Post on 14-Sep-2018
Universit de Montral
La conception platonicienne de la contradiction
par
Genevive Lachance
Dpartement de philosophie
Facult des arts et des sciences
Thse prsente la Facult des tudes suprieures
en vue de lobtention du grade de Ph.D (Philosophie)
en philosophie
Aot 2014
Genevive Lachance, 2014
Rsum de la thse
Cette thse se rapporte la notion de contradiction, entendue en son sens logique ou formel.
Plus prcisment, elle vise dgager une conception de la contradiction chez un philosophe qui,
du point de vue chronologique, prcde lavnement de la syllogistique et de la logique : Platon.
partir de lexamen des dialogues rfutatifs de Platon, il sagira de mettre en lumire la forme
des propositions contradictoires, de dterminer la terminologie et les mtaphores utilises par
Platon pour nommer et dcrire la contradiction et dvaluer le contexte dans lequel avait lieu la
rflexion platonicienne. Lanalyse rvlera que Platon se faisait une ide somme toute assez
prcise de la contradiction logique et quil a mme eu une influence sur Aristote lorsque ce
dernier labora son clbre principe de non-contradiction.
Mots-cls : Contradiction; Platon; Rfutation; Elenchos; Logique ancienne; Antilogique;
Principe de non-contradiction
Thesis Abstract
This thesis examines the notion of contradiction understood in its logical or formal sense.
Specifically, it seeks to study that notion in a philosopher who, chronologically speaking,
precedes the advent of syllogistic or logic: Plato. Based on an analysis of Platos refutative
dialogues, this thesis will determine the form given by Plato to contradictory propositions,
unveil the terminology and metaphors used by Plato to name and describe contradictions and
evaluate the context in which Plato reflected upon contradiction. The analysis will reveal that
Plato had a very clear idea of what is a logical contradiction and that he even had an influence
on Aristotle when the latter defined his famous principle of non-contradiction.
Keywords: Contradiction; Plato; Refutation; Elenchus; Ancient logic; Antilogic; Principle of
non-contradiction
Table des matires
Introduction 1
1. Objet de la recherche 1
2. tat de la recherche et nature de la contribution 2
3. Prcisions mthodologiques et corpus 6
4. Plan 8
Premire partie 11
Chapitre 1 : Recension des propositions contradictoires prsentes dans les elenchoi 16
1.1 Charmide 17 1.1.1 Premire mise en contradiction : 159a-160d 19 1.1.2 Deuxime mise en contradiction : 160e-161b 21 1.1.3 Troisime mise en contradiction : 163d-164d 24 1.2 Alcibiade 25
1.2.1 Premire mise en contradiction : 109c-110d 26
1.2.2 Deuxime mise en contradiction : 110d-112d 29
1.2.3 Troisime mise en contradiction : 113d-116e 30
1.3 Hippias Majeur 32
1.3.1 Premire mise en contradiction : 287e-289d 34
1.3.2 Deuxime mise en contradiction : 289d-291b 36
1.3.3 Troisime mise en contradiction : 291d-293c 38
1.4 Hippias Mineur 41
1.4.1 Premire mise en contradiction : 365c-369c 43
1.5. Euthyphron 46
1.5.1 Premire mise en contradiction : 6e-8b 47
1.5.2 Deuxime mise en contradiction : 9c-11b 49
1.5.3 Troisime mise en contradiction : 14a-15c 52
1.6 Lachs 54
1.6.1 Premire mise en contradiction : 192b-193d 54
1.6.2 Deuxime mise en contradiction : 194d-199e 56
1.7 Ion 58
1.7.1 Premire mise en contradiction : 530d-532b 60
1.7.2 Deuxime mise en contradiction : 536d-540b 61
1.8 Protagoras 63
1.8.1 Premire mise en contradiction : 329c-333b 64
1.8.2 Deuxime mise en contradiction : 349d-360e 67
1.9 Gorgias 69
1.9.1 Premire mise en contradiction : 454a-460e 70
1.9.2 Deuxime mise en contradiction : 466b-468e 72
1.9.3 Troisime mise en contradiction : 474b-475e 74
1.9.4 Quatrime mise en contradiction : 476a-479d 75
1.10 Conclusion 77
Chapitre 2 : Formulation explicite : Apologie de Socrate 26e6-28a5 85
Chapitre 3 : Contradictions formelles chez dautres auteurs 101
3.1 Xnophon 102
3.1.1 Rfutation de Pricls par Alcibiade (I 2, 40-46) 103
3.1.2 Rfutation dEuthydme par Socrate (IV 2) 110
3.2 Les Dissoi Logoi 126
3.2.1 Quatre premiers chapitres 128
3.2.1.1 Structure 128
3.2.1.2 noncs des contradictions 130
3.2.2 Chapitre 5 134
3.3 Conclusion 143
Chapitre 4 : Nommer la contradiction : 150
4.1 Platon 150
4.2 Prdcesseurs 160
4.3 Conclusion 171
Chapitre 5 : Conclusion de la premire partie 174
Deuxime partie 189
Chapitre 1 : Analyse du rseau smantique 189
2.1 Mtaphore musicale 190
2.2 Mtaphore mdicale 205
2.3 Comment chapper la contradiction? 218
2.4 Conclusion 237
Troisime partie 240
Chapitre 1 : Lantilogique 240
3.1 Quest-ce que lantilogique? 243
3.2 Qui sont ces antilogiciens? 251
3.3 et o 256
3.4 Lantilogique et la rfutation 264
3.5 Conclusion Contexte : hypothses et conjectures 283
Conclusion 293
Bibliographie 302
Annexe 1: Occurrence de lexpression 312
Annexe 2 : Termes de la famille d 318
Liste des tableaux
Tableau 1.1.1 21
Tableau 1.1.2 23
Tableau 1.1.3 24
Tableau 1.2.1 28
Tableau 1.2.2 30
Tableau 1.2.3 32
Tableau 1.3.1 36
Tableau 1.3.2 38
Tableau 1.3.3 41
Tableau 1.4.1 45
Tableau 1.5.1 49
Tableau 1.5.2 51
Tableau 1.5.3 53
Tableau 1.6.1 55
Tableau 1.6.2 57
Tableau 1.7.1 61
Tableau 1.7.2 62
Tableau 1.8.1 62
Tableau 1.8.2 68
Tableau 1.9.1 71
Tableau 1.9.2 73
Tableau 1.9.3 74
Tableau 1.9.4 76
1
Introduction
1. Objet de la recherche
La prsente tude se rapporte la notion de contradiction, entendue en son sens logique
ou formel (opposition dune proposition affirmative et dune proposition ngative). Plus
prcisment, elle vise dgager une conception de la contradiction chez un philosophe qui, du
point de vue chronologique, prcde lavnement de la syllogistique et de la logique : Platon.
Cette tude sinscrit au sein de dveloppements rcents survenus dans deux secteurs de la
philosophie ancienne, soit :
1) Ltude de la rfutation socratique, ou elenchos, qui a bnfici dun nouvel intrt
partir des annes 1980 par la publication de larticle de Gregory Vlastos intitul The
Socratic Elenchus.
2) Lhistoire de la logique ancienne, un domaine de recherche qui a peu peu dlaiss la
syllogistique aristotlicienne pour se concentrer sur dautres formes de logique ,
quelles soient contemporaines (notamment, la logique mgarique) de la logique
aristotlicienne ou postrieures (entre autres, la logique stocienne).
Ltude que nous avons ralise a t facilite par la conservation intgrale de lensemble
des dialogues et ouvrages crits par Platon. Peu de philosophes de lAntiquit peuvent en effet
se targuer davoir connu un tel sort. Toutefois, comme le Corpus Platonicum est monumental
et regroupe des textes des plus varis, allant de la mtaphysique cosmologie, la prsente tude
2
se concentrera principalement sur les dialogues dits rfutatifs , lesquels sattachent selon
toute vraisemblance la premire priode crative de Platon.
2. tat de la recherche et nature de la contribution
lheure actuelle, aucun ouvrage na t consacr entirement au thme de la
contradiction chez Platon. Il en va de mme pour les articles savants : aucun ne sest pench
intgralement sur la notion de contradiction chez le matre dAristote. En rgle gnrale, le
chercheur doit se contenter de livres ou darticles qui abordent superficiellement et en passant
la prsence de ce concept chez Platon.
Les manuels et livres gnraux dhistoire de la logique passent presque tous sous silence
les contributions platoniciennes la pense sur la contradiction. Ainsi, dans The development of
Logic, W. et M. Kneale soutiennent quil ne fait aucun doute que Platon a t le premier grand
penseur dans le champ de la philosophie de la logique : il a abord en profondeur des questions
qui apparaissent au seuil de toute rflexion sur la nature de la logique, plus prcisment des
questions relatives la vrit et la fausset, la validit dun raisonnement, aux liens
ncessaires qui unissent les propositions entre elles et la nature de la dfinition. Pourtant, pour
ce qui est de la contradiction, W. et M. Kneale demeurent avares de propos : ils reconnaissent
une quelconque formulation du principe de non-contradiction en Rpublique IV 436b, mais se
contentent de souligner le fait selon lequel Platon le prsente de faon rapide et laconique,
comme si cela allait de soi1. Ils font totalement limpasse sur les implications logiques de cette
prtendue connaissance du principe de non-contradiction. R. Blanch reconnat galement le
1 Kneale 1962 : 11.
3
rle de Platon dans la prparation de la logique, mais de manire ngative : cest en rflchissant
linsuffisance de la thorie des formes intelligibles et la faiblesse de la dirse quAristote
en est arriv ses thories relatives la proposition attributive et au syllogisme, respectivement2.
Blanch ne dit aucun mot des contributions platoniciennes au dveloppement de la notion de
contradiction.
Les rares ouvrages qui se concentrent exclusivement sur la logique platonicienne ne
font pas exception. Dans The Origin and Growth of Platos Logic, W. Lutoslawski souligne en
passant les passages qui contiendraient dventuelles formulations archaques du principe de
non-contradiction, mais sans les analyser de manire approfondie. Il voit ainsi dans le passage
332c du Protagoras une prparation au principe de non-contradiction et dans les passages
436b et 602e de la Rpublique une formulation explicite de ce mme principe, mais il nexamine
pas un seul instant la possible conception platonicienne de la contradiction3. Qui plus est,
Lutoslawski donne au terme logique un sens assez vaste, ce terme incluant une thorie de la
connaissance et mme une mtaphysique. Plus prs de nous, C. Imbert a publi en 1999 un livre
intitul Pour une prhistoire de la logique. Un hritage platonicien. Imbert y souligne
linfluence qua pu avoir Platon sur les dveloppements de la logique, mais sans aborder le cas
qui nous occupe ici, soit la contradiction.
Un seul article sest pench de manire plus profonde sur la conception platonicienne de
la contradiction : The Principle of Non-Contradiction in Early Greek Philosophy par Paul Thom
2 Blanch 1970 : 20-23. 3 Lutoslawski 1897 : 206 et 318.
4
(1999). Or, faut-il stonner, cet article se concentre principalement sur le principe de non-
contradiction entendu en son sens mtaphysique et naccorde Platon quune mince partie de
son analyse (2 pages et demie sur 16). En dpit de ses mrites dont celui daborder un thme
laiss dans loubli , cet article ne nous informe nullement de la conception platonicienne de la
contradiction. Il en va de mme pour larticle Aristotles Principle of Contradiction: Its
Ontological Foundations and Platonic Antecedents par John P. Anton (1972), lequel aborde
uniquement les rares passages de luvre platonicienne o Platon a sembl avoir eu une
influence sur Aristote, plus prcisment sur la formulation ontologique du principe de non-
contradiction.
Une question se pose immdiatement : comment expliquer une telle lacune? En fait, la
plupart des chercheurs qui travaillent sur Platon reconnaissent demble chez ce dernier une
certaine connaissance de ce qui constitue une contradiction formelle. Certains reconnaissent
aussi une certaine connaissance dun principe sapparentant au principe de non-contradiction.
Toutefois, ils supposent que cette connaissance va de soi : Platon sait ce quest une
contradiction, mais nprouve pas le besoin den parler. En dautres mots, Platon utilise des
propositions contradictoires dans ses dialogues, mais ne dcrit jamais explicitement cette notion
ni ne la commente ouvertement. Bref, la contradiction est une notion implicite chez Platon et
sur laquelle il ny a forcment rien de plus dire. Qui plus est, la contradiction est une notion
qui a fait son apparition au IVe sicle avant notre re avec Aristote. Il semble mme que ce soit
ce dernier qui lait baptise du terme grec . Platon, lui, nutilise jamais ce terme, ce
qui en a incit plusieurs penser quil devait ignorer cette notion ou, tout au plus, bien mal la
5
connatre. Ainsi, comme Platon ne dispose daucun terme pour parler de la contradiction, il
serait vain de chercher dgager une quelconque conception platonicienne de la contradiction.
La prsente tude vise pallier un tel manque et surmonter ces a priori en partant la
recherche de la conception platonicienne de la contradiction. Par conception , nous entendons
la comprhension que Platon avait de ce qui sappelle aujourdhui contradiction et de ce
quAristote nommait antiphasis . Il est indniable que lon retrouve chez Platon de nombreux
lments qui ont trait la contradiction . Il sagit donc de les dbusquer, de les analyser et
dexaminer sils peuvent rvler une conception originale. Par cet examen, la prsente tude
vise approfondir lhistoire de la notion de contradiction, bref en proposer une archologie
ou une gense . Il sagit donc de repousser les limites dune notion avant le moment o elle
a t officiellement conue pour en dgager les lments qui ont contribu sa formation et qui
ont mme pu avoir une influence sur son dveloppement. Ceci tant dit, nous avons choisi de
nous concentrer intgralement sur Platon plutt que de partir du Stagirite pour atteindre Platon.
Plus prcisment, cette tude a pour objectif de dgager la conception platonicienne de la
contradiction et non pas linfluence de Platon sur Aristote. Bien sr, nous tablirons plusieurs
reprises des liens entre ces deux philosophes et, le cas chant, montrerons linfluence de Platon
sur Aristote. Toutefois, cela nest pas lobjectif principal de cette thse. Comme aucune tude
ne sest penche sur la conception platonicienne de la contradiction et que la presque totalit
des ouvrages de logique classique sur la contradiction se rapporte Aristote, nous sommes
davis que le besoin est plus criant de se concentrer uniquement sur Platon.
6
3. Prcisions mthodologiques et corpus
Comment sy prendre pour examiner une notion qui est postrieure lauteur chez lequel
on entend ltudier? Comment explorer une notion qui, chez Platon, ne semble possder aucun
nom? examiner de limplicite, ne sommes-nous pas expose au risque de dire nimporte quoi
sur nimporte quelle chose? En fait, deux mthodes soffraient nous. Tout dabord, nous
aurions pu analyser lensemble des passages dans lesquels les commentateurs ont vu une
quelconque formulation du principe de non-contradiction. Cependant, cette approche tait peu
sduisante puisquelle nous donnait lamre impression dtre beaucoup plus tributaire de
lopinion des commentateurs de Platon que de Platon lui-mme. Qui plus est, elle avait toutes
les chances de mener une thse dont le thme principal aurait t plus mtaphysique que
logique, alors que le point de dpart de nos tudes doctorales tait justement notre intrt pour
lhistoire de la logique ancienne. Il restait donc analyser lensemble de luvre de Platon pour
y dgager une quelconque conception de la contradiction. Toutefois, cette tche semblait quasi
impossible ou sinon extrmement pnible, car elle impliquait la lecture de plusieurs milliers de
pages la recherche dune notion qui ne porte aucun nom.
Par chance, il existait une solution inespre, laquelle avait pour avantage de reposer
la fois sur le Corpus Platonicum et sur le travail des commentateurs : ltude de la rfutation
(elenchos). En effet, la plupart des commentateurs ne sentendent pas sur ce qui constitue la
vise ou les diffrents moments logiques de lelenchos. Toutefois, ils sentendent tous sur une
caractristique importante de ce dernier : lelenchos se solde par la contradictoire de la thse
initiale. En dautres mots, l o il y a rfutation dans les dialogues platoniciens, il y a
contradiction. Cette caractristique avait dj t mise en lumire par Aristote, lequel tenait
7
dailleurs cette conception de Platon lui-mme. Ainsi, en tudiant les dialogues qui comportaient
des rfutations ou dialogues rfutatifs il devenait alors possible didentifier au sein mme
du texte platonicien les propositions juges contradictoires par son auteur et dvaluer leur
forme. Il devenait galement possible danalyser le rseau smantique qui entourait lnonc de
chaque contradiction et, ainsi, de dterminer les expressions ou termes utiliss par Platon pour
parler de ces contradictions et dexaminer de quelle faon il dcrivait ces dernires. Avec de
telles donnes, il devenait hautement probable de dgager une conception platonicienne de la
contradiction.
Comme les crits de jeunesse de Platon, plus prcisment les dialogues rfutatifs,
abondent en mises en contradiction, nous sommes davis quils reprsentent un terreau fertile
pour ltude de la conception platonicienne de la contradiction. Pour mener bien cette tche,
nous avons donc t contraints de rduire le Corpus Platonicum lensemble des textes
rfutatifs. Quentendons-nous prcisment par dialogues rfutatifs ? Est rfutatif tout
dialogue dont la trame principale est constitue par un ou plusieurs elenchoi. Lelenchos, quant
lui, est dfini comme loutil utilis par le Socrate des premiers dialogues pour examiner si son
interlocuteur possde bien les connaissances quil prtend possder. Cette mthode consiste en
questions et rponses et est dpourvue de tout lien avec la thorie des formes intelligibles ou la
maeutique des dialogues plus tardifs. Les dialogues qui, selon nous, correspondent cette
dfinition sont les suivants : lEuthyphron, lIon, le Lachs, le Charmide, lHippias Majeur,
lHippias Mineur, le Premier Alcibiade (ci-aprs nomm Alcibiade), le Protagoras et le
Gorgias. Nous navons pas pris en compte le Thtte puisque les thses qui y sont discutes
sont surtout celles de personnages absents (p. ex., Protagoras) et que Platon y conoit la
8
rfutation sous langle de la maeutique. Nous navons pas analys les contradictions prsentes
dans lEuthydme, puisquil sagit de rfutations ristiques qui ne visent nullement la
dcouverte de vrits. Toutefois, ce dialogue nous a t utile dans la troisime partie de notre
thse pour mettre en lumire le contexte dans lequel prend place la rflexion platonicienne sur
la contradiction. De plus, bien que leur vise ne soit pas uniquement rfutative, lApologie de
Socrate et le Lysis contiennent chacun une rfutation. Toutefois, nous navons inclus dans notre
analyse que la rfutation prsente dans lApologie (24c-28a), la rfutation contenue dans le Lysis
tant plutt de nature ristique (211a-213d). Enfin, nous navons pas pris en compte la
Rpublique (en particulier le Livre I) ni le Mnon puisquils appartiennent un stade ultrieur
de la pense de Platon sur la rfutation, stade durant lequel lelenchos se colore des couleurs de
la maeutique et perd de ses caractristiques propres.
4. Plan
Notre thse est divise en trois parties distinctes. La premire partie la plus importante
en fait de nombre de pages vise dgager la conception platonicienne de la contradiction,
entendue ici en son sens formel, donc logique. Elle a pour objectifs prcis de dterminer si
Platon se faisait une conception particulire de ce que nous nommons aujourdhui
contradiction et de proposer quelques lments pouvant contribuer la gense de cet
important concept. Tout dabord, comme chaque rfutation contient en elle-mme une
contradiction, il sagira danalyser toutes les rfutations contenues dans les dialogues rfutatifs
de Platon pour y relever des exemples de propositions contradictoires. Nous chercherons
principalement cerner la forme des propositions contradictoires et examiner si une certaine
tendance peut tre dgage (chapitre 1). Puis, nous passerons lanalyse dun passage prcis,
9
dans lequel nous croyons avoir dcouvert une description explicite de la contradiction logique :
Apologie de Socrate 26e6-28a5. Nous confronterons les rsultats de cette analyse ceux de
lanalyse prcdente afin de relever les similarits, les divergences et, le cas chant, les points
de tension (chapitre 2). Dans un troisime temps, nous mnerons une analyse des rfutations
contenues dans les Mmorables de Xnophon ainsi que du trait anonyme intitul Dissoi Logoi
dans le but dy extraire les contradictions qui y sont enfouies et dexaminer leur formulation.
Cette analyse est ncessaire pour montrer loriginalit de la conception platonicienne ou, tout
le moins, le contexte dans lequel elle prenait place. Plus que tout, elle permettra de cerner de
quelle faon les contemporains de Platon et prdcesseurs dAristote utilisaient les
contradictions logiques et quelle forme ils leur donnaient (chapitre 3). Enfin, nous effectuerons
une analyse linguistique de lexpression utilise par Platon pour dsigner la contradiction
(chapitre 4). Cette analyse permettra de confirmer la terminologie utilise par Platon pour parler
de la contradiction et de montrer de quelle faon il se dmarquait de ses prdcesseurs. Enfin,
nous conclurons cette premire partie en mettant en lumire linfluence de Platon sur Aristote
et en appliquant tous les rsultats de nos recherches au dbat relatif une possible formulation
platonicienne du principe de non-contradiction (chapitre 5).
La deuxime partie de notre thse comprend quant elle un seul chapitre. Elle propose
une analyse dtaille du rseau smantique qui entoure la contradiction dans luvre de Platon.
Notre analyse se concentrera principalement sur les dialogues rfutatifs, quoiquil ne soit pas
exclu quelle empite galement sur les dialogues plus tardifs. Nous nous concentrerons
principalement sur lutilisation de la mtaphore musicale de la dissonance, lusage de la
mtaphore mdicale de la maladie/ignorance et la description dun moyen prcis dploy par
10
les personnages de Platon pour chapper la contradiction. De nature plus littraire, ce chapitre
nous permettra de mettre pleinement en lumire la dimension thique et personnelle de la
contradiction. La troisime partie de notre thse comprend elle aussi un seul chapitre. Ce
chapitre vise placer la conception platonicienne de la contradiction dans le contexte qui tait
le sien, soit lavnement de la sophistique ristique ou antilogique. Pour ce faire, nous
analyserons les occurrences dune famille prcise de termes employe par Platon pour dsigner
une contradiction superficielle et montrerons que la contradiction reprsentait dj un sujet
chaud au IVe sicle avant notre re.
11
Premire partie
La rfutation ( ou elenchos) est un thme qui divisa la plupart des commentateurs
de la deuxime moiti du XXe sicle. Cette division a une cause et un instant prcis : la
publication de larticle de Gregory Vlastos, The Socratic Elenchus, dans le tout premier numro
des Oxford Studies in Ancient Philosophy (1983). Dans cet article, G. Vlastos propose une
nouvelle conception de lelenchos, laquelle se distingue nettement de celles qui lont prcde.
Vlastos soppose tout dabord George Grote en affirmant que lelenchos constitue le support
partir duquel Socrate rige ses thses morales positives. G. Grote, dans son monumental Plato
and the Other Companions of Sokrates, publi Londres en 1865, avait dcrit lelenchos comme
une mthode dexamen visant discriminer les connaissances apparentes des connaissances
vritables. Selon lui, lelenchos platonicien fournit des problmes, mais jamais de solutions.
Pour obtenir des solutions ou pour prsenter ses positions dogmatiques, Platon a recours une
autre mthode, diffrente de cette procdure purement ngative quest lelenchos4. Or, de lavis
de Vlastos, Socrate utilise galement lelenchos pour avancer et tester ses thories morales
positives5, comme il le dmontre partir de nombreux exemples, la majorit tant tire du
Gorgias de Platon6. Vlastos soppose galement E. Zeller (Philosophie der Griechen), lequel
4 Grote 1865 : 292. 5 My interpretation of standard elenchus, taken as a whole, and applied rigorously, conceived as the only support
Socrates offers his moral doctrines (). (Nous soulignons) (Vlastos 1994 : 17). 6 Pour avancer cette thse, Vlastos se fonde sur un passage du Gorgias (479e) dans lequel Socrate fait la dclaration
suivante : Na-t-il pas t dmontr que ce que je disais tait vrai ( ;).
Les passages 472b-c, 474a5-6 et 474b du Gorgias constitueraient galement des preuves supplmentaires du
caractre positif de lelenchos (Vlastos 1994 : 19). Selon nous, Vlastos commet une grave erreur en faisant reposer
son analyse de lelenchos sur un seul texte de Platon, en loccurrence le Gorgias. Comme cela a t relev ds
lAntiquit, le caractre positif du Gorgias tranche avec les autres dialogues de jeunesse de Platon (Dodds 1959 :
16). Qui plus est, Vlastos reconnat lui-mme que le Gorgias est le seul dialogue dans lequel Socrate affirme quil
a dmontr la vracit de sa thse (Vlastos 1994 :33-34.). Ainsi, les exemples fournis par Vlastos permettent
dappuyer sa position, mais uniquement pour un seul dialogue, le Gorgias. Sa thse na donc pas la porte gnrale
12
tait davis que les prmisses utilises par Socrate dans toute rfutation reposent sur lopinion
commune. Aux dires de Vlastos, Zeller a commis une erreur irrparable : il sest rang du ct
de Xnophon en soutenant que la mthode socratique avait pour particularit de reposer sur les
opinions les plus gnralement acceptes ( ). Selon Vlastos, le
personnage de Socrate utilise plutt des thses non orthodoxes, ou contra-endoxiques, pour
asseoir le bien-fond de ses prmisses, par exemple tout le monde croit quil est prfrable de
subir linjustice plutt que de la commettre (Gorgias 474b)7. Enfin, Vlastos a propos un
modle standard, dot dune porte gnrale, et pouvant se rduire au schma suivant : p, q &
r, (q & r) ~p, par consquent ~p . Ce modle, en plus de sous-entendre que lelenchos dtient
une fonction positive, bref quil est utilis pour faire valoir le point de vue de Socrate sur celui
de ses adversaires, laisse galement entendre que la contradictoire est dduite partir dautres
propositions que la prmisse initiale. Vlastos sopposait ainsi au modle qui lavait prcd, soit
celui que R. Robinson prsenta dans son livre phare Platos Earlier Dialectic. Robinson y
distinguait en effet deux types prcis de rfutation : lelenchos direct et lelenchos indirect. Dans
le cadre dun elenchos direct, Socrate dduit la contradictoire de la thse initiale sans avoir
recours cette dernire. Dans une situation delenchos indirect, toutefois, Socrate dduit la
contradictoire de la thse initiale de son interlocuteur, mais en incluant celle-ci dans lensemble
de prmisses8. Vlastos ne remettait pas en doute lexistence de lelenchos direct puisque celui-
ci se rapprochait de son modle gnral de lelenchos. Toutefois, il niait vivement lexistence
quil voulait lui donner. Sur les particularits du Gorgias par rapport aux autres dialogues de Platon, voir : Dodds
1959 : 16-20. 7 Vlastos 1994 : 16. En raison des nombreuses critiques qui lui seront adresses, Vlastos affirmera quelque dix ans
aprs la publication de son article que cette dernire thse est indmontrable . Pour les critiques adresses cette
thse, voir en particulier : Kraut 1983 : 62-63; Morrison 1987 : 15; Polansky 1985 : 249-252. 8 Robinson 1953 : 22-26.
13
de lelenchos indirect. Selon lui, Socrate avait toujours besoin de propositions additionnelles
pour tre en mesure de nier la thse initiale9.
Il y a toutefois un aspect de lelenchos qui a toujours fait lunanimit chez les
commentateurs, que ceux-ci prcdent ou non la publication de larticle de Vlastos ou quils
aient vcu durant ou aprs cette priode historique que lon nomme Antiquit : il ne peut y avoir
de rfutation proprement dite sans mise en contradiction. En effet, toute rfutation commence
par laffirmation dune thse initiale (p), habituellement dfendue par linterlocuteur de Socrate,
et se termine par ladmission de la thse contraire (~p). Michel Psellos, Proclus et Alexandre
dAphrodise, entre autres, reconnaissaient tous que la contradiction reprsentait un lment cl
de la rfutation. Il faut dire quils avaient t devancs par le Stagirite lui-mme. Aristote a en
effet dcrit lelenchos partir de deux caractristiques principales : 1) la dduction; 2) la
contradiction. Lelenchos est ainsi dfini comme une dduction avec contradiction de la
conclusion ( [SE 165a2-3])10.
Aristote affirme clairement que la contradiction est le propre de la rfutation (
, [SE 169a20]), et mme que sans contradictoire, il ny a
pas () de rfutation ( [SE 177a17])11.
9 la lumire des nombreuses critiques qui lui seront adresses, en particulier celles de R. Polansky, Vlastos
reconnatra quelques annes plus tard que son traitement de lelenchos indirect avait t trop mprisant (wrongly
dismissive) (Vlastos 94 : 12). 10 La pagination des textes grecs ainsi que les citations grecques sont toutes tires du Thesaurus Linguae Graecae
(TLG).
11 Voir galement : SE 167a22-23, 168a37-38, 170b1-2, 171a4-7 et 175a36, et A.Pr. 66b11.
14
Quen est-il de Platon? Partageait-il la mme vision de lelenchos? Bien quil ait utilis
des mots de la famille d de nombreuses reprises12, Platon nemploie pas une seule fois
le terme dans ses dialogues13. Pourtant, lorsquon lit les dialogues rfutatifs de Platon,
force est de constater que lelenchos repose bel et bien sur une proposition et sa contradictoire,
et ce, mme si nous ne retrouvons par le terme . Les rfutations platoniciennes
prennent habituellement un aspect vari : dans la plupart des cas, linterlocuteur de Socrate
propose une thse initiale, que Socrate rejette partir des propositions admises par son
interlocuteur; dans certains autres, Socrate dmontre que la thse de son interlocuteur est fausse
en mettant en lumire le fait quelle contient une ou plusieurs contradictions (de ces
contradictions dcoulera ensuite la ngation de la thse initiale) ou quelle porte en elle-mme
des consquences absurdes, par consquent contradictoires (rduction labsurde). Dans la
majorit des cas, nous retrouvons lnonciation dune thse principale et, en dernire instance,
de sa contradictoire. La conception platonicienne de lelenchos se rapproche donc de la
dfinition aristotlicienne, et ce, mme si le terme lui fait dfaut. Ainsi, peu importe
que lelenchos soit utilis pour dvoiler lignorance des personnes qui affichent une prtention
au savoir (Apologie de Socrate, Hippias Majeur, Euthyphron, Protagoras, Ion), purger la
jeunesse dore dAthnes (Charmide, Alcibiade), dmontrer des thses positives (Gorgias) ou
12 Plus prcisment, on retrouve 198 occurrences des termes de la famille d chez Platon. En comparaison
avec Xnophon (32 occurrences), Platon utilise six fois plus souvent cette famille de termes. Pour une tude
comparative de lelenchos chez Platon et Xnophon, voir : Dorion 2010 : CXVIII-CLXXXIII. 13 Selon une recherche effectue dans le TLG. Platon utilise toutefois le verbe (Gorgias 501c6), mais il
sagit dun hapax. La notion de contradiction, telle que dfinie par Aristote, tait donc inconnue de Platon, du moins
sous le nom d. Selon le philosophe no-platonicien syriaque Proba (VIe sicle), Aristote aurait le premier
utilis lexpression pour dcrire lopposition existant entre une proposition affirmative et une proposition
ngative. Voir la notice au commentaire de Proba (Probus), Sur les Premiers Analytiques, par A. Van Hoonacker,
disponible ladresse suivante : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/probus/analytiques.htm.
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/probus/analytiques.htm
15
mettre en lumire labsurdit de certains raisonnements (Hippias Mineur), lorsque le Socrate de
Platon rfute son interlocuteur, il lui fait admettre la contradictoire de sa proposition initiale.
16
Chapitre 1 : Recension des propositions contradictoires prsentes dans les elenchoi
Comme nous venons de le voir, lelenchos peut tre conu de diffrentes manires.
Certains lui donnent une vise positive, dautres une vise purement ngative. Or, mme si son
traitement des diffrentes tapes logiques de lelenchos peut parfois laisser dsirer, Vlastos a
tout de mme donn une dfinition acceptable de la rfutation : lelenchos est la recherche dune
vrit morale par le moyen de questions et de rponses, durant laquelle une thse nest dbattue
que si elle reprsente les croyances vritables de linterlocuteur de Socrate et nest rfute que
si la ngation est dduite des croyances de ce mme interlocuteur14. cela nous ajouterons les
prcisions suivantes : 1) les propositions utilises dans le cadre dun elenchos ne sont pas toutes
dordre moral15; 2) lelenchos a surtout une vise ngative, mais nous nexcluons pas que
Socrate puisse lutiliser des fins positives16; 3) lelenchos est intimement li au sentiment de
honte17.
Dans les prochaines pages, nous examinerons chacun des elenchoi contenus dans les
dialogues rfutatifs pour en dgager les propositions contradictoires. Nous soulignerons les
rouages de chacun des arguments18, analyserons la forme de chacune des propositions
14 Socratic elenchus is a search for moral truth by question-and-answer adversary argument in which a thesis is
debated only if asserted as the answerers own belief and is regarded as refuted only if its negation is deduced from
his own beliefs. (Vlastos 1994 : 2-3). 15 Comme la montr Polansky, les prmisses utilises par Socrate pour dmontrer la fausset de p ne relvent pas
toutes du domaine moral. Par exemple, dans le Gorgias, la prmisse utilise en 476d, selon laquelle laction de
lagent qui agit et leffet produit sur le patient qui subit portent les mmes caractres (Polansky 1985 : 256-257). 16 Voir, entre autres, Gorgias 472b-c et 474a-b. 17 Cet aspect avait t cart de lanalyse de Vlastos. Or, une analyse tymologique du terme montre que
ce dernier avait pour sens primitif celui de honte . Pour toute question relative ltymologie du terme ,
voir : Lesher 1984 et Dorion 1990. 18 Nous prsentons aprs chaque rfutation un tableau dans lequel largument est rsum de manire schmatique.
Cette schmatisation est fournie seulement titre indicatif. Nous sommes conscients quil existe de nombreuses
faons diffrentes de traduire ou de reprsenter un argument.
17
contradictoires et examinerons si ces dernires sont obtenues de manire valide ou non. Nous
tenons toutefois nous excuser immdiatement auprs de nos lecteurs : la lecture de ce premier
chapitre sera extrmement aride, voire rbarbative. En effet, nous nous concentrerons
uniquement sur le squelette des arguments, rservant la chair aux chapitres ultrieurs.
Quoique pnible, cette analyse qui na, notre connaissance, jamais t mene est ncessaire
pour relever la forme des propositions contradictoires contenues dans les elenchoi des dialogues
rfutatifs et, ainsi, nous donner un aperu de la faon dont Platon se reprsentait formellement
la contradiction. En effet, comment peut-on mener un travail srieux sur la contradiction chez
Platon sans avoir pralablement examin les diverses manifestations de celle-ci dans les
dialogues qui contiennent des elenchoi, lesquels ont dailleurs pour particularit principale la
contradiction? Bien que les rsultats de cette analyse rvlent une conception implicite de la
contradiction, ils pourront contribuer lanalyse des lments plus explicites dans luvre
platonicienne et mme aider rgler certains litiges.
1.1 Charmide
Le Charmide est un dialogue aportique19, dont le thme principal est la modration
(). Socrate y discute principalement avec deux personnages : Charmide et Critias.
Cette discussion a lieu au tout dbut de la guerre du Ploponnse, comme en fait foi la mention
de la bataille de Potide (153a), tenue en 432 avant notre re. La majorit des commentateurs
classe ce dialogue parmi les uvres de jeunesse de Platon20.
19 L.-A. Dorion remet en doute le caractre aportique du Charmide, mais galement celui du Lysis : Pour notre
part, nous sommes rsolument davis, avec de nombreux interprtes, que la dimension aportique du Lysis et du
Charmide est plus apparente que relle. Une lecture patiente et attentive rvle en effet que ces dialogues
contiennent, en filigrane, un enseignement positif sur la nature de la sagesse et de lamiti. (Dorion 2004 : 13) 20 Dorion situe la composition du Charmide entre 399 et 387, Kahn, entre 386 et 380 et Hazebroucq, entre 399 et
390.
18
Du point de vue qui nous occupe, le dialogue peut tre divis en deux parties : rfutation
de Charmide (158e-162b) et rfutation de Critias (162b-175a). La rfutation de Charmide
comporte trois mises en contradiction, au cours desquelles trois dfinitions successives de la
sont examines (la troisime de ces dfinitions tant vraisemblablement de Critias).
Deux autres dfinitions sont testes durant la rfutation de Critias. La premire dentre elles
(faire le bien [163d-164d]) est laisse en plan, sans tre rfute21. La seconde dfinition22 (165c-
175e) qui constitue juste titre le cur philosophique de luvre est rfute dans le cadre
dune rduction labsurde. Toutefois, cette dernire rfutation ne contient aucune proposition
contradictoire. Bien sr, Socrate affirme en 175b : Nous avons en effet accord quil y a une
science de la science, alors que la discussion ne permettait pas et excluait quil y en et une 23,
mais on ne retrouve pas une seule fois la contradictoire de la dfinition propose, soit la
sagesse est la science delle-mme et des autres sciences ou une proposition qui exprimerait
la contradiction sous forme de p & ~p . En fait, Socrate accepte titre dhypothse la
dfinition selon laquelle la est la science de la science (169d), mais la rfute de
manire indirecte en montrant les consquences absurdes quelle entrane (entre autres, il montre
indirectement que, si une telle connaissance existe, elle serait inutile). Le fait quune rduction
labsurde ne contienne pas explicitement de propositions contradictoires nest pas surprenant.
On verra bientt que, dans les elenchoi des Mmorables, Xnophon prsente rarement la
conclusion contradictoire dun raisonnement par labsurde, laissant plutt au lecteur le soin de
tirer toutes les consquences tonnantes de ce dernier.
21 Dorion 2004 : 51. 22 Nous considrons la dfinition la sagesse est la science delle-mme et des autres sciences comme une
reformulation de la dfinition la sagesse est la connaissance de soi . 23 moins dune indication contraire, toutes les traductions des dialogues de Platon sont tires des ditions Garnier
Flammarion.
19
1.1.1 Premire mise en contradiction : 159a-160d
Charmide dfinit la sagesse comme une espce de calme ( [
] [159b5]). Il concde ensuite que la sagesse fait partie des belles choses (
; , . [159c1-2]). Socrate lui prsente alors une
ribambelle de contre-exemples24 qui tendent montrer que ce nest pas le calme qui est beau,
mais son contraire (c.--d., la rapidit ou la vitesse [, ]). Socrate conclut
alors, sur la base de cette incohrence, que la sagesse nest pas une sorte de calme (
[160b7]). La contradiction est ici exprime par une
proposition affirmative et son exacte ngation (mme sujet, mme verbe, mais un temps
diffrent, mme attribut) : [ ] /
.
Plusieurs lments sont noter dans cette rfutation. Tout dabord, elle repose sur la
prsupposition suivante, qui nest jamais explicite : si la sagesse est le calme (A est B), et si la
sagesse est belle (A est C), alors le calme sera lui aussi beau (B est C). Il semble que Platon pose
ici une identit complte entre sagesse () et calme (), comme sil
donnait au verbe tre () un sens identitaire . Deuximement, pour en arriver montrer
que la sagesse nest pas une espce de calme, Socrate prsente de nombreux contre-exemples
qui appuient la thse selon laquelle le contraire du calme est beau. Le personnage de Socrate se
sert donc dun raisonnement par contrarit pour en arriver lnonc de la contradiction.
Troisimement, il convient de douter de la validit de largument prsent par Socrate. En effet,
Socrate joue sur la synonymie des termes lentement et calmement , alors que celle-ci est
24 Largument revt ainsi la forme dun epagg (Kahn 1996 : 189).
20
tendancieuse25. Qui plus est, les contre-exemples quil prsente ne sont pas tous convaincants.
Il est bien sr prfrable pour un lutteur de se battre avec vivacit plutt quavec lenteur (159c8-
9), mais en quoi cela concerne-t-il la sagesse? On peut facilement remettre en question, par
exemple, quil soit toujours prfrable de jouer rapidement de la cithare (159c8-9), en particulier
lorsque la pice musicale est dun rythme lent, ou denseigner rapidement (159e6-7), notamment
lorsque le sujet est difficile enseigner et demande de nombreuses explications. Bref, les contre-
exemples utiliss par Socrate laissent dsirer et sont souvent relatifs une situation
particulire26. Platon semble avoir t conscient de cette lacune, car il laisse entendre de
manire assez nigmatique27 quil est possible quil existe un contre-exemple dans lequel une
action calme est plus belle quune action rapide (... [160b9-
160c1]). Platon rduit galement la porte de la conclusion selon laquelle la sagesse nest pas
une espce de calme : la sagesse nest pas une espce de calme selon ce raisonnement (
[160b8]) et non pas dans labsolu. De lavis de C. H. Kahn, Platon tait dj
au fait, dans le Charmide, des faiblesses de lepagg28 et cest pour cette raison quil prfre
utiliser, dans le reste du dialogue, des modes dargumentation plus assure , entre autres, en
169a-175d, une mthode hypothtique semblable celle utilise dans le Mnon29.
25 Dj, dans la question prcdente, Socrate emploie calmement au sens de lentement. Ici, il substitue
lentement (brades) calmement (hsukhi), comme sil sagissait dun parfait synonyme. Cette substitution est
tendancieuse, car en opposant la lenteur la vitesse de telle sorte que la premire apparaisse comme un dfaut,
Socrate discrdite du mme coup le calme, alors que celui-ci ne se rduit pas la lenteur. (Dorion 2004 : 124)
Kahn qualifie plutt cette synonymie d arbitraire : Socrates first refutation () limits the attack to the
attribution of quietness (hsuchiots), arbitrarily interpreted as slowness (Kahn 1996 : 189). 26 Socrates argument is potentially open to objections after all, he has only shown that there are some beautiful
things that are not quiet. (McCoy 2005 : 141.) 27 Dorion 2004 : 125-126. 28 Kahn 1996 : 194. La remarque de Kahn se rapporte spcifiquement au passage 165c-167a. Toutefois, le passage
160b9-160c1 va dans le sens de son interprtation. 29 Kahn 1996 : 184.
21
Tableau 1.1.1
Charmide 159a-
160d
Forme de largument
P1 : La sagesse comme une espce de calme.
P2 : La sagesse fait partie des belles choses.
P3 : Contre-exemples montrant que le contraire du calme
est beau.
C = La sagesse nest pas une sorte de calme.
noncs de la contradiction
1) [ ] (159b5)
2) (160b7)
Epagg
Contradiction par
ngation
1.1.2 Deuxime mise en contradiction : 160e-161b
Cette seconde rfutation contient deux contradictions, donc lune est apparente et lautre,
vritable. Charmide propose une deuxime dfinition de la sagesse : la sagesse est la pudeur
( [160e4-5]). Socrate utilisera la mme tactique que dans la
rfutation prcdente pour contredire son jeune interlocuteur. Il ritrera tout dabord la
proposition selon laquelle la sagesse est belle (159c1; 160e6), puis obtiendra de Charmide
la proposition la sagesse est bonne ( [160e13]). Encore une fois, en
vertu de lidentit entre sagesse et pudeur, Socrate dduit implicitement que la pudeur est bonne.
Or, pour invalider cette dernire proposition, Socrate prsentera un seul contre-exemple, cette
fois-ci dautorit : Homre. Ainsi, dans lOdysse, Homre affirme que la pudeur est une
mauvaise compagne pour lhomme indigent (
[161a3]). Ainsi donc, il appert que la pudeur est la fois bonne et non bonne (
[161a5]) ou, en dautres termes, quelle est indiffremment bonne ou
22
mauvaise ( [] [161b1-2]). De cette premire
contradiction, Socrate obtient une seconde contradiction, qui est en fait la contradictoire de la
thse initiale : la sagesse ne peut donc pas tre la pudeur (
[161a10]).
La premire contradiction selon laquelle la pudeur est bonne et non bonne (161a5)
ou quelle est indiffremment bonne ou mauvaise (161b1-2) est exprime sous deux formes :
1) une affirmation et sa ngation (161a5); 2) deux termes contraires (161b1-2). Toutefois, cette
contradiction nest quapparente : 1) Socrate conclue implicitement que la pudeur est bonne
puisque la sagesse est bonne : 2) Il prsente un contre-exemple tir dHomre selon lequel
la pudeur est une mauvaise compagne pour lhomme indigent ; 3) Il dduit implicitement
que la pudeur est mauvaise ; 4) Enfin, il tire la conclusion explicite selon laquelle la pudeur
est bonne et non bonne . Lerreur de Socrate se situe au point 3 : de la proposition la pudeur
est une mauvaise compagne pour lhomme indigent , il dduit implicitement que la pudeur
est mauvaise , puis ensuite que la pudeur est bonne et non bonne . Selon lAristote des
Rfutations sophistiques (5, 167a1-20), Socrate confondrait ici une attribution relative et une
attribution absolue30 : Socrate passe subrepticement de la pudeur est mauvaise pour lhomme
indigent la pudeur est mauvaise tout court. Il sagit dune erreur fort commune lpoque
de Platon et on en retrouve de nombreux exemples dans les Mmorables de Xnophon et dans
30 Dorion 2004 : 126-127. Kahn na pas relev cette caractristique, se contentant de noter que la citation dHomre
est arbitraire (Kahn 1996 : 189). McCoy ne remarque galement pas la prsence de cette contradiction
apparente, mais soutient que la citation dHomre est utilise de manire cible : comme Charmide na pas
confiance en ses propres opinions, mais plutt en celles de ses suprieurs, Socrate cite Homre pour lui faire voir
que certaines situations exigent de ne pas se conformer aux rgles sociales ou dautres personnes que soi-mme
(McCoy 2005 : 142-147).
23
les Dissoi Logoi31. Nous reviendrons plus tard dans la conclusion de ce chapitre sur cette erreur
logique. Quant la seconde contradiction, elle est galement exprime sous forme dune
affirmation couple son exacte ngation (mme sujet, mme verbe, mais un temps diffrent,
mme attribut) : 1) ; 2) o . Toutefois,
il convient de douter de la validit de la conclusion de cet argument.
Tableau 1.1.2
Charmide 160e-
161b
Forme de largument
P1 = La sagesse est la pudeur.
P2 = La sagesse est belle.
P3 = La sagesse est bonne.
C1 (implicite) = La pudeur est bonne.
P5 (contre-exemple) = La pudeur est une mauvaise
compagne pour lhomme indigent.
C2 (implicite) = La pudeur est mauvaise.
C3 = La pudeur est bonne et non bonne.
C4 = La sagesse nest pas la pudeur.
noncs de la contradiction
Premire contradiction :
1) (161a5)
ou
2) []
(161b1-2)
Deuxime contradiction :
1) (160e4-5)
2) (161a10).
Contradiction
apparente par
ngation (1) ou
contrarit (2)
(confusion entre
attribution relative
et absolue)
Contradiction par
ngation
31 Sur la question, voir le chapitre 3 de la premire partie de cette thse.
24
1.1.3 Troisime mise en contradiction : 163d-164d
Charmide propose une troisime dfinition (
[161b6]), quil tient de Critias, mais qui ne sera pas rfute32. Critias prend ensuite le relais de
Charmide en acceptant de rpondre aux questions de Socrate. Il propose la dfinition suivante
de la sagesse : la sagesse consiste faire le bien (
[163e9]). Contrairement aux rfutations prcdentes, Socrate ne rejettera pas cette
dfinition en saidant dun troisime terme, comme le beau ou le bon . Il prfrera plutt
montrer que la dfinition de Critias ne peut tre accepte, car elle implique une consquence
absurde, soit que les hommes sages ignorent quils sont sages (
[164a2-3]). Nous avons ici une proposition contradictoire qui
repose un peu lchement, il faut lavouer sur une opposition par contrarit : dun ct, le
fait dtre sage (, ), de lautre lignorance ().
Tableau 1.1.3
Charmide 163d-
164d
Forme de largument
P1 : Le mdecin qui gurit son malade fait son devoir.
P2 : Lhomme qui fait son devoir est sage.
C1 (implicite) : Donc, le mdecin est sage.
P3 : Le mdecin ne sait pas toujours si le remde quil
administre son patient sera utile.
P4 : Le mdecin peut donc avoir agi sans savoir ce quil
faisait.
C2 : Donc, quand le mdecin gurit son malade, il agit
sagement et il est sage, mais sans savoir quil lest.
nonc de la contradiction
Contradiction par
opposition entre
deux classes de
termes contraires
32 Nous aborderons cette dfinition dans la deuxime partie de notre thse.
25
(164a2-3).
1.2 Alcibiade
LAlcibiade a longtemps t cart des tudes sur lelenchos en raison du soupon
dinauthenticit qui planait sur celui-ci33. Ainsi, Vlastos lignore tant dans son article The
Socratic Elenchus (1983) que dans la version remanie de celui-ci publie aprs sa mort en
1994. Vlastos ne fait pas bande part : tant Stenzel (1940), Santas (1979), Benson (1995), Kahn
(1996) et Gonzalez (1998) nont pas daign le prendre en considration dans leur analyse de la
dialectique platonicienne et de lelenchos. Pourtant, lAlcibiade contient un magnifique exemple
de rfutation purgative : ainsi, aprs un prologue (103a-106c2) et un bref examen des
comptences dAlcibiade (106c3-109c8), Socrate soumet son jeune interlocuteur un elenchos
en bonne et due forme, lequel stalera en quatre mises en contradiction successives : 1) 109c9-
110d4; 2) 110d5-112d11; 3) 113d1-116e5; 4) 124b7-127d834. Une fois quil a reconnu sa honte
et son ignorance totale, Alcibiade est purg de ses fausses prtentions et poursuit la
discussion avec Socrate sur un autre mode que celui de la rfutation. Il est intressant de noter
qu partir de 127d8, nous ne retrouvons plus aucune mise en contradiction. Dans les prochaines
pages, nous analyserons uniquement les trois premires mises en contradiction35.
33 notre avis, les arguments avancs par Schleiermacher pour appuyer linauthenticit de lAlcibiade sont faibles,
superficiels et relvent surtout du got personnel. Il convient galement de remarquer que lauthenticit du Premier
Alcibiade na jamais t remise en doute par les Anciens. Les allusions les plus lointaines ce dialogue remontent
Cicron et Philon dAlexandrie. LAlcibiade tait un texte couramment lu, tudi et enseign ds le IIe et IIIe
sicle de notre re. Sur lAlcibiade durant lAntiquit, voir : Segonds, introduction, Sur le Premier Alcibiade de
Platon (tome 1) de Proclus, Paris, Les Belles Lettres, 1985, X XXI. 34 Sur la question, voir Lachance 2012 : 111-132. 35 La quatrime mise en contradiction (124b7-127d8) est constitue par une rduction labsurde. Nous avons
dcid de ne pas la prsenter, car son aspect rfutatif est beaucoup plus voil. En effet, le thme qui fait lobjet
de la discussion (lamlioration de soi) nest pas une seule fois contest. Ce sont plutt les prmisses qui concernent
26
1.2.1 Premire mise en contradiction : 109c-110d
Si Alcibiade monte la tribune, cest pour conseiller le peuple sur ce quil convient le
mieux de faire en matire de guerre et de paix. Mais quest-ce que ce mieux ? Alcibiade
narrive pas le dfinir et parvient difficilement la conclusion selon laquelle ce mieux est
le juste . Socrate ironise : Alcibiade ignore-t-il le juste, mais sans lavoir remarqu, ou la-t-
il appris dun professeur sans que Socrate ne sen aperoive (109d1-5)? La question de Socrate
fait cho une proposition concde plus tt par Alcibiade : on connat en apprenant dun autre
ou en dcouvrant par soi-mme ( ,
[106d4-5]). Alcibiade concde quil na pas frquent de matre, ce que Socrate avait
dailleurs remarqu. Pour prouver quil connat le juste, Alcibiade doit donc dmontrer quil la
dcouvert par lui-mme. Or, comme cela a t convenu plus tt, pour dcouvrir le juste par soi-
mme, il faut lavoir cherch (106d7-9; 106e5), et pour le chercher, il faut avoir t conscient
de ne pas le connatre (106d10-11; 106e8). Alcibiade ne parvient pas identifier un moment o
il ignorait ce qutait le juste. Il en rsulte quAlcibiade ne connat pas le juste pour lavoir
dcouvert par lui-mme ( [110d1]), car il ne la pas cherch, ne
croyant pas lignorer. Par consquent, Alcibiade ne connat pas le juste, car il ne la pas appris
dun matre ni ne la trouv par lui-mme ( , ;
[110d4]).
l'amiti/laccord qui donnent ici naissance aux consquences absurdes. Qui plus est, le personnage de Socrate ne
pointe jamais du doigt la prmisse fautive avance par Alcibiade. Ainsi, il est fort difficile de dterminer quelle
prmisse est incorrecte : est-ce lamiti est identique laccord , il existe diffrents types daccord et chacun
est reli une technique particulire; la possession de toute technique procure trois types daccord : accord des
cits entre elles, des individus entre eux et d'un individu avec lui-mme , le type daccord dont il est question
ici est, par exemple, laccord dun homme avec son pouse ou lamiti (ou laccord) est surtout prsente lorsque
chacun fait ce qui le regarde, car faire ce qui nous regarde est identique agir justement ? Peut-tre est-ce pour
de telles raisons que Proclus a dcid de ne pas classer cette quatrime sous-rfutation dans la partie rfutative de
luvre (Segonds 1985 : 11-12 et 134-135).
27
La rfutation repose sur une comprhension intuitive de la disjonction. Pour que la
proposition p V q soit fausse, p et q doivent tre tous les deux faux. En dautres mots, il
suffit que p ou q soit vrai pour que la disjonction le soit. Alcibiade admet demble que p est
faux (il na pas appris le juste dun matre). Il doit donc dmontrer que q est vrai, ce quil ne
russira pas faire. La contradiction propre au discours dAlcibiade est formule partir des
deux propositions suivantes, toutes deux prsentes sous forme de question36 : 1) Ces choses
que tu sais sont uniquement sans doute celles que tu as apprises dautrui ou que tu as trouves
toi tout seul? ( , ; [106d4-5]);
2) Mais puisque tu ne les as ni trouves ni apprises, comment les sais-tu et do les sais-tu?
( , ; [110d4]) (trad. M. Croiset). La
contradiction est exprime par deux ngations : / et / .
Deux lments importants sont ici noter. Tout dabord, la premire proposition fait tat de
lapprentissage par autrui et de la dcouverte par soi-mme , alors que la seconde
proposition passe ces deux aspects sous silence (quoiquils soient prsents divers moments de
largument). Deuximement, dans le second cas (/ ), il ne sagit pas du mme
terme qui est ni, mais dun autre terme de la mme famille. Est-ce dire que ces deux
propositions ne sont pas de vritables contradictoires? Nous ne le croyons pas. En fait, ces
deux propositions nous donnent un bel aperu de ce qui nous attend dans les prochaines pages :
les propositions contradictoires que lon rencontre dans les dialogues rfutatifs de Platon sont
rarement identiques lune lautre (hormis pour la ngation, bien entendu). La forme mme
36 Sagit-il alors rellement de deux propositions? En effet, en logique propositionnelle, une question ne peut tre
une proposition. Dans les prochaines pages, nous considrerons comme des propositions les questions
poses par Socrate uniquement si linterlocuteur de ce dernier lui a donn son assentiment. Ainsi, la question
, , Alcibiade rpond : . Il fait dont
sienne laffirmation prsente dans la question pose par Socrate.
28
des crits de Platon lui interdisait dutiliser des termes identiques pour marquer la contradiction.
Les textes de Platon ne sont pas des traits didactiques, mais des dialogues entre personnages,
ce qui les rapproche dune uvre littraire. Selon nous, seules les contradictions qui contiennent
des synonymes suspects (cest--dire, qui inflchissent le sens dune proposition par rapport
lautre) conviennent dtre rejetes, car celles-ci relvent du sophisme. Or, dans le cas qui
nous occupe ici, lutilisation du verbe dans la seconde proposition, au lieu de
, ninflchit en rien le sens de la premire proposition.
Tableau 1.2.1
Alcibiade 109c9-
110d4
Forme de largument
P1 = Alcibiade connat pour avoir appris dun autre ou
avoir dcouvert par lui-mme.
P2 = Alcibiade na pas appris dun autre.
P3 = Alcibiade na pas dcouvert par soi-mme.
C1 = Alcibiade ne connat pas, car il na pas appris dun
autre ni na dcouvert par lui-mme.
noncs de la contradiction
1) ,
; (106d4-5)
2) , ;
(110d4)
Contradiction par
ngation
29
1.2.2 Deuxime mise en contradiction : 110d-112d
La deuxime mise en contradiction adopte un schma similaire. En fait, elle repose sur
la mme prmisse de base37 : on connat en apprenant dun autre ou en dcouvrant par soi-mme
( , ; [106d4-5]). Alciciade
dcide de se rtracter : il connat le juste, car il la appris dun autre, en loccurrence du grand
nombre (110e1). Socrate soutient que le grand nombre nest pas un bon matre (110e2-3 et 5-
7), ce que rejette Alcibiade (110e11-12). Il suffira donc Socrate de montrer que le grand
nombre est incapable denseigner le juste pour invalider la nouvelle proposition dAlcibiade.
Pour ce faire, Socrate suivra largumentation suivante : 1) pour enseigner, il faut connatre
(111a11-111b1); 2) les gens qui connaissent quelque chose sentendent entre eux (111b3-4); 3)
le grand nombre ne sentend pas sur ce qui est juste et injuste (112d1-4); 4) donc, le grand
nombre ne connat pas ce quest le juste et linjuste (112c8-d3); 5) par consquent, le grand
nombre est incapable denseigner ce quest le juste et linjuste (112d4-5). La contradiction est
ainsi formule, encore une fois sous forme de question : 1) Ces choses que tu sais sont
uniquement sans doute celles que tu as apprises dautrui ou que tu as trouves toi tout seul?
( , ; [106d4-5]); 2) Quelle
apparence, ds lors, que tu saches ce qui est juste et ce qui ne lest pas, () quand il est manifeste
que tu ne las ni appris de personne ni trouv de toi-mme? (
; [112d8-9]). Comme dans la mise en contradiction prcdente, les
deux propositions ne sont pas identiques, mais elles sont beaucoup plus proches lune de lautre.
37 Lun des arguments invoqus contre lauthenticit de lAlcibiade tait labsence de continuit entre les divers
moments de la rfutation : Dans lAlcibiade, au contraire, largumentation est comme une chane dont les anneaux
sans doute se tiennent debout, mais sont forgs chacun sparment. Les diffrents moments logiques sont
autonomes et ne se commandent pas lun lautre. (de Strycker 1942 : 144.). Or, force est de constater que ces
deux mises en contradiction sont en parfaite continuit lune avec lautre!
30
En effet, elles ne possdent pas les deux dfauts relevs plus tt : 1) Platon utilise cette fois-ci
deux reprises le verbe , et non pas un proche parent; 2) il est fait mention dans les
deux cas de lapprentissage par autrui et de la dcouverte par soi-mme . Nous avons
encore une fois une contradiction par ngation : / et / .
Llment ni est, comme dans le cas prcdent, le verbe.
Tableau 1.2.2
Alcibiade 110d5-
112d11
Forme de largument
P1 = Alcibiade connat pour avoir appris dun autre ou
avoir dcouvert par lui-mme.
P2 = Alcibiade na pas dcouvert par lui-mme.
P3 = Alcibiade na pas appris dun autre.
C1 = Alcibiade ne connat pas, car il na pas appris dun
autre ni na dcouvert par lui-mme.
noncs de la contradiction
1) ,
; (106d4-5)
2)
; (112d8-9).
Contradiction par
ngation
1.2.3 Troisime mise en contradiction : 113d-116e
LAlcibiade de Platon est tout aussi inconstant que lAlcibiade historique. En effet, il
rtracte pour une seconde fois une proposition quil avait prcdemment concde. Ainsi, en
113d1-8, il soutient que lutile, plus que le juste, est le critre quont en vue les Athniens dans
leurs dlibrations. Pour rfuter Alcibiade, Socrate utilise une autre stratgie : plutt que de
montrer quAlcibiade ne connat pas lutile pour lavoir appris dun autre ou lavoir dcouvert
31
par lui-mme, il tablira plutt que le juste est identique lutile. Pour prouver que le juste est
identique lutile, Socrate saidera des notions de beau et de bon : il dmontrera
Alcibiade que le juste est identique au beau, que le beau est identique au bon, que le bon est
identique lutile et, par voie de consquence, que le juste est identique lutile. Proclus
assimile cet argument un syllogisme de la premire figure (Barbara), cest--dire de celui
qui embrasse les termes moyens dans les majeurs et montre que les termes majeurs sont
convertibles dans les mineurs : tout juste est beau; tout beau est bon; par consquent, tout
juste est bon; or le bon est identique lavantageux; par consquent, tout juste est
avantageux 38.
Daucuns ont toutefois reconnu le caractre fallacieux des dmonstrations utilises dans
le cadre de cette troisime mise en contradiction39. Tout dabord, Socrate pose lidentit du juste
et du beau sans aucune forme de preuve. En ce qui concerne l'identit du beau et du bon, celle-
ci fait lobjet de deux dmonstrations tortueuses, qui reposent sur des bases prcaires40. Comme
Alcibiade accepte docilement les dmonstrations de Socrate et concde que le beau est identique
au bon, Socrate poursuit sa lance en affirmant que le bon est galement semblable lutile.
Aucun argument nest donn pour appuyer cette dernire prmisse et Alcibiade laccepte sans
broncher. Socrate conclut alors sa dmonstration et montre que le juste est galement utile. La
38 318.16-20 (Segonds 1985 : 352). 39 Croiset (1920 : 55-56), Pradeau (1999 : 44-46) et Denyer (2001 : 132-153). 40 Nous nentrerons pas ici dans les dtails de largumentation. Il suffira de noter les points suivants : 1) Dans la
premire dmonstration (115a-116b), Socrate russit assimiler le courage (qui est beau) au plus grand bien, ce
quoi sopposait prcdemment Alcibiade, qui ne voyait entre ces lments quune identit partielle. Pour ce faire,
Socrate utilise une tactique qui se rapproche troitement du sophisme de lappel au sentiment. 2) Dans la deuxime
dmonstration (116b-116c), Socrate joue sur lambigut de ladverbe (Crawford 1982 : 222-223) et sur la
synonymie des expressions et (Denyer 2001 p. 150); de plus, cette seconde dmonstration a
un aspect circulaire et se rapproche troitement dune ptition de principe.
32
contradiction est exprime sous la forme suivante : le personnage ponyme soutient en 113d4-
5 que lavantageux nest pas identique au juste (
), mais concde en 116e1 que les mmes choses sont justes et utiles (
) ou, en 116d3, que le juste est galement utile (
). La contradiction est encore exprime au moyen dune ngation :
/ .
Tableau 1.2.3
Alcibiade 113d1-
116e5
Forme de largument
P1 = Lutile, plus que le juste, est le critre quont en vue
les Athniens dans leurs dlibrations.
P2 = Le juste nest pas identique lutile.
P3 = Le juste est identique au beau.
P4 = Le beau est identique au bon.
P5 = Le bon est identique lutile.
C1 = Le juste est identique lutile.
noncs de la contradiction
1)
(113d5-6)
2) (116e1) OU
(116d3)
Contradiction par
ngation
1.3 Hippias Majeur
Tout comme avec lAlcibiade, Schleiermacher a mis des doutes sur lauthenticit de
lHippias Majeur, ce qui a par la suite incit de nombreux commentateurs, entre autres Ast,
33
Zeller, Jowett, Gomperz et Wilamowitz, le considrer comme apocryphe41. Pourtant, dans les
Topiques 146a21-23, Aristote semble faire directement rfrence au passage 297e3-303a11 de
lHippias Majeur et, en Topiques 102a6 et 135a13, au passage 293d6-294e10 du mme texte.
Quant au clbre passage de la Mtaphysique (1025a6-15), dans lequel le Stagirite appelle
lHippias Mineur du seul nom dHippias, ce qui laisserait croire certains quil nexiste quun
seul Hippias et non deux42, il ne permet en rien de trancher la question. Comme le remarque
avec justesse H. G. Hoerber, si nous acceptons un tel argument, nous serions alors obligs de
soutenir que Sophocle na crit quun seul dipe, puisquAristote sy rfre au singulier dans
sa Potique43.
Des sept dfinitions examines dans lHippias Majeur44, les trois premires sont
proposes par Hippias, la quatrime, par linterlocuteur anonyme dont on a toutes les raisons
de penser quil sagit en fait du double de Socrate et les trois dfinitions restantes, par
Socrate lui-mme. Nous avons choisi dexaminer les trois premires dfinitions. En effet, seules
les trois premires dfinitions sont proposes par linterlocuteur de Socrate et font lobjet dune
rfutation complte. Les dfinitions suivantes sont luvre de linterlocuteur anonyme ou de
Socrate et ne sont que partiellement rfutes45. Enfin, il est noter que les contradictions
releves dans ces trois dfinitions ont la particularit dtre exprimes en une seule proposition.
41 Plus prs de nous, C. H. Kahn a exclu lHippias Majeur des dialogues tudis dans le cadre de son ouvrage Plato
and the Socratic Dialogue, car il le juge inauthentique. Sur les arguments prsents par Kahn pour appuyer
linauthenticit de lHippias Majeur, voir Kahn 1985 : 261-287.
42 Tarrant 1928 : 9-10. 43 Hoerber 1964 : 143-144. 44 Pradeau (2005 : 28), Croiset (1921 : 17, 20, 21, 23, 28 et 32) et Woodruff (1982 : 46). Hoerber (1964 : 147) et
Grube (1929 : 370) sont plutt davis que le nombre de dfinitions prsentes slve six. 45 Pradeau 2005 : 27. De plus, de lavis de J.-F. Pradeau, la quatrime dfinition reprsente davantage une hypothse
quune dfinition (p. 37). Schleiermacher soutient quant lui que toutes les dfinitions ont t rfutes, mais sans
approfondir la question (Schleiermacher 1836 : 342).
34
En dautres mots, plutt que de relever une proposition initiale puis sa contradictoire, nous
navons russi relever quune seule proposition, dans laquelle la contradiction est rsume.
1.3.1 Premire mise en contradiction : 287e-289d
La conversation entre Socrate et Hippias porte sur le beau lui-mme (
[286d8]), dfini comme ce qui a pour effet de rendre belles les belles choses (
; [287c8-287d1]). Socrate est clairement la recherche dune
dfinition universelle. Or, Hippias ne parvient pas saisir la distinction entre le beau (
), entendu en un sens gnral, et ce qui est beau (), entendu en un sens particulier.
Pour cette raison, il donne la premire dfinition suivante : la beaut, cest une belle jeune fille
( [287e4]). Socrate rejette cette dfinition sur les bases suivantes : 1)
Ce quil convient ici de dfinir, ce nest pas une beaut particulire, mais la beaut en elle-
mme. La jeune fille nest pas seule tre belle : une jument, une lyre et mme une marmite
peuvent tre belles46. Si ces objets ou ces tres sont beaux, cest en vertu dune beaut plus
gnrale. 2) Citant un mot dHraclite, Socrate montre la relativit de la dfinition dHippias :
une belle jeune fille est peut-tre plus jolie quune belle marmite, mais elle est certainement
moins jolie quune desse. Socrate rejette donc la premire dfinition de la beaut donne par
Hippias sur la base de la contradiction suivante : selon les contre-exemples prsents, la
dfinition se rapporte un objet la fois beau et laid. La contradiction est ici exprime sous
deux formes diffrentes. Tout dabord : Te souviens-tu, Socrate, de ma question? Oui,
46 Il convient ici de remarquer la formulation utilise par Platon pour justifier ltre du beau en lui-mme :
Comment pourrait-on se permettre daffirmer que ce qui est beau nest pas une belle chose? (
; [288c2-3]) ; Car comment pourrions-nous dire de ce qui est
beau quil nest pas beau? ( ; [288e1-2]). La rponse dHippias est
clairante : il est impossible que ce qui est beau ne soit pas beau (, [288e3]) .
35
rpondrai-je : tu me demandais ce que pouvait bien tre le beau lui-mme. Mais, ajoutera-t-il,
interrog sur le beau, tu rponds en parlant dune chose qui nest pas plus belle que laide?
(, , , ,
; [289c3-5]) Je serai forc de rpondre : Il semble bien 47. Deuximement :
Il ajoutera alors : Si je tavais demand en premier lieu quelle chose est belle et laide, ne
maurais-tu pas rpondu convenablement en le faisant comme tu viens de le faire? (
, , , ,
; [289c9-d2])48. Les deux lments opposs sont donc des termes contraires.
Dans le premier exemple, nous avons la mention selon laquelle lobjet dfini par Hippias comme
le beau lui-mme , une jeune fille, est beau, mais galement laid (en comparaison dune
desse). La belle jeune fille nest donc pas plus belle que laide ou, en dautres termes, elle nest
ni belle ni laide. Dans le second exemple, nous avons deux termes contraires lis par une
conjonction ( ) : la jeune fille est belle et laide. De la proximit de ces deux
citations, nous pouvons infrer que Socrate considre quun objet qui est la fois une chose et
son contraire nest la fois ni lun, ni lautre.
47 Traduction Pradeau, lgrement modifie. Nous avons prfr rendre lexpression par pas plus
que (Bailly). Le Bailly donne comme sens pas davantage , le LSJ, none the more , soit pas plus . Dans
les Esquisses Pyrrhoniennes (1, 19), Sextus Empiricus discute de cette expression, affirmant quelle marque une
certaine indtermination : le sujet ne penche ni pour une chose, ni pour lautre. Voir galement le Charmide 161b1-
2 : aprs lnonc de la contradiction, Socrate affirme . 48 La traduction du passage 289c9-290d2 propose par J.-F. Pradeau est errone : Si je tavais demand en premier
lieu quelle chose est belle et quelle chose est laide, tu ne maurais pas rpondu convenablement en le faisant comme
tu viens de le faire. Comparez avec A. Croiset : Si je tavais demand tout dabord () quelle chose est
indiffremment belle ou laide, la rponse que tu viens de me faire serait juste. ; et Lamb : But if I had asked you
() in the beginning what is beautiful and ugly, if you had replied as you now do, would you not have replied
correctly? . En fait, Hippias rpond correctement la question , qui nest dailleurs
pas la question pose initialement par Socrate ( ).
36
Tableau 1.3.1
Hippias Majeur
287e-289d
Forme de largument
P1 = La beaut, cest une belle jeune fille.
P2 (contre-exemples) = Une jument, une lyre et mme
une marmite peuvent tre belles.
P3 (contre-exemple) = Une belle jeune fille est peut-tre
plus jolie quune belle marmite, mais elle est certainement
moins jolie quune desse
C1 = Interrog sur la beaut, Hippias rpond par une chose
(jeune fille) qui est belle et laide (ou : ni belle ni laide).
noncs de la contradiction
, ,
, ,
; (289c3-5)
ou
, ,
, ,
; (289c9-d2)
Contradiction par
contrarit,
exprime en une
seule proposition,
unie par la
conjonction
dans le second
exemple.
1.3.2 Deuxime mise en contradiction : 289d-291b
En dpit des explications fournies par Socrate, Hippias ne comprend toujours pas
limportante distinction existant entre le beau lui-mme et ce qui est beau . Il propose une
autre dfinition, tout aussi particulire : le beau, ce nest rien dautre que lor (
[289e3]). Socrate rfute cette dfinition de deux manires. Tout dabord,
en se reposant sur un argument dautorit, il montre quelle implique une consquence absurde.
En effet, si on accepte cette dfinition, on sera forc de dire que Phidias est mauvais sculpteur,
qui plus est quil ignore ce quest la beaut. Pourquoi? Parce quil na pas conu sa statue
dAthna uniquement avec de lor, mais galement avec de livoire et du marbre. De plus, si
37
nous acceptons cette dfinition, cela veut galement dire que la clbre statue chryslphantine
du Parthnon nest pas belle. Hippias se ravise et concde que livoire ainsi que le marbre sont
galement beaux. Ils sont beaux lorsquils sont utiliss de manire convenable49. Voici donc un
nouveau critre dfinitionnel, que Socrate saura exploiter. Socrate renchrit immdiatement :
quelle cuillre convient le mieux la cuisson des lgumes dans la marmite dcrite
prcdemment : une cuillre en bois ou en or? Comme la cuillre en bois convient davantage,
elle est donc plus belle que la cuillre en or. Socrate rejette la dfinition
en posant une identit entre le beau et le convenable , puis en montrant que la
cuillre de bois est plus convenable, donc plus belle, que la cuillre en or. Encore une fois, nous
ne trouvons pas deux propositions, dont lune nie la seconde, mais une seule proposition, dans
laquelle la contradiction propre au discours dHippias est souligne : Car, aprs cette rponse,
si je disais que le beau, cest lor, il me semble que lor napparatra en rien plus beau que le
bois de figuier ( , [] ,
[291c6-8]). La dfinition le beau,
cest lor est rejete, car il appert que lor nest pas plus beau que le bois de figuier , ce qui
revient dire que lor nest pas beau dans tous les cas 50. Socrate se sert encore une fois de
la ngation (), mais prfre plutt utiliser ladjectif comparatif . Nous avons donc
49 A. Croiset considre que le passage 289d-291d contient deux dfinitions : 1) lor (289d-290d); 2) la convenance
(290d-291d). Pradeau est quant lui davis quil en comporte une seule : lor (289d-291c). Pradeau reconnat
toutefois que la dfinition selon laquelle le beau est le convenable est propose et examine par linterlocuteur
anonyme en 293c-294e, tandis que A. Croiset ignore ce dernier fait et inclut la dfinition de linterlocuteur anonyme
dans la troisime dfinition donne par Hippias ( le beau, cest dtre un homme riche ).
50 P. Woodruff ne semble pas considrer cet argument comme valide : () the air of paradox this conclusion
wears is due to the absence of the appropriate qualifications. Figwood is finer than gold for making kitchen spoons,
but from that it should not follow that, generally speaking, gold is no finer than figwood. (Woodruff 1982 : 59).
Il est vrai que, dans la plupart des cas, lor est plus convenable (donc plus beau) que le bois de figuier. Toutefois,
Socrate affirme ds le dpart quil est la recherche du beau lui-mme, celui qui rend les choses belles. En quoi
lor serait-il le beau en soi si un autre prtendant au titre peut lui aussi rendre belles (convenables) les choses
belles (convenables)?
38
une contradiction par ngation du mme terme, dont lun est employ au comparatif (
/ ).
Tableau 1.3.2
Hippias Majeur
289d-291b
Forme de largument
P1 = Le beau, ce nest rien dautre que lor.
C1 (consquence absurde) = Si on accepte cette dfinition,
on sera forc de dire que Phidias est mauvais sculpteur, qui
plus est quil ignore ce quest la beaut.
P2 = Livoire ainsi que le marbre sont galement beaux. Ils
sont beaux lorsquils sont utiliss de manire convenable.
P3 = La cuillre en bois ou en or convient mieux la
cuisson des lgumes dans la marmite.
C2 = La cuillre en bois est donc plus belle que celle en or.
C3 = Lor napparat en rien plus beau que le bois de
figuier.
nonc de la contradiction
, []
,
(291c6-8)
Contradiction par
ngation, exprime
en une seule
proposition.
1.3.3 Troisime mise en contradiction : 291d-293c
Platon semble avoir pris un malin plaisir dcrire Hippias sous les traits dun individu
peu fut. En effet, ce stade-ci de la conversation, le lecteur sattend ce quHippias ait compris
la distinction pose par Socrate. Dautant plus quil affirme : tu cherches, mon avis, une
rponse qui ferait du beau quelque chose qui jamais (), nulle part () et pour
personne () ne puisse apparatre laid () (291d1-3)51. Or, Hippias propose une
51 Il est noter quHippias utilise le terme . Socrate rpond : Oui, Hippias, parfaitement. Voil que tu me
comprends dsormais trs bien . La troisime dfinition sera rfute en 293c, car Socrate montrera quelle fait en
39
dfinition aussi particulire que les prcdentes : ce quil y a de plus beau, toujours, en tous
lieux et pour tous, cest dtre riche, bien portant et honors par les Grecs; datteindre la
vieillesse, davoir fait ses parents de belles funrailles et de recevoir soi-mme de ses enfants
un bel et magnifique enterrement (291d9-e2). Selon lui, cette dfinition a un caractre
universel : tout le monde, en tout temps, conviendra que les lments dcrits dans cette dfinition
sont beaux et lont toujours t. Pour rfuter cette dfinition, Socrate prsentera des contre-
exemples chez les dieux et les hros (la dfinition dHippias ne sapplique pas aux
dieux puisquils sont immortels; quant aux hros, ils ne sont pas tous morts riches ou honors
de leurs enfants). Hippias sinsurge : il ne parlait ni des dieux, ni des hros ns de parents divins,
mais de tous les autres (humains ou hros ns de parents humains). Socrate lui prsente alors
lexemple de Tantale, qui est tantt considr comme le fils de Zeus, tantt comme un simple
monarque humain, ainsi que de son fils. Socrate conclut quune mme chose est tantt belle
pour les uns, tantt non belle pour les autres ( , [293c4-
5]). Selon Socrate (ou plutt : linterlocuteur anonyme), cette conclusion est encore plus ridicule
() que les prcdentes, quoiquelles se ressemblent52. Encore une fois, la
sorte quune mme chose est tantt belle, tantt non belle. Socrate utilise ici la ngation : . Par consquent,
il est permis ici de supposer que Socrate assimile les termes et , comme sil ny avait aucune
diffrence entre la contrarit et la ngation. Une telle assimilation semble galement luvre dans les mises en
contradictions prcdentes.
52 Il convient de se demander pour quelle raison cet exemple est plus ridicule que les prcdents (dans le passage
cit, il est question de la jeune fille et de la marmite , donc des exemples compris dans la premire mise en
contradiction). Est-ce parce quil se rapporte un seul objet, et non deux, comme semble le penser J.-F.
Pradeau ( Les autres exemples taient ceux dune beaut relative entre diffrentes espces dobjets; ici, cest donc
un mme objet qui suscite deux jugements contraires? [2005 : 132])? Cela est possible. Toutefois, Socrate rfute
lexemple de la jeune fille en deux temps : 1) il montre quelle nest pas la seule tre belle (une jument ou une
marmite sont galement belles); 2) il montre quil existe un autre objet qui est plus beau que la jeune fille ,
savoir une desse. Dans ce dernier cas, il sagit bien sr de deux objets diffrents ( desse , jeune fille ),
mais il nen demeure pas moins que le mme objet suscite deux jugements contraires (la jeune fille est belle, mais
elle galement laide lorsquon la compare une desse). La mention du ridicule peut tout simplement faire
rfrence au passage 291e-292b, dans lequel le texte prend un aspect rsolument comique (le personnage anonyme
menace Socrate de le frapper coups de bton; Hippias en est surpris et demande Socrate si linterlocuteur
anonyme est son matre). On retrouve dailleurs dans ce passage le terme (1), le verbe (3) et
40
contradiction est exprime en une seule proposition : Et quil semble encore plus impossible
que cela devienne et soit pour tous une belle chose, de sorte quil en va ici comme pour les
prcdents exemples, celui de la vierge et de la marmite, et de manire encore plus ridicule
encore, puisque ce qui est beau pour les uns nest pas beau pour les autres. ( ,
, ,
, , ,
, . [293c1-5]). La contradiction propre au discours dHippias est
exprime au moyen dune ngation : Hippias est rfut, car sa dfinition est la fois A et ~A.
La contradiction pourrait sembler apparente ou fausse au premier abord : Socrate ne confond-il
pas une attribution relative et une attribution absolue? En effet, le fait quune chose soit belle
pour une personne et laide pour une autre ne signifie en aucun temps que cette chose est belle
et laide. Pourtant, nous sommes davis quil sagit dune contradiction vritable. Pourquoi?
Parce que Socrate a bien pris soin de dire, et ce plus dune reprise, quil est la recherche
dune chose qui est belle pour tous et en tout temps ( [292e2]; ...
[293a7-8]). la lumire de cette prcision, la contradic