me paraît toucher juste lorsqu’il insiste
à l’effet que les conventions pertinentes à une expérience de l’art sont celles
qui gèrent un faire, une performance, et, en premier lieu, celle de l’artiste. C’est
en effet essentiellement dans les termes de la performance intentionnelle et
déterminante de l’artiste qu’elles rendent possible que Davies en caractérise la
normativité. Autrement dit, les conventions qui l’intéressent n’établissent pas
les propriétés formelles nécessaires et suffisantes à l’identification des
propriétés d’un produit invitant à l’expérience d’une œuvre d’art, mais
caractérisent plutôt les possibilités pour un artiste d’articuler une proposition
artistique par la spécification d’un véhicule approprié. Ce ne sont pas ces
propriétés en elles-mêmes qui nous intéressent, mais ce qu’elles rendent
possible, à savoir, leur articulation dans le dessein de spécifier un véhicule
approprié à une proposition artistique. Cela, il me semble, justifie à nouveau la
thèse que la mobilisation réelle de ces conventions est une condition nécessaire
184
au phénomène de l’œuvre d’art comme tel. Ainsi Davies affirme, dans les
derniers moments de son ouvrage :
The artist must consciously operate by reference to certain presumed shared understandings in order for her manipulations of a vehicular medium to count as the articulation of an artistic statement.33
Or, en voilà bien une, convention du monde de l’art, qu’il importe de dresser
contre cette possibilité, elle-même conditionnée conventionnellement,
d’abandonner le concept ‘génétique’ de l’art : ce qui intéresse nos efforts
interprétatifs dirigés vers une expérience de l’art, c’est cet accomplissement de
l’artiste, la manière dont il s’est saisi des possibilités ouvertes par son monde de
l’art pour y articuler une proposition artistique.34 L’encontre d’un produit ne
suffit pas, pas même celle d’un véhicule dont les propriétés semblent
appropriées.
Découvrant la tortue trottant sur la plage et marquant de la sorte le
point final de son « sonnet », c’est bien moins à une expérience de l’art que son
tracé nous inviterait qu’à la constatation, sans doute éberluée, que la
contingence de la nature ne connaît aucune limite dans ses effets (ou, peut-
être, qu’elle répond ‘évidemment’ d’une agence divine quelconque, ce qui
conférerait à une telle expérience la propriété d’être numineuse bien avant que
33
Davies 2004, p.245 ; je souligne 34
Beardsley faisait bien cette concession que, même si l’on abandonnait le concept génétique de l’œuvre littéraire, notre intérêt pour ces œuvres nous conduirait sans doute plus souvent qu’autrement auprès de productions humaines (voir supra, dans ce chapitre, notes 20 et 21). Il est remarquable, toutefois, qu’il laisse la nature de cet intérêt indéterminée, de même que la motivation qui le justifie. Du même coup, il ne me semble pas rendre adéquatement justice à cette intuition que notre rapport aux œuvres d’art est, dans une part importante, voire essentielle, médiatisée par un intérêt pour l’accomplissement de l’artiste. Les pages qui suivent devraient offrir quelques raisons de penser que cette intuition est justifiée.
185
d’être artistique). Et dans le cas où le résultat du déambulement de cette tortue
se donnerait sans indications quant à son auteur, on le verrait sans doute
comme une création contemporaine (les tracés sur une plage ne se préservant
rarement plus que quelques jours) à comprendre dans le contexte normatif du
monde de l’art d’aujourd’hui. On peut du reste faire cette hypothèse que c’est
« sous toute réserve » que l’on se risquera à une interprétation du sonnet,
reconnaissant d’emblée que des données manquent afin d’y ajouter foi.35
2. Intentionnalité et genèse de l’œuvre : le cas des van Meegerens
Cela, toutefois, n’achève pas de nous renseigner quant à la réelle
pertinence du contexte génétique de l’œuvre. Comment décider des propriétés
du contexte génétique qui doivent préoccuper l’interprétation adéquate de 35
On pourrait encore redéployer cet exemple dans le contexte de nos rapports à la fiction. Que l’on pense par exemple à la thèse de Kendall Walton, à l’effet que nos rapports interprétatifs et appréciatifs à la fiction ne requièrent pas que l’on s’intéresse à l’activité de l’auteur mais seulement que l’on puisse mobiliser quelque objet (prop) approprié à ce qu’il appelle le « jeu du faire-semblant » (game of make believe) : « The institution of fiction centers not on the activity of fiction makers but on objects – works of fiction or natural objects – and their role in appreciators’ activities, objects whose function is to serve as props in games of make-believe. Fiction making is merely the activity of constructing such props. » (K. Walton, Mimesis as Make-Believe: On the Foundations of the Representational Arts, Harvard University Press, Cambridge (Mass), 1990, p.86). Des auteurs tels que J. Searle et G. Currie ont toutefois rapidement fait valoir à l’encontre de cette thèse que la détermination de l’objet comme fiction se distingue du simple traitement de quelque chose comme ‘prop’ dans un jeu de ‘faire-semblant’ dans la mesure où cette détermination repose sur un contexte normatif qui n’est pas à laissé à la discrétion de l’interprète (Cf. J. Searle, The Logical Status of Fictional Discourse, in New Literary History vol. 6, 1975, p.319-332 ; G. Currie, What is Fiction, JAAC, vol. 43, 1985, p.385-392 ou encore : The Nature of Fiction, Cambridge University Press, Cambridge, 1990). David Davies, qui partage le point de vue de ces derniers, écrivait à cet effet : « While we may be happy to see very different things in clouds – you see a dragon and I see a teapot, for example – our shared engagement with fictional texts seems to require some external standard against which our readings of those texts can be measured. Such a standard is most obviously obtained by providing the text with a context of making which constrains our reading. » (D. Davies, Aesthetics and Literature, Continuum, NY, 2007, p.37). La présente section de ce chapitre doit pouvoir confirmer cette intuition.
186
l’espace focal d’appréciation ? Reprenant l’exemple de Gadamer, on pourrait
penser que, si la performance d’une pièce musicale du 17e siècle n’exige pas,
afin d’ouvrir sur l’espace focal d’appréciation adéquat, qu’elle soit exécutée sur
un instrument d’époque, c’est qu’il y a fort à parier que cette propriété de son
exécution n’a jamais été nécessaire. Forçant un peu la note, on pourrait
comparer ce cas à celui de l’édition d’ouvrages littéraires, dont on peu très bien
voir que l’identité herméneutique requiert que chaque copie de 813, de
Maurice Leblanc, présente une inscription du texte identique à l’original, mais
dont on sait par ailleurs que la taille ou la forme des lettres n’altère que de
manière contingente l’expérience de l’œuvre et n’a donc pas à reproduire les
caractéristiques de l’original afin d’y être fidèle – encore faudrait-il pouvoir
s’entendre sur ce qui constitue le véritable original, soit le manuscrit ou la
première édition de l’ouvrage.
Il est pourtant des ouvrages – on pourrait en énumérer plusieurs mais je
n’évoquerai que ces quelques poèmes de Guillaume Apollinaire et, plus
récemment, le roman Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran
Foer – dont ces mêmes caractéristiques de mise en page ne sont pas
contingentes. La question est de savoir comment décider de la contingence ou
de la nécessité de telles propriétés dans notre expérience de l’œuvre si l’on doit
faire abstraction des déterminations du contexte génétique de l’œuvre. Ce que
l’on remarque, en fait, c’est qu’à dégager l’interprétation du véhicule artistique
d’une préoccupation pour le rôle des compréhensions partagées pertinentes
187
dans la performance de l’artiste, on se retrouve rapidement aux prises avec une
pléthore de problèmes que n’ignore pas la littérature contemporaine
s’intéressant à l’ontologie de l’art.
Or mon propos ne sera pas de m’attaquer à tous ces problèmes, ni
même d’identifier tous les critères opérant sur la détermination des propriétés
nécessaires à l’expérience adéquate d’une œuvre. Plus humblement, je me
saisirai de l’un des problèmes soulevé par la relation du véhicule artistique au
contexte de sa détermination afin de me fourbir d’une raison suffisante
d’attribuer à ce contexte une priorité normative pour le travail interprétatif de
celui qui en fait l’expérience comme œuvre d’art.
Je prendrai, à titre d’exemple, l’épineuse question soulevée par
l’existence de faux et de pastiches. Force est d’admettre que le véhicule d’un
faux doit présenter les mêmes propriétés et ainsi rendre possible la
mobilisation des médiums artistiques pertinents à l’expérience de l’œuvre
imitée exactement comme le fait le véhicule original, faute de quoi il ne pourrait
produire l’effet désiré. La question est de savoir pourquoi il nous apparaît alors
nécessaire d’opérer une distinction ontologique entre le faux et l’original étant
donné les déterminations identiques de leur véhicule. Je n’ignore bien sûr pas
que certaines différences matérielles puissent être révélées par un examen
minutieux qui les distingueraient l’un de l’autre. Mais ces différences, souvent
imperceptibles à l’œil nu, ne me paraissent pas plus importantes que celles qui
s’installent, sous le coup du temps et de la corrosion des matériaux, à même le
188
véhicule original. Que l’on pense, par exemple, aux plus récentes analyses de la
Joconde, dont la restauration digitale donne à voir des éléments de composition
qui n’étaient plus perceptibles en raison de l’oxydation des pigments, et qui
attestent en outre du rétrécissement significatif de la toile (sa largeur aurait
perdu près de 2 centimètres). Pourtant, ils sont encore près de 6 millions à
déclarer, année après année, qu’ils ont vu la ‘Joconde’, et la détérioration de la
toile ne semble pas entamer leur certitude à cet égard. Cela nous invite encore
une fois à considérer que notre expérience de l’art n’est pas soumise qu’aux
seules déterminations du médium véhiculaire mais à la manière dont il porte
quelque chose d’immatériel, à savoir, une proposition artistique articulée en
vertu de médiums artistiques, de compréhensions partagées. Quant à
l’identification des médiums pertinents, et leur rôle dans la spécification de
l’espace focal d’appréciation, le cas si souvent discuté de van Meegeren devrait
achever de nous convaincre qu’elle ne peut procéder en vérité qu’à la lumière
des déterminations de la performance de l’artiste et du contexte génétique de
l’œuvre.
On se souviendra que l’ambition de van Meegeren, contrairement à
celle des simples faussaires produisant l’imitation d’une œuvre originale, était
de puiser à même les ressources conventionnelles disponibles au peintre
Johannes Vermeer dans la Hollande du 17e siècle, afin de spécifier un véhicule
artistique qui engagerait des médiums artistiques similaires et,
conséquemment, inviterait à une appréciation concordante. Van Meegeren n’a
189
pas imité un Vermeer ; il s’est évertué à imiter Vermeer lui-même, à peindre
comme il l’aurait fait, et à présenter le résultat de ses efforts comme des
œuvres du 17e siècle récemment découvertes. Aussi, rien ne paraît nous
interdire, si Gadamer a raison et que le contexte génétique ne jouit pas d’une
priorité normative sur les seules compréhensions partagées par une
communauté historique, de jouer des toiles de van Meegeren comme l’on joue
de celles de Vermeer (ou inversement) : la disponibilité des conventions
appropriées témoigne de leur pertinence herméneutique renouvelée par une
tradition installant une continuité historique entre les monde de Vermeer et
van Meegeren. Et il faut bien convenir que les productions du ‘faussaire’ avaient
tout pour se prêter à pareil jeu, ce que confirme l’incapacité de certains de ses
contemporains, notamment Jean Decoen, à accepter qu’il y avait bel et bien eu
fraude alors même que toute l’affaire avait été éventée.36 Mais comment
interpréter, alors, le fait que le succès de son entreprise n’aura pas suffit à
préserver la possibilité d’apprécier ses œuvres de la même manière une fois la
supercherie mise au jour ? L’évaluation financière de ses toiles, pour ne donner
que cet exemple, s’en trouva irrémédiablement et drastiquement diminuée.
Où, donc, se situe l’erreur dans les appréciations contradictoires de ses
« Vermeers » ?
Avant de tenter réponse à cette question, il importe de souligner que la
question de la juste appréciation posée par le problème des van Meegerens
36
Cf. J. Decoen, Retour à la vérité, Vermeer-Van Meegeren; deux authentiques Vermeer, éd. A. Donker, Rotterdam, 1951, 60p.
190
met également en jeu celle de la juste détermination ontologique. C’est-à-dire
que, dans le contexte d’une ontologie qui fait reposer la manifestation de
l’œuvre sur l’interprétation du médium artistique, l’appréciation de l’œuvre ne
se distingue pas de la réalisation de son phénomène : dans les deux cas
l’interprétation s’intéresse à la manière dont une proposition artistique est
articulée dans un véhicule par le moyen de médiums artistiques et donne ainsi
forme à l’espace focal d’appréciation adéquat. De sorte qu’à mobiliser le
mauvais critère afin de valider nos interprétations d’un véhicule, à faire
intervenir les mauvaises conventions ou à accorder prééminence à un contexte
normatif inapproprié, ce n’est pas que notre appréciation de l’œuvre qui est
minée mais, plus essentiellement encore, l’être de cette œuvre qui ne se
manifeste pas adéquatement.
Denis Dutton insiste on ne peut plus pertinemment sur cette idée dans
Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts. L’intéresse dans cet article la
distinction entre un ‘faux’ et une œuvre ‘originale’, c’est-à-dire, non pas une
œuvre ayant la vertu d’être originale, mais plutôt une œuvre en propre – ce qui
fait éminemment écho à ce qui a été dit, au premier chapitre de cette thèse, de
l’originalité ou de la créativité au sens descriptif chez Young. La distinction
opère donc entre ce qui est à proprement parler une œuvre d’art et ce qui ne
fait que prétendre à ce statut ontologique. La difficulté, bien entendu, repose
sur le fait que le faux comme l’original existent par le moyen d’un véhicule qui
n’invite pas moins, dans chaque cas, à l’expérience d’une œuvre d’art : la
191
détermination des propriétés manifestes de ce qui font encontre répond, dans
le cas du faux comme dans celui de l’original, des conventions du monde de l’art
(sans quoi le faux n’aurait pas le pouvoir de nous abuser) et offre
conséquemment l’occasion d’une expérience qui, à l’apparence, ne se distingue
pas de celle de l’art. Dans le cas de van Meegeren, le problème se dédouble, en
quelque sorte : d’une part, force est d’admettre que ses toiles sont autant de
faux « Vermeers » mais que, d’autre part, elles comptent comme autant de van
Meegerens originaux.
La solution de Dutton à ce problème emprunte une voie similaire à celle
que Davies développera plus tard en une ontologie de l’œuvre d’art. Il suggère
en effet que l’on abandonne l’idée que notre appréciation d’une œuvre d’art se
réduise à l’expérience des propriétés manifestes du véhicule, voire même des
propriétés des médiums véhiculaires interprétées dans le contexte normatif du
monde de l’art en général. Selon lui, en effet, un intérêt pour l’accomplissement
de l’artiste doit toujours participer de notre appréciation de l’œuvre, ce qui
confirmerait une fois de plus la priorité des déterminations du contexte
génétique de l’œuvre dans l’expérience que nous en faisons qua œuvre d’art.
De cette participation, toutefois, Dutton s’explique différemment de Davies, et
peut-être d’une manière qui n’est pas tout à fait apte à servir adéquatement
ses fins :
We have painting, where we normally perceive the work of art without perceiving those actions which have brought it into being. Nevertheless, […] what we see is the end-product of human activity;
192
the object of our perception can be understood as representative of a human performance.37
Il y a donc, dans notre expérience de l’œuvre, un produit qui fait encontre et
qui nous intéresse à l’expérience de sa contemplation nonobstant notre
ignorance des causes de son être. Suivant la conceptualité proposée par Dutton
dans les premières pages de son article, nous dirons qu’il s’agit de l’œuvre en
tant qu’objet esthétique. L’objet esthétique se distingue du véhicule artistique
dans l’exacte mesure où l’expérience qu’il organise peut se satisfaire à elle-
même : l’encontre perceptuelle du produit et de ses propriétés
(immédiatement perceptibles ou artistiques, c’est-à-dire relative au contexte
normatif du monde de l’art) se prête une expérience esthétique de plein droit.38
On doit penser que la notion d’objet esthétique cherche à exprimer
l’idée que l’expérience d’une œuvre d’art est toujours déjà intéressée, et de
manière fondamentale, aux propriétés esthétiques du véhicule qui fait
encontre : l’œuvre d’art est, plus souvent qu’autrement, l’objet d’une
contemplation esthétique. Car pour justifiée qu’est la réfutation de l’empirisme
esthétique, on ne peut si facilement se défaire de cette intuition que notre
rapport aux œuvres d’art tire généralement une grande part de sa capacité à
susciter une expérience esthétiquement plaisante. On remarque d’ailleurs que
quelques auteurs ont récemment tenté une défense de ce que l’on pourrait
37
D. Dutton, Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts, BJA #19, Oxford Press, Londres, automne 1979, p.305; mon italique 38
Dutton 1979, p.305 : « The ultimate product is designed for our contemplation, as an object of particular interest in its own right… »
193
appeler un « empirisme réfléchi » (enlightened empiricism), suivant en cela la
suggestion de M. Kieran reprise par David Davies dans sa contribution à
l’ouvrage Contemporary Debates in Aesthetics and the Philosophy of Art.39
L’empirisme réfléchi constitue une sorte de raffinement de l’axiologie
empiriste : il préserve l’idée que ce qui est à apprécier dans une œuvre d’art et
lui confère sa valeur n’excède jamais les propriétés de l’expérience suscitée par
l’encontre de l’œuvre, mais concède par ailleurs que la manifestation de
certaines de ces propriétés dépend de ce que celui qui fait l’expérience de
l’œuvre y était adéquatement préparé. Très certainement, les thèses de Dutton
paraissent anticiper sur le développement d’un tel empirisme réfléchi.
Mais la question qui nous intéresse, et qui motive en partie l’article de
Dutton, n’est pas celle de la validité de l’empirisme réfléchi. Il s’agit plutôt de
déterminer si cet intérêt pour l’objet esthétique suffit à ouvrir le plein espace
de l’expérience de l’œuvre d’art comme telle et, si ça n’est pas le cas, dans
quelle mesure une référence à la performance de l’artiste peut palier aux
faillites de cette expérience. Car il faut bien concéder que les œuvres de van
Meegeren sont autant d’objets esthétiques et se prêtent, comme n’importe
quel autre objet du même genre, à une appréciation esthétique. Nous en avons
pour preuve le fait que ces productions ont été rangées, pour un temps, parmi
les plus grands accomplissements de Vermeer. Et force et d’admettre qu’une
fois la supercherie mise au jour, il n’est aucune propriété de ces objets
39
D. Davies, Against Enlightened Empiricism, in Contemporary Debates in Aesthetics and the Philosophy of Art, éd. M. Kieran, Blackwell, 2006, p.22-34
194
esthétiques qui ait changé. Pourtant, notre appréciation de ces œuvres s’est
trouvée radicalement changée par la découverte du véritable lieu de leur
genèse, ce qui semble suggérer que notre expérience de l’œuvre d’art en tant
qu’objet esthétique soit conditionnée par des déterminations ‘extra-
esthétiques’ qui ne sont tout simplement pas disponibles dans la seule
perception du véhicule artistique.
En fait, fera valoir Dutton, pour autant que l’œuvre fasse encontre
comme objet esthétique, elle n’en est pas moins également comprise comme le
résultat d’une agence humaine. L’objet esthétique, nous dit-il, représente
l’accomplissement de l’artiste : il s’agit là d’une information possédée par les
membres d’un public averti, d’une information qui, si elle n’est pas disponible
comme propriété de l’expérience suscitée par l’encontre du véhicule, médiatise
néanmoins notre rapport interprétatif et appréciatif à l’objet. Pour isolé de ses
causes qu’est l’objet esthétique, nous ne nous y rapportons pas moins comme
le résultat ou le terme d’une agence humaine voué à une contemplation
esthétique. Autrement dit, l’expérience de l’objet esthétique qu’est l’œuvre
d’art n’est jamais accomplie sans la reconnaissance que l’objet a une origine
humaine et doit être interprété et apprécié comme tel.40 À plus forte mesure,
dira Dutton, la performance à l’origine de l’œuvre est interne à notre concept
40
Cf. Dutton 1979, p.305
195
même d’art et, conséquemment, à la manière dont nous faisons l’expérience de
ses objets.41
C’est ce qui distingue, par exemple, notre contemplation esthétique de
l’Appassionata du plaisir pris au son enivrant des vagues qui s’abattent
bruyamment sur le rivage. Les expériences suscitées par ces deux ‘objets’
s’offrent très certainement toutes deux à une contemplation esthétique, mais il
est des choses que nous voudront dire de l’expérience de l’œuvre de Beethoven
que nous serions bien malaisé d’affirmer du son des vagues. Ainsi, notre
expérience de la ‘surface’ sonore de l’Appassionata, de l’objet esthétique que
nous percevons auditivement, est-elle constamment médiatisée par notre
appréciation de ce que l’artiste a accompli étant donné son projet artistique
dans l’horizon normatif qui le rendait possible.42 Ce que nous apprécions de ce
que nous entendons, c’est la manière dont cela manifeste ou représente
l’accomplissement de l’artiste, la façon dont ça donne à entendre comment il a
pensé sa proposition artistique sous les contraintes des médiums artistiques qui
lui étaient disponibles. Évoquant la traduction musicale d’Erlkönig par Schubert,
Dutton écrit :
As a work of art, it is seen, for example, as a way of overcoming various problems, musical and dramatic, posed by Goethe's text. The poem presents a composer with certain possibilities and limitations; in listening to Schubert's 'Erlkonig' we are listening not simply to an
41
Ibidem 42
Cf. Dutton 1979, p.306
196
attractive sonic surface, but to how one man has worked within those limitations developing those possibilities.43
Pour le dire avec Davies, une partie essentielle de notre expérience de l’œuvre
d’art en tant que telle relève de notre appréciation de ses déterminations en
vertu du fait qu’elles répondent du projet de l’artiste, de son intention
d’articuler une proposition artistique au moyen des médiums qui lui sont
disponibles. L’œuvre d’art ne ‘réussit’ pas simplement parce que son encontre
est esthétiquement plaisante, mais parce que nous considérons que l’artiste a
lui-même réussi à lui conférer les propriétés adéquates à la manifestation de sa
proposition. Or cela suggère, bien entendu, qu’à ne rien connaître du projet de
l’artiste, on risque toujours de se méprendre quant à ce qui a réussi ou raté. Ça
n’est qu’au seul moyen de la médiatisation accomplie par l’interprétation de ce
qui fait encontre comme le résultat d’un accomplissement qu’il sera possible
d’expérimenter certaines propriétés pourtant nécessaires à notre expérience de
l’objet esthétique en tant qu’œuvre d’art. Si une appréciation simplement
esthétique de l’Appassionata ou de l’Erlkönig est possible, elle ne peut toutefois
pas réaliser une expérience de l’œuvre pleine et entière.
Retournons au cas des van Meegeren afin d’illustrer plus clairement la
manière dont notre expérience de l’œuvre d’art est contrainte par les
propriétés de son contexte génétique. À l’évidence, la distinction entre un van
Meegeren (un faux) et un Vermeer (un original) reposera essentiellement sur la
nature de l’accomplissement en jeu à chaque fois :
43
Dutton 1979, p. 306
197
The significant opposition I find then is not between ‘forged’ and ‘original’, but between correctly represented artistic performance and misrepresented artistic performance.44
Premier constat, et il est d’importance: les toiles de van Meegern sont des
objets esthétiques au même titre que celles de Vermeer. Qui plus est, dans la
mesure où ces objets ne sont pas l’imitation d’autres objets, ces toiles sont
autant d’originaux. Aussi, si la distinction entre un ‘faux’ et un ‘original’ peut
permettre de penser le cas des simples imitations – ce qui reste à vérifier – elle
s’avère clairement inutile dans ce cas particulier. L’objet esthétique qu’est, par
exemple, Les disciples d’Emmaüs est unique, original, et n’a tout simplement
pas son égal.
Mais ce n’est jamais en tant que simple objet esthétique que Les
disciples d’Emmaüs fait encontre : face à cet objet, c’est toujours déjà une
œuvre d’art que nous voyons, soit un produit qui représente l’accomplissement
de l’artiste en son terme. Nous l’avons vu : notre compréhension de la genèse
de l’œuvre en tant qu’elle relève d’une performance spécifique participe de
notre appréciation de l’expérience suscitée par l’encontre de la toile. Or, le
problème soulevé par la première réception des Disciples d’Emmaüs est qu’elle
reposait entièrement sur l’idée, erronée, que l’objet esthétique représentait un
accomplissement de Vermeer, soit une performance déterminée par le
contexte historique du monde de l’art en Hollande au 17e siècle.
44
Dutton 1979, p.312
198
Or on peut rapidement montrer comment, une fois cette erreur
repérée, l’appréciation des disciples d’Emmaüs en tant qu’œuvre d’art s’en
trouvera irrémédiablement transformée. Il s’agit à cette fin d’insister sur le fait
que la composition de la toile répond d’une réinterprétation d’un thème
religieux ayant déjà fait l’objet de représentations artistiques sous les soins du
Caravage, entre autre. Comprise comme une telle ‘interprétation’, on conçoit
sans difficulté que la performance de Vermeer ne pouvait être déterminée ainsi
que celle de van Meegeren. S’il nous est loisible de penser que les deux artistes
auront vu le Souper à Emmaüs du Caravage et qu’ils auraient donc pu
également s’en inspirer, il est loin d’être acquis, par exemple, que la profondeur
de ce thème religieux avait la même signification pour les deux artistes.45
Il faut du reste concéder l’évident, à savoir, que Vermeer n’aurait pu
s’inspirer pour son travail de « l’œuvre complète de Vermeer ». On rapporte en
effet que le choix du thème, de même que la décision de van Meegeren de le
représenter sur un canevas de larges proportions, ont été conditionnés par les
45
À cela s’ajoute encore le fait que le Caravage que connaissait Vermeer n’est tout simplement pas celui qui était disponible à van Meegeren. Gilles Lambert écrit à propos de la réception du Caravage par les époques qui l’ont suivi : « The shockwaves produced by his work were powerful and long lasting, and his reputation did not survive it. His name was forgotten, and he had to wait three hundred years for his reputation to be vindicated. [...] It was not until the 1920s that the work of the art critic Roberto Longhi again brought his name before the public. [...] The few historians who cite his name – one such was Joachim Winckelmann in 1750 – gave no indication of his importance. [...] He disappeared from lists, chronologies, in short, from the history of art. Luigi Lanzi, whose monumental Storia pictoria dell’Italia, was much quarried by Stendhal, could not even spell his name right. » (G. Lambert, Caravaggio, Taschen, Cologne, 2007, p.8 et p.11) Il y a tout lieu de penser, donc, que l’œuvre du Caravage ne jouissait pas du même lustre ni du même prestige pour les deux peintres. Conséquemment, si les Disciples font référence au Souper, la signification de cette référence ne saurait être comparable selon qu’elle est installée par Vermeer ou van Meegeren – qui était sans doute familier avec le travail de Longhi.
199
travaux du professeur Bredius. Ce dernier faisait valoir que le jeune Vermeer
avait abandonné la production de larges toiles ainsi que de la thématique
religieuse qui avait pourtant occupé son œuvre à ses débuts sous le prétexte
qu’elles étaient trop onéreuses à produire et conséquemment difficiles à
vendre. Néanmoins, Bredius était d’avis que Vermeer avait sans doute produit
davantage de toiles de ce genre, celles qui nous sont parvenues comptant pour
trop peu relativement au reste de son œuvre. Il avait alors avancé qu’il était par
conséquent loisible de s’attendre à ce que d’autres fassent éventuellement
surface. Il n’en fallait pas davantage à Van Meegeren, qui se sera ainsi saisit
d’une possibilité ouverte par les travaux de Bredius. Quant à sa préférence pour
le thème des disciples d’Emmaüs, elle était justifiée par le fait qu’il y avait de
bonnes raisons de croire qu’il était connu de Vermeer.46
Or, à apprécier l’objet esthétique qui fait encontre comme
l’accomplissement du jeune Vermeer, on ne peut s’étonner que Bredius s’en
sera enthousiasmé jusqu’à écrire : « we have here a – I am inclined to say – the
masterpiece of Johannes Vermeer of Delft. »47 Cette œuvre plus que toute
autre œuvre de jeunesse, peut-on croire, manifestait déjà à la perfection ces
palettes de couleurs qui deviendront caractéristiques du maître. Et que dire de
la profondeur du sentiment religieux émanant de la composition ?
46
Cf. D. Dutton, Han van Meegeren, in The Encyclopedia of Hoaxes, éd. G. Stein, Gale Group, Detroit, 1993 47
Abraham Bredius, A New Vermeer, in The Burlington Magazine, #71, Novembre 1937, p.211
200
In no other picture by the great Master of Delft do we find such sentiment, such a profound understanding of the Bible story – a sentiment so nobly human expressed through the medium of the highest art.48
Mais c’était bien là ce que ciblait Dutton! C’est-à-dire que ces qualités
expressives que Bredius découvre dans son expérience de l’œuvre reposent on
ne peut plus directement sur sa supposition que la toile qui fait encontre
représente une performance interprétative de Vermeer où tant la ferveur
religieuse du peintre que l’étonnante maîtrise de son art par un si jeune artiste
participent du résultat. On ne peut du reste s’empêcher, à la lecture de sa
critique du ‘nouveau Vermeer’, de remarquer combien son appréciation de
l’œuvre et des propriétés qu’il y découvre repose sur la ‘situation’ de cette
œuvre relativement à l’œuvre complète du peintre hollandais : le bleu des
vêtements du Christ est ‘caractéristique’ ; le jaune est le même que celui du
célèbre Vermeer à Dresde ; la toile est plus imposante que toutes les autres du
peintre ; le sentiment religieux y est plus profond qu’ailleurs dans son œuvre ;
etc.
Il faut bien admettre, cependant, que cette manière d’apprécier la toile
qui fait encontre devient tout simplement impossible dès lors que nous avons
connaissance de la réelle provenance de cet objet esthétique. On pourrait
certes encore comparer les propriétés esthétiques de l’accomplissement de van
Meegeren avec les particularités des toiles de Vermeer, y reconnaître un bleu
caractéristique du peintre du 17e siècle par exemple, mais la valeur de ce bleu
48
Ibidem
201
dans notre appréciation de l’œuvre s’en trouverait néanmoins altérée : van
Meegeren ‘cite’, pour ainsi dire, une caractéristique propre aux préférences
chromatiques de Vermeer, il s’y réfère comme à une valeur avérée et connue
par son monde de l’art. Vermeer, quant à lui, utilisait son bleu ! Et de même
pour presque toutes les propriétés de l’objet esthétique déterminé par la
performance de van Meegeren : à connaître sa provenance, Les disciples
d’Emmaüs exprime très certainement moins un sentiment religieux profond
qu’une capacité à mobiliser les manières caractéristiques à Vermeer d’exprimer
un tel sentiment :
Though they are original van Meegerens, elements which we especially value in them did not originate with Vermeer—and part of what would make those elements valuable is that they should be the product of seventeenth-century Vermeer performances rather than twentieth-century van Meegeren performances.49
Mais au-delà de la manière dont la connaissance des détails de la genèse de
cette toile exige que l’on adapte notre première appréciation, cette
connaissance détermine encore l’expérience de l’objet esthétique d’une façon
proprement originale. C’est-à-dire qu’il devient dès lors possible à l’interprète
proprement informé de la provenance de cette toile de déceler à son encontre
des propriétés qu’il aurait été impossible d’attribuer à un accomplissement de
Vermeer mais aisé de reconnaître à la performance d’un peintre du 20e siècle.
Ainsi Dutton écrit-il :
When we look today at the van Meegeren forgeries, it seems almost impossible to imagine that they were mistaken for Vermeers. The faces
49
Dutton 1979, p.311-12
202
have a quality suggestive of photography. The sentimental eyes and awkward anatomy are more reminiscent of German expressionist works of the 1920s and 30s than they are of the age of Vermeer. In the Emmaeus painting, there is even a resemblance with one of the faces of Greta Garbo.50
C’est ainsi que Dutton parvient à mettre le doigt sur le rôle essentiel que
jouent les déterminations de la genèse de l’œuvre dans notre expérience et
notre appréciation de l’expérience qu’elle suscite. Et puisque c’est le cas célèbre
d’une supercherie qui a fait office d’exemple dans la justification de cette thèse,
je remarque au passage que cette manière de comprendre notre appréciation
des œuvres de van Meegeren pourrait aisément justifier que l’on y intègre un
éthicisme tel que celui Berys Gaut, par exemple. Car si la simple contemplation
d’un objet esthétique laisse clairement peu de place à une appréciation
éthique, son appréciation en tant que terme d’un accomplissement humain me
paraît aisément s’y prêter. Sans pouvoir m’y arrêter davantage, je suggérerai
seulement qu’un public averti de ce que l’œuvre de van Meegeren répond
d’une intention fourbe se montrera sans doute beaucoup moins généreux dans
son appréciation de ses propriétés artistiques. Non pas qu’il sera aveugle aux
qualités de ce qui fait encontre, mais bien plutôt que l’évaluation de l’œuvre de
van Meegeren sera alourdie, en quelque sorte, par la valeur morale négative
attachée à sa performance. Dans la mesure où l’objet esthétique que nous
contemplons et évaluons représente cette performance, il pourra en
50
Dutton 1993, p.26
203
représenter également les qualités morales d’une manière affectant notre
plaisir.51
Seconde remarque suscitée par cette conclusion à l’analyse des
propositions de Dutton touchant au cas ‘van Meegeren’ : la relation de
représentation qui joue entre l’objet esthétique et l’accomplissement de
l’artiste n’est pas sans soulever quelques difficultés. Plus problématique que
d’autres, peut-on penser, est cette idée d’un impératif jamais rigoureusement
justifié d’interpréter l’objet esthétique comme le terme d’un accomplissement.
Si l’objet esthétique est de plein droit l’objet d’une contemplation possiblement
plaisante, pourquoi sommes-nous sous quelque obligation de nous retirer à ce
plaisir en direction d’un autre ?
D. Davies avançait à ce sujet que la caractérisation de cette relation
demeure ambiguë (« somewhat slippery characterizations »),52 ce qui me
semble devoir lui être accordé. Mais il exprimait cette inquiétude, peut-être
plus sérieuse et très certainement implicite dans ce qui vient tout juste d’être
dit au sujet de cet impératif interprétatif, que cette relation laisse en quelque
sorte ses termes intacts. Ce que je veux dire, c’est qu’à insister ainsi qu’il le fait
51
Je prends soin, dans ces passages à propos d’une intégration de l’éthicisme de Gaut à l’empirisme réfléchi de Dutton, de ne pas y aller de propositions plus détaillées afin de maintenir présente à l’esprit de mon lecteur l’idée qu’il ne s’agit tout au plus que d’une suggestion. Le travail reste à faire qui pourra montrer rigoureusement que l’éthicisme de Berys Gaut profiterait d’un tel rapprochement. Le lecteur qui voudra se convaincre de la pertinence d’un tel travail consultera à profit cet article : B. Gaut, The Ethical Criticism of Art, in Aesthetics and Ethics ; Essays at the Intersection, éd. J. Levinson, CUP, Cambridge, 1998, p.182-203 ; ou encore, plus récemment : B. Gaut, Art, Emotions and Ethics, Oxford University Press, Oxford, 2007, 269p. 52
D. Davies 2004, p.202
204
sur la primauté de l’encontre de l’objet esthétique – dont c’est à bon droit qu’il
nous intéresse de manière parfaitement autonome – dans notre expérience de
l’œuvre d’art, Dutton semble réifier l’être de l’œuvre d’art d’une manière qui ne
résiste pas à la réfutation de l’empirisme esthétique menée plus tôt dans cette
thèse :
Even for such an enlightened empiricism, however, all artistic value must ultimately reside in characteristics of the experiences elicited in receivers in a suitably informed engagement with an instance of the work. This is the sense in which enlightened empiricism still comprises an empiricist theory of artistic value. Thus it is open to challenge if there are factors that enter into our assessments of artistic value that are not reducible to the experienced effects of the artwork.53
Or, fera valoir Davies, les déterminations du contexte génétique qui
participent de notre appréciation de l’objet esthétique en tant qu’œuvre d’art
ne sont tout simplement pas disponibles en tant qu’effets de l’encontre des
disciples d’Emmaüs, par exemple. Certes, ces déterminations participent de
notre interprétation de l’œuvre d’art et médiatisent notre appréciation des
qualités perceptibles de l’objet esthétique, mais l’expérience elle-même n’est
pas le fondement de cette médiatisation. Tout au plus peut-on dire qu’elle en
fournit l’occasion. Du coup, il n’est rien à même les déterminations de cette
expérience qui puisse justifier que l’on doive y inclure les propriétés du contexte
génétique de cet objet. Nous avons certes de bonnes raisons de le faire, et la
démonstration autour du cas ‘van Meegeren’ ne suggère pas autre chose, mais
ces raisons ne constituent pas pour autant une obligation.
53
Davies 2006, p.27
205
Il faut bien voir, par contre, que Davies partage l’essentiel des
propositions de Dutton. Là où il résiste c’est à cette idée qu’un intérêt pour
l’objet esthétique et l’expérience contemplative qu’il suscite participe de
manière aussi primordiale à notre expérience de l’œuvre d’art qua œuvre d’art.
C’est pourquoi, plutôt qu’un objet esthétique, Davies préfère comprendre ce qui
fait encontre sous le terme de véhicule artistique. Celui-ci traduit déjà, plutôt
qu’il ne la représente, une facette de l’accomplissement de l’artiste : il s’agit du
résultat (matériel ou non) de cet accomplissement tel qu’il participe de la
détermination du phénomène de l’œuvre, des déterminations de l’espace focal
d’appréciation. Contrairement à l’empirisme réfléchi, toutefois, ce qui
commande l’appréciation des propriétés du véhicule artistique n’est pas
l’expérience de son encontre mais sa situation dans l’accomplissement-
performance de l’artiste. De sorte que notre intérêt pour le véhicule artistique
n’est jamais dégagé d’un intérêt pour sa provenance ; il n’y a aucun ‘devoir’,
aucun impératif de se retirer à la contemplation esthétique de ce qui fait
encontre puisque l’encontre elle-même est toujours déjà davantage que cette
seule contemplation.
Devant cette difficulté que soulève l’empirisme réfléchi de Dutton,
Davies demande : « But why does Dutton resist the temptation (irresistible to
some) to identify the work with the performance, rather than postulate some
206
shadowy relation of « representation » or « implicit embodiment » ? »54 La
raison, pense-t-il, est que Dutton est incapable d’abandonner cette intuition
qu’un intérêt esthétique participe de manière nécessaire et essentielle à notre
pratique des œuvres d’art. Il y va en quelque sorte d’un préjugé esthétique, un
préjugé que la réfutation de l’empirisme esthétique devrait déjà nous avoir
convaincu d’abandonner. Or il faut bien concéder à Davies que l’argument
développé dans Artistic Crimes suggère en effet quelque chose de tel, une
volonté d’accommoder tout à la fois ce que l’on pourrait appeler nos intérêts
esthétiques et artistiques. Je me demande toutefois si la conceptualité de
Dutton est aussi embarrassante que ne le laisse entendre Davies. Je constate
par exemple que, dans ce passage, Dutton ouvre à tout le moins la porte à une
position plus nuancée :
I would hold that when we learn that the kind of achievement an art object involves has been radically misrepresented to us, it is not as though we have learned a new fact about some familiar object of aesthetic attention. To the contrary, insofar as its position as a work of art is concerned, it is no longer the same object.55
M’intéressent tout particulièrement cette notion d’une ‘position’ ou d’une
situation comme œuvre d’art de ce qui fait encontre ainsi que l’idée que d’une
différence dans cette situation entraîne une différence objectale. C’est un peu
comme si Dutton anticipait sur les thèses de Davies, avançant que l’objet qu’est
l’œuvre d’art n’est donné qu’en étant situé dans un effort interprétatif. À
situation différente, avance-t-il, correspond un objet différent dans notre
54
D. Davies 2004, p.203 55
D. Dutton 1979, p.313
207
expérience. Je remarque en outre que Dutton remet en question l’idée même
d’une contemplation esthétique désintéressée, suggérant du même coup que le
concept d’objet esthétique sert davantage la réflexion touchant à l’expérience
de l’œuvre d’art qu’à la caractérisation réelle de sa manifestation. Autrement
dit, Dutton laisse lui-même entendre que l’encontre de l’objet esthétique est
toujours elle-même située et déterminée par davantage que les propriétés
qu’elle rend disponibles :
Yet who is it who ever has these curious 'aesthetic experiences'? In fact, I would suppose they are never had, except by infants perhaps— surely never by informed lovers of painting, music, or literature (the latter always a difficult case for aestheticians who like talking about 'sensuous surface'). The encounter with a work of art does not consist in merely hearing a succession of pretty sounds or seeing an assemblage of pleasing shapes and colours. It is as much a matter of hearing a virtuoso perform a dazzling and original interpretation of a difficult piece of music or of experiencing a new vision of a familiar subject provided by a painter.56
Je concèderai volontiers que cette conceptualité demeure peut-être encore
trop ‘lourde’ d’objectivité pour rendre adéquatement justice à l’intuition que
Davies développera plus tard en une ontologie de l’œuvre comme performance.
Mais il m’est néanmoins d’avis que les germes de ces développements sont déjà
présent dans le texte de Dutton. Il me suffira, de toute façon, que l’empirisme
réfléchi et la phénoménologie de l’œuvre d’art développée à partir des thèses
de Davies s’accordent sur ce fait, désormais difficile à nier, que notre
compréhension du contexte génétique participe de manière primordiale à notre
56
D. Dutton 1979, p.313
208
expérience de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art. Cela, le traitement du cas
‘van Meegeren’ me paraît l’avoir amplement démontré.
On pourrait encore augmenter cette démonstration en appliquant la
même réflexion au cas, plus simple, des reproductions illégales d’œuvres d’art
existantes. Contrairement à l’œuvre ‘originale’, à la véritable œuvre d’art, le
faux est un véhicule constitué de médiums artistiques mobilisés dans le
contexte d’un accomplissement d’une nature fort différente. Dans ce cas, en
effet, ces médiums sont mobilisés de manière à feindre l’articulation d’une
proposition artistique dans un horizon normatif donné, une feinte qui ne doit
pas être mise au jour si le véhicule doit pouvoir faire tout son effet. Aussi, dès
lors que le mensonge est éventé, le véhicule en perd sa capacité de médiatiser
l’expérience de l’art à laquelle il prétendait : d’une part, le médium artistique
n’articule aucune proposition artistique mais ne fait que feindre pareille
performance et, d’autre part, l’articulation des médiums artistiques nécessaires
à la feinte s’installe dans un horizon normatif qui, en vérité, n’est pas le sien.
Ainsi le faux, lorsqu’il est l’imitation réussie d’un original, joue-t-il tout
au mieux comme une citation renvoyant à l’accomplissement qu’il imite. À cet
égard, il est permis de penser qu’il préserve, dans une certaine mesure, sa
capacité d’occasionner l’expérience de l’accomplissement original, avec ce
bémol toutefois, que le véhicule est pour ainsi dire disloqué de
209
l’accomplissement véritablement responsable de ses déterminations.57 Or, si
Dutton et Davies ont raison de penser que c’est cet accomplissement qui
intéresse notre expérience de l’œuvre, le faux cours toujours déjà
nécessairement le risque de nous faire manquer un aspect important de
l’espace focal d’appréciation où la performance de l’artiste se manifeste. Du
même coup, notre appréciation de la valeur artistique de ce qui fait encontre
doit nécessairement se faire « sous toutes réserves ».58
57
C’est en effet une conséquence importante de la réfutation de l’empirisme esthétique et de l’identification de l’œuvre au produit, que la facticité d’un véhicule et des médiums véhiculaires appropriés peuvent suffire à l’appréciation adéquate (bien que peut-être partielle) de l’œuvre d’art pour peu qu’ils soient interprétées relativement à l’accomplissement original de l’artiste. Davies explore cette possibilité et argumente en sa faveur dans son Multiple Instances and Multiple ‘Instances’ (in British Journal of Aesthetics 50: 4, Oxford Press, 2010, p.411-426). Il y défend l’idée que là où un véhicule donné possède toutes les propriétés nécessaires, ce véhicule, pour disloqué qu’il est de l’histoire de production du véhicule original, peut participer de la détermination de l’espace focal d’appréciation tout aussi bien que le véhicule originalement spécifié par l’artiste. Davies nomme en quelque sorte cette ‘dislocation’ par le concept de « E-instance » : « What may be termed a ‘purely epistemic instance’ (‘E-instance’) of a work X, then, is anything that can fully play this role in the appreciation of X in virtue of possessing those manifest properties required in any event or object that can provide the experiential engagement necessary for the proper appreciation of X. » C’est, bien entendu, le véhicule spécifié par l’accomplissement de l’artiste qui donne le critère grâce auquel il devient possible de déterminer si une « E-instance ». Or, s’il m’apparaît évident que cette proposition peut en effet découler des thèses ontologiques mobilisées dans cette thèse, la chose ne m’apparaît pas nécessaire. Préférant éviter d’ouvrir l’espace d’un débat qui n’est pas nécessaire à la progression de la réflexion entreprise dans cette thèse, je remets à plus tard la tâche d’offrir une perspective plus complète sur le sujet. 58
Faisant suite à la note précédente, je remarque au passage que les concepts de « transcendance » et d’« objet d’immanence » développés par Genette s’offrent également comme d’excellents points de départ à celui qui voudrait penser dans quelle mesure, et selon quel registre, un faux peut occasionner l’expérience de l’œuvre d’art qu’il imite (Cf. G. Genette, L’œuvre de l’art, 2010). L’intuition importante ici est que le véhicule qui fait encontre, fut-il l’original ou non, n’est jamais tout à fait celui déterminé par la seule activité de l’artiste : le temps fait son effet qui retire au pigment la vigueur chromatique qui devait pourtant être la sienne selon les volontés de l’artiste. La corruption des lignes, des détails et de la composition chromatique d’une œuvre originale doit-elle pour autant nous interdire un accès adéquat à l’œuvre ? Et que faire, alors, du faux qui les restaurerait mieux que ne le peut l’original ? L’occasion n’est pas donnée, aujourd’hui, de risquer réponse à ces questions mais il m’est d’avis que les conclusions de cette thèse auront un rôle à jouer dans leur résolution. Notons du reste que Davies discute également des effets corrosifs du temps sur le véhicule artistique dans son article Multiple Instances and Multiple ‘Instances’. Dutton, quant à lui, semble d’avis que l’appréciation des propriétés manifestes d’un véhicule ne s’accomplissent jamais sans une
210
De cette discussion et de ces exemples, je tire la conclusion suivante,
que les déterminations du contexte normatif prévalant lors de la genèse de
l’œuvre doivent nécessairement et prioritairement intéresser l’interprétation
du véhicule artistique puisque l’expérience que nous en faisons s’intéresse à
l’accomplissement de l’artiste. Or cet accomplissement, nous l’avons décrit
comme la mobilisation intentionnelle de médiums artistiques, de
compréhensions partagées, dans le projet d’articuler une proposition artistique
au moyen d’un véhicule approprié. C’est pourquoi on peut penser que, là où
l’accomplissement de l’artiste ne situe pas intentionnellement son véhicule en
une relation honnête avec les normes du monde de l’art, ce qui résulte de son
activité ne nous intéressera pas comme œuvre d’art. La performance réelle de
l’artiste, la mobilisation intentionnelle et accomplie des compréhensions
partagées, est une condition nécessaire à notre expérience des œuvres d’art
puisqu’elle participe de son phénomène.
Cette conclusion me paraît trouver confirmation supplémentaire dans
ce qu’on pourrait appeler le « malaise ontologique » provoqué par les thèses
fonctionnalistes de Goodman et son rejet de toute considération pour la
performance de l’artiste. Qu’il s’agisse du caillou trouvé à proximité de son
pensée pour leur origine véritable. Cette affirmation ne me semble toutefois reposer sur rien autre chose qu’une critique du formalisme esthétique : ayant montré que les seules propriétés esthétiques ne suffisent pas à l’expérience de l’art, qu’une référence à leur contexte d’origine est en outre nécessaire, Dutton ne se sera pas intéressé au fait que l’œuvre originale ne ‘représente’ pas l’accomplissement de l’artiste autrement que le véhicule qui l’imite parfaitement. Après tout, ce n’est pas le véhicule qui est une fausse représentation d’une performance artistique, mais bien la performance du faussaire, qui prétend à autre chose que ce qu’elle accomplit.
211
domicile et qui, par la grâce de son transport jusqu’au musée peut désormais
fonctionner comme œuvre d’art, ou qu’il s’agisse, à l’inverse, du Rembrandt qui
ne se laisse plus expérimenter comme œuvre d’art dès lors qu’on le pense dans
un autre contexte normatif (celui, par exemple, imposé par le besoin de
remplacer une fenêtre brisée dont il partage les dimensions), à chaque fois nos
intuitions les plus communes semblent heurtées de manière inexcusable.59
Comment peut-on, en effet, concilier avec la contrainte pragmatique ces
exemples élevés sur l’absence d’un critère justifiant en vérité la mobilisation de
conventions appropriées à l’expérience d’une œuvre d’art ? Car, si la contrainte
pragmatique permet de penser, à la lumière de l’histoire de l’art au 20e siècle,
qu’il est à tout le moins possible qu’un caillou puisse se manifester comme
œuvre d’art, l’idée que Le bœuf écorché de Rembrandt puisse perdre son statut
ontologique au gré de nos intentions et de nos pratiques de la toile heurte
vivement nos intuitions.60 Du reste, la possibilité que le caillou soit une œuvre
59
Cf. N. Goodman, Ways of Worldmaking, Hackett, Indianapolis, 1978, p.67; en toute justice, on remarquera que Goodman nuance parfois ses propos à ce sujet. Il n’en demeure pas moins, toutefois, que l’intuition à laquelle ses écrits veulent donner voix est à l’effet que notre expérience d’une œuvre d’art repose essentiellement sur les modalités cognitives spécifiques à sa réception comme telle, ce qui ne requière jamais que l’on s’intéresse nécessairement à la genèse de ce que l’on pense ainsi. 60
On peut certes penser la possibilité d’un avenir lointain qui ne s’offusquerait pas, voire ne ressentirait aucun malaise à l’idée que le Bœuf écorché perde son statut ontologique d’œuvre d’art. L’idée derrière la position théorique soutenue dans ces pages, toutefois, est que cette perte de statut serait probablement le résultat d’une dissolution historique des institutions pertinentes à sa reconnaissance : la réfutation de l’empirisme esthétique a effectivement cette conséquence de conférer une priorité épistémique au réseau discursif et normatif qui ouvre la possibilité de reconnaître le donné comme œuvre d’art. Aussi, si l’usage « discordant » de l’œuvre de Rembrandt ne doit causer aucun malaise, il faut penser que, soit le monde de l’art auquel elle appartient n’a plus de réalité historique – auquel cas il est prévisible que nombreuses seront les œuvres picturales qui partageront le sort du Bœuf écorché –, soit le monde de l’art offre à présent des raisons suffisantes de l’exclure des pratiques ‘normales’ qu’il ordonne – ce que le caractère historique du monde de l’art rend certainement possible.
212
d’art exige que l’on puisse fournir de bonnes raisons de penser que tel est le
cas ; et sa seule ‘situation’ au musée ne suffira probablement pas à la tâche : un
critère plus ferme, plus décisif semble requis.
Aussi je rejoins Davies lorsqu’il souligne l’importance ou, en fait, la
nécessité de référer au contexte génétique de l’œuvre dans la détermination
des compréhensions partagées qui doivent participer de notre interprétation de
l’espace focal d’interprétation. Mais l’objection que nous avons ici explorée,
pour inefficace qu’elle puisse être en ses fins, nous invite toutefois à nous
pencher plus avant sur l’accomplissement de l’artiste et la manière dont il
mobilise les conventions appropriées à l’articulation de sa proposition
artistique, afin de décider des propriétés du contexte génétique qui devront
s’imposer nécessairement à la juste appréciation de l’œuvre.
Le critère du « piece-specification »
Afin d’asseoir la priorité du contexte normatif prévalant au moment de
la genèse de l’œuvre, Davies s’appuie sur certaines intuitions développées par
T. Binkley dans Deciding About Art et Piece : Contra Aesthetics.61 L’intéresse
plus particulièrement son concept de « piece specification », dont on entend
certainement les échos dans la formule « spécification de l’espace focal
61
T. Binkley, Piece : Contra Aesthetics, in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 35:3, 1977, p.265-277
213
d’appréciation » qu’il emploie afin de décrire l’accomplissement de l’artiste.
Cela étant dit, certaines différences existent entre leur caractérisation de cet
accomplissement, ce que trahissent déjà les légers déplacements conceptuels
opérés par Davies. Étant donné, toutefois, que le contexte ontologique
nécessaire aux fins de cette thèse a été adéquatement posé, et qu’il est
désormais question de tirer au clair l’accomplissement de l’artiste dans ce
contexte, cette section sera essentiellement consacrée à l’analyse des thèses de
Binkley. Ses propositions visent en effet plus directement, et de manière plus
dépouillée peut-être, le rapport de l’artiste à la détermination ontologique de
l’œuvre d’art en tant que telle.
***
L’ambition de Binkley dans Deciding About Art et ailleurs était de révéler
l’impossibilité d’une définition nécessaire ou suffisante de l’art et, par
conséquent, d’en circonscrire adéquatement l’extension : pour chaque
définition donnée, pense Binkley, il est possible d’offrir un contre-exemple dont
le statut en tant qu’œuvre d’art ne pourrait pas être déterminé en vertu des
propriétés établies par la définition.62 Cela témoignerait, selon lui, de
l’ouverture radicale du concept et du caractère vain d’une entreprise
définitionnelle qui lui serait vouée. Nous le savons depuis au moins
62
Cf. Binkley 1976, p.93: Binkley y formalise son argument à l’aide d’une formule qui exprime la possibilité radicale de nouvelles productions artistiques échappant à une définition donnée.
214
l’introduction des Ready-mades63 dans le monde de l’art, avance-t-il : « the
artist is free consciously to create a work – an artwork – which calls into
question or flagrantly violates some salient feature of the concept of ‘art’ as it
stood prior to the creation of the work. »64
C’est dire qu’un artiste peut toujours accomplir une œuvre qui, par
exemple, ne se réfère que négativement aux médiums artistiques
traditionnellement associé à un type d’œuvre d’art. Que l’on pense, par
exemple, au Erased De Kooning Drawing (1952) de Rauschenberg, ou à 4.33 de
John Cage, deux œuvres qui font fi des propriétés standards traditionnellement
associées à l’art visuel et musical mais qui, néanmoins, s’installent dans
l’horizon normatif de ces catégories.65 Or, cette situation dans cet horizon
normatif ne peut évidemment pas dépendre des propriétés des ‘objets’
déterminés par Rauschenberg et Cage puisqu’ils manquent précisément de
manifester ces propriétés standards et objectives qui nous autoriseraient à les
comprendre ainsi. Cela répète en fait une fois de plus cette conclusion que nous
avons déjà acquise, à savoir que l’identité ontologique de l’œuvre d’art n’est
63
Je tiens à remarquer, au passage, qu’il n’est pas question de décider de la nature de la contribution de Duchamp au monde de l’art ni du caractère ontologique des Ready-mades. Si Binkley les compte comme autant d’œuvres d’art, ce que d’autres pourraient vouloir contester, rien dans l’argumentaire développé ici ne me paraît reposer de manière importante sur la résolution de ce cas-problème dans l’histoire récente de l’art. 64
Binkley 1976, p.97 65
C’est à nouveau la contrainte pragmatique qui nous permet de faire intervenir ces œuvres à titre d’exemples. On pourrait très certainement contester la dimension proprement artistique d’œuvres de cette nature, mais l’existence même du débat me paraît suggérer qu’il est de bonnes raisons de les admettre dans le monde de l’art. Chose certaine : les propositions de Binkley tendent toutes à montrer que nous avons raison de les y admettre, ce que cette section devrait amplement démontrer.
215
pas réductible aux seules propriétés de ce qui fait encontre dans l’expérience.
Mais cela révèle en outre que la mobilisation de compréhensions partagées, de
médiums artistiques, en vertu de laquelle un véhicule peut être déterminé de
manière à participer de l’espace focal d’appréciation d’une œuvre d’art ne
correspond pas simplement à la manipulation de propriétés décrivant
objectivement le type de résultat phénoménologique identifiable comme
œuvre d’art. Autrement dit, les médiums artistiques en vertu desquels quelque
chose peut se laisser apprécier comme œuvre d’art ne sauraient être compris
comme autant de propriétés conventionnellement reconnues à ces objets, ces
véhicules, qui tombent sous le concept « œuvre d’art ».
L’exemple de la « situation » de Hole et 4.33 dans l’horizon normatif du
monde de l’art nous offre cependant l’indice qui nous permettra d’identifier les
médiums artistiques adéquats. En effet, si ces œuvres s’offrent toutes deux à
une appréciation artistique en dépit du fait qu’elles échappent à la manière
traditionnelle d’interpréter une œuvre musicale ou visuelle, c’est parce que tant
Cage que Rauschenberg se sont référés, quoique négativement, aux
conventions que leurs œuvres ignorent. Or ce ne sont pas les propriétés de Hole
et de 4.33 qui les situent dans le monde de l’art, mais bien le fait que
l’accomplissement de ces œuvres ‘réfère’ aux conventions pertinentes. Car
« faire fi » de ces propriétés, remarque Binkley, c’est encore installer une
référence entre l’accomplissement de l’artiste et une certaine catégorie de l’art,
c’est encore mobiliser (en ‘forçant’ leur absence) des compréhensions
216
partagées afin d’articuler une proposition artistique.66 Aussi peut-on dire, si l’on
veut préciser davantage ce qui doit désormais nous intéresser, que ce sont les
propriétés de l’acte spécifiant l’œuvre comme telle et, plus essentiellement, les
modalités intentionnelles de cet acte, qui lui confèrent sa situation dans
l’horizon normatif du monde de l’art et, conséquemment, confèrent à son
accomplissement la signification d’être une œuvre d’art.
Cet accomplissement, nous le penserons avec Binkley sous le concept
d’un acte de spécification. Aux premiers abords, il y va d’une performance
mobilisant des compréhensions partagées spécifiques à ce que l’on entend sous
le concept « art » à un temps donné et en vertu desquelles le résultat de cette
performance, la ‘pièce’, se laisse penser comme œuvre d’art. Ainsi que je
l’indiquais à l’instant, cependant, la possibilité de spécifier quelque chose
comme œuvre d’art ne repose pas exactement sur les conventions spécifiques à
l’accomplissement d’un type particulier d’œuvre d’art (telles les propriétés
régissant la rédaction d’un sonnet, par exemple). Des conventions à propos de
telles propriétés peuvent certes intervenir, et l’artiste est toujours libre de s’y
référer comme à une sorte de point de repère qu’il a en partage avec son
66
Cf. Binkley 1976, p.93 : la formule que Binkley propose (voir note 61, ci-haut) afin d’illustrer son propos laisse déjà entendre qu’une telle référence est nécessaire à l’acte de spécification. Ainsi : « The formula has roughly three steps for arriving at the artwork Pi: 1) Secure a definition of art, Di; 2) Find an example Ei of non-art on the basis of criteria articulated by Di; 3)The piece, Pi, is specified to be the example, Ei: Pi = Ei. Although the “creative act” is signalized and accomplished by the declaration “Pi = Ei”, any “creativity” in the piece results from the groundwork for 3) constructed in 1) and 2). » Cela laisse clairement entendre ce que le reste de cette section démontrera, à savoir qu’une nouvelle œuvre d’art est spécifiée comme telle en vertu d’une référence intentionnelle au cadre normatif du monde de l’art dans la structure de l’acte qui en accomplit la spécification.
217
public, mais ces propriétés n’en sont pas moins insuffisantes à la spécification
de l’œuvre comme telle. Un agent pourrait toujours, par exemple, articuler une
proposition en trois ‘moments’ ayant respectivement cinq, sept et cinq pieds,
lui conférant ainsi la forme d’un haïku. Mais un haïku n’a pas nécessairement à
être une œuvre d’art. Il m’est ainsi loisible de pondre un haïku en guise de bref
message laissé sur la table de la cuisine à l’intention de mon épouse. Imaginons,
par exemple, le haïku suivant :
La blancheur du lait Mes doigts ne l’entrevoient plus
Un litre suffirait
Ces quelques lignes se laissent aisément lire comme un haïku, mais il s’agit bel
et bien d’une note laissée à ma femme dans l’espoir qu’elle achète du lait. Mon
haïku n’est tout simplement pas une œuvre d’art : ce qu’on doit y comprendre
c’est un besoin de lait, et non pas l’occasion d’une expérience de l’art. Ce qui
confèrerait à ce haïku la signification d’être une œuvre d’art, c’est l’intention de
mobiliser les conventions touchant sa forme à destination du monde de l’art. La
seule référence à une convention artistique n’est pas suffisante, il faut encore
qu’elle soit faite de manière à situer une proposition signifiante dans l’horizon
normatif de telles conventions.
On pourrait répéter cet exemple à partir de n’importe quelle catégorie
artistique, mais il suffit que l’on comprenne que la forme ou les propriétés
manifestes de ce qui fait encontre dans l’expérience n’en assurent jamais à elles
seules la dimension proprement artistique. Ces propriétés devraient-elles être
218
partagées par toutes les œuvres d’art existantes que cela serait encore
insuffisant puisqu’on pourrait toujours spécifier un objet qui ait ces propriétés
en partage et qui, pourtant, n’est pas à expérimenter comme œuvre d’art. Ce
qui est nécessaire, c’est l’intention de mobiliser ces propriétés et les
compréhensions partagées à leur sujet comme autant de médiums artistiques, à
savoir, comme des médiums ouvrant la possibilité de placer une proposition
signifiante dans l’horizon normatif du monde de l’art. À cet égard, les catégories
de l’art de Walton et les propriétés qu’elles décrivent peuvent jouer comme un
médium artistique : elles le peuvent en autant que quelqu’un ait l’intention d’y
référer afin de spécifier le contenu de sa proposition de manière à ce que son
appréciation adéquate doive également se référer à la normativité du monde
de l’art. De même pour ces autres conventions telles que la signature apposée
au bas d’une œuvre d’art visuelle ou sculpturale que l’on augmente d’une
datation, l’intitulation d’un véhicule, la démonstration publique dans un lieu tel
qu’un théâtre, etc.
Autant de conventions, donc, auxquelles on doit se référer d’une
manière ou d’une autre afin de situer le contenu de sa proposition dans le
monde de l’art.67 Quant à la référence elle-même, nous avons déjà vu que
l’intention qui l’anime n’a pas à mobiliser les compréhension partagées en les
laissant intactes : forcer l’absence d’une propriété conventionnelle là où
pourtant on l’attendait, c’est encore y faire référence. Et l’on voit même,
67
Cf. T. Binkley 1977, p.275 ainsi que T. Binkley 1976 p.102-103
219
parfois, à l’invention de nouvelles conventions indexicales, la plupart procédant
à partir d’une référence à cette autre convention que les productions d’un
artiste déjà reconnu par les cercles sociaux pertinents sont généralement à
indexer sous la rubrique œuvre d’art.68 Ce qu’il faut bien voir, cependant, c’est
que la référence seule ne suffit pas : la mobilisation des compréhensions
partagées pertinentes doit être accomplie dans le projet de spécifier une
proposition comme pièce, comme œuvre d’art. Car on ne peut échapper à cette
évidence que le haïku destiné à ma femme réfère lui aussi aux conventions
touchant à cette forme poétique, conventions que je partage avec les autres
agents du monde de l’art.
Il n’y va pas toutefois pas d’une simple distinction nominale ; un haïku
n’est pas artistique parce que baptisé « œuvre d’art », mais parce que les
propriétés conventionnelles ayant servie à en déterminer la forme ont été
mobilisées de manière à conférer à la proposition qu’il articule la signification
d’être une œuvre d’art :
To make a work of art is not to christen something as art, but to index it under “art pieces”. To do that is to specify a piece within an artistic indexing convention. Indexes list their items intensionally, and artistic indexing conventions provide means for intensionally specifying pieces.69
68
Ici, Binkley pense particulièrement à l’avènement des Readymades de Duchamp, qui n’auraient sans doute jamais pu être indexés comme œuvre d’art sous les conventions indexicales de l’époque si ce n’eut été de la situation déjà avérée de l’artiste dans certains cercles artistiques français et américains. 69
Binkley 1976, p.106
220
Ce qui distingue mon haïku d’un véritable poème, c’est le fait que la
mobilisation des propriétés conventionnelles dans mon accomplissement ne
visait pas à situer le texte ainsi produit dans le monde de l’art. Je me suis référé
à cet horizon normatif, certes, mais je ne m’attendais pas à ce que ma femme
s’y réfère également lorsqu’elle aurait à en comprendre le sens : le véhicule
était, à toutes fins pratiques, d’aucune importance dans la détermination de la
signification à tirer de mon haïku. Son interprétation ne requérait donc pas que
l’on s’intéresse, par exemple, à la manière dont il faisait référence à la
sensibilité humaine. S’il avait fallu que mon haïku soit véritablement destiné à
l’intention d’un public du monde de l’art, par contre, la manière dont jouent de
telles propriétés formelles dans l’articulation de ma proposition aurait eu à
intéresser l’interprète. Autre manière de dire que, dans le cas de l’œuvre d’art,
c’est l’accomplissement de la spécification d’une proposition au moyen de
médiums artistiques qui structure la signification du phénomène qui est au
centre de nos préoccupations, et non pas, comme pour mon haïku, un message
que l’œuvre véhiculerait telle une proposition dans un langage naturel. Tâchons
d’y voir de plus près en prenant comme fil conducteur cette idée que la
mobilisation des conventions partagées sert la spécification intensionnelle
d’une pièce.
De manière négative, déjà, le concept d’une spécification intensionnelle
répète ce qui se dessinait déjà à partir des exemples de Hole et 4.33, à savoir
que l’accomplissement de l’artiste n’est pas de ranger ce qu’il produit ‘sous’ une
221
certaine règle, c’est-à-dire dans l’extension d’une définition du concept d’œuvre
d’art. Binkley considère plutôt que l’œuvre est toujours déjà ‘œuvre’ dans la
mesure où elle est l’articulation d’un contenu signifiant installé en une certaine
relation avec les conventions qui déterminent, à un temps donné, l’espace
normatif du monde de l’art. Pour le dire autrement : l’œuvre est le résultat de
la spécification d’une proposition signifiante au moyen du cadre normatif
spécifique au concept « art ».
An artwork is a piece indexed within conventions of this practice, and its being an artwork is determined not by its properties, but by its location in the artworld.70
La spécification intensionnelle, donc, traduit l’idée que c’est l’intentionnalité
déployée dans l’acte de spécification qui accomplit la médiatisation d’un
contenu au moyen des possibilités disponibles en vertu des conventions du
monde de l’art ; l’œuvre d’art est le contenu propositionnel ainsi spécifié.
Quant à la manifestation particulière, la pièce accomplie, elle ne saurait
être reconnue sans que l’on puisse en décrire les déterminations, c’est-à-dire
décrire ce qui a été accompli, le contenu de la proposition artistique qu’on aura
intentionnellement médiatisé au moyen du cadre normatif du monde de l’art.
De sorte que l’identification de la pièce en tant qu’œuvre d’art, de même que
son appréciation comme telle, aura toujours d’abord à rendre compte de ce qui
a été accompli. Ce qui signifie qu’il sera à chaque fois nécessaire de décrire
comment une proposition a été articulée, de cerner quels ont été les procédés
70
Binkley 1977, p.276
222
installant une référence intentionnelle à la normativité du monde de l’art.
Voilà ce qui permet à Binkley de soutenir la thèse que le critère
nécessaire à l’identification d’une pièce se traduit par notre capacité de décrire
l’acte de spécification lui-même de manière à montrer que cette articulation
d’une proposition accomplie au moyen de médiums artistiques était destinée à
se laisser comprendre sous l’horizon normatif du monde de l’art. Cela, par voie
de conséquence, achève en fait d’installer la priorité normative du contexte
génétique de l’œuvre : la capacité d’identifier une pièce comme le terme d’un
acte intentionnel de spécification est une condition sine qua none à notre
expérience et notre appréciation d’un phénomène comme œuvre d’art. Ce qui
n’est qu’une autre manière de dire que le phénomène de l’œuvre d’art est
structuré, constitué, par le déploiement de l’intentionnalité spécifique à la
spécification d’une pièce comme tel.71
***
Cette manière de comprendre l’acte de spécification, dont la
conceptualité peut parfois être étourdissante, n’est pas sans rappeler l’idée
d’une convention ‘horizontale’ invoquée par Searle afin d’expliquer la
production d’un ‘univers fictif’ ou d’une œuvre fictive. Je pense, bien entendu,
aux troisième et quatrième conclusions que Searle dégage dans The Logical 71
Cf. Binkley 1976, p.103-105 ainsi que Binkley 1977, p.274 ; . Je remarque en passant que, dans la mesure où l’œuvre spécifiée est la description de l’acte de spécification, il suffit qu’une seule personne procède à une telle description pour que l’identification concordante soit justifiée. Comme mon lecteur l’aura bien compris, l’acte de spécification est en fait une telle description. Les prochaines pages devraient achever de rendre cela plus clair.
223
Status of Fictional Discourse, et où est établie la nécessité pour le producteur de
fictions d’invoquer un cadre normatif qui suspende la manière dont opèrent
normalement les règles régissant le rapport des actes illocutoires au monde
réel. La production d’un discours fictif, nous dit-il, n’engage pas une matière
différente de celle employée dans la production de discours ‘sérieux’ (si tant est
qu’il faille distinguer le sérieux de la fiction !). À l’instar de ces formes
‘sérieuses’ de discours, qu’elle imite et feint de produire, la fiction requière
comme matière la performance d’actes locutoires (utterance acts) normaux,
c’est-à-dire d’actes locutoires se pliant aux règles constitutives de leur
accomplissement. Ainsi, l’affirmation : « Il est une maison de pension au 221b
Baker Street » pourrait tout aussi bien faire part d’une conversation anodine
que d’un célèbre récit fictif. Ce qui confère à la performance de cette
affirmation un statut logique (voire, ontologique) différent dans le récit de
Conan Doyle, nonobstant l’identité de la locution, ce qui en fait une fiction, ce
qui m’autorise à la traiter comme telle, c’est l’intention de placer la
performance de ces actes locutoires sous la structure normative de la fiction,
laquelle interrompt, pour ainsi dire, la force illocutoire normalement attribuée
aux locutions mobilisées par le discours.
De sorte que la production d’un univers fictif ne détermine pas le statut
ontologique de son accomplissement en vertu d’une définition de la fiction
stipulant les propriétés ou les traits propres à un univers fictif, par exemple. Son
résultat ne se distingue pas matériellement d’un autre type de discours ou,
224
plutôt, ne s’en distingue pas davantage que ne diffère l’étalage de viandes
d’Oldenburg de celui d’un boucher réputé. Car une distinction opère néanmoins
grâce aux conventions horizontales qui gèrent la manière dont un univers fictif
est intentionnellement spécifié comme tel. Or cette manière de répondre au
problème posé par le statut logique des discours fictifs recoupe
significativement le champ de nos préoccupations. Dans la mesure, en effet, où
une performance locutoire fictive n’est pas distinguable de sa contrepartie
‘sérieuse’ autrement que par l’intervention intentionnelle d’une convention
horizontale, nous nous retrouvons face à un phénomène analogue à celui de la
spécification intensionnelle que vise Binkley.
Certes, Searle contraint la fiction à la matière des speech acts, contrainte
qui ne trouve pas son pareil chez Binkley et que l’on pourrait du reste contester.
Car dès lors que l’on place l’accent sur la mobilisation intentionnelle d’une
convention horizontale qui gère le type de feintise appropriée à la production
d’un univers fictif, il ne semble pas interdit d’envisager que d’autres matières
‘signifiantes’ puissent être mises à profit.72 Quoi qu’il en soit, c’est à l’intention
de spécifier une production par la mobilisation des conventions appropriées à
cette fin que Searle, comme Binkley, reconnaissent la primauté dans le contexte
des procédures institutionnelles devant en avaliser le statut. Et la réalité de
cette intention est nécessaire à la production d’un univers fictif comme elle l’est
à la spécification de quelque chose en tant qu’œuvre d’art puisque le même
72
J.M. Schaeffer défend une idée similaire ; cf. Pourquoi la fiction?, Seuil, Paris, 1999, p.210
225
accomplissement dépourvu de cette intention ne pourrait tout simplement pas
se laisser décrire comme l’articulation d’une proposition fictive ou artistique –
ni inviter, par le fait même, au type d’interprétation et d’appréciation
concordant.
L’œuvre d’art, comme la fiction donc, n’attend pas pour être ce qu’elle
est qu’on lui confère quelque statut : sitôt située par un acte référant au cadre
normatif approprié, ce qui est spécifié est œuvre d’art ou de fiction. Or, une fois
ainsi située dans l’horizon du monde de l’art, l’œuvre se prête bien entendu à
des manières conventionnellement déterminées de s’y rapporter. L’attitude
esthétique présupposée par l’institutionnalisme de Dickie, par exemple, confère
aux œuvres le statut de « candidat à l’appréciation esthétique ». Bien qu’une
large portion des œuvres d’art occidentales se laisse déterminer par une telle
manière de s’y rapporter, il faut bien voir, toutefois, que ça n’est que parce que
l’œuvre est œuvre qu’il devient possible de lui conférer un tel statut. Autrement
dit :
It is important to distinguish between the artist’s act of indexing by creating and the curator’s act of indexing by publishing the catalogue. It is the former act which makes art; [...] To make art is, basically, to isolate something (an object, and idea...) and say of it, “This is a work of art”, thereby cataloguing it under “Artworks”.73
En fait, on peut penser que les œuvres d’art se prêtent à plus d’un regard :
rhétorique, esthétique, politique, etc. Mais à tous ces regards, à toute ces
formes d’appréciation, il est à chaque fois nécessaire que la pièce ait déjà été
73
Binkley 1977, p.274
226
identifiée comme œuvre d’art. Or, à cette identification, un seul critère semble
disponible, soit celui de la description de l’acte de spécification lui-même. À
nouveau, donc, on voit que l’acte de spécification s’avère être une condition
nécessaire et suffisante à la détermination de quelque chose (matériel ou non)
comme œuvre d’art.
Suffisante ? Il y a en fait, derrière cette exigence que l’acte de
spécification se réfère à l’horizon normatif du monde de l’art, une
présupposition importante qu’il nous faut à présent interroger. C’est que, pour
autant que « art » ne se laisse pas définir d’une manière qui rende la
mobilisation de cette définition suffisante à la création d’une œuvre, il n’en
demeure pas moins que l’institution du monde de l’art, elle, doit posséder
quelque trait caractéristique qui rende possible la situation intentionnelle de
l’acte de spécification sous son horizon. C’est-à-dire que s’il doit être possible
pour un artiste de spécifier quelque proposition au moyen des médiums
artistiques de sa communauté, ces médiums doivent pouvoir être reconnus
comme tels, distingués d’autres compréhensions partagées et compris comme
ouvrant la possibilité de phénomènes également distincts de ceux répondant
des normes d’une autre institution.
Que l’on tienne ses propositions pour justes ou non, Searle ne manque
pas d’établir un trait distinctif et caractéristique à l’institution de la fiction, soit
cette convention horizontale dont l’effet est de suspendre la force illocutoire
des propositions la mobilisant. Et c’est parce que des agents reconnaissent ce
227
trait distinctif de l’institution de la fiction qu’ils sont en mesure de profiter des
possibilités spécifiques que sa fonction rend disponibles. Or Binkley aussi pense
l’acte de spécification comme l’articulation d’une proposition signifiante. Et
comme dans le cas de la fiction, si l’acte de spécification doit accomplir
davantage qu’une simple proposition, soit dans ce cas spécifier une proposition
artistique, il faut bien que l’institution du monde de l’art ouvre distinctement
cette possibilité. Il est donc nécessaire de poser une certaine unité du monde
de l’art, une unité dont on peut d’ores et déjà penser qu’elle sera
problématique, certes, mais une unité tout de même.
Or voici peut-être un indice de la nature distincte de l’institution du
monde de l’art: « What makes ‘art’ different, nous dit Binkley, is that it is
centrally involved with the creation of new instances of the concept. »74 Cette
affirmation, il faut le dire, était d’abord et avant tout vouée à distinguer le
concept d’art de celui de jeu. Binkley voulait montrer que l’intentionnalité
relative à l’acte de spécification se rapporte différemment à la structure
normative du monde de l’art que celle déployée dans l’espace normatif d’un
jeu. La raison en est que le concept d’art « [includes] the feature that what falls
under it has the freedom to question and expand it without prior permission
from the prelate of concepts. »75 Mais si ces affirmations sont particulières à la
réfutation de la réduction de la structure normative du monde de l’art à celle
pensée sous le concept de ‘jeu’, la distinction que Binkley y établit me paraît
74
Binkley 1977, p.99 75
Ibidem
228
valoir de manière plus générale. Ainsi l’institution du monde de l’art apparaît
comme cet horizon normatif où l’agent reste toujours libre relativement au
pouvoir normatif de l’institution dont il se réclame, laquelle liberté se traduirait
en ses accomplissements par un élargissement de ce même horizon. C’est en
donnant lieu, en ouvrant la possibilité de cette « liberté créative » que le
monde de l’art se distinguerait des autres registres normatifs où une activité
signifiante est possible.
De sorte que l’unité de l’institution du monde de l’art apparaît ainsi
presque paradoxale, s’offrant comme cet horizon normatif qui ouvre la
possibilité d’un acte de spécification dont le résultat échappe pourtant toujours
déjà aux normes qui l’ont rendu possible. De manière intéressante, c’est en des
termes à peu près identiques que Derrida caractérisait l’institution de la
littérature – qu’il distinguait également d’une définition esthétique ou
évaluative :76
Given the paradoxical structure of this thing called literature, its beginning is its end. It began with a certain relation to its own institutionality, i.e., its fragility, its absence of specificity, its absence of object. The question of its origin was immediately that of its end. 77
Comme Binkley, donc, Derrida décrit l’institution de la littérature en fonction
d’une caractéristique autoréférentielle. L’institution n’existe (« it began ») que
lorsque les agir qu’elle organise se réfère à l’horizon normatif qu’elle établit. Et
c’est effectivement en fonction des actes qui l’accomplissent, plutôt qu’en vertu
76
Cf. J. Derrida, An Interview with Jacques Derrida, in Acts of Literature, éd. D. Atridge, Routledge, New York, 1992, p.37 77
Derrida 1992, p.42
229
des propriétés des textes tombant possiblement sous le concept, que
l’institution de la littérature se donne, selon lui, existence : « There is no text
that is literary in itself. Literarity is not a natural essence, an intrinsic property of
the text. It is the correlative of an intentional relation to the text… »78 De sorte
que Derrida élève l’institution de la littérature à quelque chose approchant celle
de l’art chez Binkley. Il n’est en effet plus aucun texte qui ne puisse, sur ces
bases, se donner comme littéraire en vertu d’une modalité intentionnelle
appropriée. C’est-à-dire que, comme chez Binkley, la spécification d’un texte
littéraire procède intensionnellement, plaçant l’articulation d’une proposition
signifiante en une certaine relation avec l’institution de la littérature – ce qui, je
le rappelle, est l’acte qui donne naissance (« it began ») ou répète l’existence de
l’institution elle-même. Bien entendu, l’œuvre littéraire sera à chaque fois un
texte, soit une proposition signifiante écrite dans un langage naturel, tandis que
le résultat de l’acte de spécification ne répond d’aucune contrainte matérielle
du même ordre. Toutefois, étant donné l’importance fondamentale du concept
d’écriture dans l’économie de la pensée derridienne, il y a tout lieu de penser
que nous sommes autoriser de croire qu’il n’est en fait pas un seul événement
signifiant qui ne saurait admettre d’être spécifié comme littéraire. Autrement
dit, ce que Derrida donne pour l’institution de la littérature n’est pas distinct de
ce que Binkley pense sous l’idée d’un monde de l’art : pour l’un comme pour
l’autre ce qui est spécifié l’est en vertu d’un acte qui décrit la référence établie
78
Derrida 1992, p.44
230
entre un contenu propositionnel et une structure normative, référence que seul
l’acte détermine en sa justesse. C’est parce qu’il y va à chaque fois
nécessairement d’une telle description dans notre appréhension de ce qui a été
accomplit que Derrida et Binkley me paraissent en fait décrire la même
institution.
Ce dernier rapprochement en direction du concept d’écriture gagnerait
sans aucun doute à être explicité plus rigoureusement, mais il tombe
malheureusement au-delà de l’orbe de nos préoccupations de s’adonner à une
telle tâche. J’invite donc mon lecteur à le prendre avec un grain de sel en
attendant que j’y revienne, quoique brièvement, au prochain chapitre. Ce qui
m’intéresse vraiment, ici, c’est plutôt la manière dont la pensée de Derrida nous
permet de cerner plus précisément les modalités intentionnelles particulières à
l’acte de spécification et, conséquemment, à la spécificité de l’institution du
monde de l’art. Car si Derrida pense le littéraire comme Binkley l’artistique, il
insiste néanmoins davantage que ce dernier sur cette particularité de
l’institution littéraire qui est d’engager l’intentionnalité productrice à mobiliser
librement les conventions qui régissent normalement l’articulation d’une
proposition littéraire. Ce qui intéresse Derrida, c’est cette possibilité –ce devoir,
presque – intrinsèque à l’activité se référant au cadre normatif de la littérature
de jouer autrement du texte et des manières de le rendre signifiant :
231
What we call literature […] implies that license is given to the writer to say everything he wants to or everything he can, while remaining shielded, safe from all censorship.79
On pourrait sans doute interpréter ce trait caractéristique du littéraire de
plusieurs manières, mais c’est bien au fond cette idée déjà implicite chez
Binkley – et que nous tentons à présent de rendre explicite – qui se profile ici.
Car, que l’artiste puisse ‘dire’ tout ce qu’il veut, librement, sans avoir à se
soucier de la sanction des censeurs ou des critiques, c’est bien dire qu’il leur
destine sa création, qu’il installe son œuvre dans l’horizon de leurs
préoccupations. En effet : on ne se soucie jamais d’un public qui n’est pas le
nôtre ! Or, disant le littéraire comme il le fait, Derrida laisse clairement voir que
censeurs et critiques sont bien à leur place, et que l’œuvre littéraire leur est bel
et bien destinée. Ce qui protège (« shields ») l’écrivain de la censure, ce n’est
pas la situation de son œuvre hors de leur portée. Il se réfère, bien au contraire,
au même cadre normatif qui sera tantôt le leur quand ils le liront. Ce n’est donc
pas parce qu’il échappe à ce cadre normatif qu’il n’a rien à craindre des « qu’en
dira-t-on », mais bien parce que ce cadre normatif est celui où « faire
autrement » est la norme, une norme reconnue tant par les critiques que par
les artistes. Spécifiant sa proposition en se référant aux possibilités ouvertes par
cette norme, l’écrivain a toujours déjà produit un texte littéraire, nonobstant ce
que pourront en dire ses interprètes. Certes, critiques et artistes pourront
toujours débattre de la valeur de ce qui a été spécifié, mais tant Derrida que
Binkley nous invitent à comprendre que l’identification ontologique de l’œuvre,
79
Derrida 1992, p.37
232
soit la description de l’acte de spécification, ne fera jamais – ou très rarement –
l’objet de tels débats.80
À terme, cette manière de décrire l’institution de la littérature rejoint on
ne peut plus exactement ce que l’on disait à l’instant de l’institution du monde
de l’art chez Binkley. Comme pour le concept d’art développé par Binkley,
Derrida pense que la réalité particulière à l’institution de la littérature est
caractérisée par une structure normative dont le mot d’ordre est, pour ainsi
dire, d’œuvrer à sa destruction. Or, ce qui accomplit la destruction de
l’institution – et du même coup confère à ses normes une réalité – c’est, pour le
dire avec Binkley, une nouvelle manifestation de son concept, une création.
S’engager dans l’horizon de l’institution de la littérature telle que le pense
Derrida, ou dans l’espace d’un monde de l’art tel que Binkley semble
l’entendre, c’est se saisir de la possibilité de faire autrement, radicalement
autrement, tout en installant l’altérité ainsi spécifiée dans un cadre normatif
auquel cette création procure ainsi son existence. L’institution du monde de
80
Je ne suis pas sans savoir que certaines pièces font l’objet de débats touchant à leur identification comme œuvre d’art. Supposant que de tels débats ne concernent pas le statut à conférer à cette pièce mais son identification ontologique comme pièce, il m’est d’avis que ce que j’avançais plus tôt à ce sujet reste vrai, à savoir que la possibilité même de tels débats me paraît reposer sur la reconnaissance que de telles pièces prétendent au moins à être comprise comme œuvre d’art. Or cette « prétention », pour être signifiante, doit installer une certaine relation reconnue et compréhensible entre la pièce et l’horizon normatif du monde de l’art. Or nous avons vu que cette relation, dès lors qu’elle est intentionnellement accomplie par l’artiste, suffit à l’identification ontologique de la pièce comme œuvre d’art. Il n’est pas impossible, du reste, que les débats qu’une telle pièce susciterait puissent mener à son exclusion du grand livre de l’histoire de l’art, mais cette exclusion reposerait alors sur des considérations qui excèdent celles participant de la seule détermination ontologique de la pièce. Je reviens brièvement à ces idées dans l’ultime section de ce chapitre.
233
l’art n’est pas autre chose que cet horizon normatif où le droit est acquis de
créer.
Ce sont ces idées que je développerai au prochain chapitre. Je remarque
néanmoins d’ores et déjà que, si l’on voulait répéter naïvement le contenu de
cette conclusion, on pourrait dire que l’institution du monde de l’art se
distingue des autres institutions régissant nos activités propositionnelles et
signifiantes dans la mesure où elle répond de la possibilité toujours renouvelée
d’une création. Les propositions spécifiées comme autant d’œuvres d’art
partagent toutes en effet cette particularité d’être des créations, cela parce
qu’elles résultent du déploiement d’une intentionnalité affairée à « faire
autrement », à produire un phénomène dont la signification est irréductible aux
possibilités conditionnées par les normes auxquelles elle se réfère pourtant. De
sorte qu’il me paraît tout à fait approprié de décrire l’intentionnalité en jeu
dans la spécification d’une œuvre d’art comme étant « artistiquement
créative ». Qui plus est, les analyses menées dans cette section nous
permettent d’avancer que la capacité de décrire l’intentionnalité déployée dans
les processus participant de la spécification d’une œuvre d’art est une condition
nécessaire à la détermination de son phénomène comme œuvre d’art.
Mais le résultat d’un acte de spécification est-il, à proprement parler,
une création ? Après tout, si le contenu propositionnel d’une œuvre est
signifiant dans le monde de l’art, c’est qu’une telle proposition répète à sa
manière des contenus sémantiques déjà disponibles pour la communauté qui
234
en fait l’expérience. Or, ‘répétition’ et ‘création’ font rarement bon ménage, et
il y a tout lieu de penser que Binkley aura peut-être été un peu vite en besogne
en mobilisant le concept de ‘création’ sans plus y réfléchir. Comment concilier,
en effet, l’idée qu’une œuvre est la manifestation répétée du même concept
d’art avec la notion qu’elle est une création ?
De l’artiste
Cette ultime section fait en quelque sorte figure d’aparté. C’est qu’on
objectera peut-être à Binkley qu’à soutenir que l’acte de spécification est une
condition nécessaire et suffisante à la détermination d’une pièce comme œuvre
d’art, il flirte avec l’idée que celle-ci soit le résultat d’un décret arbitraire de
l’artiste. Cela entraînerait du même coup la question de savoir comment un
artiste obtient son statut et le pouvoir qui en découle. Il n’en est toutefois rien.
C’est la référence à un horizon normatif approprié qui est nécessaire, et non pas
le statut d’artiste. Ce qui signifie derechef que l’agent désirant accomplir une
œuvre d’art ne fait face qu’à une seule nécessité, soit d’avoir l’intention de
mobiliser les compréhensions partagées pertinentes. En effet : n’importe qui
pourrait avoir pareille intention, pourvu qu’il partage les compréhensions
adéquates. Du coup, même si l’artiste doit opérer relativement à l’horizon
normatif qu’il partage avec les autres agents du monde de l’art afin que sa
performance compte comme œuvre d’art, rien n’interdit qu’il soit le seul public
qui en fera l’expérience. Bien plutôt que de flatter l’artiste d’un pouvoir
235
créateur absolu, la thèse de Binkley démocratise presqu’à excès la capacité de
spécifier quelque chose comme œuvre d’art : « Anyone can be an artist. To be
an artist is to utilize (or perhaps invent) artistic conventions to index a piece. »81
Ce résultat pouvant en effarer plus d’un, quelques brèves remarques
touchant au concept d’artiste semblent s’imposer. C’est que les conséquences
des thèses de Binkley paraissent entrer en conflit avec l’usage que nous faisons
régulièrement de ce concept ou, à tout le moins, elles mettent en évidence une
ambiguïté dans le concept lui-même. En effet, on remarquera sans peine que le
mot « artiste » nous sert tantôt à distinguer l’artiste professionnel de l’artiste
du dimanche, et tantôt à désigner l’agent en cause dans la production d’une
œuvre d’art. De la première acception du terme, il y aurait certainement fort à
dire et il n’est pas clair qu’un discours philosophique suffirait à la tâche ; c’est
du moins ce que suggère déjà la nécessité qu’auront ressentie les Barthes et
Foucault lorsqu’ils en appelaient à la mort de l’auteur, à la disparition d’une
fonction sociale dont les fondements et la valeur leur apparaissait en
contradiction avec leur pensée du « sujet social ». Une telle analyse, on s’en
doute bien, échappe à la nature plus humble du projet mené dans cette thèse.
Il n’est pas impossible que le statut d’artiste, voire même celui d’œuvre
d’art, soit pratiquement indissociable d’une appréciation ou d’une évaluation
positive des œuvres produites : de l’avis de tout un chacun, Picasso n’est pas un
artiste comme peut l’être ma sœur, qui s’adonne à la peinture à chaque fois
81
Binkley 1977, p.274
236
qu’elle en a le temps mais qui destine ses productions aux murs de son salon.
Tant et si bien que l’on aura sans doute tendance à refuser le statut d’artiste à
ma sœur. Ce qui, toutefois, m’apparaît ici évident, c’est qu’une telle notion
évaluative de l’artiste repose néanmoins sur la description que Binkley propose
de l’acte de spécification. C’est-à-dire que l’évaluation d’un artiste ou de son
œuvre suppose la simple possibilité de l’acte de spécification : ce que l’on
évalue c’est la situation comparative de deux œuvres dans un horizon normatif
commun. Mais cette situation, elle ne s’acquiert en vérité que par le moyen
d’un acte de spécification, et non pas par la reconnaissance du statut social ou
institutionnel du producteur. Il en va de même pour l’évaluation d’un artiste,
laquelle procède nécessairement à partir des œuvres qu’il aura accomplies.
Dans ces deux cas, c’est à nouveau la priorité méthodologique de l’œuvre (et
non plus celle du produit) qui s’impose. Renversement intéressant de la thèse
de Briskman, cette priorité installe désormais la priorité du fait de l’œuvre
spécifiée comme telle, dont l’être est décrit par l’acte d’indexation, et non plus
celle de l’évaluation d’un produit. Ce qui nous permet d’affirmer que ce qui
distingue ma sœur de Picasso, ce n’est pas la propriété d’être un artiste –
puisqu’elles peut spécifier une œuvre exactement comme le ferait Picasso –,
mais la place qu’occupent leurs œuvres dans un réseau de préoccupations qui
dépasse la seule possibilité de leur accomplissement.
C’est cette signification du mot « artiste », essentielle au phénomène de
l’œuvre d’art, qui m’intéresse et que je retiendrai dans la suite de cette thèse.
237
Dès lors qu’on a montré que l’acte de spécification suffit à l’identification
ontologique d’un véhicule artistique, on peut en conclure que là où
l’intentionnalité d’un agent est déployée dans le cadre de la performance
appropriée, l’accomplissement en est une œuvre d’art. Conséquemment, il est
approprié de désigner l’agent en cause comme un artiste, nonobstant
l’évaluation de l’œuvre produite ou son acception par certaines institutions du
monde de l’art. « Artiste », donc, se réduit pour nous à l’agence intentionnelle
nécessitée par l’acte de spécification. Binkley écrit d’ailleurs : « Anyone can be
an artist. To be an artist is to utilize (or perhaps invent) artistic conventions to
index a piece. »82 Et les thèses de Davies, je pense, s’accordent avec cette
proposition.
Davies concluait effectivement, dans son article On the Very Idea of
Outsider Art, que la distinction entre une œuvre d’art, comprise comme le
résultat du travail d’un artiste de carrière, et l’art brut (outsider art), produite
par des agents œuvrant hors du réseau des institutions reconnues (musées,
galeries, salles de spectacles, etc.) du monde de l’art, devait être abandonnée.
La raison en est, nous l’avons vu, que son ontologie de l’art, à l’instar de celle de
Binkley, fait reposer le statut ontologique de l’œuvre sur un acte de
spécification qui n’est pas l’apanage d’un groupe d’agents spécifique mais qui
est en fait possible pour quiconque peut installer son activité dans un rapport
approprié aux conventions du monde de l’art. Autrement dit, ces « œuvres »
82
Binkley 1977, p.274
238
produites par des âmes malheureusement malades au point de ne rien
connaître du contexte normatif pertinent ne produisent pas, à proprement
parler, d’œuvres d’art même si le résultat de leur activité peut se laisser
interpréter comme tel :83
While, as noted earlier, we may choose to treat something that we do not believe to be the product of such a generative process as if it were the artistic vehicle of an artwork by imagining that such a process has taken place, we are justified in believing that something is the artistic vehicle of an artwork only if we are justified in believing that such a generative process did take place.84
Il en va évidemment de même pour ces enfants dont les productions rappellent
parfois certaines œuvres de l’art moderne du 20e siècle, ainsi que de n’importe
quelle personne incapable de mobiliser les compréhensions partagées
adéquates.85
Or la chose est d’intérêt puisque cela nous permet de penser le rôle ou
la fonction de l’artiste indépendamment de toute question évaluative ou
sociale. De sorte que les analyses menées se révèlent à présent en leur nature
de réduction phénoménologique, d’épochè, nous ayant permis de cerner le
type d’attitude propositionnelle ou d’intentionnalité spécifique et nécessaire à
la genèse du phénomène de l’œuvre d’art. Sans pour autant penser que cette
forme d’intentionnalité suffise à la réalisation du phénomène de l’œuvre d’art
83
On se rappellera à nouveau que ce genre de jeu appréciatif est toujours possible même lorsqu’il procède par simple analogie avec les exigences imposées par de véritables œuvres d’art. 84
D. Davies, “On the Very Idea of ‘Outsider Art’”, in British Journal of Aesthetics, 49:1, Oxford Press, Londres, 2009, p.25-41. 85
À ce sujet, cf. le documentaire My Kid Could Paint That (2007), de Amir Bar-Lev. Si le film ne risque pas de réponse explicite à la question de savoir si la jeune Marla Olmstead est une artiste, les thèses de Davies dans “On the Very Idea of ‘Outsider Art’” offrent un cadre intéressant afin de résoudre ces difficultés.
239
(puisqu’il lui faut encore une matière appropriée – les médiums artistiques –,
une structure normative qui la rende elle-même possible, soit celle du monde
de l’art, et un public auquel l’œuvre et sa proposition sont destinées), elle
néanmoins apparaît à ce stade de la réflexion comme une condition nécessaire
à sa possibilité ontologique.
240
IV. La créativité artistique et le phénomène de l’œuvre d’art
L’œuvre spécifiée est-elle une création ?
L’acte de spécification qui s’est révélé nécessaire à la genèse de l’œuvre
d’art nous permet de dévoiler la structure intentionnelle de la performance
grâce à laquelle une œuvre vient à l’être. On peut désormais dire que le
phénomène de l’œuvre commence nécessairement là où un artiste articule
intentionnellement une proposition signifiante au moyen de compréhensions
partagées dans le contexte normatif du monde de l’art. Le phénomène
commence en cet endroit, certes, mais nous avons également vu que sa pleine
manifestation exige en outre un effort interprétatif qui puisse achever la
spécification de l’espace focal d’appréciation. Autrement dit, l’acte de
spécification est nécessaire à l’expérience de l’art, mais ne lui est pas suffisant
pour autant.1
1 Je rappelle à mon lecteur que l’entreprise de cette thèse n’est pas de fournir une ontologie
suffisante de l’œuvre d’art, ni non plus de fournir une définition complète du concept, mais de cerner ce que décrit la créativité artistique – pour autant qu’elle puisse effectivement servir comme propriété simplement descriptive, ce que des auteurs tel que Briskman, on s’en souviendra, contestent. Du reste, si Binkley pose l’acte de spécification comme condition nécessaire et suffisante à l’identification d’une pièce comme œuvre d’art, je remarque que Davies est plus prudent à cet égard. C’est-à-dire que Davies considère qu’il est des propriétés pertinentes à notre appréciation d’une œuvre d’art qui ne sont pas données par la seule
241
Cela dit, j’aimerais maintenant récupérer la question qui est apparue au
terme du dernier chapitre et tirer au clair dans quelle mesure, si la chose est
seulement possible, on peut décrire la performance intentionnelle de l’artiste
comme étant ‘artistiquement créative’. Or, ayant distingué la structure
normative du monde de l’art comme cet ‘horizon’ ouvrant la possibilité de
créations artistiques, il semble que nous sommes justifiés d’attribuer à l’acte de
spécification accompli par l’artiste la propriété d’être créatif.2 Mais peut-être
est-ce aller un peu trop vite en affaire. Cette citation de Lamarque, déjà
évoquée plus tôt afin de donner voix à l’idée que l’œuvre d’art est une
‘création’, paraît en effet nous inviter à la prudence :
To bring a work into existence is indeed to bring a new entity into the world, not just to reorder what is there already. [This] means that whenever a work is completed there has been genuine creation even if
description de l’acte de spécification. Que l’on pense, par exemple, à l’analyse du « rôle » de la nature dans les production cinématographiques de Malick que j’ai proposée au chapitre précédent : la juste détermination de la manière dont Malick en joue dans la spécification de The Tree of Life semble exiger que l’on situe cette pièce en un certain rapport avec d’autres pièces qu’il avait spécifiées auparavant (comme Badlands, Days of Heaven, etc.). De sorte que la juste description de la pièce Tree of Life devrait faire intervenir des propriétés qui ne participent pas directement de l’acte de spécification comme tel mais en déterminent néanmoins le sens et la valeur. David Davies développe ces idées dans Davies 2004, section 10.2, ainsi que dans son The Artistic Relevance of Creativity (in The Idea of Creativity, éd. M. Krausz, D. Dutton et K. Bardsley, Brill, Leiden, 2009, p.213-233). 2 Il me paraît nécessaire à la juste compréhension des arguments qui clorons ce chapitre de
souligner que j’entends le couple conceptuel « création/X créatif » selon l’équivoque du concept d’accomplissement qui m’a déjà servi lorsqu’il s’agissait de penser la performance de l’artiste et son rapport au phénomène de l’œuvre. C’est-à-dire que la « création » correspond à l’accomplissement (achevé) de l’œuvre tandis que ce qui se laisse décrire comme « créatif » correspond à la performance même de cet accomplissement. Étant donné l’ontologie supposée dans cette thèse, ce couple conceptuel décrit en fait deux manières de penser le phénomène de l’œuvre d’art afin d’en faire apparaître des déterminations nécessaires différentes. Il n’est donc jamais question de réifier la création et, conséquemment, de retomber sur une ontologie matérialiste ou formaliste de l’œuvre d’art.
242
in some cases we have to withhold the plaudits accompanying the more evaluative sense of artistic creativity.3
Cette définition ontologique de la création proposée par Lamarque,
nous pourrions encore l’exprimer à l’aide de la conceptualité heideggérienne
que je mobiliserai plus tard dans ce chapitre. Nous verrons en effet qu’il
distinguera le phénomène dont la signification est assurée de manière
suffisante par une structure normative donnée de cet autre phénomène, celui
de la création proprement dite, dont la signification est d’emblée irréductible à
de telles structures. Alors que le premier type de phénomène accomplit une
donation de sens, le second, celui qui nous intéresse, est plutôt caractérisé
comme un événement de sens (Sinnereignis) dont les déterminations
normatives sont, en partie du moins, contemporaines ou co-originaires de son
avènement. Il y va, en quelque sorte, de la distinction entre une ‘découverte’,
une ‘invention’ et une ‘création’ per se. Puisqu’il ne s’agit que d’illustrer le sens
de ‘création’ qui m’intéresse dans ce chapitre, je me permets de reprendre ici
les propositions de Colin Symes sur le sujet :
Technically, a discovery brings nothing into existence that does not already exist. Scientific discoveries can only bring to light preexistent realities that have lain veiled from view. […] On the other hand, the participle "to discover" is decidedly inappropriate when attached to accusatives like "camera" or "television," objects that, unlike planets, had no existence prior to their "invention." The Lumière brothers did not suddenly discover a working camera in the basement of their Parisian apartment. In fact, before they started experimenting with ways of fixing an image of reality, nothing quite like a camera existed. And that is one of the qualities of an invention: it is something new to the world, which makes it different from something that is discovered. Furthermore, an
3 Lamarque 2009, p.125
243
invention not only fills some pre-existent need, it also has the capacity of being replicated indefinitely (providing the usual patent rights are observed).4
Je n’ignore pas, bien entendu, que ces définitions proposées par Symes
peuvent avoir un caractère hautement discutable aux yeux de certains.5
Comprenons bien qu’elles ne me servent que d’illustration afin de donner un
peu de chair à cette idée, plutôt abstraite, que toute proposition rendue
signifiante sous un horizon normatif donné correspond à la donation ou à
l’explicitation d’une possibilité de sens implicite à cet horizon alors que la
création, si elle s’installe nécessairement sous une structure normative donnée
afin d’être signifiante, laisse apparaître un phénomène dont les conditions de
possibilités excèdent néanmoins nécessairement celles données par le contexte
normatif de son accomplissement. C’est précisément en cela qu’elle est une
création, soit un événement de sens que rien ne laissait présager, que rien
n’annonçait, bien que l’espace phénoménal en était toujours déjà préparé.
C’est cette idée de la création qui m’intéressera. La difficulté, dès lors, sera de
concilier la description de l’acte de spécification avec l’idée qu’une véritable
création ne peut procéder d’une réorganisation d’un ‘déjà donné’. Si l’œuvre
est une création, il faut pouvoir montrer que l’acte de spécification accomplit
4 C. Symes, Creativity : A Divergent Point of View, in Journal of Aesthetic Education, vol.17:2, été
1983, p.86 5 Tang et Leonard auront d’ailleurs rapidement signifié leur désaccord avec ces thèses de Symes
dans un article apparaissant deux ans plus tard dans le même journal : Creativity in Art and Science, in Journal of Aesthetics Education, vol.19:3, automne 1985, p.5-19). Je me retiendrai ici de pénétrer plus avant dans ce débat, mais signalerai néanmoins que Tang et Leonard me paraissent faire fausse route en tentant de réfuter ces distinctions par la caractérisation de la performance de l’artiste en termes de « résolution de problème ». Nous verrons plus loin, dans ce chapitre, pourquoi il faut résister à un tel argument.
244
davantage que la détermination d’une proposition signifiante sous un registre
normatif donné.
Or, on se rappellera que le succès de l’acte de spécification repose sur
cette nécessité de tabler sur des compréhensions déjà disponibles au public
visé, d’articuler une proposition au moyen de médiums artistiques dont il est
donné à l’artiste de penser qu’ils seront reconnus en leur pertinence par son
auditoire. Mais à décrire l’acte de spécification de la sorte, la conséquence en
est que l’accomplissement de l’artiste, sa performance, ne peut se laisser
décrire comme étant proprement créative puisque son aboutissement ne ferait
que réordonner du ‘déjà donné’ : l’acte de spécification découvrirait une
possibilité de sens inscrite à même l’horizon normatif où il s’installe. Si c’est
effectivement là tout ce qu’accomplit l’acte de spécification, rien ne distingue
alors vraiment le phénomène qu’il détermine de l’articulation d’une proposition
signifiante dans le contexte normatif d’un langage naturel, par exemple. Les
contextes normatifs changent de nom, certes, mais l’accomplissement lui-
même, ainsi que son terme, se laissent décrire sous la même structure. Si l’on
tient par ailleurs, avec Wittgenstein et Kripke, qu’il n’est pas de « langage
privé », l’articulation de toute proposition signifiante répète nécessairement
d’une manière ou d’une autre les possibilités inscrites à même la structure
normative du langage où elle est d’abord énoncée.6 Difficile, dès lors, de voir ce
6 Wittgenstein discute des problèmes qui rendent un langage privé vraisemblablement
impossible dans ses Recherches philosophiques aux sections §243-301. Saul Kripke développe
245
qui qualifie une œuvre d’art comme création alors qu’elle ne semble pas
différer, en sa venue à l’être par l’acte de spécification, de l’articulation d’une
proposition signifiante sous un autre registre normatif.
Nous avons toutefois des raisons de penser que l’identification d’une
œuvre d’art à une création n’est pas sans fondements, et que son phénomène
se distingue effectivement en sa signification (et ce qu’elle exige de l’interprète
afin de se l’approprier) de ceux où il s’agit essentiellement de produire un
phénomène signifiant sous les contraintes normatives données par un horizon
normatif disponible. Outre cette déclaration de Binkley à l’effet que l’institution
du monde de l’art se distingue des autres en vertu du fait qu’elle est
essentiellement affairée à créer de nouvelles manifestations du concept – ce
qui, du reste, doit être démontré –, un indice s’offre presque immédiatement à
nous qui suggère que l’œuvre spécifiée n’est pas réductible à la somme d’une
réorganisation des éléments compris dans le spectre de médiums artistiques
déjà disponibles. Et il ne s’agit pas de cette vieille vérité de la Palisse à l’effet
que le tout est toujours davantage que la somme de ses parties. Non : c’est plus
concrètement notre pratique traditionnelle des œuvres qui nous invite à penser
qu’il y a davantage en jeu. Car c’est un fait aussi remarquable qu’incontestable
que notre appréciation des œuvres d’art s’accommode avec plaisir et, pour
ainsi dire, programmatiquement de ce qu’aucune autre pratique humaine
‘signifiante’ ne tolère sans rechigner, à savoir : une pluralité d’interprétations
son propre argument sur les bases fournies par Wittgenstein dans Wittgenstein; on Rules and Private Language (Harvard University Press, USA, 1982, 160p.).
246
possibles.7 Contrairement aux propositions du langage naturel ou aux
productions scientifiques, dont le succès repose sur la possibilité pour un
interprète d’en déterminer le sens avec exactitude, le succès d’une expérience
de l’art ne paraît pas reposer sur l’appropriation complète et réussie de sa
proposition signifiante. On peut même constater que nous nous plaisons
fréquemment à ce qu’une œuvre apparaisse trop riche de sens pour se laisser
réduire à une seule signification.
On peine d’ailleurs à trouver quelque équivalent dans notre rapport aux
productions situées dans d’autres champs normatifs : il semble que ce ne soit
que de l’artiste dont nous nous plaisons à dire que sa proposition artistique,
dont la signification ne se laisse pas entièrement saisir sous les contraintes
normatives qu’elle mobilisait pourtant, a le mérite de nous avoir donné
« beaucoup à penser ».8 Je ne prétends très certainement pas que la corrélation
7 L’aspect ‘programmatique’ de ce plaisir aura bien sûr à être démontré. Je précise néanmoins
d’ores et déjà que ce concept exprime l’idée des contraintes que posent les attentes comprises générées par toute forme d’institution. Autrement dit, il y va du fait que la compréhension de ce qu’une institution rend possible comme phénomène ou comme comportement signifiant encadre toujours déjà la signification de nos projets dans le contexte de cette institution. Dans le contexte du monde de l’art, l’intuition soulevée ici est à l’effet que les phénomènes qui s’y rangent sont structurellement irréductibles à une seule interprétation cohérente, voire même à une pluralité de propositions interprétatives qu’il serait possible de conjoindre de manière à rendre la signification complète de l’œuvre. Les pages qui suivent devraient pouvoir offrir quelques raisons de donner foi à cette intuition. 8 Je pense bien sûr à cette ligne de Kant, au §49 de la troisième Critique, où il nous dit de l’idée
esthétique, présentée par le médium de l’œuvre grâce au talent du génie, qu’elle est « cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquat… » (E. Kant, La critique de la faculté de juger, trad. Alain Renaut, Aubier/GF Flammarion, Paris, 1995, p.300). Je me retiens bien, toutefois, de faire de l’acte de spécification quelque chose de tel que la présentation géniale – ‘créative’ au sens évaluatif – de telles idées esthétiques. Il y va en fait de la structuration du phénomène de l’œuvre d’art en sa ‘valeur’ ou sa signification d’œuvre d’art, ce qui, somme toute, ne s’écarte pas tant du propos de Kant dans la mesure où c’est le travail créatif du génie qui doit fonder la pratique des beaux-arts en lui conférant ses règles (cf. Kant
247
entre une pluralité d’interprétations et l’appréciation positive d’une œuvre est
stricte ou nécessaire. Il faut, après tout, ménager la possibilité, trop souvent
avérée, que l’artiste ait tout simplement échoué à articuler adéquatement sa
proposition artistique, causant ainsi des failles ou des contradictions dans la
spécification de sa pièce interdisant que l’on puisse la réduire à une seule
interprétation. Du reste, ce n’est pas cette corrélation en tant que telle qui doit
nous servir de guide. Il n’est pas question, après tout, d’expliciter la dimension
évaluative de la « créativité » mais uniquement de cerner ce que cette
propriété décrit dans notre rapport à l’art et ses œuvres. Or, ce que j’aimerais
montrer, c’est que s’il n’est aucun a priori négatif quant à la pluralité
d’interprétations que suscitent les propositions artistiques, c’est parce que nous
en comprenons la détermination comme étant artistiquement créative.
Je ne suis pas sans savoir qu’en soulevant cette intuition je m’immisce
dans un débat aussi complexe que nourri à propos du caractère pluraliste ou
moniste du travail interprétatif suscité par les œuvres d’art. Bien que les
intuitions soulevées jusqu’à présent tendent à vouloir justifier le pluralisme
critique, il ne s’agit pas tant, ici, de prendre position dans un tel débat que
d’argumenter à l’effet que c’est parce qu’une proposition signifiante spécifiée
dans le contexte institutionnel du monde de l’art est reconnue comme une
création que la pluralité d’interprétations qu’elle occasionne s’avère être une
1995, p.293). Il faudra toutefois attendre une autre occasion afin de vérifier dans quelle mesure ce rapprochement est signifiant, mais on peut déjà penser que les développements de la prochaine section consacrée à la modélisation de la méthode de composition issue des Conjectures on Original Composition pourrait servir de point de départ à de telles réflexions.
248
source de satisfaction plutôt que de frustration. C’est-à-dire que ce qui
m’intéresse dans ce chapitre c’est d’expliquer comment la détermination du
phénomène de l’œuvre d’art comme création entraîne la possibilité justifiée
qu’un nombre indéfini d’interprétations puissent être adéquates à sa
signification.
Aussi, mon ambition n’est-elle pas de soutenir un pluralisme critique
contre une forme quelconque de monisme critique. Ce débat me paraît de
toute façon devoir être réglé sur le sol de la théorie critique, et non pas dans le
cadre d’une thèse à propos du rôle de la propriété de la créativité dans notre
pratique des œuvres d’art en tant que telles. Nous avons bien vu, par ailleurs,
que la caractérisation de la détermination ontologique de l’œuvre n’attend pas
l’interprétation critique de son phénomène. Je n’ignore pas, toutefois, que s’il
est possible de montrer que la pluralité d’interprétations liée aux œuvres d’art
repose en fait sur la détermination ontologique de leur phénomène comme
création, cela aura certainement de quoi nourrir des arguments en faveur d’un
pluralisme critique. Mais quant à savoir si la critique artistique, étant donné sa
pratique, aura alors pour tâche ou pour idéal de réduire ou non cette pluralité à
une unité interprétative, je répète que cela ne relève pas directement du cadre
théorique de cette thèse.
En fait, si j’interprète ainsi le phénomène de la pluralité
d’interprétations suscitées par les œuvres d’art – soit en direction du statut
ontologique de ces dernières en tant que créations – c’est parce qu’il
249
m’apparaît nécessaire d’en rendre compte autrement qu’en évoquant des
contraintes épistémologiques pesant sur nos efforts interprétatifs. La raison en
est que de telles contraintes, si elles pouvaient expliquer une certaine forme de
pluralisme, ne sauraient justifier que l’on s’en satisfasse : l’entreprise
interprétative sachant qu’une pluralité d’interprétations est occasionnée par
des contraintes épistémologiques de cette nature n’en penserait pas moins que
l’œuvre, elle, est idéalement réductible à une seule signification. La tâche, dès
lors, serait de réduire autant que faire se peut l’efficace de ces contraintes afin
d’approcher cette signification autant que possible. Mais il s’avérerait alors
terriblement difficile de rendre compte du fait que ces œuvres ‘donnant
beaucoup à penser’ ne nous rebutent pas davantage que d’autres dont la
signification semble plus disponible. Que l’on y regarde de plus près…
Des contraintes épistémologiques en mesure d’offrir une explication du
pluralisme interprétatif, nous en avons déjà rencontrées sous la forme, par
exemple, du sophisme de l’intention. On se souviendra que l’essentiel de cette
position critique face à l’interprétation des œuvres est que nous n’avons pas
objectivement accès aux intentions sémantiques de l’artiste et que,
conséquemment, notre identification des médiums artistiques en jeu doit
entièrement reposer sur des preuves internes à l’expérience de l’œuvre elle-
même – le recours aux preuves externes n’étant autorisé qu’en de rares cas. Or,
ainsi dépourvu d’un critère identifiant une fois pour toute quel médium
artistique participe de l’œuvre spécifiée, des ambivalences pourront toujours
250
confronter l’interprète qu’un appel au fonctionnalisme de Beardsley ne pourra
pas réduire. C’est-à-dire qu’une œuvre dont les déterminations paraissent
ambivalentes pourra toujours tout aussi bien fonctionner, produire un effet
approprié, selon que l’on opte pour une lecture ou une autre.
Nous avons toutefois établi, par le moyen de la réfutation de
l’empirisme esthétique et de la réduction de l’œuvre à une sorte de produit,
que ce qui est ‘interne’ au phénomène de l’œuvre (les déterminations de son
espace focal d’appréciation) engage davantage que les seules propriétés
rendues manifestes à l’encontre du véhicule artistique. Ayant montré en quoi
l’expérience interprétative et appréciative de l’œuvre exige, en outre, que l’on
pense le donné relativement aux déterminations de la performance génétique
de l’artiste, Davies et Binkley insistaient à juste titre sur la nécessité de faire
intervenir un narratif le décrivant.9 Or, même si l’on doit penser les
déterminations de l’espace focal d’appréciation dans le contexte élargit d’un
narratif touchant à l’accomplissement de l’artiste, Davies le premier reconnaît
que de tels narratifs reposent en leur possibilité sur une familiarité avec la
performance de l’artiste qui n’est pas disponible à tout un chacun. C’est en
effet ce qui ressort on ne peut plus clairement de la critique qu’il adresse à
Binkley, et ce que l’on entend à nouveau lorsqu’il s’agit, aux sections 10.2 et
10.3 d’Art as Performance, de réfuter l’empirisme réfléchi et le contextualisme
de J. Levinson. La construction de tels narratifs, à terme, ne repose jamais que
9 On se souviendra que Davies et Binkley sont toutefois en désaccord quant à ce qui peut ou
doit participer d’un tel narratif. Cf. supra note 1.
251
sur nos meilleures hypothèses quant aux raisons qui auraient motivées la
mobilisation d’un médium artistique plutôt qu’un autre étant donnée l’horizon
normatif ou l’artiste entendait situer son accomplissement. Et s’il ne s’agit que
d’hypothèses, c’est parce que Davies accuse le coup du sophisme de l’intention
et qu’il reconnaît que les intentions sémantiques de l’artiste ne nous sont
jamais objectivement disponibles qui pourraient fournir le critère vérifiant une
fois pour toute la validité de nos narratifs. Du coup, il est tout à fait probable
que les interprétations de l’œuvre mobiliseront à chaque fois des hypothèses
un tant soit peu différentes, bien qu’à chaque fois justifiées, occasionnant ainsi
une pluralité d’interprétations.
Cependant, Beardsley, Davies et Binkley partagent tous cette même idée
qu’il n’est qu’un sens à l’œuvre, que celle-ci articule une proposition artistique
que nos efforts interprétatifs doivent viser.10 Si nos efforts semblent vainement
espérer y atteindre une fois pour toutes, ce n’est pas en vertu des
déterminations de l’œuvre qua œuvre d’art, mais parce que des contraintes
épistémologiques nous volent toujours d’avance le critère qui nous permettrait
10
Davies pourrait toujours objecter que le phénomène de l’œuvre étant constitué, en partie, de la performance interprétative qui en précise l’espace focal d’appréciation, les contraintes pesant sur son exercice décrivent en fait des facettes de la constitution ontologique de son phénomène (cf. en particulier le cinquième chapitre de Aesthetics and Literature, 2007). Il m’apparaît toutefois que la caractérisation de l’acte de spécification proposée au chapitre précédent implique que l’œuvre et sa signification sont spécifiées comme telles au terme de l’accomplissement de l’artiste et que son phénomène n’attend donc pas sa réception interprétative pour s’imposer en ses déterminations propres. Du coup, si le phénomène de l’œuvre doit commander une certaine forme de pluralisme, il m’est d’avis que ce doit être en vertu des déterminations de sa spécification par l’artiste. Pour le dire autrement : c’est l’œuvre spécifiée qui commande le registre interprétatif qui lui convient, et non pas les contraintes épistémologiques qui pèsent sur l’interprétation de tels phénomènes en général. Cela, je l’espère, devrait s’éclaircir au fil des prochaines pages.
252
de l’établir. Idéalement, par contre, ce que nous avons dit de l’acte de
spécification laisse entendre que la signification de l’œuvre devrait pouvoir être
réduite à une seule : à l’articulation d’une proposition artistique doit
correspondre une signification que l’interprétation de l’espace focal
d’appréciation devrait idéalement pouvoir spécifier avec suffisance.
J’imagine sans trop de peine que ce sont des réflexions de cet acabit qui
justifient, aux yeux de certains, un monisme critique là où il s’agit d’interpréter
des œuvres d’art. Que l’on y regarde d’un peu plus près à travers cette
définition proposée par R. Stecker :
Critical Monism is the view that there is a single, comprehensive, true (correct) interpretation for each work of art. (A true, comprehensive, interpretation of a work is one that is true, conjoins all true interpretations of the work, and one that comprehends the whole work.)11
Le monisme critique répond de cette intuition qu’à une œuvre d’art, à une
proposition artistique, correspond une interprétation adéquate. Quant à cette
interprétation, elle peut être constituée de nombreuses propositions, mais
celles-ci doivent pouvoir être conjointes en une seule, cela parce que seule la
conjonction logique de propositions vraies confère nécessairement à
l’interprétation qui les articule la propriété d’être à la fois parfaitement
cohérente et vraie. L’interprétation adéquate sera ainsi celle qui articule toutes
les propositions vraies à propos d’une œuvre.
11
R. Stecker, Art Interpretation, in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 52:2, printemps 1994, p.193
253
Or, à expliquer la pluralité d’interprétations d’une œuvre d’art en vertu
de contraintes épistémologiques du genre évoqué à l’instant, on ne fait pas
autre chose que défendre une certaine forme de monisme critique. Mais le
moniste ne peut échapper à l’évidence : il lui faut effectivement admettre que
la formulation explicite d’une interprétation exhaustive de la signification d’une
œuvre est improbable, sinon impossible, et ne saurait au mieux être visée que
comme un idéal herméneutique. On peut imaginer, par exemple, que
l’interprétation adéquate d’une œuvre doive se composer d’un nombre indéfini
de propositions. Et même dans le cas où l’interprétation suffisante
comprendrait un nombre fini de propositions, il est plus que probable qu’il
s’avérera néanmoins impossible de les fournir toutes à un temps donné – sans
rien dire de l’intérêt mitigé que le fardeau d’une telle besogne imposerait.12 Le
critère d’exhaustivité se révèle de la sorte être un simple idéal critique que nos
efforts interprétatifs ne sauraient mobiliser autrement que pour donner une
direction à leur travail. La question alors est de savoir pourquoi on devrait élire
cet idéal interprétatif plutôt qu’un autre, particulièrement quand nos pratiques
révèlent par ailleurs une certaine corrélation entre une pluralité
d’interprétation et notre appréciation positive des œuvres.
Si l’on abandonne le critère d’exhaustivité, le monisme critique peut
encore avancer que la cohérence de la signification de l’œuvre peut s’exprimer
au moyen d’une interprétation elle-même rendue cohérente par la conjonction
12
Cf. Stecker 1994, p.200-201
254
de propositions vraies. Mais ne peut-on pas penser, suggère Stecker, que
l’interprétation juste d’une œuvre requière que l’on en articule les propositions
au moyen de disjonctions ? Il y a, par exemple, le cas de ces œuvres dont la
signification est irréductiblement ambiguë. Stecker pense particulièrement au
cas célèbre de The Turn of the Screw,13 mais on pourrait également évoquer le
narratif disloqué d’Inland Empire (2006) de David Lynch, ou le récit halluciné de
Naked Lunch, tant dans sa version littéraire (sous la plume de William S.
Burroughs en 1959) que cinématographique (sous les soins de David
Cronenberg en 1991). Il est en outre des significations ou des propriétés que
nous voulons attribuer aux œuvres en dépit du fait qu’elles ne relèvent pas
directement de la proposition qu’elles articulent en vertu de l’acte de
spécification. On peut penser à ces anachronismes qu’affectionnent certains
types de lectures telles que les interprétations féministes ou psychanalystes.
Stecker donne d’ailleurs, à titre d’exemple bien connu, la référence de Blake à
de « dark, Satanic Mills » dans sa préface à son Milton. Que cette image réfère
13
Malheureusement, l’exemple qu’il emploie afin de rejeter la primauté de la conjonction comme la fonction logique devant assurer la cohérence de l’interprétation me paraît terriblement mal choisi. Il avance en effet que le texte de The Turn of the Screw admettant deux lectures contradictoires (une lecture p où le personnage principal souffre d’hallucination et une lecture q où le personnage est aux prises avec des spectres), l’interprétation cohérente de cette œuvre ne pourra s’acquérir qu’au prix d’une disjonction. Ainsi il est vrai de The Turn of the Screw que son texte se prête à une lecture p ou à une lecture q, mais très certainement pas à une lecture p et une lecture q en même temps. Cependant, Stecker me paraît manquer de voir ce qu’il affirme pourtant lui-même de l’œuvre, à savoir, qu’elle est à ce point ambiguë que les lectures p et q sont également justifiable à la lumière du texte – voire, des intentions de l’auteur. Du coup, la proposition juste à propos de The Turn of the Screw est en fait que cette œuvre est ‘ambiguë’, ce que nous pouvons rendre par la propriété X où X = [p ou q]. C’est-à-dire que la proposition X est vraie de l’œuvre, et rien n’empêche dès lors de penser que cette proposition pourrait être conjointe à d’autres. Par exemple : a et b et c et X (où X = [p ou q]). Cette manière de rendre compte de l’ambiguïté de The Turn of the Screw préserve ainsi la primauté accordée à la conjonction dans l’articulation d’une interprétation adéquate de l’œuvre.
255
intentionnellement à l’Angleterre de l’époque, cela ne fait aucun doute pour
nombre de lecteurs. Mais que ce trait anticipe de manière signifiante pour nous
sur un sentiment provoqué par la révolution industrielle, cela ne fait pas moins
partie des significations que nous y découvrons.
Autant de raisons, donc, qui devraient nous faire douter que le monisme
critique doit s’imposer dans nos pratiques interprétatives des œuvres d’art.
Mais le moniste n’a pas encore à s’avouer vaincu pour autant. Stecker, par
exemple, tentera tant bien que mal de montrer qu’une certaine conciliation est
possible entre monisme et pluralisme. Ce qui l’amènera à proposer cette
définition amendée du monisme critique :
What a proponent of Critical Monism should assert is that less comprehensive correct interpretations can always be joined (in some way) to form a more comprehensive correct interpretation.14
Stecker adoucit de la sorte la contrainte posée par le critère d’une
exhaustivité acquise par la conjonction de propositions interprétatives en le
donnant plutôt comme un simple idéal que l’on pourrait toujours viser en une
certaine manière (in some way) dans nos efforts interprétatifs. Ainsi, dès lors
qu’une proposition interprétative touche, ne serait-ce que partiellement, à la
signification fondamentale (« basic content ») de l’œuvre spécifiée par le
contexte de sa genèse, elle doit pouvoir se laisser reconduire d’une manière ou
d’une autre dans le cadre d’une interprétation vraie plus élargie et logiquement
cohérente. Quant aux propositions interprétatives touchant à la situation de
14
Stecker 1994, p.201
256
l’œuvre dans un contexte normatif distinct de celui explicitement mobilisé par
l’acte de spécification, elles n’auront pas à se plier à cet idéal interprétatif.
Étant donné que de telles interprétations sont à propos d’implications
signifiantes de l’œuvre (« its significance »),15 et non à propos de la signification
de l’œuvre telle qu’elle a été spécifiée par l’artiste, celles dont on pourra dire
qu’elles sont acceptables pourront être adjointes à des interprétations
correctes sans entamer la vérité de l’interprétation plus exhaustive qui les
réunira toutes. Or si une certaine forme de monisme critique est ainsi
préservée, il n’est pas clair que Stecker parvient réellement à la concilier avec
un véritable pluralisme critique.
Il faut bien voir, en effet, que le pluralisme critique que défend Stecker
n’est pas à proprement parler à propos de notre interprétation de l’œuvre d’art
en tant qu’elle est spécifiée dans le contexte normatif du monde de l’art par
l’agence de l’artiste. Car là où la signification de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre
d’art est en cause, là où la vérité de sa signification constitue l’objet de notre
interprétation, Stecker continue de penser qu’il faille adopter une forme de
monisme ou une autre. Le pluralisme soutenu par Stecker touche
essentiellement aux manières dont on peut faire jouer le sens de l’œuvre en le
détachant du contexte de sa genèse. Or, nous l’avons bien vu : le phénomène
de l’œuvre qua œuvre d’art exige que l’on en interprète le phénomène
relativement aux déterminations du contexte génétique posées par l’acte de
15
Stecker 1994, p.204
257
spécification. L’interprétation des implications signifiantes de l’œuvre qui
s’accomplit en abandonnant ce contexte normatif n’est donc plus à propos de
l’œuvre d’art en tant que telle.
Ce qui apparaît de la sorte, c’est que dès lors qu’il est question d’offrir
une interprétation de l’œuvre en tant qu’œuvre d’art, on présuppose à chaque
fois qu’il n’est qu’une signification fondamentale à son phénomène que des
contraintes épistémologiques nous interdisent d’atteindre pleinement. Ce sont
ces contraintes qui interdisent à Stecker d’espérer qu’une forme rigoureuse de
monisme critique puisse être établie et qui le poussent à opter pour un
monisme ‘moins intéressant’, soit ce monisme où propositions vraies et
interprétations acceptables peuvent être articulées ensembles d’une manière
ou d’une autre :
Though I would like to defend a more interesting version of Critical Monism, I will only argue for the less interesting version here. […] Since the better-known versions of ambitious Critical Monism are unacceptable, I conclude that the most that can be established for now is an un-ambitious version of Critical Monism.16
On entend fort bien, dans cette dernière phrase, cet espoir d’obtenir un jour
les moyens de lever les contraintes qui minent l’interprétation des œuvres d’art
et nous forcent à opter pour un monisme moins intéressant. Mais on entend
également un aveu à peine voilé que cette manière de concilier monisme et
pluralisme n’est qu’apparente. C’est qu’une fois démontré que des
interprétations ‘acceptables’ ne sont pas, à proprement parler, à propos de
16
Stecker 1994, p.201 et 204
258
l’œuvre en sa signification comme œuvre, celles-ci tombent hors du projet
interprétatif qui nous intéresse : « The truth reached by many interpretations
about the work's significance would fall completely outside this project. »17
Autrement dit, lorsque Stecker accepte une certaine forme de pluralisme, ça
n’est jamais qu’un ‘pis aller’ :
While that does not establish the letter of Critical Pluralism, it supports the spirit of it. This is so because, given the multifarious points of view from which people can produce true, partial interpretations of a work, even if we ignore the possibility of acceptable interpretations that lack truth value, an attempt to synthesize all these partial interpretations into a single comprehensive one is an unlikely interpretive project.18
Cela étant, de telles explications ne parviennent pas à rendre compte du fait
que ces contraintes épistémologiques ne jouent pas de manière négative dans
notre expérience et notre appréciation des œuvres d’art. En fait, c’est plutôt
l’inverse qui est vrai puisque Stecker rappelle à notre conscience que nos
efforts interprétatifs, là où ils concernent l’appréciation du phénomène d’une
œuvre d’art, sont toujours déjà vains. Mais cela heurte nos intuitions de plein
fouet – des intuitions dont Stecker se réclame pourtant lui-même19 – car nous
ne faisons pas que nous accommoder de cette pluralité comme d’un pis
aller. Bien au contraire, nous y reconnaissons fort souvent une marque de
l’excellence de l’œuvre en tant qu’œuvre. La question dès lors se pose, il me
semble, de savoir pourquoi cet échec ne s’avère pas ici frustrant alors qu’il le
serait ailleurs.
17
Stecker 1994, p.204 18
Stecker 1994, p.204 19
Stecker 1994, p.204: “I have not argued directly for the truth of Critical Pluralism. This is in part because Pluralism is now widely accepted...”
259
Car je pense que l’on m’accordera que lorsqu’une locution articulée
dans un langage naturel s’avère équivoque ou ambigüe, il est plus fréquent de
voir l’interprète exiger davantage de précisions de la part du producteur que de
se repaître de la pluralité des interprétations possibles! Or il n’est pas
insignifiant que les explication de Davies touchant à l’interprétation d’une
œuvre d’art ne semblent pas engager à autre chose : face à une véhicule dont
on saisit mal le sens – et l’art moderne ne manque pas de nous confronter à de
tels véhicules –, la tâche est de se munir de précisions supplémentaires quant
aux déterminations de la performance de l’artiste ; l’exigence est de s’élever à
la hauteur d’un public averti. Mais, conséquence du sophisme de l’intention, le
public averti ne table jamais que sur des hypothèses quant aux médiums
artistiques mobilisés par l’artiste. Aussi l’équivoque ne peut-il jamais être
entièrement levé. Et pourtant, cet état de fait ne nous agace pas comme il le
ferait dans le contexte de nos intérêts conversationnels.
En fait, même si l’on accordait au moniste que la pluralité
d’interprétations s’explique effectivement par de telles contraintes, et que la
connaissance de ces contraintes par l’interprète apaise d’emblée ses
frustrations interprétatives, il serait encore bien en peine de justifier sur ces
bases la valeur positive que nous attribuons à certaines œuvres précisément en
vertu du fait qu’elles ne se laissent pas réduire à une seule interprétation
cohérente. Il y a, après tout, un véritable plaisir à se laisser étourdir par ces
films de David Lynch, tel Inland Empire, où la composition même de la trame
260
narrative et, plus généralement, de la cinématographie de l’œuvre résistent
d’emblée à une appropriation parfaitement cohérente.
La mise en échec d’une pratique interprétative satisfaisant aux critères
du monisme critique, ainsi que la pluralité d’interprétations suscitées par une
œuvre d’art, ne sont donc vraisemblablement pas le simple résultat de
contraintes épistémologiques. J’aimerais conséquemment tenter cette autre
voie, soit celle que j’ai déjà suggérée, à savoir que c’est parce que l’œuvre d’art
est bel et bien une création que nous nous plaisons à la richesse irréductible de
sa signification. L’intuition, ici, est que c’est parce que l’œuvre est toujours
davantage que la réorganisation de donnés sous une structure normative
partagée qu’elle résiste d’emblée à la réduction de sa signification sous cette
structure. Je tâcherai de montrer que cette détermination spécifique du
phénomène de l’œuvre repose sur les modalités de l’intentionnalité déployée
dans l’acte de spécification tel qu’il répond de l’institution distincte du monde
de l’art. Il faudra donc, dans ce qui suit, s’intéresser de près aux structures
normatives intervenant dans la spécification d’une œuvre d’art afin d’expliquer
comment l’intention situant son accomplissement dans l’horizon normatif du
monde de l’art procède à une transformation différancielle du médium
artistique que la seule structure normative du monde de l’art ne pouvait
permettre d’anticiper ou de prévoir. Afin d’illustrer la nature du phénomène qui
m’intéresse, je récupérerai d’abord les conclusions du premier chapitre
touchant à la méthode de composition originale défendue par Edward Young.
261
Mon propos est d’y mettre en lumière le modèle qui nous permettra de penser
plus avant la spécificité de l’accomplissement créatif rendu possible par le
monde de l’art.
La méthode de composition originale : un modèle
On se souviendra que l’ambition principale des Conjectures était de
rendre compte de la possibilité de produire une nouvelle œuvre d’art, soit non
seulement une œuvre originale au sens où l’entendait encore Denis Dutton
dans son article Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts mais,
surtout, une création comme la définit Lamarque. Car, sans aller jusqu’à lui
attribuer une véritable ontologie de l’œuvre d’art, nous avons néanmoins bien
vu que Young pense la véritable œuvre d’art (ou l’essence de l’œuvre d’art) en
la distinguant de l’œuvre simplement imitative ou scolaire. Plus précisément,
Young attribue la dimension proprement artistique d’un produit à la nature de
son contenu, à la proposition qu’il articule : ce n’est qu’en autant qu’un produit
présente une vérité inédite, qu’il imite par sa composition le contenu d’une
expérience originale ouverte en vérité, que ce produit acquiert son statut
ontologique en tant qu’œuvre d’art.
Et c’est effectivement la première ambition de la méthode de
composition originale que de ménager la possibilité d’une telle expérience,
d’une perspective proprement unique, singulière et originale sur les données de
l’expérience qui s’accorde néanmoins avec les lois naturelles. En faisant de
262
l’œuvre d’art l’imitation vraisemblable et originale d’une vérité, Young se
trouve à en structurer le phénomène à la fois depuis les déterminations de
l’individualité naturelle de l’artiste et sous les nécessités naturelles découvertes
au moyen des expériences de cet individu. Aussi, d’une certaine manière,
l’œuvre est tant le contenu que la perspective l’ayant originalement rendu
disponible : l’œuvre se présente comme une perspective naturelle et originale
sur l’objet de sa proposition. Sans aller jusqu’à dire que l’œuvre d’art est
‘performance’ au sens où l’entend Davies, il ne fait néanmoins aucun doute que
Young pense son phénomène comme un accomplissement intentionnel original
qui se donne à voir en l’originalité évidente de sa réalisation.
L’œuvre d’art est donc nécessairement une création puisqu’elle ne
mobilise rien comme contenu qui n’ait été autrement disponible avant que
l’artiste ne s’en saisisse : la disponibilité de ce contenu en tant que tel est
essentiellement liée à l’originalité de la perspective qui le découvre sous les
directives de la méthode de composition. À l’inverse, la production simplement
imitative ne fait que re-produire des propositions ou des contenus déjà
disponibles dans le monde de l’art. Imitant l’art plutôt que la nature, ces
simples imitations sont le résultat de processus de production entièrement
déterminés par la normativité contingente des conventions et des valeurs
affirmées par une communauté historique – communauté à laquelle on
pourrait attribuer, par exemple, un monde de l’art. Rien n’empêche que de
telles productions puissent intéresser à des expériences similaires à celles
263
ouvertes par de véritables œuvres d’art : s’installant dans le contexte normatif
et traditionnel qui est normalement associé aux œuvres d’art, la signification et
la valeur de leur expérience en est tributaire. Mais dans la mesure où de telles
œuvres prétendraient au statut d’œuvres d’art, elles revêtiraient selon Young
un caractère mensonger similaire à celui que Dutton dénonçait chez les ‘faux’
(forgeries) : l’œuvre d’art se distingue de la simple imitation comme la vérité du
mensonge, celle-là ouvrant sur une réalité que l’art n’avait pas encore rendu en
sa vraisemblance alors que celle-ci ne fait que prétendre à un tel
accomplissement. On ne se surprend donc pas que Young, avide d’ouvrir la voie
vers la possibilité de produire une œuvre qui satisfasse à ce critère de
nouveauté propositionnelle, aura emprunté à l’éthique les premiers
fondements de sa méthode de composition originale.
Ce faisant, c’est la juste détermination de l’intentionnalité dans
l’accomplissement d’une œuvre d’art que Young aura révélée comme condition
essentielle au statut ontologique de cette dernière. Et c’est cette détermination
adéquate de l’intentionnalité que la méthode doit régler. J’ai toutefois voulu,
dans mon interprétation des exigences élevées par la méthode de composition
originale, m’éloigner de son enracinement dans une éthique stoïcienne issue
d’inclinations néoplatoniciennes. Plutôt que de réfléchir les déterminations de
l’intentionnalité appropriées à la création d’une œuvre d’art sous l’angle de ses
implications morales, c’est à leur nature foncièrement épistémologique que je
me serai intéressé. Car force est de constater que, si la méthode de Young n’a
264
d’autres fins que de régler l’agence de l’artiste, c’est toujours de manière à ce
que la vérité puisse trouver place et se révéler dans ses productions. Et c’est
afin de démontrer rigoureusement que tel était le cas que je me serai voué à
l’explicitation des influences de la philosophie expérimentale sur le projet de
Young, tâchant du même coup de faire la preuve que les propositions de Young
pouvaient être pertinentes au-delà du seul horizon d’une métaphysique
néoplatoniste.
J’ai donc invité mon lecteur à considérer la méthode de composition
originale comme une sorte de tract épistémologique reprenant à son compte
les principes fondamentaux de la révolution scientifique amorcée au siècle
précédent. Pour ce faire, j’ai d’abord cerné cette nécessité pour l’artiste de
penser les contenus de son expérience à la seule lumière de ses propres
facultés de connaissance. C’est par ce moyen, pense Young, que l’artiste évitera
de corrompre sa compréhension de ce qui intéresse son projet par la
contingence de normes établies historiquement comme autant de conventions.
C’est également ainsi qu’il se rendra disponible une matière, une vérité,
entièrement nouvelle à imiter. J’ai ensuite argumenté à l’effet que c’est sous le
critère normatif de l’évidence que l’on jugera de la vraisemblance achevée de
l’imitation artistique et, du même coup, du statut ontologique de l’œuvre d’art.
L’évidence intuitive donne effectivement le critère mesurant l’adéquation
entre, d’une part, la proposition artistique de l’artiste telle qu’elle s’articule
dans l’œuvre et, d’autre part, la vérité du contenu ou de l’objet qu’elle imite.
265
J’ai toutefois montré que la possibilité de faire jouer l’évidence comme un tel
critère reposait pour Young sur ce présupposé que l’agence de l’artiste, une fois
réglée par le ‘soi naturel’, ne pouvait faire autrement que de s’accorder avec la
normativité déterminant le déploiement historique de l’ensemble de la nature.
L’évidence témoigne en fait de l’harmonie entre le déploiement de
l’intentionnalité de l’artiste et la dynamique historique du cosmos.
Nous l’avons vu : l’objet imité est pensé sous l’arbitraire naturel de
l’artiste. Or cet arbitraire n’a rien d’indéterminé ni d’idiosyncrasique : il décrit,
d’une part, l’efficace naturel des facultés que l’artiste possède, comme tout un
chacun, en des proportions uniques ainsi que, d’autre part, une situation
singulière et parfaitement unique dans le déploiement historique de la nature.
La création artistique ne peut donc pas être le résultat d’un arbitraire ‘déréglé’
ou d’une volonté maladive comme celle de Swift, mais relève nécessairement
d’un arbitraire pensant intentionnellement les données de son expérience,
l’objet de son imitation, sous les contraintes d’une normativité naturelle où
l’évidence expérientielle joue comme seul critère.
Cela signifie du même coup que l’artiste appliquant la méthode de
composition originale choisit de ne plus s’inquiéter de la force normative des
conventions régissant traditionnellement son accomplissement. C’était en effet
une des tâches capitales entreprise au premier chapitre de cette thèse de
montrer que la méthode n’exige pas de l’artiste qu’il rejette les modèles
traditionnels et les conventions du monde de l’art, ni non plus qu’il les ignore,
266
mais qu’il s’en fasse des alliés. Cette métaphore, de s’adjoindre les modèles du
passés comme autant d’alliés, traduit en fait l’idée que la pertinence et la
justesse de leur mobilisation dans l’accomplissement de l’artiste doit toujours
se vérifier à la lumière des nécessités de son projet telles qu’elles sont
découvertes au moyen de la méthode de composition originale. Leur ‘force
normative’, dès lors, ne s’impose pas à l’artiste comme un maître à son
apprenti. L’intervention de ces normes dans le projet de l’artiste est plutôt
justifiée et déterminée en sa signification et sa valeur de manière immanente à
l’activité de composition elle-même. Ainsi, plutôt que de penser la composition
de son œuvre relativement aux règles d’une école, par exemple, l’artiste
procèdera à l’articulation de sa proposition artistique en mobilisant tous les
moyens (qu’il s’agisse des contenus expérientiels découverts au profit de la
méthode ou des conventions dont il peut se faire des alliés) lui apparaissant
nécessaires à la seule lumière de l’évidence de son succès. À n’en pas douter,
toutefois, le contexte normatif de sa production ne sera pas sans influencer ses
décisions au fil de ce processus.
Quant à la possibilité pour l’œuvre de se manifester de manière
signifiante et intéressante à un public malgré le fait que sa composition excède
en ses déterminations ce que rendaient possible les conventions de la
République des lettres, Young la préserve d’au moins deux manières. La
première est implicite à l’arrière-fond métaphysique des Conjectures : il s’agit
de cette supposition d’un ordre naturel et nécessaire à la dynamique du
267
cosmos. C’est en effet cette harmonie qui ouvre la possibilité que le public
puisse également se saisir de la proposition articulée par la composition de
l’œuvre, cela bien qu’elle échappe en son contenu aux possibilités signifiantes
ouvertes par les seules normes de la République des lettres ou du monde de
l’art. Car, bien que la détermination et la spécification de l’œuvre procède dans
le champ ouvert par une normativité qui excède celle du monde de l’art, elle
n’en est pas moins déterminée par une agence ‘naturelle’ qui est disponible à
tout être humain en tant qu’elle en est l’essence. C'est-à-dire que la
signification et la valeur de l’œuvre, dès lors qu’elle répond de la méthode de
composition originale, doit être disponible à quiconque peut également en
penser le contenu sous le critère de l’évidence naturelle. Aussi, là où les
conventions du monde de l’art n’ouvriront pas immédiatement le sens ou la
vérité exprimée par l’œuvre, l’œuvre n’en sera pas inaccessible pour autant : on
peut penser, par exemple, que le temps suffira à rendre disponible au public les
propositions artistiques d’un soi naturel articulées dans cette œuvre.20
La seconde raison qui nous permet de penser que la signification de
l’œuvre sera généralement reçue par le public averti, nonobstant le fait que sa
composition réponde de contraintes normatives excédant celles qu’il reconnait
20
On pourrait sans doute, à cet égard, tisser plus d’un lien entre les thèses de Young touchant à la production des œuvres d’art et celles de l’abbé Dubos portant sur les moyens de leur juste appréciation, laquelle dépend d’abord et avant tout des mécanismes naturels du sentiment humain (Cf. Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1993 (1719)). C’est encore une pensée similaire qui se déploie, il me semble, dans les pages du Standard of Taste de Hume (dont on sait qu’il était familier avec le traité de Dubos étant donné ce qu’il en dit dans Of Tragedy).
268
à la lumière des conventions du monde de l’art, est que le véhicule de l’œuvre,
le produit, se présentera plus souvent qu’autrement sous les traits d’une forme
artistique établie. Cette réponse au problème de la reconnaissance de l’œuvre
dépasse très certainement l’orbe des réflexions de Young, cela parce qu’il
n’aura jamais senti le besoin de penser les déterminations conventionnelles du
‘produit’ comme il s’est avéré nécessaire pour nous de le faire. C’est néanmoins
une conséquence directe de mon interprétation des Conjectures et de la
manière dont j’ai insisté à l’effet que la méthode de composition originale
n’entraîne jamais le rejet nécessaire des modèles du passé. En fait, tout ce que
la méthode exige, c’est que le choix d’une forme artistique – ou de la
transformation, voire de l’invention de l’une d’entre elles – réponde également
des exigences normatives découvertes par le ‘soi naturel’. La justesse et la
valeur d’une forme ou d’un genre artistique ne dépendent dès lors plus des
conventions de l’époque, mais de leur adéquation à l’expérience qui doit être
vraisemblablement imitée. Plus rien n’interdit, dès lors, qu’une nature morte se
révèle aussi originale (au point de vue simplement descriptif), et donc aussi
artistique, qu’un tableau dépeignant une scène historique selon la même
méthode, cela bien que le jugement de l’Académie, par exemple, puisse vouloir
s’y refuser. Cela dit, force est de constater que, plus souvent qu’autrement, la
production artistique s’accomplira encore et toujours en une certaine
continuité avec les manières conventionnelles de faire, nonobstant le fait
qu’elle soit intentionnellement déterminée depuis un ordre normatif qui
269
excède l’horizon de ces conventions. J’y reviendrai dans la seconde moitié de ce
chapitre.
Cela étant, ces deux moyens de recouvrer le sens d’une composition
artistique, pour autant qu’ils en expliquent la possibilité, ne suffiront jamais à
réduire la signification de l’œuvre à une seule qui soit juste. Cela parce que la
perspective offerte sur la vérité imitée par l’œuvre, pour autant qu’elle se situe
dans l’horizon normatif d’un monde de l’art, est nécessairement singulière.
C’est en effet ce qu’implique l’idée que l’œuvre est à la fois le contenu
représenté et la perspective l’ayant découvert : si le contenu doit en être
‘objectif’ – en ce qu’il est la manifestation d’une vérité garantie par l’ordre
normatif de la nature – l’efficace de l’originalité naturelle de l’artiste qui en
rend la semblance au moyen de l’œuvre est d’en déranger (au moyen du
transport imitatif ou de la métaphore) de manière unique les modalités de sa
re-présentation et, conséquemment, de son sens. Pour le dire autrement :
l’unicité de la perspective naturelle ouverte par la méthode de composition, si
elle n’opère pas hors de toute structure normative, n’en garantit pas moins que
la mobilisation des conventions et normes pertinentes (naturelles ou
traditionnelles) ne sera jamais suffisante à l’interprétation voulant recouvrer
toutes les déterminations de l’œuvre. Cela, d’une part, parce que les
conventions et normes traditionnelles étaient déjà insuffisantes à la
spécification de l’œuvre, dont l’accomplissement était garanti par une structure
normative en excédant l’horizon. Mais encore, d’autre part, parce que cette
270
structure normative excédentaire n’est jamais disponible que de manière
originale et singulière.
Par voie de contraste, remarquons que la proposition scientifique
obtenue au moyen d’une méthode fondée sur les mêmes principes aura, quant
à elle, une valeur objective et vérifiable. La raison en est qu’une proposition
scientifique ne cherche pas à imiter vraisemblablement la nature.21 Il s’agit
plutôt, dans ce cas, de révéler les régularités qui se manifestent dans plusieurs
expériences identiques (ou suffisamment similaires) afin de pouvoir faire des
prédictions quant au déroulement d’événements futurs tombant sous les
mêmes déterminations. L’invention scientifique possède d’emblée cette
dimension prédictive et pratique qui fait tout simplement défaut à la
production d’une œuvre d’art véritable, celle qui procède d’un processus créatif
et garde intacte la marque de l’originalité, de la singularité dont elle est issue.
C’est pourquoi celle-ci invite davantage à la contemplation de la vérité plutôt
qu’à sa manipulation en vue d’une prédiction. Cette distinction doit
certainement être prise cum grano salis, mais il m’apparaît néanmoins qu’elle
présente quelque chose qui s’accorde avec nos intuitions les plus communes
quant à la différence entre les produits de la science et ceux de l’art. Si l’œuvre
d’art appelle à la contemplation plutôt qu’à la manipulation, c’est précisément
parce que son phénomène est structuré de manière à ce que sa signification
échappe d’emblée à sa réduction sous un ordre normatif donné.
21
Si l’on veut encore parler d’imitation dans ce cas, ce sera d’une manière fort différente.
271
L’œuvre est conséquemment une création puisque ses déterminations
excèdent celles du monde de l’art où elle s’installe et se donne comme ce
qu’elle est. Elle résiste, à dire vrai, à tout ordre normatif dont on pourrait dire
qu’il est objectivement disponible. Et c’est parce que l’interprétation sait
toujours déjà que la vérité ou la signification en jeu dans l’œuvre d’art se donne
(se laisse penser sous un ordre normatif) tout autant qu’elle se retire (en vertu
du dérangement original de l’imitation vraisemblable), que l’on sait toujours
déjà qu’elle est objet de contemplation plutôt que de manipulation. Ce
pourquoi la pluralité d’interprétations qu’elle suscite ne s’accompagne
d’aucune frustration mais plutôt d’un plaisir : celui d’y trouver beaucoup à
penser.22
J’aimerais maintenant rendre explicite le modèle qui se dégage ainsi des
thèses de Young à l’aide de quelques propositions claires qui pourront être
récupérées à la prochaine section afin de vérifier si cette explication de l’œuvre
d’art comme création peut être répétée sous une approche philosophique plus
appropriée à l’analyse de l’acte de spécification et de sa structure
intentionnelle. Le cas échéant, nous aurons de bonnes raisons de penser que
l’intentionnalité déployée dans un tel accomplissement est bel et bien créative.
22
Je laisse cette idée en suspens, conscient qu’elle pourrait être développée plus avant dès à présent. La section suivante devrait toutefois fournir quelques indications plus explicites quant à la nature de l’intérêt que nous avons à la contemplation des œuvres d’art dont nous savons pourtant qu’elles résistent d’emblée, en leur sens, à toute appropriation suffisante. Cela dit, il faut bien voir que si la pluralité d’interprétations suscitée par les créations artistiques n’est pas cause de frustration, il n’en demeure pas moins possible que l’expérience d’une œuvre d’art véritable s’avère néanmoins frustrante tant sa proposition est inaccessible à l’interprétation qui la vise. À nouveau, souvenons-nous que Swift a produit des œuvres d’art tout aussi véritables qu’exécrables.
272
1) L’œuvre d’art résulte d’une intentionnalité déterminée sous un ordre
normatif (celui du cosmos) excédant la structure normative établie
conventionnellement par l’institution du monde de l’art ;
2) c’est le critère de l’évidence qui, sous cet ordre normatif, permet à l’artiste
de mesurer l’adéquation de son accomplissement aux contenus qu’elle
mobilise ;
3) l’évidence intuitive appartient à cette intuition singulière, à cette expérience
ouverte par le soi naturel original de l’artiste, conférant du même coup une
dimension proprement originale à la représentation qu’elle détermine – ce qui
n’est qu’une autre manière de dire que l’œuvre est déterminée de manière
telle que sa signification excède toujours déjà ce qui peut se laisser déterminer
sous un ordre normatif donné;
4) la possibilité pour l’œuvre de se manifester significativement comme
création artistique dans le monde de l’art repose sur la capacité de ses citoyens
d’accéder, dans une mesure elle-même particulière, à cet ordre normatif
excédentaire ou sur une continuité entre les deux ordres normatifs (naturel et
conventionnel) que le projet de composition originale pouvait tolérer sans être
corrompu.
5) Le monde de l’art décrit cette institution ou cet horizon normatif distinct où
les phénomènes qui s’y situent sont d’emblée reconnus relever d’une telle
pratique créative – ce qui répète cette affirmation de Binkley à l’effet que
273
l’institution du monde de l’art se distingue des autres en vertu du fait qu’elle
est essentiellement affairée à créer de nouvelles manifestations du concept.
Je n’ignore pas, bien entendu, que l’ordre normatif supérieur est
exprimé chez Young en des termes néoplatoniciens que l’on serait bien en
peine de récupérer afin d’approfondir notre compréhension de l’acte de
spécification comme j’ambitionne de le faire. C’est du coup le critère
d’évidence, pourtant essentiel à la méthode de composition originale, qui
semble devoir être abandonné, rendant ainsi caduque le modèle issu des
Conjectures. Mais si l’on y regarde de plus près, il m’est d’avis que nous
pouvons abandonner cet horizon métaphysique au profit d’une compréhension
plus phénoménologique des structures normatives en jeu, voire même du
critère d’évidence lui-même et de la sorte préserver ce modèle. Si tel est le cas,
nous serons alors en mesure de préciser comment l’intentionnalité déployée
dans l’acte de spécification accomplie une véritable création artistique et peut
conséquemment se laisser décrire comme étant artistiquement créative.
274
Intentionnalité et ‘créativité artistique’ ; l’origine de l’œuvre d’art
L’entreprise de cette section, donc, est de déterminer s’il est possible
d’appliquer le modèle issu de la méthode de composition originale à la notion
plus contemporaine d’un « acte de spécification », lequel s’est avéré être une
condition nécessaire au phénomène de l’œuvre d’art. Plus précisément, mon
ambition est de montrer que la mobilisation intentionnelle de médiums
artistiques ou de compréhensions partagées qu’implique l’acte de spécification
peut adéquatement se laisser décrire sous ce modèle, justifiant du même coup
que son accomplissement puisse se manifester comme une création artistique.
C’est vers la phénoménologie heideggérienne que je me tournerai afin
d’arriver à mes fins. J’entends en effet y récupérer une problématique qui n’est
pas sans liens avec le projet de cette section, à savoir, la possibilité d’une
explication phénoménologique d’un événement de sens radicalement nouveau
– ce phénomène que L. Tengelyi voulait penser sous le concept de
Sinnereignis.23 Mon propos ne sera toutefois pas de prendre position dans un
débat qui occupe la réception de la pensée heideggérienne, mais de faire main
basse sur une conceptualité phénoménologique qui permette de réfléchir la
structure intentionnelle d’un tel événement de sens. C’est qu’il m’est d’avis que
cette conceptualité me permettra d’expliquer comment l’intentionnalité
23
Cf. L. Tengelyi, Der Zwitterbegriff Lebensgeschichte, Wilhem Fink Veralg, Munich, 1998, 446p.
275
déployée dans l’acte de spécification se laisse décrire comme étant proprement
créative. La raison en est que l’explication phénoménologique de la possibilité
d’un tel événement de sens doit également montrer que son accomplissement
est irréductible aux structures normatives disponibles à un agent. Il faut donc
penser que la structure de ce phénomène recoupe de manière significative celle
de l’acte de spécification.
Un tel recours à la phénoménologie heideggérienne se justifie en outre
par la parenté conceptuelle existant entre la notion d’un monde de l’art, propre
à l’institutionnalisme esthétique dont je me implicitement réclamé en tablant
sur les propos de Davies et Danto, et celle de monde telle qu’elle se rencontre
dans les écrits du jeune Heidegger, déjà, mais aussi de manière notoire dans
son essai Der Ursprung des Kunstwerkes.24 J’ai effectivement insisté, au chapitre
précédent, quant au fait que c’est en référant intentionnellement au contexte
normatif du monde de l’art ainsi qu’en mobilisant les médiums artistiques qu’il
recèle que l’interprétation de l’œuvre, de même que sa spécification, en
accomplit quelque chose comme la transfiguration en tant qu’œuvre. J’ai du
même coup situé l’expérience du phénomène de l’œuvre d’art au cœur de nos
pratiques discursives, faisant dépendre la manifestation des propriétés
artistiques d’un véhicule des modalités d’un registre attentionnel et discursif
déterminé par les compréhensions partagées par les agents du monde de l’art.
Or cette manière de faire intervenir une structure normative institutionnelle
24
M. Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard (TEL), Paris, 1986, p.13-98
276
faite de « compréhensions » partagées n’est pas sans rappeler comment
Heidegger fait du ‘monde’ ouvert par le ‘comprendre’ une condition nécessaire,
voire essentielle au déploiement de l’intentionnalité dans toute expérience
signifiante. Qui plus est, dans la mesure où cette explication du déploiement de
l’intentionnalité doit permettre le dépassement d’une esthétisation de notre
rapport à l’art, la phénoménologie heideggérienne s’accorde on ne peut mieux
avec l’institutionnalisme adopté dans cette thèse au profit d’une réfutation de
l’empirisme esthétique.25
Cela dit, je répète qu’il n’est pas question, dans ce qui suit, de me
réclamer de la lettre du projet heideggérien dont l’ambition de dépasser la
réduction de nos rapport à l’art à un point de vue strictement esthétique joue
dans un programme philosophique beaucoup plus étendu que celui entrepris
dans cette thèse – sans compter que ce que Heidegger comprend sous le
concept d’esthétique ne recoupe pas toujours nécessairement ce qui en a été
dit dans cette thèse. Il s’agit plutôt, dans cette section, de mettre en lumière la
structure de l’accomplissement du « dire poétique » de manière à en faire
ressortir ce qui y est proprement créatif, cela afin de mobiliser les résultats de
cette analyse dans une reformulation du modèle issu de mon interprétation de
25
Iain Thomson écrit, à ce sujet : « Because the aesthetic approach continues to eclipse our access to the role artworks play in forming and informing our historical worlds, Heidegger thinks that only such a post-aesthetic thinking about art can allow us to recognize art’s true significance, helping us understand the inconspicuous way in which art works to shape our basic sense of what is and what matters. » (I. Thomson, Heidegger, Art, and Postmodernity, Cambridge University Press, New-York, 2010, p.41) J’attire également l’attention de mon lecteur sur le titre que Thomson donne à cette section du second chapitre, Phenomenology against Aesthetic Subjectivism ; on y entend déjà l’annonce d’un programme critique du même acabit que celui développé au second chapitre de cette thèse.
277
la méthode de composition originale. Il y va, donc, d’une sorte
« d’heideggérianisme appliqué », pour reprendre l’expression d’Iain Thomson,
soit d’une application libérale de thèses issues de la phénoménologie
heideggérienne qui ne prétend pas à une interprétation exégétique de sa
philosophie. En fait, bien qu’il sera impossible d’en faire complètement
abstraction, j’entends bien me garder de soutenir ou de réfuter le rôle plus
essentiel qu’Heidegger attribue au « dire poétique » dans le déploiement d’un
monde comme monde. Un peu à l’instar d’Iain Thomson qui, dans les derniers
chapitres de son Heidegger, Art, and Postmodernity, propose que l’on applique
l’herméneutique appropriée à la réception des œuvres d’art comme œuvres
d’art à toutes les œuvres nonobstant la préférence explicite de Heidegger pour
le « grand art », j’entends me limiter à la démonstration du fait que la structure
intentionnelle du « dire poétique » décrit une condition nécessaire à notre
expérience de toute œuvre d’art dans l’horizon des pratiques que nous en
faisons en ce qu’elle participe de la détermination de l’horizon normatif où leur
phénomène est disponible.26 Autrement dit, et cela est d’importance à la juste
compréhension des thèses que je défendrai dans ce qui suit : il ne sera en aucun
cas question de soutenir avec Heidegger que le « dire poétique » correspond à
l’intentionnalité déployée dans l’accomplissement du grand art, mais d’en
arriver à une description du « dire poétique » qui puisse être appliquée au
modèle de la créativité artistique issu de mon analyse des Conjectures.
26
Cf. Thomson 2010, p.4-5
278
***
Dans ce qui suit je procéderai, en un premier temps, à l’explicitation des
concepts de ‘monde’ et de ‘précompréhension’. Je tâcherai ensuite d’expliquer
sur ces bases la possibilité d’un événement de sens radicalement nouveau. Puis,
je mobiliserai le résultat de ces réflexions dans une reformulation du modèle
issu de la méthode de composition. J’espère de la sorte réussir à montrer
comment les déterminations de l’acte de spécification, et plus particulièrement
les modalités de l’intentionnalité en jeu, ouvrent la possibilité pour le
phénomène de l’œuvre d’art d’être expérimenté en vérité comme création. Si
tel est le cas, j’aurai du même coup montré que c’est de cet acte ou, plus
précisément, de l’intentionnalité qui s’y déploie que l’on peut dire qu’elle est
artistiquement créative. Or, puisque nous savons déjà que l’acte de
spécification est une condition nécessaire à la possibilité du phénomène de
l’œuvre d’art, cette démonstration me permettra d’établir que la créativité
artistique décrit cette modalité de l’intentionnalité spécifique, et elle-même
nécessaire, à la réalisation d’une nouvelle œuvre d’art.
1. Le « monde » comme structure normative
« Welt weltet », écrivait Heidegger; « le monde s’ordonne en monde ».27
27
Heidegger 1986, particulièrement p.47-48
279
Cette citation se trouve dans L’origine de l’œuvre d’art, un texte voué à
l’analyse de la signification du phénomène de l’œuvre d’art ainsi qu’à ses
conditions de possibilités. Étant donné sa ‘situation’ dans l’orbe de
questionnements qui ne sont pas étrangers aux préoccupations motivant cette
thèse, et puisqu’il n’est pas question de se lancer dans une analyse serrée de
l’évolution du rôle du concept de ‘monde’ dans les thèses heideggériennes mais
de se fourbir d’un concept suffisant à la tâche que l’on s’est donné, une telle
citation m’apparaît le point de départ tout indiqué pour le travail qui attend
cette section.
Comprise depuis l’horizon néoplatonicien d’où nous arrivons, cette
citation indique déjà comment le concept de ‘monde’ doit relever celui de
cosmos. Le ‘monde’ décrit en effet la dynamique normative, le s’ordonner de
l’advenir historique des étants qui l’habitent, d’une manière qui n’est pas sans
rappeler la progression de la nature sous les lois naturelles du cosmos : « un
monde est le toujours inobjectif sous la loi duquel nous nous tenons, aussi
longtemps que… »28 Toujours ? Aussi longtemps que ? Si le monde doit relever,
en tant que structure normative, le concept de cosmos, cette description
indique très certainement que sa temporalité, de même que ce qui peut être su
de sa réalité (inobjectif ?), en sont profondément distincts. Heidegger présente
la dynamique normative du monde, le s’ordonner en monde du monde, comme
cette structure toujours efficace, mais il affirme du même souffle que l’efficacité
28
Heidegger 1986, p.47; mon italique.
280
de sa loi n’est pas permanente – elle ne l’est qu’aussi longtemps que… Qu’est-
ce à dire ?
« Monde » n’est plus à présent un mot de la Métaphysique. Il ne nomme plus ni l’univers sécularisé de la nature et de l’histoire, ni la création représentée théologiquement (mundus), ni même et seulement l’entier de ce qui est présent (χόσμος).29
Le monde se distingue du cosmos en ce que l’advenir que sa structure
normative rend possible n’est pas contraint, comme l’est la réalisation du
cosmos, par un telos donné d’avance ou une normativité qui précède son
efficace. Le monde n’a pas cette signification de donner les lois de la nature, les
fondements de la totalité du réel, et de procéder ainsi à la détermination
essentielle de tous les étants une fois pour toute. Cela dit, le monde s’ordonne
en monde, ce qui signifie qu’au moins une de ses dimensions le laisse
apparaître telle une structure normative s’apparentant à celle se déployant en
cosmos : les lois du monde sont données qui indiquent d’avance à ceux qui
l’habitent l’espace du recueillement spirituel, le lieu de l’art, les méthodes
propres à la connaissance de l’univers physique, etc. En somme, la normativité
du monde traduit l’organisation historique d’une communauté telle que cette
organisation détermine et contraint ce qu’il y a à faire et à comprendre dans ce
monde. Néanmoins, le caractère inobjectif du monde et, donc, de ses lois nous
invite à la prudence, laissant déjà entendre que la normativité du monde ne
29
Heidegger, La parole, in Acheminement vers la parole, coll. Tel, Gallimard, Paris, 2006 (1976), p.26
281
saurait être un ‘objet’ pour la connaissance rationnelle au même titre que les
lois de la nature l’étaient sous l’horizon métaphysique du néoplatonisme.
En fait, si l’on doit insister sur une différence structurelle entre les deux
concepts afin de cerner plus rapidement le déplacement opéré par Heidegger,
on peut dire que le cosmos néoplatonicien installe une structure normative
faite de lois naturelles qui, si elles se réalisent dans le déploiement historique
du réel, ultimement, le transcende. Ces lois, en tant que directives essentielles,
sont avant l’univers où elles accomplissent leur perfection. En tant qu’essence
du présent, elles ont une réalité ou une signification excédant la dynamique
historique qu’elles organisent :
La loi en effet est la force de la nature, elle est l'esprit, le principe directeur de l'homme qui vit droitement, la règle du juste et de l'injuste. […] Pour établir le droit, partons de cette loi suprême qui, antérieure à tous les temps a précédé toute loi écrite et la constitution de toute cité.30
C’est dire que la contingence de l’advenir historique du cosmos ne saurait
entamer ni la réalité, ni l’efficace de ces lois dont on comprend qu’elles
commandent de manière atemporelle. À l’inverse, la détermination de la
structure normative du ‘monde’ s’accomplit de manière immanente à son
déploiement comme monde : pour toujours réel qu’il est, le monde n’en est pas
moins déterminé en sa réalité de manière historique (« aussi longtemps
que… »); il n’est aucune norme, aucune loi, qui ne soit au-delà de cette
structure normative qu’est le monde. « Heidegger rethinks ‘truth’ ontologically
30
Cicéron, Des lois, I.VI
282
as the historically dynamic disclosure of intelligibility in time. »31 Le monde,
pour le dire avec Iain Thomson, exprime la totalité de ce déploiement
historique de la vérité en vertu duquel l’expérience de ce qui fait encontre peut
devenir signifiante, intelligible.
Un monde, donc, ce n’est pas autre chose que l’ensemble de ce qui est
tel que cela est organisé et rendu signifiant pour quelqu’un – un Dasein – par
l’activité du langage qui, ayant dit et disant encore l’être, institue du même
souffle d’innombrables pratiques et conventions régissant désormais d’avance
les manières d’interpréter le donné. Forçant un peu un autre trait de Heidegger,
on dira que « dans [le dire du langage], le cadre du monde vient, cependant
même que le monde va aux choses. »32 Comprendre la structure normative
qu’est le monde implique donc nécessairement, dans le cadre de la
phénoménologie heideggérienne, que l’on s’intéresse aux déterminations de
l’activité du langage, laquelle est ce qui procède au déploiement de la structure
normative du monde comme monde, soit comme cet espace ou est déterminée
la disponibilité signifiante des étants.
J’ai avancé que rien n’est externe au monde qui l’organiserait comme
autant de lois transcendantes : le déploiement du langage qui installe le cadre
du monde, le ‘dire’ qui accomplit la détermination de la signification de l’étant,
31
Thomson 2010, p.44 32
Heidegger 1986, p.47; italique ajouté. Heidegger écrit en fait : « Dans cet appel… ». L’appel est une modalité du « dire » du langage qu’Heidegger voit se déployer dans le langage poétique. Sans nécessairement m’attarder à ce concept en tant que tel, je reviendrai dans un moment sur la modalité spécifique au langage poétique.
283
est à chaque fois situé dans un monde, c’est-à-dire réglé par un déjà-dit auquel
il fait réponse. Autrement dit, le dire du langage qui installe un monde se
déploie depuis sa propre situation historique dans un monde qui ouvrait la
possibilité d’en répondre. Et c’est conséquemment cette dynamique, entre le
déjà-dit du langage et la réponse située qu’il commande, qu’il nous faut
maintenant mieux comprendre si l’on veut se saisir de la normativité pensée
sous le concept de monde.
Habiter un monde, c’est en répondre, et cela s’entend d’au moins deux
manières qui, prises ensembles, décrivent la manière dont le langage se déploie
en monde. Il y va d’abord de l’appartenance comprise de l’être humain, du
Dasein, à une organisation signifiante de l’expérience. Le Dasein est ce concept
qui dit la conscience d’une situation dans un monde.33 En fait, le Dasein lui-
même dit cette conscience dans la mesure où c’est par sa réponse aux
significations qu’il découvre toujours déjà disponibles dans son expérience que
le Dasein se manifeste comme tel : « Ceux qui parlent viennent bien plutôt en
présence dans le fait de parler. »34 Ce par quoi Heidegger veut faire entendre
que la modalité d’existence propre à l’être humain se manifeste d’abord
comme cette conscience d’un univers déjà signifiant. Cette conscience
33
« Conscience » n’est évidemment pas le meilleur terme pour décrire la modalité d’être-au-monde du Dasein, et Heidegger se sera bien mis en peine d’en éviter l’usage tant il repose sur un contexte métaphysique que Sein und Zeit ambitionnait de dépasser. Étant donné, par contre, qu’il est moins question de rendre fidèlement les thèses de Heidegger que de s’en inspirer, j’ose espérer que mon lecteur ne me tiendra pas rigueur de cette explicitation par trop sommaire de l’être-là du Dasein. 34
Heidegger 2006 (1976), Le chemin vers la parole, p.237 ; italique ajouté
284
correspond au déploiement d’un dire, mais d’un dire qui dit d’abord la situation
de celui qui, en fait, répond d’une parole lui étant toujours déjà adressée : le
Dasein vient au monde dans le parler, il se découvre dans l’activité du langage,
au sein d’un monde dont l’intelligibilité lui parle, lui est signifiante. Ainsi le
Dasein appartient-il à son monde dans la mesure où sa situation en tant que
Dasein se découvre dans une réponse qui s’installe dans ce qu’il partage déjà
avec sa communauté historique, avec son monde, soit son langage et les
institutions qui le détermine.
Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. […] C’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle. […] Partout se rencontre une parole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’homme, dès qu’il promène le regard de sa pensée sur ce qui est, trouve aussitôt la parole, et aussitôt entreprend, dans une perspective décisive, de l’accorder sur ce qui se montre en elle.35
On ne doit pas, ici, se laisser abuser par le naturel du parler : il n’est pas
question de faire du langage une faculté naturelle possédée puis mobilisée
volontairement par l’homme. Bien plutôt, l’être humain est lui-même possédé
par la parole dans la mesure où il est situé par le langage, où il est les
déterminations de sa situation dans la parole : le Dasein est réponse située, à
lui-même intelligible comme ce qu’il est en vertu du déploiement d’un dire, et
le langage est toujours déjà l’élément dans lequel cette réponse se manifeste.36
35
Heiddeger 2006(1976), La parole, p.13 36
Cf. Heidegger 2006(1976), Le chemin vers la parole, p.227 : « La capacité de parler n’est pas seulement une aptitude de l’être humain, qui serait au même rang que les autres. La capacité
285
La conscience que décrit le Dasein est donc déterminée en sa
manifestation par sa réponse à un monde déjà signifiant : quelque chose fait
encontre comme ce qu’il est, invitant du même coup à en répondre (à s’en
saisir, à le repousser, à l’utiliser, à le prier, etc.). La possibilité de cette réponse,
quant à elle, repose sur la co-appartenance du Dasein et de ce qu’il vise à
l’organisation du monde : « dès qu’il promène le regard de sa pensée sur ce qui
est, l’homme trouve aussitôt la parole, et aussitôt entreprend, dans une
perspective décisive, de l’accorder sur ce qui se montre en elle ». Aussitôt : la
pensée qui voit, donne à voir et se donne à voir, est aussitôt manifestation de la
parole et d’une décision déjà prise, d’une orientation significativement élue
depuis la situation de la pensée dans la parole. Si la manifestation du Dasein à
lui-même repose sur l’expérience où il se découvre toujours déjà là, quelque
part où autre chose est donné en vertu du fait que cette altérité est également
située dans son monde, nommée par un langage que partage le Dasein, c’est
que le Dasein a toujours déjà dit cette altérité.
Autrement dit, depuis sa situation dans le monde auquel il appartient,
toute signification qui se manifeste est un phénomène déjà rendu intelligible,
par et pour un Dasein, depuis les possibilités de sens ouvertes par l’ordonner de
son monde. « Tout mot parlé est déjà réponse : contre-dite, Gegensage, dire
allant à la rencontre et écoutant. »37 Mais cette réponse ne procède pas
de parler signale l’être humain en le marquant comme être humain. Cette signature détient l’esquisse (der Aufriss) de sa manière d’être. » 37
Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.249
286
autrement que depuis sa situation, et le dire qu’elle articule correspond à
l’accomplissement d’une possibilité de sens ouverte par la structure normative
de son monde : le regard de la pensée est le déploiement d’une perspective
décisive et «le monde, c’est … l’éclaircie de l’orbite des injonctions essentielles,
dans laquelle toute décision s’ordonne. »38 Se saisir d’une possibilité ouverte
par ce qu’il comprend du monde auquel il appartient, et la viser comme
quelque chose de signifiant, c’est effectivement répondre de son monde, de sa
normativité, mais sous la guise d’une décision qui dit l’un de ses possibles,
décide de l’intelligibilité de ce qui fait encontre à la lumière de ce que son
monde rend possible.
Le « dire » accompli par la réponse du Dasein constitue le second sens
du répondre qui décrit la manière dont il habite son monde. Il y va toujours de
la situation du Dasein dans un monde auquel il appartient, mais nous la
pensons cette fois comme l’effectivité du langage qui installe son monde. Sous
cette perspective, « ‘dire’ veut dire : montrer, laisser apparaître, donner à voir
et à entendre. »39 La réponse dit et accomplit une possibilité de sens implicite
dans l’ordre de son monde, la manifeste comme quelque chose de signifiant, et
cette manifestation accomplie s’installe dans le monde comme une nouvelle
manière d’adresser le Dasein et de commander sa réponse. Or, en tant que ce
dire est une réponse à la parole qui fait encontre, on en comprend que son
accomplissement repose en sa possibilité sur l’amplitude des possibles qu’ouvre
38
Heidegger 1986, p.60 39
Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.239
287
un monde ayant déjà-dit. Toujours – et il s’agit ici du même « toujours » que
nous avons rencontré un peu plus tôt – le monde est déjà signifiant, déjà
organisé par les réponses qui l’ont installé, par les paroles-dites ; « Partout se
rencontre une parole ».40 Mais la réponse du Dasein est elle-même parole : en
disant sa réponse, il réalise une possibilité signifiante de son monde, la tire au
clair et lui donne présence dans son monde. Du même coup, l’accomplissement
de cette présence altère l’organisation de son monde, modifie les relations
entre les étants manifestes ainsi que les modalités de co-appartenance des
étants-dits, et transforme du coup son monde à la hauteur de ses possibilités
implicites.
Le monde dit de la sorte la structure instituée par ces réponses décisives
du Dasein, réponses que suscite sa situation : le monde est parole-dite dont le
Dasein répond, installant une nouvelle parole-dite et accomplissant de la sorte
l’advenir historique du monde. En tant que son advenir historique est l’espace
(ou l’horizon, ou encore le cadre) où se rassemblent ces réponses, le monde se
donne comme l’ensemble de ce qu’il a donné à comprendre, l’ensemble des
précompréhensions maintenant installée dans son langage et qui détermine la
situation du Dasein, c’est-à-dire : la mesure de sa co-appartenance à son monde
et aux étants qu’il abrite, ce qui signifie également l’ordre des décisions et des
projets qui lui sont disponibles comme réponse à cette situation.
40
Dans Sein und Zeit, cette situation du Dasein dans un monde toujours déjà signifiant dont il répond en son être, Heidegger la pensait sous les concepts de Vervallen et de Geworfensein : l’échéance et l’être-jeté. (Cf. Heidegger, Sein und Zeit, particulièrement §38).
288
Nous [n’entendons la parole-dite (Sage)] que parce que nous nous entendons avec elle, parce que nous sommes en elle à notre place. C’est seulement à ceux qui lui appartiennent que la parole-dite (Sage) accorde d’écouter la parole (Sagen), et ainsi de parler.41
La parole ainsi comprise, c’est le langage qu’est le monde en sa réalité
normative. Le monde est le déploiement durable de la ‘parole’, la parole-dite : il
est l’espace phénoménologique où les paroles-dites sont préservées de toutes
sortes de manières (institutions, rituels, dictons, habitudes, lois, etc.) et
s’entrelacent comme autant de précompréhensions structurant l’intelligibilité
de l’expérience du Dasein, intelligibilité qui ouvre du même coup ses propres
possibilités d’agir et donne le cadre normatif qui lui permette d’en décider.42 La
‘parole’ décrit donc essentiellement la dynamique structurante du langage
même, soit cette normativité se déployant sans le secours d’une autorité ou
d’une ‘raison’ confirmée historiquement.43 Ainsi chaque décision, chaque projet
d’agir significativement dans son monde, répète l’ordre du monde en
mobilisant les précompréhensions (les paroles-dites) dont il est constitué tout
en en transformant la manifestation explicite au moyen d’une nouvelle réponse
rendue possible par ces précompréhensions. Dasein et monde sont de la sorte
les deux versants d’une dynamique normative historique dont on ne peut
donner ni le début, ni la fin.
41
Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.242; j’ai toutefois modifié la traduction, préférant parole-dite à « la Dite ». 42
Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.235-36 : « le déploiement de la parole : la manière suivant laquelle la parole se déploie (west), c’est-à-dire dure (währt), c’est-à-dire reste rassemblée en cela qui recueille et garde et accorde (gewährt) en son propre, en tant que parole, la parole à elle-même. » 43
Cf. Steven Crowell, Measure-Taking: Meaning and Normativity in Heidegger’s Philosophy, in Continental Philosophy Review 41(3), Springer, 2008, p.270
289
2. Le « dire poétique » comme événement de sens (Sinnereignis)
De cette dynamique normative, il y aurait encore fort à dire, mais là
n’est pas le propos de cette thèse.44 L’analyse du concept de ‘monde’ et de la
manière dont y jouent nos précompréhensions nous a permis de tirer au clair la
structure normative du phénomène où le Dasein vise l’accomplissement d’un
sens en général, et c’est là tout ce dont nous avions besoin pour la suite des
choses. Ce qu’il faut à présent, c’est démontrer la possibilité intramondaine
d’une création, soit d’un événement de sens radicalement nouveau, un
Sinnereignis, pour reprendre le concept suggéré entre autre par Marc Richir,
László Tengelyi et Steven Crowell.45 Plus précisément, il s’agit de tirer au clair la
manière dont Heidegger caractérise le ‘dire poétique’ (poetische Dichtung)
comme un accomplissement signifiant dans le monde, mais dont les
déterminations et les conditions de possibilité sont cependant irréductibles aux
précompréhensions qui y sont disponibles.
C’est en effet de la sorte que S. Crowell, dans Measure-Taking : Meaning
and Normativity in Heiddeger’s Philosophy, suggère de penser la spécificité du
44
La question du normatif dans la phénoménologie heideggérienne semble avoir reçu beaucoup d’attention depuis quelques années. Figure centrale dans les débats que le sujet aura suscités, Hubert L. Dreyfus publiait en 1991 Being-in-the-World; A Commentary on Heidegger’s Being and Time, Division I (MIT, USA, 1991, 370p.) dont la parution a attiré l’attention de philosophes issus de diverses traditions philosophiques. En témoigne les deux tomes d’essais à l’honneur de Dreyfus publiés en 2000. On y retrouve en effet des contributions de penseurs tels que Charles Taylor, John Searle, Richard Rorty, Jeff Malpas et bien d’autres encore (cf. Essays in Honor of Hubert L. Dreyfus, 2 vol., MIT, 2000). 45
Cf. Crowell 2008 et L. Tengelyi, Der Zwiitterbegriff Lebensgeschichte, Wilhem Fink Veralg, Munich, 1998
290
dire poétique. Celui-ci se révèle distinct d’autres types de réponse ou d’activité
signifiante en ce qu’il accomplirait « a meaning that does not flow from some
prior project or constitutive act ». Que l’on comprenne bien : le projet du « dire
poétique » ou de l’accomplissement d’une œuvre d’art est certes ménagé en sa
possibilité signifiante par le monde du Dasein ; à cet égard, on peut dire qu’il
découle (« flows from » ) de cet horizon normatif. Seulement, son
accomplissement procèderait selon une structure intentionnelle dont l’effet
serait de retirer la signification du phénomène spécifié à sa détermination sous
l’horizon normatif du monde où il s’installe comme œuvre d’art. Contrairement
à l’expérience quotidienne et régulière du monde, où ce qui est intelligible se
manifeste pour ainsi dire immédiatement comme une possibilité de sens
préparée par cet horizon normatif, le phénomène du dire poétique correspond
à un événement dont l’intelligibilité ne répond pas (« does not flow from ») de
l’ordre normatif où il se situe, mais de la structure même de son
accomplissement. Or, étant donné ce qui a été dit des conditions de possibilité
d’un phénomène signifiant pour le Dasein, l’événement du dire poétique ne
peut manquer d’apparaître comme une contradiction, voire un paradoxe, dès
lors qu’on en admet l’existence.
Crowell ne manque pas de constater la nature paradoxale de ce genre
de phénomène. En fait, pense-t-il, la possibilité d’un tel événement de sens –
qu’il s’agisse du dire poétique ou de celui accomplit par l’appel de la
291
conscience, par exemple46 – ne peut faire autrement que de questionner le
projet même de la phénoménologie :
One motive for introducing such a notion [Sinnereignis] arises wherever phenomenology reflects upon what is often called ‘‘radical alterity.’’ The meaning that inhabits religious experience, or the ethical encounter with another person, or our own embodiment as such, seems to outstrip the resources of classical phenomenology, with its commitment to a meaning-giving ‘‘subject.’’ Both Husserlian intentional analysis and Heideggerian existential analysis might seem to ignore, efface, or neutralize those sources of meaning that remain inaccessible from the standpoint of subjective reflection. At the same time—and this shows that we are dealing with a phenomenological paradox and not a contradiction—such meaning-formation cannot be thought as altogether foreign to experience and reflection either.47
Présenté de la sorte, on voit tout de suite que l’analyse du dire poétique doit
servir un projet philosophique beaucoup plus large que celui que je me propose
ici. On constate, entre autre, que son phénomène s’installe au cœur du projet
de la phénoménologie. Car à demander au phénoménologue s’il est possible de
spécifier un phénomène comme création, on demande en fait si la
phénoménologie dispose vraiment des moyens de réfléchir la participation de
l’altérité radicale à l’expérience du Dasein. Mais au-delà du cas particulier de la
création artistique, c’est aussi la création du monde lui-même qui est en
question, cette structure normative qui s’installe comme réponse à l’encontre
de l’être que le Dasein n’est pas. Derrière la question de l’événement de sens,
46
Cf. Crowell 2008: c’est en effet le propos de cet article de Crowell que de montrer comment le dire poétique partage avec l’appel de la conscience, qu’Heidegger décrit dans Être et temps, une structure intentionnelle similaire. Il est du reste intéressant de remarquer que l’on pense ici l’appel de la conscience, lequel résonne de manière particulièrement éthique, en continuité avec l’accomplissement d’une œuvre d’art. Cela n’est pas sans rappeler les rapprochements que Young opérait déjà entre ces deux ordres d’activité. 47
Crowell 2008, p.263
292
donc, c’est aussi la possibilité même de l’avènement de l’intelligibilité du monde
qui se joue pour le phénoménologue.48
La phénoménologie heideggérienne soutient que la signification d’un
phénomène repose nécessairement sur la réponse située du Dasein à ce qui fait
encontre, sur une perspective décisive qui s’approprie l’étant comme ce qu’il est
dans le cadre de projets eux-mêmes rendus possibles par le contexte normatif
du monde. Est-il alors seulement possible que le dire poétique puisse spécifier
la signification de son phénomène sans qu’elle ne se réduise, en ses conditions
de possibilité, à ce même contexte normatif ? Car il faut bien se rendre à
l’évidence : c’est en vertu de sa situation dans un monde (de l’art)49 où de tels
projets sont intelligibles que la visée d’accomplir une œuvre d’art devient
possible. Comment, donc, le monde (de l’art) ouvre-t-il l’espace d’un projet
dont la signification le dépasse toujours déjà ? Comment peut-il se laisser
pénétrer de cette altérité radicale à laquelle prétend l’événement de sens du
dire poétique ? Comment la réponse qu’est le déploiement de la parole qui
accomplit toute donation de sens peut-elle se faire création d’une intelligibilité
48
Je ne m’y arrêterai pas, mais je note au passage que le rapprochement entre une pensée de la normativité en jeu dans le déploiement du monde en monde et celle de l’accomplissement d’une œuvre d’art est pour ainsi dire suggéré naturellement par la manière dont nous caractérisons fréquemment les résultats de ces deux processus comme autant de créations. 49
J’écris « monde (de l’art) » afin de donner à voir la double normativité en jeu, soit celle du monde où est situé le Dasein, et celle d’un horizon normatif intramondain spécifique, soit celui du monde de l’art.
293
que le monde de la parole dite ne préparait pas ? La chose, si elle devait
s’avérer possible, semble effectivement tenir du paradoxe…50
Et pourtant, il faut bien qu’un tel événement soit possible sans quoi
c’est la possibilité même de l’avènement d’un monde qui, ainsi que je le
suggérais à l’instant, serait laissé impensé par la phénoménologie. Car la
structure de l’avènement d’un monde ça n’est en fait rien d’autre que le
déploiement d’un ordre de signifiance et d’intelligibilité où il n’y avait d’abord
rien qui ne soit signifiant ; il y va, dans la constitution d’un monde en monde,
d’une avancée du sens qui force le rien – l’autre que signifiant, l’autre que
réponse et parole dite – à la retraite. Sans entrer dans le détail de la chose, c’est
évidemment pourquoi la figure du dire poétique est mobilisée par Heidegger
dans sa philosophie plus tardive afin de donner à « voir » la structure
fondamentale du déploiement de la parole comme appropriation de l’être dans
son assignation signifiante à l’étant. Car si le dire poétique procède
effectivement de manière créative, il y a tout lieu de penser qu’il aura participé
au déploiement du ‘monde’ historiquement déterminé par le discours
métaphysique occidental où sa pratique s’est avérée possible. Sorte de ‘monde’
installé au cœur du monde (de l’art), l’accomplissement du dire poétique se
donne sous cette perspective plus fondamentale comme une parole-dite dont
l’efficace est d’organiser la manière dont un peuple historial se donne, se dit, et
se dira l’être qui fait encontre.:
50
Cf. Crowell 2008, p.263
294
Artworks thus function as ontological paradigms, serving their communities both as « models of » and « models for » reality, which means that artworks can variously ‘manifest’, ‘articulate’, or even ‘reconfigure’ the historical ontologies undergirding their cultural worlds.51
Mais cette fonction dans le développement historique d’un monde, l’œuvre
d’art la possède parce que le phénomène du dire poétique répète la structure
de l’avènement de la vérité et la donnerait à « voir ». En tant que création, la
structure intentionnelle du dire poétique a cette signification d’installer un
monde de signification là où rien ne laissait en présager la venue à l’être.
Dans la section qui suit, il faudra s’attarder brièvement à cette relation
entre l’accomplissement du dire poétique et le déploiement historique de
l’intelligibilité du monde, cela afin d’illuminer les déterminations intentionnelles
de ces dynamiques et d’en cerner la structure. Puisqu’il n’est toutefois pas
question de proposer une interprétation exégétique de thèses philosophiques
de Heidegger, mais bien seulement de s’approprier cette structure afin de
rendre compte de l’aspect créatif de l’acte de spécification, je ne m’engagerai
pas à une analyse critique de cette thèse ni ne m’y attarderai dans le détail.
Autrement dit, si ce bref détour par l’ontologie fondamentale de Heidegger
s’avère utile à l’explicitation des concepts empruntés à sa philosophie de l’art, il
ne sera jamais question de s’en réclamer. A fortiori, il ne sera non plus question
de placer l’argumentation développée dans cette thèse dans un rapport
d’adéquation aux propositions heideggériennes touchant au phénomène de
51
Thomson 2010, p.44
295
l’art et à sa création. S’il est indéniable que j’en mobiliserai la conceptualité, il
faudra toujours se garder de penser que mon propos puisse être reconduit dans
l’orbe des thèses heideggériennes. J’y reviendrai lorsqu’il sera lieu de bien
identifier les points de rupture entre sa pensée et celle que je développe ici.
***
Le point de départ des analyses de la présente section est donc donné
par la signification que Heidegger attribue au phénomène de l’œuvre comme
mise en œuvre de la vérité. Il s’agira de tirer au clair comment le dire poétique
répète la dynamique du déploiement de la parole en monde et,
conséquemment, en quoi cet accomplissement se laisse décrire comme étant
artistiquement créatif. Cette partie de l’analyse recoupera les trois premiers
moments du modèle issu de la méthode de composition de Young. J’aurai
ensuite à me tourner vers les conditions intramondaines et institutionnelles qui
ouvrent la possibilité de cet accomplissement et de sa signification en tant que
création. C’est-à-dire que, comme aux quatrième et cinquième moment du
modèle qui guide nos réflexions dans cette section, il faudra montrer comment
le contexte normatif du monde du Dasein rend le projet du dire poétique
possible et signifiant comme création, tant pour l’artiste que pour ceux à qui il
destine son accomplissement. Si cette démonstration devait réussir, nous
aurons alors acquis un modèle contemporain de la création artistique où la
propriété de la créativité n’aura pour seule signification que de décrire un
296
aspect nécessaire de l’accomplissement intentionnel spécifique à la genèse des
œuvres d’art qua œuvres d’art.
***
Saisissons-nous donc, comme fil conducteur vers la compréhension de
ce paradoxe et l’élucidation du dire poétique, de cette citation tirée de L’origine
de l’œuvre d’art où Heidegger lie explicitement le « dire poétique » à la
constitution du phénomène de l’œuvre d’art ainsi qu’à la répétition du
déploiement de la parole comme structure normative où la vérité de l’étant se
donne :
L’art est donc un devenir et un advenir de la vérité. Et la vérité ? Provient-elle du Rien ? Assurément, si par Rien on entend la pure et simple négation de l’étant, celui-ci étant représenté comme ce donné habituel et disponible qui, précisément, par la seule instance de l’œuvre, s’ébranlera et s’avérera être l’étant qui n’était vrai que putativement. Bien plus, l’ouverture de l’ouvert et l’éclaircie de l’Étant n’adviennent qu’autant que l’état d’ouverture où nous sommes embarqués s’ouvre lui-même à la mesure d’une amplitude.
La vérité, éclaircie et réserve de l’étant, surgit alors comme Poème. Laissant advenir la vérité de l’étant comme tel, tout art est essentiellement Poème (Dichtung).52
Que tout art soit essentiellement poème (Dichtung) pour Heidegger, on le
comprend aisément à partir des analyses précédentes. Dans la mesure où, en
effet, tout agir et toute décision du Dasein est un ‘dire’ qui répond à ce qui fait
encontre, il y va figurativement d’un art de la parole, soit du poème. Or le
propre du dire poétique, lit-on ici, est de « laisser advenir la vérité », laquelle
52
Heidegger 1986, p.81
297
‘vérité’ Heidegger n’entend pas autrement que comme la dynamique historique
du déploiement de la parole en monde.
Ainsi que je le disais à l’instant, la proposition défendue dans L’origine
de l’œuvre d’art – et, en général, dans l’œuvre tardive de Heidegger – est que le
phénomène d’une œuvre d’art comme création manifeste dans le monde la
structure de cette dynamique : « L’œuvre est la mise en œuvre de la vérité ».53
Ce par quoi Heidegger veut dire que la structure intentionnelle de
l’accomplissement du dire poétique répète la structure du déploiement de la
parole en monde que nous avons explorée à la section précédente, et l’installe
dans son monde, la donnant ainsi à comprendre comme cette structure.54
L’encontre d’une œuvre d’art en tant que telle, et l’interprétation de sa
signification, c’est à chaque fois l’expérience comprise qu’il n’est pas de normes
disponibles dans le monde (de l’art) qui achèveraient de nous rassurer quant à
ce qu’il faut y répondre ; c’est la découverte assumée d’un monde radicalement
nouveau et singulier.
À présenter les choses ainsi, on peut d’ores et déjà affirmer que le dire
poétique, l’œuvre d’art, ne sera jamais simplement que la répétition imitative
d’un étant ou d’une signification découverte dans le monde, et encore moins le
résultat d’une telle représentation, un simple produit. Un peu comme il en était
chez Davies, l’œuvre d’art est ‘accomplissement’, elle est ‘dire poétique’. C’est-
53
Heidegger 1986, p.41 54
À propos du concept d’installation, important à l’économie de la pensée heideggérienne dans L’origine de l’œuvre d’art, on lira Heidegger 1986, p.46-52
298
à-dire que l’ontologie heideggérienne de l’art pose également que les
déterminations du phénomène de l’œuvre impliquent davantage que les
propriétés manifestes d’un produit. Il y va d’un accomplissement, d’une
performance signifiante dont les déterminations décrivent l’espace du
phénomène de l’œuvre. Cela deviendra plus clair au fil des prochaines pages,
mais disons tout de suite que ça n’est qu’en autant que ce qui fait encontre
dans l’expérience se laisse penser comme participant de l’articulation d’un dire
poétique que l’interprétation pourra en penser la signification comme œuvre
d’art.
Mais peut-être les similarités entre ces deux ontologies s’arrêtent-elles
là ? Il y a, dans cette citation que j’ai tirée de L’origine de l’œuvre d’art, quelque
chose qui attire l’œil et suggère en effet une différence importante quant à la
manière dont ces ontologies pensent l’accomplissement de l’artiste. C’est que,
plutôt que de décrire l’accomplissement du dire poétique comme tablant
intentionnellement sur la mobilisation de compréhensions partagées ou de
médiums artistiques, Heidegger ‘situe’ la provenance de la vérité et la
signification qui advient par l’expérience de l’œuvre dans le rien. Il ne nous dit
pas, de la sorte, que le projet du dire poétique émane de nulle part – ce qui
contredirait de façon évidente ce qui a été dit à la section précédente. La
possibilité de s’engager dans un tel projet, de vouloir dire poétiquement, doit en
effet être ouverte en son intelligibilité par un ordre de précompréhensions en
déterminant l’horizon normatif, par quelque chose comme un monde de l’art
299
dont ce projet répond. Autrement dit, la pratique du dire poétique doit déjà
pouvoir être signifiante en tant que telle dans le monde (de l’art) si le Dasein
peut vouloir projeter s’y adonner. Ce que Heidegger nous dit, par contre, c’est
qu’une fois engagé dans un tel projet, son accomplissement par le Dasein est
structuré en sa signification par une visée du rien. La signification et les
déterminations du phénomène de l’œuvre spécifiée répondraient ainsi, non pas
des précompréhensions issues du monde (de l’art) – lesquelles n’ouvrent que la
possibilité de son projet –, mais de l’appropriation d’une possibilité signifiante
qui excède radicalement l’intelligibilité du monde et conséquemment n’est rien
quant à lui. Frappant par son étrangeté apparente, ce trait de Heidegger
m’apparaît nous inviter presque de force à en éclaircir le sens.
Remarquons d’abord que ce rien n’est pas rien ni, très certainement, un
simple néant. Le ‘rien’, c’est le lieu d’où provient la vérité (ou la proposition)
mise en œuvre, et c’est encore la « négation » de l’étant.55 Le ‘rien’ est « lieu »
et « négation », ce qui signifie plus essentiellement que le rien est l’espace
d’une expérience ouverte en sa signification par l’intentionnalité du Dasein. Car
que le ‘rien’ puisse être le lieu d’une provenance, soit l’invitation à une réponse
signifiante du Dasein, cela signifie d’abord et avant tout qu’il est situé. La
caractérisation de la ‘situation’ du rien dans l’expérience du Dasein nous est
55
Anticipant quelque peu sur le travail des prochaines pages, je renvoie tout de même le lecteur à cette citation : « Le projet poématique vient du Rien, dans la mesure où il ne puise jamais son don dans l’habituel jusqu’à présent de mise. Il ne vient cependant jamais du Néant, dans la mesure où ce qui nous est envoyé par lui n’est autre que la détermination retenue du Dasein historial lui-même. » (Heidegger 1986, p.86)
300
donnée par le fait qu’il est une négation de l’étant, soit le résultat d’une
perspective décisive commandée, dans ce cas particulier, depuis les
précompréhensions du monde (de l’art). Bien entendu, il n’est pas question de
nier un à un tous les étants, tâche aussi farfelue qu’impossible, mais bien
l’ensemble de ces étants dont la manifestation est représentée sous les traits
de l’habituel et du disponible ; ce sont les manifestations mondaines qui, sous le
projet du dire poétique, deviennent rien.
Il ne s’agit donc pas, dans cette expérience du rien dont répond le dire
poétique, de se fermer les yeux et de se boucher les oreilles, de taire tous ses
sens dans l’espoir d’une expérience vide de contenus. Non : il y va plutôt d’une
résolution intentionnelle56 du Dasein de se retirer à l’ordre normatif de son
monde quotidien et de déployer un mode d’attention où l’être peut être
autrement que déterminé par la parole dite :
To experience this ‘noth-ing’ is to become attuned to something which is not a thing (hence ‘nothing’) but which conditions all our experiences of things, something which fundamentally informs our intelligible worlds but which we experience initially as what escapes and so defies our ‘subjectivistic’ impulse to extend our conceptual mastery over everything.57
Si on veut le dire d’une manière qui fait écho aux analyses menées aux
sections précédentes, on peut affirmer que l’accomplissement du dire poétique
56
Le lecteur déjà familier avec les écrits de Heidegger verra derrière le concept d’une résolution intentionnelle une référence à peine voilée au travail du deuxième chapitre de la seconde section d’Être et temps : « L’attestation par le Dasein de son pouvoir-être authentique et la résolution ». J’invite à nouveau le l ecteur qui serait intéressé par une telle problématique à jeter un œil à cet article de Crowell cité plus haut, Measure-Taking: Meaning and Normativity in Heidegger’s Philosophy. 57
I. Thomson 2010, p.47
301
table sur la suspension des manières reçues de penser l’étant, sur la décision de
taire la force normative des précompréhensions qui constituent le monde tel
que le Dasein le découvre dans son affairement quotidien.
D’une manière qu’il nous reste à comprendre, donc, le monde (de l’art)
est cet espace normatif intramondain où les phénomènes qui font encontre, les
œuvres d’art, et les projets d’accomplissements qu’il rend possible sont rendus
intelligibles au Dasein en tant que dire poétique, soit comme autant
d’événements de sens dont la constitution est irréductible à quelque
précompréhension disponible. C’est-à-dire que l’espace normatif du « monde
de l’art » prépare toujours déjà la possibilité d’une expérience signifiante où le
Dasein se retient de placer ce qui fait encontre dans l’horizon des
précompréhensions qui en assurent normalement le sens, cela afin de le penser
autrement.58 Comme pour Young et la méthode de composition originale, il
58
Il m’est fréquemment apparu utile, lorsque j’enseigne la philosophie de l’art d’Heidegger, d’offrir une anecdote personnelle en guise d’illustration afin de montrer que l’expérience ici décrite n’a rien de particulièrement suspect. Il y va en fait d’un souvenir tiré de mon enfance. Je devais avoir un peu moins de dix ans lorsque l’envie me prit de m’étendre sur le carrelage de la cuisine, dans la maison de mes parents. Depuis cette perspective inusitée sur mon monde, mon regard balayait les environs comme s’il les découvrait pour la première fois. J’ai le souvenir singulier, entre autre, d’avoir soudainement pris conscience de l’immensité des armoires où l’on rangeait la vaisselle. Ces armoires que j’utilisais pourtant quotidiennement et qui, pour un petit garçon de dix ans, demeuraient pour une large part inaccessibles en leurs hauteurs, ne m’étaient pourtant jamais apparues aussi imposantes. Et alors que le sentiment de leur grandeur croissait en moi d’une manière presqu’enivrante, je pris conscience de ce qui avait toujours été là, secrètement : le grain du bois, la chaleur de sa couleur, l’ennui mortel de la répétition (presque infinie, aurais-je voulu dire) de ces poignées peintes d’un brun mat, etc. Le souvenir de cette expérience m’habite encore. Or, depuis la perspective ouverte par la phénoménologie heideggérienne, il semble que l’on puisse en dire ceci : en retirant ma perspective sur mon monde des chemins où elle se déployait normalement, j’ai cessé de voir des « armoires » où l’on rangeait la vaisselle. Pour un instant, un instant fugitif certes, mais un instant tout de même, je n’y voyais plus rien. Et c’est depuis ce rien que j’ai pu redécouvrir ce qui pourtant avait toujours été, que j’ai pu voir autrement l’espace de mon monde et l’étant qui l’habite.
302
s’agit pour l’artiste voulant spécifier une œuvre originale de penser les
contenus de son expérience autrement qu’en fonction de valeurs et modèles
disponibles dans la tradition. Mais, contrairement à Young, qui faisait de cette
négation une condition nécessaire à la possibilité pour l’artiste de renouer avec
la normativité positive de la loi naturelle, il n’est pas question ici d’abandonner
une structure normative – celle du monde (de l’art) – pour une autre, mais
seulement d’être attentif au ‘rien’ qui en résulte.
Pour autant, on peut bien voir à présent si le dire poétique s’accomplit
comme une réponse au rien, « il ne vient cependant jamais du Néant, dans la
mesure où ce qui nous est envoyé par lui n’est autre que la détermination
retenue du Dasein historial lui-même. »59 Déterminé par le retrait du Dasein
depuis la structure normative du monde où ce qui fait encontre se donne
comme l’étant qu’il est, le rien de cette négation dit en fait l’autre qu’étant pour
ce Dasein. Il y va, dans ce retrait, de l’expérience de la possibilité de dire ou re-
présenter autrement l’étant : « Parce que la vérité est liberté en son essence,
l’homme historique peut aussi, en laissant être l’étant, ne pas le laisser être en
ce qu’il est et tel qu’il est. L’étant, alors, est travesti et déformé. »60
Le rien d’où provient le dire poétique et la mise en œuvre de la vérité ne
correspond donc pas à l’objectivement indéterminé du néant. Bien au
contraire : déterminé comme autre qu’étant, le rien est le sol de tous les
59
Heidegger 1986, p.86 60
Heidegger, De l’essence de la vérité, in Questions I et II, Gallimard, coll. TEL, Paris, 1968, p.179
303
possibles pour un Dasein situé. Son expérience relève d’une volonté de
« possibiliser » l’étant, de le laisser se manifester autrement que sous les
directives de la parole-dite. Et le dire poétique est l’accomplissement de cette
manifestation dans le monde (de l’art) ou, plutôt, en est la re-présentation. On
peut le penser, par exemple, tel une performance qui répète la présentation
d’un étant déjà familier mais qui, en installant cette répétition hors du contexte
normatif assurant l’aspect familier de cet étant, l’étrange et le montre
autrement que l’étant qu’il était. C’est ainsi que le cédrat, re-présenté dans une
nature morte hollandaise du 17e siècle, n’est plus ce cédrat familier qui fait
encontre dans notre cuisine et qui se prête déjà à notre appétit. Ou il ne l’est
plus tout à fait : sur la toile, on le sait bien, le cédrat joue autrement comme un
symbole qui donne à entendre notre mortalité, l’aspect éphémère de la vie
humaine – ce que le fruit jaune dont je m’empare distraitement ne saurait dire
en son phénomène quotidien.
Or cette autre signification attribuée au cédrat répond de
l’accomplissement du dire artistique qui s’est détourné de sa relation
quotidienne au fruit pour penser autrement sa signification. Rien, dans nos
rapports habituels à ce fruit, ne laissait présager qu’il puisse se donner en une
telle signification. Et c’est très précisément ce ‘rien’ dont l’artiste se sera saisi
pour en répondre.61 Voilà comment l’activité de l’artiste ouvre la possibilité de
61
Bien entendu, une fois avalisée par le monde (de l’art), cette nouvelle signification du cédrat se fera parole dite, médium artistique, au même titre que tout autre consensus intelligibile au sein de cet horizon normatif.
304
le dire autrement, d’en répéter la monstration depuis un ordre de
préoccupations qui lui était radicalement étranger, et d’ainsi en déterminer la
signification de manière parfaitement imprévisible. Or, si l’on peut comprendre
comment le rien ouvre l’espace des possibilités dont répond le dire poétique, on
aura atteint au cœur de cet accomplissement et de la mesure dans laquelle sa
performance détermine le phénomène de l’œuvre en vertu d’une altérité que le
contexte normatif du monde ne saurait prévoir ni réduire.
C’est cette fois la conceptualité déployée dans Le chemin vers la parole
qui nous sert de guide :
Le coup d’œil simple et soudain, inoubliable et donc toujours neuf, suffit – ce coup d’œil qui porte le regard au cœur de ce qui nous est à la vérité familier, mais que pourtant nous ne cherchons même pas à connaître et encore moins à reconnaître d’une manière qui lui est appropriée. Ce familier inconnu, qui commotionne le montrer de la parole-dite en sa motion, est, pour toute venue en présence et toute sortie hors de la présence, la primeur du matin avec lequel seulement s’amorce l’échange possible du jour et de la nuit : le plus matinal et l’archi-ancien du même coup.62
Ne pas chercher à « connaître » ou à « reconnaître » l’étant, cela dit la
modalité d’attention du Dasein qui s’est résolu à retirer sa perspective décisive
à l’ordre que lui impose le monde et ses précompréhensions. Je l’ai déjà dit,
bien qu’il reste encore à se l’expliquer rigoureusement : la possibilité du projet
d’être ainsi attentif à l’étant est ouverte pour le Dasein par le monde (de l’art),
qui n’est autre chose que cet horizon normatif où la règle reconnue – la parole
dite qui décrit l’intelligibilité de cet espace institutionnel – est de faire
62
Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.245; mon italique
305
autrement. L’étant devient, sous cette modalité spécifique d’attention, ce
familier inconnu, concept qui ne correspond pas tant à une description
objective de la nature du phénomène qu’à la tonalité affective et intentionnelle
de l’expérience où ce qui se manifeste est dépouillé des traits de l’intelligible
sans pour autant faire encontre de manière incohérente ou inquiétante. L’in-
connu dit en fait l’horizon radicalement ouvert de l’altérité auprès de laquelle
fait séjourner la négation du contexte normatif familier au Dasein. Mais ce
‘nouvel’ horizon étant lui-même toujours déjà situé par l’accomplissement
intentionnel du dire poétique, ce qui s’y découvre continue d’apparaître en une
commune appartenance avec la situation du Dasein ; il s’agit, somme toute,
d’un in-connu à la rencontre duquel le Dasein s’est volontairement porté, lui qui
aura intentionnellement ouvert l’espace de la possibilité de son expérience. Et
c’est à l’expérience de cette altérité radicale néanmoins familière – une
familiarité qui demeure encore à dire – que le dire poétique fait réponse. C’est
ainsi que, répondant à fois du projet d’un Dasein et du rien de l’autrement
possible, de ce qui est autrement qu’étant, la signification du dire poétique
apparaît tel un événement de sens (Sinnereignis), soit un phénomène dont
l’accomplissement est intelligible sous l’horizon de la structure normative du
monde (de l’art), mais dont la signification spécifiée excède ce que la
mobilisation de précompréhensions disponibles sous cet horizon pourrait
déterminer.
306
On retrouve de la sorte le paradoxe que j’évoquais au début de cette
section en me référant au travail de Crowell : « The phenomenological paradox
of meaning-events, then, is the paradox of an experience that is mine and yet
not my accomplishment. »63 Ce par quoi Crowell veut dire que, si le dire
poétique est bel et bien une expérience du Dasein se saisissant d’une possibilité
de projet ouverte par le monde (de l’art), les déterminations de l’intelligibilité
de son accomplissement, elles, ne sont pas élues depuis un acte de donation de
sens qui serait entièrement le sien. Cela parce qu’une fois ouvert à la possibilité
de l’altérité radicale de l’étant, à la possibilité du « tout autrement », le Dasein
n’a pas d’emprise quant à la manière dont l’étant fait désormais encontre. Ni
non plus, conséquemment, comment il faut y répondre.64
Ce qui fait ainsi encontre et ouvre la possibilité d’une réponse poétique,
cela se donne d’une manière qui échappe nécessairement aux conditions de
possibilité du phénomène signifiant que nous avons établies à la section
précédente. La réponse ou Gegensage du Dasein qui nie l’étant habituel et
disponible est bel et bien son accomplissement, mais en tant que négation, en
tant que retrait depuis le contexte normatif du monde, l’espace de la situation
ainsi ouverte par cet accomplissement n’est pas, lui, déterminé par le projet du
63
Crowell 2008, p.263 64
Ce phénomène trouve peut-être illustration dans ce mot de Ben Shahn que j’ai évoqué au second chapitre (cf. supra, p.120): l’accomplissement du dire poétique est tout aussi impliqué dans la réalisation d’un projet que dans une attention à la manière dont les médiums artistiques et véhiculaires résistent ou répondent de son accomplissement. Or cette « résistance » participe de la spécification de l’œuvre en en infléchissant involontairement le dynamisme, en exigeant une réponse dont la justesse ne saurait se laisser apprécier qu’à la lumière de son accomplissement. Ce qui signifie : sans norme ou critère disponible.
307
Dasein. Le rien expérimenté par la décision de taire la normativité du monde dit
en fait tout ce que la parole et les précompréhension de ce monde ne disent
pas : cette expérience du rien, du silence de la parole-dite, c’est l’expérience de
la possibilité radicale d’être autrement que ce qui est donné pour disponible et
‘vrai’ dans l’ouverture d’un monde. De sorte que si le rien peut être le lieu de la
provenance de la vérité, l’espace dont aura à répondre le dire artistique, si le
rien peut donner lieu à une œuvre d’art, ce doit être en vertu de conditions
normatives qui excèdent le projet du Dasein l’ayant conduit à en faire
l’expérience.
***
Nous avons entrepris cette section avec l’idée que l’accomplissement du
dire poétique répète la structure du déploiement de la parole comme monde
et, ainsi, met la vérité en œuvre. Si tel est le cas, nous entendons maintenant à
partir des analyses précédentes que tant le dire poétique que le déploiement
de la parole en monde d’intelligibilité reposent sur l’expérience du « familier
inconnu », lequel se donne en la réponse qu’il provoque comme « la primeur du
matin avec lequel seulement s’amorce l’échange possible du jour et de la nuit ».
Du coup, afin de percer à jour la structure intentionnelle de l’accomplissement
du dire poétique, il nous faudra penser encore un peu plus la structure
intentionnelle du déploiement de la parole en monde dont il est la répétition.
308
Cette image d’un « échange du jour et de la nuit » reprend selon toute
vraisemblance celle du « combat » entre monde et terre qu’Heidegger met de
l’avant dans L’origine de l’œuvre d’art, ce combat que l’œuvre installe en son
sein et trace de ses déterminations.65 L’idée est à chaque fois la même, et nous
avons déjà commencé à l’explorer à la section précédente : il s’agit de donner
voix à la manière dont la parole (et cela est également vrai du dire poétique) se
déploie en monde à partir de ce que le monde n’est pas, à partir du rien qui
n’est pas dit. Cet accomplissement organise l’horizon de nos expériences,
procède à la distinction du jour et de la nuit ainsi qu’à la détermination de leur
alternance. Autrement dit, le déploiement de la parole ordonne un monde
d’intelligibilité en discernant le signifiant de ce qui ne l’est pas, ce qu’elle fait en
s’appropriant des possibilités d’être – autant de riens – afin de les montrer
comme quelque chose de signifiant – comme des étants. Sitôt fait, la parole se
65
Cf. tout particulièrement Heidegger 1986, p.53-54. Il n’est pas anodin qu’Heidegger y aille d’images et de métaphores ici plutôt que d’une conceptualité philosophique bien arrêtée. Cette stratégie rhétorique répète en fait les conclusions de la phénoménologie heideggérienne – auxquelles les prochaines pages doivent nous conduire – à l’effet que la vérité du déploiement de la parole en monde ne peut être dite adéquatement autrement que par l’offrande d’une image qui exige qu’on la fasse parler, qu’on l’interprète, sans pouvoir compter sur un contexte normatif suffisant. Ce n’est que dans l’acte d’interprétation, dans l’expérience que nous faisons de telles images, que cette vérité se donne à comprendre en sa réalité pleine et entière : « Ce que nous allons à présent tenter de dire, si nous le saisissons comme une suite d’énoncés sur la langue, ne sera jamais qu’une chaîne d’affirmations sans preuve, d’assertions impossibles à prouver scientifiquement. Si par contre nous expérimentons le chemin vers la parole à partir de ce qui se donne en chemin avec le chemin, alors il serait possible qu’en toute confiance s’éveille un pressentiment au sein duquel, désormais, la parole vienne nous toucher de son dépaysement. » (Heidegger 2006(1976), p.227) C’est très précisément parce que l’image invite à une interprétation sans fin qu’elle doit être substituée aux concepts, lesquels prétendent dirent leur objet d’une manière que leur contexte normatif intramondain devraient nous permettre de saisir une fois pour toute. Le problème, bien entendu, est qu’une telle conceptualité est une modalité de la réalité qu’elle ambitionne de décrire en vérité et ne peut conséquemment pas compter sur un troisième terme qui puisse jouer comme un critère suffisant.
309
fait « parole-dite » et abandonne du même coup les autres possibilités de dire
l’expérience ou un rien faisait encontre.
La parole qui dit ainsi l’étant, le montre comme ce qu’il est en une
appropriation intelligible de l’être qui instaure du même coup une forme de
vérité : l’étant nommé est étant-compris, quelque chose qui s’installe dès lors
dans l’horizon du Dasein comme une précompréhension ouvrant la possibilité
de pratiques signifiantes autour de l’étant nommé, indiquant par le fait même
ce qu’il y a à en faire. Répondre de cet étant, désormais, c’est répondre d’une
parole-dite qui oblige et installe de la sorte un monde, un horizon normatif.
« L’instauration de la vérité n’instaure donc pas seulement au sens d’un libre
don, mais aussi dans celui de cette fondation fondant le fondement. »66 Pour le
dire autrement : il y va, dans le dire qui répond du rien, d’une libre
appropriation de l’étant comme étant, d’une assignation à la signifiance qui
désormais obligera comme parole-dite et participera du déploiement du monde
comme monde.
Au cœur du déploiement de la parole, donc, ainsi qu’au fondement du
dire poétique, il y va d’un libre appropriement de l’être : « La ressource, dans le
montrer de la parole dite, c’est le proprier. »67 On peut donc penser que c’est
également cet appropriement de l’être qui structurera l’accomplissement du
66
M. Heidegger 1986, p.86 67
M. Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.245; mon italique
310
dire poétique, et il convient conséquemment d’en éclaircir les déterminations
intentionnelles :
Dans la mesure où la langue nomme pour la première fois l’étant, un tel nommer permet seulement à l’étant d’accéder à la parole et à l’apparaître. Ce nommer, c’est la nomination de l’étant à son être, à partir de l’être. Ce dire est ainsi le projet de l’éclaircie où est dit comment et en tant que quoi l’étant parvient à l’ouvert. Le projet, c’est la libération d’un « jeter » sous la figure duquel l’ouvert se destine à entrer dans l’étant comme tel. L’adresse du projet devient aussitôt le refus de toute sourde confusion où l’étant se retire et se cache.68
Bien que je prenne pour mesure, dans mes analyses du dire poétique, le
travail philosophique de Heidegger autour de la question plus fondamentale du
déploiement de la parole en monde, il importe néanmoins ici de ne pas
confondre ces deux accomplissements. La raison en est qu’il est essentiel
d’éviter de réduire la structure intentionnelle de la création artistique à une
figure ontologique qui dépasserait de loin mon propos. En fait, leur distinction
est très précisément ce qui doit nous permettre d’atteindre à une
caractérisation de la spécificité du dire poétique qui puisse être reconduite au
modèle issu de la méthode de composition originale de Young. Car s’il est vrai
que Heidegger nomme la situation du Dasein ouvrant à cette ‘première’ parole
un « séjourner poétique »,69 et s’il est également vrai que la structure de
l’événement de sens (Sinnereignis) du dire poétique doit répéter celle de la
‘première’ parole, il n’en demeure pas moins que la possibilité d’une
appropriation du rien par l’artiste est à chaque fois ouverte et déterminée
68
Heidegger 1986, p.83; mon italique en certains endroit. 69
Cf. M. Heidegger, « … L’homme habite en poète... », in Essais et conférences, Gallimard, coll. TEL, Paris, p.224-248
311
depuis sa situation dans un monde (de l’art) auquel il destine son
accomplissement.70 Autrement dit, le projet de l’artiste est conditionné par la
situation intramondaine du Dasein tandis que, dans le cas de la « première
parole » et du séjour poétique de l’homme auprès de l’être, la situation en jeu
ne saurait être déterminée par la co-appartenance du Dasein à son monde
puisque c’est précisément ce monde qu’il lui faut s’approprier.
Cela dit, pas de doutes que le dire poétique est une modalité insigne
d’un tel déploiement de la parole en monde intelligible, la représentation
artistique ayant participé depuis presque tout temps à la manière dont le
monde ‘occidental’ sera historiquement advenu. Mais il n’en demeure pas
moins que l’on peut très bien imaginer une même dynamique de mondification
qui, elle, ait lieu sans recours à une parole artistique au sens où l’on entend
« art » dans nos cultures européennes et américaines. Autrement dit, il ne me
paraît pas possible de donner les particularités du dire poétique comme une
manifestation nécessaire de l’intentionnalité du Dasein, cela parce qu’il est
d’abord et avant tout une possibilité intramondaine que prépare le monde (de
l’art). Or le monde (de l’art), tel qu’il a été pensé ici, est un horizon normatif
contingent et particulier à la situation du Dasein occidental ; il relève lui-même
de l’appropriement historique de l’être qu’est ce monde où il est cette
70
Crowell fait une remarque similaire : « We must be careful to distinguish poetic saying from the broader question of poetic dwelling. Though closely related, the comparison with conscience requires that we recognize the meaning-event that is distinctive of the former as a mode of language. As Heidegger puts it, poetic saying is the ‘metric (metron)’ of poetic dwelling. » (Crowell 2008, p.271) Les pages qui suivent devraient éclaircir le lecteur quant aux déterminations de la situation du « séjourner poétique ».
312
institution.71 Il importe donc de garder à l’esprit la situation particulière qui
rend son projet disponible et le distingue, à cet égard du moins, du processus
de mondification qu’accomplit le déploiement de la parole.
Cette distinction bien en vue, on peut à présent se retourner vers le
« séjourner poétique », lieu de la « première parole » où il y va d’une « primeur
du matin » : en ce qu’elle répond fondamentalement de l’expérience du
possible, du radicalement autrement, la première parole donne l’étant qu’elle
s’est appropriée et ouvre du même coup l’espace d’un nouveau monde possible
(en ce qu’elle est la plus matinale), le sol immémorial d’une parole à venir (en
tant qu’archi-ancien) qui répondra de cette parole-dite. Il y va, donc, de
l’installation du normatif comme tel, d’une intelligibilité qui se donne comme
71
Le lecteur familier avec les thèses de Heidegger sur le sujet fera sans doute valoir que le philosophe considère bien au contraire que le dire poétique est une modalité nécessaire des processus de mondification qu’accomplit le déploiement de la parole. Il y va, après tout, d’un séjourner poétique, et le dévoilement de l’être qu’est la vérité en est une appropriation poétique, l’accomplissement d’un dire poétique. Heidegger lui-même semble donner raison à de tels lecteurs : «Mais la vérité, c’est-à-dire l’être-ouvert du là, doit-elle advenir en prenant sa source dans l’art comme origine ? Quoi qu’il arrive, la vérité est toujours en même temps, en tant qu’être-ouvert de l’étant, le retrait et la fermeture de la terre. La vérité est essentiellement terrestre. Mais parce que l’œuvre rendue nécessaire par l’art — et elle seule — porte au monde jeté la terre qui se referme de manière originaire dans la lutte ; alors l’œuvre, c’est-à-dire l’art, est nécessaire à l’advenir de la vérité. Le fondement le plus en retrait de la nécessité de l’œuvre d’art, son origine la plus propre, c’est l’essence de la vérité elle-même. La vérité doit absolument advenir, elle doit être histoire. L’œuvre, alors, doit être : l’art doit être comme institution de l’Être.» (Martin Heidegger, Vom Ursprung des Kunstwerkes: Erste Ausarbeitung, in Études heideggeriennes 5 (1989) : p.51, traduction française par Nicolas Rialland, publiée dans une édition numérique bilingue hors-commerce, 2002.) L’interprétation que je propose ici, à l’effet que le dire poétique est une possibilité intramondaine contingente à l’organisation normative d’un monde historique particulier, ne va donc pas de soi, et il y aurait tout un travail à faire s’il était question de la défendre rigoureusement. Cependant, tant et aussi longtemps que l’on reconnaîtra qu’il s’agit toujours, dans cette thèse, du « dire poétique » comme de la spécification d’une œuvre d’art dans le contexte normatif du monde de l’art, il m’est d’avis que la possibilité qu’un tel accomplissement soit nécessairement disponible à tout Dasein, peu importe sa situation intramondaine, doit être rejetée. À cet égard, un jugement reposant sur la logique modale me paraît amplement suffisant. Je dois toutefois remettre à une autre occasion la tâche d’en faire la démonstration rigoureuse, conscient que ces débats d’interprétations dépassent le cadre du travail mené ici.
313
mesure. Mais pour toute « première parole » que cet accomplissement puisse
être, il s’agit encore et toujours d’une réponse à l’être dont la possibilité même
suppose l’élément de la parole, voire du normatif même : le possible auprès
duquel le Dasein séjourne est toujours un possible pour ce Dasein. C’est un
possible qui pro-voque le Dasein, un possible qui engage déjà la voix et la
réponse. Cela, avancera Heidegger, parce que tout possible se donne toujours
déjà dans l’élément de la parole.
L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle. […] Partout se rencontre une parole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’homme, dès qu’il promène le regard de sa pensée sur ce qui est, trouve aussitôt la parole, et aussitôt entreprend, dans une perspective décisive, de l’accorder sur ce qui se montre en elle.72
Cela me paraît suggérer que l’expérience du rien correspond généralement à
l’expérience consciente de l’être ou, plus exactement, à l’expérience des
possibilités de dire l’être. La conscience de l’être, ce qui signifie tout à la fois la
conscience de son être, est toujours déjà dans l’élément de la parole et de la
signifiance : l’humain n’a d’expérience de l’être que par l’intelligibilité qu’il y
déploie ou peut y déployer. Voilà pourquoi, dans la dernière citation que j’ai
tirée de L’origine de l’œuvre d’art, ce n’est plus le rien qu’Heidegger donne
comme le sol où s’installe l’articulation d’une telle parole, mais l’être :
l’assignation de l’étant à sa signification s’opère à partir de l’être, ce qui pour la
phénoménologie heideggérienne signifie, à partir de la situation existentielle
72
M. Heiddeger 2006(1976), La parole, p.13
314
comprise du Dasein, laquelle j’ai décrite à la dernière section comme le
déploiement de la parole comme réponse située.
Aussi, si l’accomplissement de cette première parole se donne comme
une « primeur du matin », c’est parce que l’encontre de l’être en ses possibilités
annonce le terme de la nuit, un terme qui était déjà programmé dans la
signification de l’expérience de l’altérité radicale puisque cette nuit n’est nuit
que pour autant qu’elle donne lieu à un autre jour après avoir fait tombé
l’ombre sur le jour précédent. Le Dasein peut s’approprier, en le disant, l’être
qui fait encontre dans l’expérience de l’altérité radicale qu’est la ‘nuit’ ou le
‘rien’ parce que la conscience qu’il en a est toujours à la fois conscience d’une
possibilité de sens pour lui, d’une aube qui s’avance, d’un rapport à l’être qui
doit venir au sens.
On comprend déjà mieux pourquoi il ne faut pas se laisser abuser par
l’idée d’une première parole : la décrivant comme « la plus matinale »,
Heidegger suggère déjà sa situation limitrophe au terme de la nuit, de cette
‘nuit’ dont on peut dire sans crainte de se tromper qu’elle doit être interprétée
comme le rien (ou la terre, ou l’être) dont l’expérience ouvre la possibilité pour
le Dasein de s’approprier son expérience comme monde. Or, nous l’avons déjà
dit souvent : cette nuit n’est pas un néant. La nuit, c’est pour le Dasein la
conscience d’une parole à dire, la nécessité d’en répondre, l’annonce d’un jour
qui doit se faire ; l’expérience du rien est à chaque fois celle d’un devoir dire
approprié. Ce qu’il faut à présent, c’est faire la lumière sur la nature de ce
315
‘devoir’, de la normativité qui détermine spécifiquement le caractère
‘approprié’ et signifiant de l’appropriement. Bien entendu, c’est en direction de
ce qu’est le dire poétique que j’entends m’y intéresser.
Étant donné ce qui a été dit de la structure normative du déploiement
de la parole en monde, il ne saurait évidemment pas être question d’un devoir
ou d’une norme comme d’une loi transcendante suspendue au-dessus de
l’activité du Dasein comme son essence. De même pour le dire poétique, bien
sûr, dont la créativité supposée laisse déjà entendre que son accomplissement
ne saurait procéder en visant une adéquation à quelque norme donnée. Et
puisqu’il s’agit, dans le projet du dire poétique, de se jouer de la force
normative des précompréhensions disponibles, il ne peut non plus s’agir d’un
devoir réglé par une normativité intramondaine. C’est-à-dire que la ‘nécessité’
dans laquelle le dire-poétique se trouve d’assigner une signification à ce qui fait
encontre autrement qu’étant ne se traduit jamais en une indication objective
justifiant « en vérité » et a priori les déterminations de la réponse. Le monde de
la parole-dite établit certes des critères intramondains, des vérités appropriées
à la manière dont on dit l’étant, mais c’est là très précisément ce qu’abandonne
le projet du dire poétique en niant la force normative de son monde – et ce que
le séjour poétique a encore toujours à accomplir.73 Impossible, dès lors, de
73
L’accent mis sur le ‘on’ renvoie de manière implicite au travail conceptuel de Heidegger dans Sein und Zeit lorsqu’il procède à l’analyse de « das Man ». J’invite le lecteur qui s’y intéresse à lire avec attention la section §27 de la première partie de cet ouvrage et me limiterai à en dire ceci, que le ‘on’ dénote la modalité d’attention quotidienne et immédiate du Dasein, une
316
« mesurer » la parole du dire poétique à la lumière de son adéquation à l’étant
déjà disponible. Impossible, pour le dire autrement, de reconnaître le statut
ontologique d’une œuvre d’art, voire d’en comprendre la proposition
signifiante, au moyen d’un étalon fourni d’emblée par le monde (de l’art). Mais,
ce faisant, le dire poétique n’abdique pas pour autant son droit à la vérité ou à
la signifiance. Il en fait bien plutôt l’expérience la plus intime possible en ce que
son appropriement de l’être comme étant, la réalisation d’une possibilité
signifiante au moyen d’un acte de spécification, procède par une sorte
d’estimation de ce qui est approprié, une estimation que l’artiste sait être telle
et qui se donne dès lors elle-même comme la mesure du juste et du
convenable. L’œuvre spécifiée est ainsi à elle-même sa propre norme, une
création qu’appelait la normativité du monde (de l’art) sans pouvoir la spécifier
en son phénomène et dont le caractère approprié ou juste ne se décide que
dans l’expérience, dans l’accomplissement du dire poétique.
L’acte de spécification qu’est le dire poétique procède conséquemment
sous la force d’une normativité se manifestant en une sorte d’évidence
expérientielle. Bien que le caractère approprié de l’appropriement ne peut
compter sur aucun critère disponible, il y a (‘es gibt’), dans l’expérience de
l’articulation de la réponse, la mesure ou l’amplitude de sa ‘réussite’ : le cela de
l’expérience donne (‘es gibt’) la mesure de son appropriement. Ainsi le dire
poétique n’est pas sans parenté avec le critère d’évidence évoqué dans le
modalité d’attention qui place l’agir et les projets du Dasein sous la normativité de la parole-dite sans chercher à s’y abstraire.
317
contexte des Conjectures on Original Composition, si ce n’est que l’évidence
dont il s’agit chez Heidegger ne saurait jamais être garantie par un ordre
normatif déterminé qui la transcende. Il s’agit plutôt d’une sorte d’évidence
performative, d’une justesse que l’artiste estime à la hauteur de
l’appropriement lui-même. En fait, s’il est une norme qui continue d’opérer
même dans l’expérience du rien, ça n’est ni plus ni moins que celle qui dit cette
nécessité où se trouve le Dasein, ce fatum qui est le sien, de toujours devoir
s’approprier l’être qui fait encontre et lui assigner ainsi sa signification en tant
qu’étant, en accord avec ce qui se montre dans la parole :
That is what meaning-events ultimately involve : the ordinary is experienced in terms of the (unknown) measure that makes it what it is – something that is impossible if I do not, at the same time, measure myself against the “godhead”, take the measure of myself, as in conscience.74
Pour le projet heideggérien, cela signifie que l’attention au rien
nécessaire à l’accomplissement du dire poétique, c’est en même temps gagner
la conscience que l’être est toujours déjà destiné à la parole et qu’il incombe au
Dasein d’accomplir ce destin en accomplissant le sien propre ; c’est répéter
l’expérience de l’avènement de la vérité et de l’intelligible : « To listen into the
Saying is thus to attend to the tender law that brings things, mortals included,
into their essence – that is, makes it possible for things to show up as
something. »75 Mais cela signifie encore, et cela importe davantage au projet de
cette thèse, que même dans l’expérience de l’altérité radicale il est une loi, ou
74
Crowell 2008, p.274 75
Crowell 2008, p.271
318
plutôt une normativité qui opère et qui pose la nécessité de dire cette altérité,
de faire réponse. Cette loi, en fait, c’est très précisément celle de
l’appropriement lui-même :
Si nous entendons sous le mot de Gesetz (la loi, le statut) le rassemblement de cela qui laisse chaque chose venir en présence en son propre, c’est-à-dire être à sa place là où il appartient à ce qui lui revient, alors l’appropriement est le plus doux [sanfter] des statuts. […] L’appropriement est le statut – en cette mesure qu’il rassemble en l’approprier les mortels sur leur manière d’être et qu’il les y tient.76
C’est donc dire que la tendre loi de l’appropriement n’est autre que la situation
du Dasein dans l’élément de la parole et de son destin qui est de dire l’étant de
manière appropriée. Car l’appropriement, en tant qu’il en est la ‘ressource’,
accomplit davantage que le montrer de la parole : le dire qui répond de
l’appropriement du rien de l’être est toujours accompli en direction de
l’approprié. C’est-à-dire que toute réponse au rien, tout appropriement du
possible, se donne en un phénomène où une intelligibilité se manifeste qui
s’annonce comme la manière adéquate de dire l’être. C’est du reste cette
prétention à l’approprié qui confère à la réponse au rien la puissance de se
donner comme parole-dite : déterminée depuis une estimation de ce qu’il fallait
en dire, la réponse au rien se donne désormais comme une mesure de l’être
avec laquelle il faut désormais compter. La tendre loi de l’appropriement dit
ainsi cette normativité qui excède l’horizon normatif intramondain et le fonde
tout à la fois.
76
Heidegger 2006(1976), p.248
319
De même pour la proposition artistique du dire poétique qui, nous
l’avons déjà vu, donne elle-même le critère sous lequel elle doit être
interprétée. Articulée depuis un espace expérientiel où la force normative des
paroles-dites est réduite à rien, le dire poétique trace également la mesure
d’une possibilité d’être qui s’offre derechef comme la seule mesure appropriée
à son interprétation ; l’appropriement « [ouvre] le chemin vers … et ainsi [est] le
chemin ».77 Or, nous le voyons bien à présent : le « monde de l’art » n’est autre
chose que cet espace institutionnel, cet horizon normatif intramondain, dont la
seule règle est de contraindre les projets qui s’en réclament à placer
intentionnellement leur réalisation sous la tendre loi qui excède toujours déjà
toute structure normative intramondaine autant qu’elle la fonde. Le monde de
l’art est, en ses phénomènes, la possibilité institutionnellement préservée de
répondre autrement de l’être.
Afin d’illustrer le genre d’accomplissement dont il s’agit, I. Thomson
donne en exemple l’attention portée par un artiste à la matière qui se donne
dans son expérience et dont il s’empare pour articuler sa proposition
artistique.78 Il relate notamment cette ‘légende’ selon laquelle Michelangelo
aurait passé des semaines à étudier la pièce de marbre et ses veinures qui allait
laisser apparaître son « David », s’inspirant de ce qui faisait encontre, cherchant
à déterminer quelle serait la manière appropriée d’y installer sa proposition.
77
Heidegger 2006(1976), p.249 78
Thomson 2010, p.21 sq. et encore, plus loin, p.100 sq. ; on se souviendra à nouveau de la citation de Ben Shanh qui suggérait une image similaire.
320
Or, s’il ne fait aucun doute que cette exploration de la matière par
Michelangelo fait partie de ce qui peut être pensé sous l’accomplissement du
dire poétique, il me paraît important d’insister qu’une telle attention n’est
jamais la somme de l’expérience du rien dont répond le dire poétique. Que ce
soit la modalité artistique de la sculpture plutôt que celle de la peinture qui ait
été appropriée à la proposition artistique qu’est le « David », par exemple, n’en
a pas moins été décidé depuis une appropriation de « ce qu’il y avait à faire »
dans le cadre du projet de Michelangelo. Autrement dit, cette décision aussi fut
accomplie sans le support ou le critère fourni par quelque normativité
intramondaine : c’est bien en vertu des exigences de la possibilité signifiante
que l’artiste voulait porter à l’étant que le genre de la sculpture s’est révélé à la
mesure de son projet.
C’est ainsi qu’outre la normativité intramondaine que le projet du dire
poétique invite l’artiste à abandonner, on retrouve une normativité qui en
excède toujours déjà l’horizon, une normativité en jeu dans tant dans la
spécification de l’œuvre qui s’approprie le rien, que dans la réception d’un dire
poétique qui échappe d’emblée à l’horizon normatif où il s’installe et qui
contraint conséquemment l’interprète à un effort d’attention appropriante.
Cette normativité, cela devrait être clair à présent, n’est autre que celle qui
décrit la situation légale du Dasein en tant que Dasein ; c’est la tendre loi qui le
situe toujours déjà dans l’élément de la parole.
321
Ce qui fait dire à Crowell que les « meaning-events [Sinnereignise]
always involve what the late Heidegger calls « measure-taking » (Maß-nehmen)
– a normative orientation through which what apparently eludes
phenomenology becomes accessible in its inaccessibility. »79 L’inaccessible, ici,
c’est le rien de l’être, le rien dont l’expérience est toujours déjà en direction de
l’appropriement et de la monstration par la parole. Mais du même coup, cela
veut dire que l’inaccessible fait également partie de la structure même de
l’accomplissement de l’événement de sens qui y répond, laquelle implique
toujours l’appropriement d’un rien. Ce que le dire poétique accomplit donc,
tant dans son phénomène que pour l’interprétation de sa proposition, c’est une
expérience où l’on sait toujours déjà que la signification spécifiée en la figure de
l’œuvre ne saurait être disponible que par un effort d’appropriation, c’est-à-
dire, par le moyen d’une interprétation qui, dépourvue des critères
intramondains qui assureraient sa démarche, doit estimer ce dont il en
retourne. Voilà pourquoi Heidegger nous dit que le « dire poétique » répète
l’œuvre de la vérité, met en œuvre la vérité, c’est-à-dire, la tendre loi qui dit la
structure du déploiement de la vérité comme appropriation de l’être par la
parole : son expérience, tant pour l’artiste que pour l’interprète, répète la
structure de la première parole.
Pour la phénoménologie heideggérienne, donc, l’événement de sens est
un phénomène où l’inaccessible – le rien de l’étant, l’autrement qu’étant,
79
Crowell 2008, p.263
322
l’altérité radicale – se donne comme inaccessible dans le contexte d’une
expérience pourtant signifiante et cohérente, c’est-à-dire en un phénomène
que l’on comprend en sa proposition intelligible alors même qu’on la reconnaît
impossible à maîtriser complètement. Si le dire poétique, l’œuvre d’art, peut
ouvrir sur la signification de la tendre loi – la répéter ou la mettre en œuvre –
alors que le discours du phénoménologue n’y peut rien, c’est bien entendu
parce que cette loi n’est pas un étant dont le phénomène se laisserait
déterminer en vertu d’une parole-dite : « orientation toward a measure cannot
be construed as a possession – cognitive, affective, or whatever – of any kind of
norm, rule, or law, since it is the condition for anything being a norm, rule, or
law. »80 La rigueur du discours philosophique exigeant une conceptualité
assurée, il lui est nécessairement impossible de laisser l’inaccessible se
manifester dans les phénomènes qu’elle détermine. Mais voilà très exactement
ce que le projet du dire poétique laisse toujours d’emblée derrière lui, cette
assurance d’une maîtrise conceptuelle.
3. Créativité de l’acte de spécification
On devine quasiment sans peine, sur les bases des analyses présentées
dans les dernières sections, pourquoi et comment l’interprétation de l’origine
de l’œuvre d’art proposée par Heidegger doit servir un projet philosophique
plus large que celui entrepris dans cette thèse. Ainsi que I. Thomson l’annonce
80
Crowell 2008, p.275
323
déjà, en quelque sorte, dans le titre de son plus récent ouvrage, Heidegger, Art,
and Postmodernity, le phénomène de l’art joue programmatiquement dans la
philosophie heideggérienne comme un événement de sens dont la conscience
dit la possibilité d’un rapport radicalement différent à l’être. En tant que le
phénomène de l’œuvre conduit à l’expérience de la tendre loi, il donne ou
manifeste comme telle la liberté du Dasein vis-à-vis des constructions
métaphysiques historiques qui conditionnent son être-au-monde, et indique du
même coup la modalité de leur dépassement, celle-là même qui avait permis
leurs premiers fondements :
What we discover therein is an « instability » that underlies the entire intelligible order, an ontological tension (between revealing and concealing, emerging and withdrawing) that can never be permanently stabilized and so remains even in what is « mastered ».81
Il y va donc, dans l’expérience à laquelle nous contraint la spécification et
l’interprétation du dire artistique, d’une conscience acquise que l’étant n’est
donné de manière intelligible que comme appropriation d’une possibilité
d’être, une possibilité qui peut toujours être re-possibilisée, pour ainsi dire, en
vertu d’un nouvel effort d’appropriation. C’est ainsi que l’expérience de l’art
telle que l’entend Heidegger ouvre selon Thomson à la véritable possibilité de la
postmodernité, soit à la possibilité d’excéder l’horizon métaphysique occidental
traditionnel.
81
Thomson 2010, p.77
324
Je leur laisse cependant, aux Thomson et autres exégètes de Heidegger,
le soin de détailler cette participation du phénomène de l’art à la conscience
que peut acquérir le Dasein des modalités de son être-au-monde et de ses
rapports à l’être. Ainsi que je l’indiquais d’entrée de jeu, c’est plutôt la structure
de l’accomplissement intentionnel du « dire poétique » qui m’intéresse, cela
afin de tirer au clair le caractère proprement créatif de l’acte de spécification lié
à la genèse des œuvres d’art. À plus forte mesure, j’entends lier cette propriété
de l’acte de spécification à la détermination spécifique de l’institution du
monde de l’art afin de montrer qu’elle donne une condition nécessaire à la
reconnaissance d’une œuvre d’art en tant que telle. Il n’est donc en aucun cas
question, dans le cadre de l’argument que je développe ici, de mobiliser
davantage que cette structure intentionnelle du dire poétique. Aussi, la valeur
que Heidegger accorde à l’expérience de l’art en vertu du fait qu’elle relève
d’un tel accomplissement n’intéresse en rien l’usage que j’entends en faire
relativement à l’analyse de l’acte de spécification et au modèle issu de la
méthode de composition originale.
Il n’en demeure pas moins qu’une telle « manœuvre » semble entrer
directement en conflit avec ce que Thomson écrit de la philosophie d’Heidegger
au sujet de l’art :
What is so confusing for many readers, however, is that this historical essence of art is not some substance underlying the different forms of art or even a fixed property that would enable us to distinguish art from non-art but, instead, an insubstantial and ever-changing ‘essential
325
strife’ that is built into the structure of all intelligibility (that is, the structure whereby entities become intelligible as entities).82
Bien entendu, si la lecture de Thomson touche juste, c’est toute la pertinence
de mobiliser la structure intentionnelle du dire poétique afin de dévoiler la
créativité des processus génétiques spécifiques à la réalisation des œuvres d’art
qui s’écroule. Il convient de se demander, du coup, si le « dire poétique » peut
survivre à sa transplantation depuis la philosophie heideggérienne de l’art
jusque dans le contexte de réflexions appliquées à la créativité de l’acte de
spécification. Autrement dit : la structure intentionnelle du « dire poétique »
n’est-elle signifiante que dans le seul contexte de la phénoménologie
heideggérienne ? Ayant moi-même tenté de montrer en quoi la structure
intentionnelle du dire poétique répétait celle de la tendre loi qui structure
depuis toujours, et à chaque fois, l’intelligibilité du monde et de l’expérience
qu’en a le Dasein, on pourrait effectivement le penser. Et force est d’admettre
que s’il fallait en faire une condition nécessaire et suffisante au phénomène de
l’art, une sorte de substance ou d’essence de l’art, on manquerait
immédiatement de rendre justice à la dimension institutionnelle et historique
de l’avènement du monde (de l’art). Mais si, par contre, on se limite à en faire
une condition nécessaire à la spécification d’une œuvre d’art sous l’horizon
normatif du monde (de l’art), il me semble que l’on évite la confusion fatale
évoquée par Thomson.
82
Thomson 2010, p.75
326
Car le « dire poétique », dont j’ai donné la propriété structurelle en
termes de réponse créative à l’encontre de l’être, est bel et bien un projet
signifiant dont la possibilité est donnée à l’artiste de manière intramondaine. Il
n’est donc pas question d’en faire une propriété fixe, essentielle et
transcendante, mais de reconnaître que dans l’organisation historique du
monde (de l’art) occidental, cette propriété permet de distinguer l’horizon
normatif particulier à la spécification d’une œuvre d’art comme tel. Or, à
défendre l’idée que le monde de l’art est cette structure normative ouvrant la
possibilité de spécifier et de reconnaître quelque chose comme un
accomplissement du dire poétique, je n’affirme jamais qu’il doit en être ainsi. Le
monde (de l’art), comme toute organisation de l’intelligibilité disponible au
Dasein, relève d’une appropriation historique de l’être qui aurait toujours pu
être autrement. Il n’a donc jamais été question de soutenir la thèse que la
créativité du dire poétique était une condition nécessaire et suffisante au
phénomène de l’art en général ; la créativité du dire poétique n’est pas la
substance de nos pratiques artistiques. Il s’agit, plus humblement, de décrire
l’institution intramondaine et historique du « monde de l’art » comme cette
structure normative où la règle du jeu est de spécifier un phénomène par un
appropriement créatif.
Pour bien comprendre en quoi il ne s’agit pas ici d’une définition
formaliste ou essentialiste, il suffit d’insister un peu quant au fait que la
structure du dire poétique répète la structure fondamentale de toute
327
appropriation de l’être. En tant que le dire poétique répète cette structure
fondamentale de l’appropriement – comme tout événement de sens, d’ailleurs
–, sa manifestation en diffère nécessairement et ne peut être donnée pour
nécessaire au même titre que l’est celle de la tendre loi. C’est que le dire
poétique possède d’emblée cette signification d’être une telle répétition, de
mettre en œuvre la vérité. Autrement dit, il est une signification nécessaire et
déterminée de cet accomplissement et du phénomène que le Dasein réalise
ainsi. Cette destination ‘annoncée’ de l’accomplissement, sa figuration en
œuvre que projette intentionnellement l’artiste, en distingue foncièrement
l’accomplissement de celui de l’appropriement de l’être comme monde, dont
nous avons bien vu qu’il ne connaît aucune ‘destination signifiante’ nécessaire
si ce n’est celle d’avoir à se déployer dans l’élément de la parole, de
l’intelligible. C’est une différence significative que nous avons déjà rencontrée
lorsque j’indiquais comment la situation à laquelle répond le dire poétique est
préparée par la volonté de taire la force normative des précompréhensions
disponibles, une volonté qui la distingue du « séjourner poétique » du Dasein
auprès de l’être en général. Pour autant que la signification de l’œuvre spécifiée
excède toujours déjà toute normativité intramondaine, l’accomplissement du
dire poétique n’en est pas moins déterminé en sa situation par l’espace
normatif d’un monde de l’art qui ouvrait la possibilité signifiante d’un tel retrait.
Pour le dire encore autrement : l’accomplissement du dire poétique
occasionne créativement dans le monde (de l’art) un événement de sens qui
328
sera compris comme le phénomène d’une œuvre d’art parce que le monde de
l’art est cet espace normatif, cette institution historique, où un tel projet peut
être signifiant comme tel. Il m’apparaît ainsi qu’à comprendre l’efficace
normatif et historique du monde de l’art en ces termes, la structure
intentionnelle du dire poétique donne effectivement un critère qui nous
permette de reconnaître à un phénomène la signification d’être une œuvre
d’art. C’est-à-dire qu’on y retrouve à la fois un accomplissement qui, ainsi que
je le montrerai dans un instant, permette d’expliciter la structure intentionnelle
de l’acte de spécification, de même que cette exigence que nous avions établie
à partir des thèses ontologiques de Davies de placer l’expérience du véhicule
artistique dans le contexte élargi de sa participation à l’espace focal
d’appréciation spécifié par l’activité intentionnelle de l’artiste. Car dès lors que
l’on admet que l’accomplissement de l’artiste donne seul la mesure du
phénomène de l’œuvre et de la signification de sa proposition, il devient
effectivement nécessaire de comprendre ce qui fait encontre relativement à ce
que l’on peut décrire de la démarche intentionnelle de l’artiste.
Je reprendrai à l’instant ces conclusions relativement au modèle issu de
mon analyse de la méthode de composition originale. Je veux toutefois
marquer rigoureusement le coup et souligner avant d’y arriver que, pour autant
que la ligne argumentative présentée ici excède l’horizon philosophique de
L’origine de l’œuvre d’art, elle lui demeure néanmoins fidèle en une certaine
mesure qui échappe aux craintes évoquées par Thomson. J’en veux pour preuve
329
supplémentaire ces analyses que Heidegger propose à la fin de cet essai
touchant à la propriété d’être-créé du phénomène de l’œuvre d’art, laquelle dit
en fait la façon dont fait encontre un phénomène spécifié en vertu de la
normativité du monde de l’art, et rien d’autre. Il s’agit pour Heidegger de
fonder la possibilité pour un ‘public averti’83 de reconnaître ce qui fait encontre
comme étant situé dans le monde de l’art, soit comme un phénomène dont les
déterminations ont été élues depuis le déploiement d’une intentionnalité
répondant du projet de dire autrement l’être. Voilà pourquoi Heidegger précise
que l’être-créé ne saurait être l’accomplissement d’un agent en vertu de son
statut d’artiste, statut qu’avaliserait l’institution du monde de l’art : « Que
l’être-créé ressorte de l’œuvre ne signifie pas qu’on doive remarquer que
l’œuvre a été faite par un grand artiste. »84
Je n’ignore pas, cependant, que Heidegger place explicitement cette
réflexion sur l’art à l’ombre du « grand art ». Il écrit en effet, dans L’origine de
l’œuvre d’art : « Dans le grand art justement – de celui-là seul il est question ici
– l’artiste reste toujours indifférent par rapport à la réalité de l’œuvre… »85 On
pourrait conséquemment être incliné à penser que l’accomplissement du dire
poétique, dont l’analyse se situe au cœur de réflexions à propos du grand art,
83
Je reprends ce concept, issu d’un autre contexte philosophique, qui dit tout aussi bien la co-appartenance de l’artiste et de son public à l’horizon normatif du monde (de l’art). « Averti » signifie ici, qui est au fait des précompréhensions nécessaires à la reconnaissance d’un phénomène spécifique. 84
Heidegger 1986, p.73 85
M. Heidegger, Vom Ursprung des Kunstwerkes: Erste Ausarbeitung, traduction française par Nicolas Rialland, 2002, p.15
330
est néanmoins nécessairement lié à la production d’un art jugé de grande
valeur. Mais de quelle valeur s’agirait-il alors ?
À la lumière des analyses présentées dans cette thèse, je pense que l’on
peut dire sans crainte de se tromper que la ‘valeur’ d’une œuvre d’art, pour
Heidegger, se mesure à la manière dont son expérience ouvre sur un
événement de sens apte à conduire le Dasein vers une conscience de la tendre
loi. Dans ce contexte, on peut effectivement penser que certaines œuvres – les
‘classiques’, peut-être ? – provoqueront peut-être plus efficacement que
d’autres la conscience de cette situation fondamentale du Dasein qui doit
encore et toujours s’approprier l’être par le langage. C’est ce qui explique
pourquoi Heidegger considère nécessaire l’effacement de l’artiste au profit
d’une expérience de l’œuvre comme événement de sens : c’est à la parole elle-
même que le Dasein doit être attentif, à son déploiement, et non pas à la
communication d’une proposition signifiante spécifiée par l’artiste. Mais dès
lors que l’on abandonne cette réduction fonctionnelle de l’expérience de
l’œuvre d’art – laquelle ne résisterait probablement pas très longtemps à la
contrainte pragmatique puisqu’il s’en faut de beaucoup pour que les œuvres
d’art engagent nécessairement à une telle expérience existentielle – et qu’on se
tourne exclusivement vers les conditions de possibilité de son phénomène, on
constate rapidement que l’association de l’accomplissement du dire poétique
au « grand art » n’a rien de nécessaire.
331
C’était en effet une facette importante de l’événement de sens qu’est le
dire poétique qu’il n’ait à répondre d’aucune nécessité autre que celle de situer
son projet sous l’horizon normatif spécifique au monde (de l’art). Et si la
structure intentionnelle du déploiement de la parole en monde nous a permis
d’illuminer la structure de l’accomplissement du dire poétique, il n’a jamais été
nécessaire en retour que l’expérience de son phénomène par un public averti
ouvre sur une compréhension de la tendre loi – compréhension dont
l’amplitude donnerait la valeur de l’œuvre, faut-il penser. Et c’est très
exactement parce qu’il en est ainsi qu’il est possible d’abandonner le contexte
philosophique où Heidegger fait jouer fonctionnellement l’expérience du dire
poétique de manière existentielle. Car si la tendre loi fonde la possibilité de
cette compréhension, elle ne saurait établir quelle en est la signification
fonctionnelle nécessaire : le public pourrait à jamais manquer de reconduire
son expérience de l’œuvre ainsi spécifiée vers une conscience plus aiguë de la
tendre loi que son phénomène n’en serait pas moins compris comme relevant
d’un acte de spécification structuré comme dire poétique. Le dire poétique
n’attend ni l’expérience existentielle, ni même la simple évaluation de l’œuvre
par un public, afin de spécifier un phénomène comme œuvre d’art. Voilà
pourquoi le statut d’artiste s’efface lorsqu’il s’agit de penser un tel
phénomène : seule les déterminations de la structure intentionnelle de cet
accomplissement s’avèrent nécessaires.
332
Ces considérations rejoignent en quelque sorte ce que l’on disait déjà
plus tôt lorsqu’il était question de tirer au clair les déterminations nécessaires
de l’acte de spécification. Nous avons alors bien vu que ce n’est jamais le statut
d’artiste qui confère à un agent du monde de l’art la capacité de spécifier une
œuvre d’art, mais bien plutôt les déterminations intentionnelles de sa
performance, laquelle doit être accomplie en se situant en une certaine
référence à la structure normative du monde de l’art.86 C’est le caractère de
cette référence qui se précise à présent, la manière dont l’intention de spécifier
une proposition sous l’horizon normatif du monde de l’art accomplit son projet.
Car le monde de l’art se révèle être ce contexte intramondain spécifique où la
possibilité est donnée à un agent d’engager la spécification d’une proposition
signifiante au moyen d’une appropriation de ce qui fait encontre dans
l’expérience à partir de ses possibilités d’être plutôt qu’au moyen de
précompréhensions disponibles. C’est la possibilité et la réalisation d’un tel
projet qui fait l’artiste, et pas l’inverse. Cela, je pense, doit être suffisamment
clair à présent.
L’être-créé de l’œuvre ne relève donc pas du génie d’un artiste avéré et
reconnu, ni non plus d’un acte intentionnel déterminé de manière telle à
produire nécessairement un phénomène de valeur (existentielle), mais de la
structure intentionnelle de sa genèse où le projet est de taire afin de se les
approprier les forces normatives des précompréhensions pertinentes à un tel
86
Je renvoie ici le lecteur à l’ultime section du chapitre précédent.
333
projet. Ce qu’il faut éclaircir, si l’on veut en rendre rigoureusement compte,
c’est comment, dès lors, cette facette de son phénomène se donne-t-elle dans
l’expérience qu’en fera un public averti ? Quelles sont les modalités de
l’expérience où un phénomène peut apparaître comme création sans engager
quelque évaluation de son artiste ou de son accomplissement ? Car s’il est juste
d’avancer, ainsi que je l’ai fait, que la spécificité du monde de l’art est d’ouvrir
la possibilité signifiante d’un phénomène comme création artistique, il faut bien
que la réception de son phénomène en atteste, que l’on puisse y reconnaître ce
qui se donne comme une création.
À sa première encontre, nous dit Heidegger, l’œuvre apparaît comme le
« produit » d’un accomplissement intentionnel et, conséquemment, est
reconnue comme un artéfact parmi tant d’autres.87 On retrouve de la sorte
cette intuition derrière l’empirisme esthétique éclairé dont il a été question
plus tôt. C’est-à-dire que l’œuvre d’art, comme tout produit, apparaît d’abord
comme le résultat déterminé d’un processus de production où se donne à voir,
où l’on reconnaît, l’application d’une technique ou d’un certain « savoir-
faire » qui la distingue comme telle :
L’artiste n’est pas un τεχνίτης parce qu’il est aussi un artisan, mais parce que le faire-venir des œuvres, aussi bien que le faire-venir des
87
Je rappelle sans m’y arrêter ici qu’en tant qu’étant, l’œuvre est le produit du dire poétique. Mais cela ne signifie jamais que l’œuvre soit réductible aux propriétés manifestes perceptibles à l’encontre d’un produit : l’étant, on s’en souviendra, est toujours d’abord le phénomène de la réponse du Dasein à la parole dite. Il n’a donc pas d’emblée, ni nécessairement, cette signification d’être un produit comme une chose matérielle.
334
produits advient en cette production qui, dès l’abord, fait-venir l’étant dans sa présence, à partir de son visage.88
Cette idée de « faire venir l’étant à partir de son visage » doit en fait décrire
comment l’accomplissement signifiant du dire poétique est ouvert en sa
possibilité spécifique par la situation intramondaine du Dasein dans un horizon
normatif particulier. Il y va de ce qui a été décrit au chapitre précédent comme
la mobilisation intentionnelle de médiums artistiques ou de compréhensions
partagées dont l’effet est de médiatiser la signification du phénomène comme
le phénomène qu’il est au moyen d’une référence à l’institution abritant ces
compréhensions partagées. Ainsi, lorsque nous reconnaissons un artéfact,
nous dit Heidegger, nous avons à faire à un phénomène dont nous savons les
déterminations élues depuis la mobilisation intentionnelle d’un savoir-faire, soit
de techniques et de connaissances réputées nécessaires à sa production.89 Et
cela est vrai tant de l’encontre du produit que celle de l’œuvre : dans les deux
cas une référence intentionnelle aux savoir-faire pertinents participe tant à la
détermination de ce qui est à accomplir qu’à sa réception comprise. C’est ce
que Heidegger veut dire lorsqu’il écrit que les deux processus font venir l’étant
« à partir de son visage » : la production du produit comme celle de l’œuvre
88
Heidegger 1986, p.66 89
Loin de moi l’idée de m’immiscer dans les débats touchant aux traits déterminants de l’artéfactualité. Sans me réclamer de toutes les réflexions qu’il développe dans son article Authors and Artifacts, j’invite mon lecteur à penser le concept d’artéfact ainsi que le suggère Risto Hilpinen lorsqu’il écrit : « Any object or event which an agent causes to exist will be called a product of his action. [...] I shall restrict the use of the expression ‘authorship’ to the relationship between an agent (or a person) and the intended products of his actions, and the products authored by a person will be termed 'artifacts'; thus the word 'artifact' will be applied here only to the intentional (or intended) products of an agent's actions. » (R. Hilpinen, Authors and Artifacts, in Proceedings of the Aristotelian Society; New Series, vol.93, 1993, p.156; mon italique)
335
d’art sont des projets d’activités dont la signification et la possibilité sont
ouvertes par la structure normative du monde, par les précompréhensions que
le Dasein le découvre immédiatement.
Mais le phénomène de l’œuvre, contrairement au produit, excède en sa
signification ce que ces savoir-faire et précompréhensions disponibles peuvent
déterminer. Dans le cas du produit, la référence à une structure normative
pertinente achève d’indiquer les propriétés signifiantes de ce qui a été
accompli : « Quand un produit est fini, il est une matière informée prête à
l’utilisation. L’être-fini du produit signifie que celui-ci est, pour ainsi dire,
abandonné, par-delà lui-même, à son utilité. »90 Autrement dit, les savoir-faire
mobilisés dans la détermination du produit, les précompréhensions partagées
qui ouvrent la possibilité signifiante de s’engager à sa production, sont tout ce
qui nous est nécessaire afin de savoir ce qu’il y a à faire de ce produit qui fait
encontre. Ce que l’on y reconnaît suffit à la détermination de ce qu’il y a à y
comprendre et à en faire. Et ce n’est en fait que lorsque cette reconnaissance
est menacée, lorsque, par exemple, la tête du marteau que l’on abat sur un clou
se sépare irrémédiablement de son manche, qu’il nous est donné de penser les
déterminations (alors défaillantes) du processus de sa production : « Mieux un
produit nous est en main, moins il se fait remarquer (par exemple, comme tel
marteau), et plus exclusivement le produit se maintient en son être-produit. »91
Dans l’œuvre, par contre, ce que l’on y reconnaît, le « cédrat re-présenté » par
90
Heidegger 1986, p.72 91
Heidegger 1986, p.73
336
exemple, ou « l’œuvre de sculpture » n’offre aucune indication quant à ce qu’il
y a à y comprendre. Retiré à sa situation attendue, situé sur la toile, le cédrat de
la représentation résiste aux manières que l’on a normalement de s’y rapporter,
et cette résistance devient l’exigence d’un effort d’interprétation et
d’appropriation.
Nous avons déjà rendu compte de la structure intentionnelle qui
explique cette détermination du phénomène de l’œuvre. Ce qui maintenant
apparaît, c’est la manière dont cette détermination est accessible de manière
signifiante au public qui reçoit l’œuvre créée : « L’être-créé lui-même est
expressément introduit par la création dans l’œuvre ; il vient se tenir dans
l’ouvert comme le choc silencieux du quod. » Ce que Heidegger nomme ici le
« choc silencieux du quod » nous indique que l’œuvre, contrairement au simple
produit, fait encontre comme ce qui ne dit rien. Non pas qu’elle s’annonce
comme étant insignifiante ; certes pas. Si elle dit ‘rien’, nous l’avons vu, c’est
parce qu’elle en répond. Ce qui signifie en fait que cette réponse, pour
significative qu’elle est, ne se donne pas à comprendre en vertu d’un contexte
normatif disponible : quelque chose y dérange le déploiement d’un effort
interprétatif qui voudrait réduire le donné sous des normes disponibles. Ce
dérangement, ce « choc », décrit la manifestation d’une tension entre les
attentes de sens générées par l’horizon normatif où s’inscrit le phénomène de
l’œuvre et la manière dont sa signification y résiste. Aussi, cette réponse,
l’œuvre d’art en sa signification, il faut que l’interprète se l’approprie.
337
Car le cédrat qui fait encontre sur la toile est tout autre que celui qui se
trouve sur la table de ma cuisine : il échappe à toute les manières que j’ai
normalement de me rapporter à un tel fruit. L’altérité de cette son encontre au
moyen du phénomène de l’œuvre choque, « commotionne » disais-je plus tôt à
la suite de Heidegger, l’interprétation de ce qui est donné et contraint à un
effort d’appropriation qui répète en fait celui décrit plus tôt lorsqu’il s’agissait
de rendre compte de la structure du dire poétique. Autrement dit : dans
l’expérience de l’œuvre se joue quelque chose de familier que l’on y re-connaît
– le cédrat, par exemple –, mais cette reconnaissance est perturbée, dérangée,
puisque ce qui se donne n’est pas ce que l’on connaît ; l’œuvre est, en son
phénomène et sa signification, cet inconnu familier. Et, « plus simplement le
choc qu’une telle œuvre soit accède à l’ouvert et plus essentiellement l’é-
normité (das Ungeheuere) fait éclat, faisant éclater ce qui jusqu’ici paraissait
normal. »92
J’ai jusqu’à présent voulu insister sur la discontinuité normative
qu’accomplit le retrait du dire poétique devant la force normative de son
monde, sur la manière dont cet accomplissement répond d’une altérité radicale
qui ouvre la possibilité d’une création. Mais dès lors qu’il s’agit d’expliquer
comment cette création peut apparaître comme telle, c’est davantage la
92
Heidegger 1986, p.74 ; j’invite du reste mon lecteur à ne pas se laisser berner par l’idée d’un « plus ou moins » dans l’é-normité de l’œuvre et à y voir l’indice qu’il se joue, dans l’expérience de l’œuvre telle que j’en ai décrit les conditions de possibilité, une évaluation de sa créativité. Nous avons bien vu, au premier chapitre, que l’originalité ou le choc que manifeste l’œuvre originale n’est jamais à elle seule garante d’une œuvre de valeur.
338
continuité normative entre la situation initiale de l’artiste et celle du public
auquel il destine son œuvre qui doit retenir notre attention : il faut cerner cette
familiarité de l’inconnu. Car si l’œuvre peut choquer et commotionner l’ordre
normatif du monde, c’est en fait parce qu’elle en est :
Nous [n’entendons la parole-dite (Sage)] que parce que nous nous entendons avec elle, parce que nous sommes en elle à notre place. C’est seulement à ceux qui lui appartiennent que la parole-dite (Sage) accorde d’écouter la parole (Sagen), et ainsi de parler.93
Autre manière de dire que le choc du phénomène de l’œuvre tient exactement
à ce qu’elle s’installe dans un monde qui avait ménagé la possibilité de
l’accomplir, mais qu’elle y prend à chaque fois place depuis ce que ce monde ne
disait pas, depuis cette altérité que l’ordre intelligible du monde avait fait
reculer jusqu’à la rendre muette. C’est cette continuité normative dérangée par
l’altérité à laquelle répond le dire poétique qui rend l’œuvre disponible comme
une parole à la fois signifiante et intrigante. L’œuvre, à cet égard, est « é-
norme (Ungeheuere) », ce par quoi Heidegger veut signifier qu’elle excède la
normativité du monde où elle s’installe pourtant, son expérience invitant
nécessairement l’interprète à comprendre quelque chose qui est hors de
l’ordinaire.94 Cet ‘excès’ dit la continuité entre le monde où l’œuvre s’installe et
le monde de signification que l’œuvre installe en vertu de son appropriation
poétique de l’être. C’est-à-dire que, pour autant que sa signification y est
irréductible, elle n’en est pas moins située en une référence à la situation
93
Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.242; j’ai toutefois modifié la traduction, préférant parole-dite à « la Dite ». 94
Cf. Heidegger 1986, p.74
339
institutionnelle du Dasein qui en a rendu le projet possible. Du coup, c’est à
ceux qui ont encore accès de manière signifiante à cet horizon normatif initial
que l’é-normité de l’œuvre est disponible. Derechef, c’est à ce public qu’elle
peut apparaître comme la création qu’elle est. Et c’est à eux, conséquemment,
qu’il revient d’accomplir ce que Heidegger appelle « la Garde de l’œuvre ».
La « Garde de l’œuvre », c’est en fait ni plus ni moins que l’institution
ou, plutôt, l’horizon normatif qu’une communauté se donne comme cet espace
où l’étant disponible – les œuvres d’art – est d’emblée reconnu comme le
suspens de l’ordre normal des choses : « Aussi peu une œuvre peut-elle être
sans avoir été créée, tant elle a besoin des créateurs, aussi peu le créé lui-
même peut-il demeurer dans l’être sans les gardiens. » La garde de l’œuvre,
c’est la reconnaissance de ce qui a été accompli par le dire poétique, le souvenir
de la structure intentionnelle liée à la genèse de tels étants et, du même coup,
l’espace et la modalité qu’une communauté historique s’est donné afin de
maintenir ouverte dans le monde la possibilité d’une telle parole. La possibilité
de la sauvegarde de l’œuvre, de sa persistance en tant qu’œuvre dans le
monde, relève d’une part de ce que la situation et les médiums artistiques
ayant ouvert la possibilité de son accomplissement sont encore disponibles – ce
qui signifie en quelque sorte qu’il est toujours possible d’être du public que
visait le dire poétique, de s’élever au rang de public averti, si c’est peut-être au
prix de quelques efforts – et, d’autre part, de ce que l’altérité qui participe de la
détermination du phénomène de l’œuvre se donne encore comme telle :
340
In Heidegger’s view, for a great artwork to work – that is, for it to help open and preserve a meaningful « world » for a community (whose members come to embody that meaning in their lives) – this artwork must maintain an essential tension between the world of meanings it pulls together and the more mysterious phenomenon Heidegger calls ‘earth’.95
C’est-à-dire, finalement, que l’œuvre ne sera préservée et sauvegardée
comme œuvre que là où l’altérité de sa signification n’aura pas perdu sa
capacité de commotionner l’ordre du monde où elle est installée, que là où sa
signification n’aura pas été réduite au simple statut d’une parole-dite que l’on
maîtrise ; que là, somme toute, où son encontre aura encore la signification
d’avoir été créée.
***
Il m’est d’avis que nous avons ainsi décrit de manière suffisante la
structure de l’intentionnalité déployée dans l’acte de spécification, assez du
moins pour en traduire la créativité au moyen du modèle issu de la méthode de
composition. Ce modèle, on s’en souviendra, se décline en cinq propositions :
1) L’œuvre d’art résulte d’une intentionnalité déterminée sous un ordre
normatif excédant la structure normative établie conventionnellement par
l’institution du monde de l’art ;
95
Thomson 2010, p.90. Si Thomson y parle encore du « grand » art, il faut bien voir que c’est relativement à la fonction existentielle qu’Heidegger attribue à l’expérience du dire poétique, cette fonction que l’argument développé ici a abandonné au profit d’une explication institutionnelle et historique du phénomène de l’œuvre. J’ai en effet montré qu’il est possible de parler de la tension que décrit le choc de l’œuvre, et de la structure intentionnelle qui la rend possible, sans avoir à s’engager plus avant dans l’évaluation du rôle ou de la fonction historico-sociale qu’elle peut jouer dans le déploiement d’un monde et la conscience de la tendre loi.
341
2) c’est le critère de l’évidence qui, sous cet ordre normatif, permet à l’artiste
de mesurer l’adéquation de son accomplissement aux contenus qu’elle
mobilise et re-présente;
3) l’évidence intuitive appartient à cette intuition singulière, à cette expérience
ouverte par le soi naturel original de l’artiste, conférant du même coup une
dimension proprement originale à la représentation qu’elle détermine – ce qui
n’est qu’une autre manière de dire que l’œuvre est déterminée de manière
telle que sa signification excède toujours déjà ce qui peut se laisser déterminer
sous un ordre normatif donné;
4) la possibilité pour l’œuvre de se manifester significativement comme
création artistique dans le monde de l’art repose sur la capacité de ses citoyens
d’accéder, dans une mesure elle-même particulière, à cet ordre normatif
excédentaire ou sur une continuité entre les deux ordres normatifs que le
projet de composition originale pouvait tolérer sans être corrompu.
5) Le monde de l’art décrit cette institution ou cet horizon normatif distinct où
les phénomènes qui s’y situent sont d’emblée reconnus relever d’une telle
pratique créative – ce qui répète cette affirmation de Binkley à l’effet que
l’institution du monde de l’art se distingue des autres en vertu du fait qu’elle
est essentiellement affairée à créer de nouvelles manifestations du concept.
Or nous avons effectivement pu voir que la phénoménologie
heideggérienne nous permet d’affirmer que, 1) l’œuvre d’art est
342
l’accomplissement d’un dire poétique, lequel j’ai décrit comme le déploiement
d’une intentionnalité répondant d’un ordre normatif, celui de la tendre loi,
excédant la structure normative établie conventionnellement par les
précompréhensions du monde (de l’art). La tendre loi, nous l’avons vu, dit cette
nécessaire appropriation, par la parole, des possibilités d’être que découvre
l’expérience dès lors qu’elle se retire aux déterminations de la normativité
intramondaine – laquelle dépend elle-même, en sa manifestation, de la tendre
loi. Il y va, en fait, de la liberté du Dasein de taire la force normative de la
parole-dite, des précompréhensions dont il répond habituellement, de cette
liberté de pouvoir encore et toujours répondre autrement de son expérience de
l’être, liberté qui est en même temps son destin et sa loi. L’ordre normatif
excédentaire n’est donc plus donné par l’objectivité des lois naturelles du
cosmos, mais par la loi de l’appropriement qui, à l’instar des lois naturelles
qu’évoque Cicéron, fonde la possibilité de toute normativité intramondaine et,
incidemment, de toute expérience intelligible.
Par contre, la tendre loi n’a rien d’objectif : elle n’est pas cette norme
transcendante à l’aide de laquelle l’artiste pourrait mesurer le succès de son
accomplissement. Si je me suis bien acquitté de la tâche de faire comprendre
comment la structure intentionnelle de l’appropriement donne le phénomène
qu’elle détermine comme seule mesure de son caractère approprié, on aura
bien compris que 2) l’évidence expérientielle de ce caractère approprié de la
réponse est le seul critère qui puisse intervenir dans la détermination de ce qu’il
343
y a à y comprendre – tant pour l’artiste qui achève son œuvre que pour le
public pour qui elle fait encontre comme telle. On se rappellera par ailleurs de
ce mot de Gadamer, déjà évoqué au chapitre précédent, qui exprime la même
idée :
De [la manifestation de l’œuvre d’art] on dit aussi : «Il en est ainsi». On donne son assentiment à ce qui ressort ici et non pas parce qu’il s’agirait d’une reproduction exacte de quelque chose, mais parce que l’image comme telle agit comme une effectivité supérieure. (…) C’est ainsi que l’œuvre d’art est là et a «autant de vérité, autant d’être». C’est dans l’accomplissement que se réalise son être (telos ekei).».96
C’est dire que, contrairement au critère d’évidence disponible dans
l’expérience ouverte par le soi naturel, il n’y va pas, ici, d’une évidence garantie
par un ordre normatif objectif et transcendant, mais d’une sorte d’évidence
aussi intuitive que pragmatique qui dit l’appropriation ‘appropriée’ de l’étant. Si
l’on se penche, d’ailleurs, sur la manière dont Heidegger pense dans L’origine
de l’œuvre d’art le critère d’évidence qu’il découvre chez un Cicéron ou un
Descartes, on comprend un peu mieux comment il le fait jouer différemment
dans l’accomplissement du dire poétique :
Une thèse est vraie lorsqu’elle se règle sur ce qui est à découvert, c’est-à-dire sur ce qui est vrai. La vérité d’une thèse est toujours, et n’est jamais rien que cet ajustement. Les concepts critiques de la vérité qui, depuis Descartes, partent de la vérité comme certitude ne sont que des variations de la détermination de la vérité comme justesse (Richtigkeit). Mais cette essence de la vérité qui nous est si courante – la justesse de la représentation – est de fond en comble conditionnée par la vérité comme éclosion primaire de l’étant.97
96
Hans-Georg Gadamer, La Philosophie herméneutique, avant-propos, traduction et notes par Jean Grondin, Paris, PUF, collection Epiméthée, 1996, p.207 97
M. Heidegger 1986, p.56
344
Il n’est pas lieu, ici, d’expliciter cette citation en direction de la critique
heideggérienne du critère d’évidence évoqué par la métaphysique
traditionnelle. Elle nous permet cependant de jeter un éclairage un peu plus vif
sur le concept d’évidence qui m’apparaît jouer dans l’accomplissement du dire
poétique. Car on y voit bien que Heidegger distingue la caractérisation
cartésienne du critère d’évidence en terme de « certitude » de ce qui la fonde,
« l’essence de la vérité », soit cette expérience où joue une évidence que rien
ne fonde outre la nécessité du fondement, que rien n’assure outre la nécessité
de s’assurer un monde par le biais de son appropriement. Autrement dit,
l’évidence qui joue ici dans la spécification d’une œuvre d’art se distingue de
celle de Cicéron et Descartes en ce qu’il n’est aucune intelligibilité
transcendante qui puisse garantir la ‘vérité’ ou l’adéquation du phénomène où
elle se donne relativement à l’être qu’il re-présenterait. Il y va plutôt de
l’évidence d’un accomplissement qui se donne lui-même comme la mesure
appropriée de l’être et qui ouvre du même coup la possibilité même du
normatif et de l’intelligible. Ainsi, le critère d’évidence dont il s’agit ici
dit « l’essence de la vérité qui nous est si courante » : l’évidence est donnée par
l’expérience d’une appropriation toujours déjà en route vers le normatif, la
parole-dite, la mesure ; elle est l’accomplissement de ce que Crowell appelait à
la suite de Heidegger un Maß-nehmen, soit une orientation vers la mesure.
Dans le cas du dire poétique, par contre, il ne s’agit que d’une modalité
particulière de cette évidence expérientielle qui joue au fondement de la
345
possibilité d’un monde intelligible. Car si, d’une part, l’évidence en jeu ici dit
également le caractère ‘approprié’ d’une possibilité d’être, il faut bien voir
d’autre part que l’accomplissement du dire poétique n’a pas nécessairement à
donner cette évidence comme une mesure fondatrice de l’intelligible en
général. Certes, comme tout événement de sens, le dire poétique participe de
manière insigne au déploiement de la parole en monde. Mais j’ai bien insisté
quant au fait que cette fonction de l’œuvre d’art n’est pas nécessaire à son
expérience comme œuvre d’art. C’est-à-dire que l’accomplissement du dire
poétique n’a pas nécessairement à se laisser comprendre comme participant et
installant la cohérence d’un monde intelligible afin d’ouvrir à son expérience
comme création artistique. La conscience de cette fonction, nous l’avons vu,
relève d’une expérience qui dépasse celle ouverte par l’horizon normatif du
monde (de l’art).
Cela dit, c’est encore le même critère d’évidence qui opère ici. Puisque
la réponse qu’est le dire poétique s’accomplit en un retrait depuis la force
normative de la parole-dite vers une perspective sur les contenus de
l’expérience qu’aucune norme n’assure et ni ne donne à maîtriser, la règle du
jeu ne saurait être autre que l’évidence de l’approprié. Et l’approprié, dans ce
cas, se donnera dans l’expérience d’une re-présentation de l’être qui, si elle
n’était pas implicitement possible ni justifiée en vertu d’un horizon normatif
intramondain, se révèlera néanmoins juste malgré le choc qu’elle occasionne
dans cet ordre. C’est cette révélation d’une juste mesure, le es Herauskommt
346
évoqué par Gadamer, qui décrit l’évidence jouant comme critère dans
l’interprétation et l’appropriation du phénomène de l’œuvre. Elle dit la justesse
de l’appropriation par le dire poétique de l’artiste (qui peut dès lors mettre un
terme à son processus), et donne cet accomplissement comme une œuvre d’art
dont la signification ne saurait être mesurée autrement que par cette même
mesure d’évidence.
Autre manière de dire, somme toute, que la détermination et la
spécification d’une œuvre d’art comme telle, de même que son interprétation
par un public, ne procède qu’à la seule lumière de l’évidence expérientielle
donnée dans l’appropriement d’une possibilité d’être, appropriement qui
procède depuis le silence de toute normativité intramondaine. Bien entendu, ce
« silence normatif » ne correspond pas à l’absence ou à la négation de la réalité
de l’horizon normatif du monde de l’art où l’œuvre apparaît comme telle. Cela
signifie plutôt que l’événement de cet accomplissement, lui-même ouvert en
son projet par cet horizon, est à lui-même sa propre norme, son propre critère.
Ainsi, il n’est d’autre critère approprié à l’interprétation adéquate d’une œuvre
d’art qu’une prise en considération de ce qui a été accompli – ce qui n’est pas
sans rappeler l’exigence élevée par Davies à l’endroit de l’interprète quant à la
nécessité pour celui-ci de pouvoir décrire l’accomplissement de l’artiste et de
situer le véhicule spécifié dans le contexte de cette performance. Ce qui
apparaît maintenant plus clairement, c’est que la pertinence de cette démarche
347
interprétative relève de la détermination du phénomène de l’œuvre en tant
qu’événement de sens (Sinnereignis).
L’intentionnalité œuvrant à la spécification de l’œuvre en tant qu’un tel
événement de sens, par contre, n’est évidemment plus le fait du soi naturel
dont il a été question dans l’analyse des Conjectures. Bien que l’artiste ait
encore ici à se détourner des structures normatives contingentes de son monde
historique afin d’accomplir le projet de spécifier une œuvre d’art comme telle, il
n’est plus question de recouvrer de la sorte l’espace d’une subjectivité
essentielle à laquelle seule il était donné de contempler une vérité objective de
la nature ; à laquelle seule, somme toute, il était donné d’en produire une
représentation originale. L’accomplissement de l’acte de spécification est certes
original, mais cela relève désormais 3) du déploiement de l’intentionnalité
depuis une possibilité d’être radicalement différente de ce qui était ordonné
comme possibilité d’être dans le monde. Ce ne sont pas les déterminations d’un
soi naturel et original qui confèrent à l’accomplissement du dire poétique la
particularité d’être créatif, mais l’efficace fondamentale du déploiement de la
parole elle-même, la tendre loi, dont le « parler enjoint à la Dif-férence de
venir, qui libère monde et choses au simple de leur intimité. La parole est
parlante. »98
Autrement dit, alors que le soi naturel de la méthode de composition
procède à la donation originale d’un sens, à la représentation d’une perspective
98
Heidegger 2006 (1976), p.36
348
unique sur une vérité objectivement assurée par l’ordre normatif du cosmos,
l’événement de sens qu’est l’œuvre d’art répond quant à lui de l’appropriation
d’une possibilité de sens. Or, puisque les déterminations de la re-présentation
de cette possibilité sont élues à la lumière de l’évidence expérientielle, au cœur
même de l’événement qu’est la réponse s’appropriant l’espace de l’altérité
ouvert par la négation de la force normative des précompréhensions
disponibles, la structure même de son phénomène et de son intelligibilité en est
nécessairement singulière et originale. Pour autant, il importe de remarquer
que l’originalité de cet accomplissement n’est que descriptive : il n’est aucune
facette de cette accomplissement qui assure d’emblée la valeur (artistique ou
autre) que l’on accordera au phénomène qu’il spécifie.
Je remarque au passage que cette caractérisation du processus
génétique lié spécifiquement au phénomène des œuvres d’art donne
entièrement raison à ceux qui, comme Thomas Leddy, ont voulu réfuter l’idée
que de tels processus puissent être conçus selon le modèle de la résolution de
problèmes.99 En fait, si l’on voulait absolument préserver la conceptualité d’une
telle approche, il faudrait plutôt dire que l’accomplissement du dire poétique
donne le puzzle tout autant que sa solution. C’est-à-dire qu’en tant que le dire
poétique repose sur la problématisation ou la suspension de l’ordre intelligible
de son monde, il ne saurait être une réponse à quelque « problème » artistique
99
Cf. T. Leddy, Is the Creative Process in Art a Form of Puzzle Solving ?, in The Journal of Aesthetic Education, vol. 24 :3, automne 1990, p.83-97.
349
qui y existe de manière intramondaine. Bien plutôt, le projet du dire artistique
est de faire problème de cet ordre intelligible en suspendant sa force normative
et en faisant autrement l’expérience de ce qui fait encontre. C’est cette altérité
qui, installée dans le monde (de l’art) apparaît problématique et exige solution,
demande à être appropriée de manière signifiante. Et en tant que les
détermination de ce phénomène incluent la problématisation de l’ordre
habituel et normal des choses, l’œuvre est tout à la fois le tracé de la solution et
la création du problème. Il ne saurait donc pas être question d’avancer, ainsi
que David Perkins et Robert Weisberg ont cherché à le faire, que la créativité en
art est « a natural comprehensible extension and orchestration of everyday
abilities of perception, understanding, memory, and so on. »100 En fait,
Heidegger nous aura plutôt invité à voir exactement le contraire : nos pratiques
signifiantes intramondaines – telle que la résolution de problème – reposent en
leur structure sur celle, plus fondamentale, de l’appropriation appropriée des
possibilités d’être qui donne la mesure de son succès alors même qu’elle est à
s’accomplir.
Quant à 4), la possibilité qu’un phénomène ainsi structuré puisse se
manifester de manière signifiante – tant pour l’artiste qui est à l’accomplir que
pour le public auquel il le destine –, elle repose d’une part sur l’appartenance
de tout Dasein à l’élément de la parole et, d’autre part, sur 5) l’institution du
monde de l’art accomplissant la sauvegarde de l’œuvre en tant que création,
100
D. Perkins, The Mind’s Best Work, Harvard University Press, Cambridge, 1981, p.4
350
soit en tant que cet étant singulier qui fait encontre comme manifestant une
altérité exigeant un effort d’appropriation. La signification de l’œuvre joue en
fait de cette continuité tendue ou ‘dérangée’ entre la situation du Dasein dans
un monde qui ouvre la possibilité d’un projet artistique signifiant et le caractère
radicalement étrange et différent de ce qu’un tel projet accomplit.
L’appartenance à l’élément de la parole, à la tendre loi, dit bien sûr la
dimension normative qui excède, en la fondant toujours déjà, la normativité
intramondaine qui situe le Dasein comme Dasein qui ouvre l’intelligibilité de son
expérience. C’est ce qui confère au Dasein la possibilité d’expérimenter
l’altérité radicale de l’autrement qu’étant d’une manière qui demeure pour lui
signifiante, ne serait-ce qu’en tant qu’elle dit le destin et la nécessité du
déploiement des possibilités d’être par le dire de la parole. Dans le cas plus
particulier de l’œuvre d’art, la tendre loi ouvre en fait la possibilité que
l’encontre d’un étant résistant à sa maîtrise sous un ordre normatif donné
puisse néanmoins s’avérer positivement signifiante, voire invitante : dans
l’expérience de l’œuvre d’art qua œuvre d’art, ce qui dérange et choque le
public en résistant à son objectivisation sous un ordre normatif donné invite du
même coup à une interprétation appropriante qui répète en fait la structure la
plus intime du déploiement de la vérité comme vérité. On en comprend, du
même coup, que si l’impossibilité de maîtriser le sens de l’œuvre risque
presqu’à coup sûr d’entraîner une pluralité d’interprétations possible, cette
pluralité n’apparaisse pas dérangeante. C’est que, contrairement à ces
351
propositions signifiantes dont il est normalement permis d’attendre que l’ordre
normatif intramondain les rendant possibles puisse également servir de critère
dans leur réduction à une signification univoque, cette attente est d’emblée
réduite à néant dans le contexte du monde de l’art. De sorte que, plutôt que de
soulever quelque que frustration, la pluralité d’interprétations possibles ne fait
qu’attester plus avant du fait que la proposition du phénomène de l’œuvre se
distingue structurellement et normativement des autres phénomènes
signifiants.
Cette pluralité n’en est pas moins limitée, par contre, par la structure
même de l’événement de sens déterminé comme dire poétique. C’est que
l’encontre de l’œuvre d’art n’est pas celle du rien des possibilités de l’être, et
l’appropriation de sa signification ne correspond pas à la réponse de l’habiter
poétique que j’ai distingué du dire poétique. L’œuvre ne fait jamais encontre
comme simplement « autre qu’étant », mais bien comme « œuvre d’art ».
C’est-à-dire que, alors qu’elle se laisse comprendre comme l’accomplissement
du dire poétique, d’un accomplissement répondant de l’altérité radicale, elle ne
se donne pas moins comme cet étant rendu disponible et signifiant comme
œuvre d’art en vertu des précompréhensions qui ouvrent l’horizon du monde
de l’art. Autrement dit, le phénomène de l’œuvre d’art est structuré comme
cette tension entre les précompréhensions qui donnent la situation du Dasein
projetant son accomplissement, et l’altérité radicale dont elle répond en la re-
présentant. Ce n’est d’ailleurs qu’en tant qu’elle ouvre l’espace d’une telle
352
tension que l’œuvre d’art se donne comme telle. Ce qui signifie derechef qu’à
défaut de pouvoir en situer l’accomplissement dans l’horizon normatif qui l’a
rendu possible, à défaut de partager les précompréhensions et les médiums
artistiques qui participaient du contexte normatif du monde de l’art où son
accomplissement était d’abord situé, l’expérience de la tension qu’elle installe
entre le monde où elle est située et ce qu’elle re-présente ne sera tout
simplement pas disponible : « La sauvegarde de l’œuvre est, en tant que savoir,
la calme et lucide instance dans l’é-normité de la vérité advenant dans
l’œuvre. »101
Nous retrouvons de la sorte cette exigence élevée par Davies à l’effet
que l’espace focal d’appréciation n’est disponible qu’à ceux qui seront en
mesure de cerner les médiums artistiques participant du contexte de
production de l’œuvre. L’é-norme de l’œuvre ne se donne en effet comme tel
que là où le normal qu’il excède est encore signifiant. Il s’avère conséquemment
nécessaire à l’expérience adéquate de l’espace focal d’appréciation de tirer au
clair les médiums artistiques ayant participé de sa spécification. À cet égard, on
peut imaginer que le travail interprétatif à accomplir sera similaire à ce qui en a
été dit au chapitre précédent. Mais ce concept, l’é-normité, nous dit du même
souffle que les précompréhensions ou les médiums artistiques qui structurent
l’aspect normal de l’œuvre qua œuvre d’art n’achèveront pas de décrire la
disponibilité singulière de son phénomène. Ce qui distingue, toujours déjà,
101
Heidegger 1986, p.76
353
l’œuvre d’art d’un autre phénomène signifiant spécifié par un Dasein c’est cette
manière dont elle continue de résister à la maîtrise de sa signification même là
où tous les médiums artistiques auraient été recouvrés, c’est cette tension
qu’elle manifeste entre l’ordre intelligible du monde et la possibilité toujours
renouvelable d’installer, en se l’appropriant, une autre intelligibilité. En vertu
du fait que son phénomène a été spécifié depuis le déploiement d’une
intentionnalité jouant de tous les possibles, l’œuvre est ce « familier inconnu »
qui « nous dérange et nous pousse […] hors de l’ordinaire. »102
C’est ainsi que l’œuvre d’art se donne comme création, et la structure
intentionnelle déterminant sa genèse comme artistiquement créative : le
monde de l’art est cet horizon normatif ouvrant la possibilité signifiante d’un
projet de dire autrement les contenus de son expérience. Aussi, autant l’horizon
normatif du monde (de l’art) rend-il l’œuvre d’art disponible qua œuvre d’art,
autant la signification qui est la sienne est irréductible à cet horizon, excédant
toujours déjà l’ordre des possibilités de sens inscrites à cette structure
normative intramondaine. Déterminée depuis une visée de l’altérité excédant
l’organisation intelligible d’un monde, spécifiée comme création, l’œuvre résiste
à toute entreprise d’explicitation exhaustive, à toute maîtrise conceptuelle. On
ne saurait donc donner une fois pour toute les traits caractéristiques de
l’horizon normatif où elle s’installe, si ce n’est que pour dire qu’il est cet espace
102
Heidegger 1986, p.74
354
intramondain où il est donnée à l’intentionnalité de celui qui y fait référence de
s’approprier et de représenter les choses autrement :
Quant au mode de la sauvegarde rigoureuse de l’œuvre, l’œuvre elle-même, et elle seule, le crée et l’indique par avance. La garde advient à des degrés divers du savoir, avec, chaque fois, une portée, une constance et une lumière différentes.103
Le monde de l’art dit conséquemment cet horizon normatif où la seule règle
est de procéder créativement à la spécification d’une proposition signifiante, de
s’approprier librement une possibilité toute autre de dire l’être. Ainsi compris,
le monde de l’art n’offre aucune définition a priori qui puisse permettre d’en
saisir l’extension. Plus simplement, il dit cet espace normatif qu’une
communauté historique s’est donnée où l’intentionnalité qui est appelée à s’y
déployer est, à proprement parler, artistiquement créative en son
accomplissement.
103
M. Heidegger 1986, p.77
355
Conclusion
Nous atteignons de la sorte au but que cette entreprise s’était fixé, à
savoir, à une caractérisation de la créativité artistique comme propriété
simplement descriptive. Il s’est effectivement révélé, au fil des analyses menées
dans cette thèse, qu’il est possible de parler de créativité artistique sans
s’engager à quelque évaluation de ce à quoi on attribue cette propriété. Celle-ci
décrit alors simplement une propriété de la structure intentionnelle particulière
à la spécification d’une œuvre d’art en tant que telle. J’ai proposé le modèle
suivant – que je reformule ici à la lumière des conclusions du chapitre
précédent – afin d’expliciter cette structure intentionnelle et la normativité
qui la rend possible :
1) L’acte de spécification d’une œuvre d’art repose sur une intentionnalité
déterminée sous un ordre normatif excédant toute structure normative établie
conventionnellement ;
2) c’est le critère de l’évidence qui, sous cet horizon normatif excédentaire,
donne l’étalon qui permet à l’artiste de mesurer l’adéquation de son
accomplissement aux contenus qu’il mobilise et re-présente;
3) l’évidence intuitive appartient à une intuition singulière, à une expérience
particulière où l’artiste se joue librement de la force normative des
356
précompréhensions normalement disponibles – ce qui n’est qu’une autre
manière de dire que l’œuvre est déterminée de manière telle que sa
signification excède toujours déjà ce qui peut se laisser déterminer sous un
ordre normatif donné;
4) la possibilité pour l’œuvre de se manifester significativement comme
création artistique dans le monde de l’art repose sur la capacité du public d’y
reconnaître les précompréhensions pertinentes (tels que les médiums
artistiques de Davies) de même que la manière dont ces précompréhensions
sont ‘dérangées’ par l’intentionnalité de l’acte de spécification. Autrement dit,
le public doit être au fait de la normativité intramondaine où se situait le projet
de l’acte de spécification et pouvoir lui-même accéder à un espace normatif
excédentaire, sans quoi la ‘tension’, le ‘choc’ ou le dérangement qui donne
l’œuvre d’art comme création ne lui sera pas accessible.
5) Le « monde de l’art » décrit cette institution ou cet horizon normatif distinct
où les phénomènes qui s’y situent sont d’emblée reconnus relever d’une
pratique artistiquement créative. L’institution du monde de l’art se distingue
des autres en vertu du fait qu’elle est essentiellement affairée à créer de
nouvelles manifestations du concept. Cette institution correspond à l’horizon
normatif intramondain où la règle est de faire autrement.
Il m’est d’avis que l’ensemble du travail accompli dans cette thèse
supporte la validité de ce modèle. J’aimerais en outre faire remarquer combien
357
il s’est avérer facile de le déployer dans des cadres ontologiques fort différents,
voire même radicalement opposés. D’abord issu du contexte ontologique
néoplatonicien des Conjectures on Original Composition, c’est sans trop de
peine qu’il a été possible de montrer en quoi il pouvait servir une explication
foncièrement phénoménologique de l’intentionnalité en jeu dans la genèse des
œuvres d’art. Cette dernière explication ayant du reste servi à l’analyse des
déterminations de l’acte de spécification, on voit sans peine que ce modèle
nourrit également l’argumentaire de penseurs contemporains analytiques
œuvrant dans un contexte ontologique plus institutionnel.
On peut sans doute faire ce pari que cette ‘mobilité’ du modèle est
principalement dû à la continuité historique entre le monde de l’art de Young,
celui de Heidegger, et celui qui préoccupe ces penseurs plus contemporains tels
que Davies et Binkley. En fait, cela me paraît être indicatif de ce que la créativité
artistique est effectivement au cœur de nos préoccupations autour de l’art
depuis que nous en avons une pratique publique conventionnellement et
spécifiquement déterminée, soit depuis l’avènement du « siècle esthétique » :
le 18e siècle européen. Quoi qu’il en soit, je pense avoir amplement démontré
comment la créativité artistique au sens descriptif participe de manière
nécessaire à fonder la possibilité de notre expérience des œuvres d’art en tant
que telles étant donné les pratiques interprétatives et appréciatives que nous
en avons aujourd’hui.
358
À cet égard, il ne me semble pas inutile de faire remarquer que la thèse
défendue ici n’est pas sans conséquences pour certains débats contemporains à
propos de ces pratiques. Je pense particulièrement à l’épineuse question de
l’interprétation des œuvres d’art – que je n’ai fait qu’effleurer dans cette thèse
– et au rôle normatif qu’il faut attribuer, ou non, aux intentions de l’artiste. Il
n’est malheureusement pas lieu de s’y attarder maintenant, mais il m’est d’avis
que le modèle de la créativité artistique que je soutiens questionne
sérieusement la validité des thèses anti-intentionnalistes, que l’on attribue par
exemple aux Beardsley et Wimsatt ainsi qu’à leurs émules, voire même celle de
ces formes hybrides d’intentionnalismes telles que l’intentionnalisme
hypothétique (W. Tollhurst, J. Levinson) et interprétatif (D. Davies). La raison en
est que, comme nous l’avons vu, l’appréciation juste de l’espace focal
d’appréciation qui détermine l’expérience de l’œuvre en tant que telle requiert
de l’interprète qu’il situe le véhicule dans le cadre plus large de son
accomplissement. Or, à décrire la structure intentionnelle d’un tel
accomplissement comme étant de nature ‘créative’, j’ai argumenté à l’effet que
cela entraînait nécessairement comme conséquence que les déterminations
signifiantes de l’œuvre ne seront jamais entièrement disponibles
‘objectivement’. Les normes et critères du monde de l’art, les
précompréhensions qui participent et déterminent son horizon, manqueront
toujours d’être suffisants à la maîtrise du sens d’un acte qui, depuis le premier
instant de son projet, cherchait très précisément à les bouleverser. Qui plus est,
359
puisque les précompréhensions qui ont été mobilisées dans le projet de l’artiste
trouvent leur force normative à même l’accomplissement de l’acte de
spécification – qui leur la confère –, il s’avère nécessaire à l’interprète qui veut
se saisir du sens de l’œuvre qu’il en comprenne la contribution à la
détermination de l’espace focal d’appréciation relativement à cette
mobilisation. Autrement dit, une certaine visée des intentions de l’artiste, de ce
qu’il voulait accomplir, me paraît participer nécessairement de la juste
détermination du phénomène de l’œuvre d’art en tant que telle, soit en tant
que création artistique.
Ces idées auraient besoin d’être développées plus avant de donner lieu
à argument rigoureux dans le contexte de ce débat. Elles s’offrent néanmoins
pour l’instant comme une piste de réflexion ouverte par les résultats de cette
thèse. Du même coup, elles forment l’embryon d’un projet de recherche qui
retiendra sans doute mon attention au fil des prochaines années. Entre-temps,
je considère que les résultats de cette thèse, soit l’élucidation de l’aspect créatif
de l’accomplissement de l’artiste et la justification de l’interprétation du
phénomène des œuvres comme autant de créations, sauront nourrir la
réflexion philosophique contemporaine affairée à la compréhension de nos
rapports à l’art et des pratiques que nous avons de ses phénomènes.
360
Bibliographie
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