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Pierre Savy et David SchreiberTraduction et interprétation
À propos des dangers du geertzisme
Table des matières
De l’anthropologie à l’histoire : Robert Darnton et Clifford GeertzLe modèle du texte : l’apport de Paul RicœurTraduction et interprétationTexte intégral
L’article dont nous proposons ici la traduction fut publié en 1985 dans les
Quaderni storici1. Cette revue était alors le lieu d’expression privilégié des
micro-historiens, et l’auteur, Giovanni Levi, est lui-même l’un des
inspirateurs et des représentants de ce courant historiographique2.
Reconnaissons d’emblée qu’on peut s’étonner de la publication de la
traduction d’un article avec quinze ans de retard, d’autant que cet article
est en fait un compte rendu et une discussion du livre de Robert Darnton,
Le Grand Massacre des chats3, que Levi lit — et critique vivement —
comme une application des thèses de l’anthropologue américain Clifford
Geertz, qui lui-même inscrit son travail dans la continuité des travaux de
la philosophie herméneutique : en somme, Labyrinthe publie ici Levi
lecteur critique de Darnton, qui lui-même s’inspire des travaux de Geertz,
lequel a lu Gadamer, Ricœur et quelques autres. Il nous semble que cet
article, souvent cité et déjà traduit en d’autres langues que le français,
mérite d’être connu. Acte réflexif salutaire, sa lecture permet de
comprendre la position des micro-historiens sur une série de questions
complexes. L’un des mérites de la micro-histoire est d’avoir pratiqué un
dialogue fécond avec des disciplines voisines de l’histoire, en particulier
avec l’anthropologie. Aussi la volonté, clairement affichée, de se
démarquer de la pratique de l’anthropologue américain Clifford Geertz ou
de l’usage que font les historiens de certaines de ses propositions
épistémologiques peut-elle sembler à première vue paradoxale. Comme
Clifford Geertz, les micro-historiens ont en effet cherché à renouveler les
méthodes de travail de modèles jugés obsolètes — une anthropologie
structuraliste ou fonctionnaliste trop déterministe pour le premier, une
approche macro-analytique trop quantitativiste pour les seconds. Plus
encore, la proposition d’approcher localement les phénomènes sociaux, de
reconsidérer leur singularité, tout comme l’attachement aux procédures
d’écriture dans les sciences sociales, semblent des traits communs. Mais
notons que, comme le titre de l’article de Levi le souligne, le danger n’est
pas Geertz, mais le « geertzisme »4.
Pourquoi un tel article dans ce thème : « Traduire » ? D’abord parce qu’il
est question du passage d’un univers scientifique à un autre, en l’espèce
de l’anthropologie à l’histoire : la traduction dans la pratique et le langage
historiens de l’œuvre d’un anthropologue. L’un des enjeux de la critique
de Levi est la transposition d’un ensemble de propositions d’une discipline
dans une autre, de l’interdisciplinarité. Or, depuis sa création, Labyrinthe a
résolument cherché à se placer sous le signe d’une interdisciplinarité
effective, qui ne soit pas simple sacrifice à la mode environnante. Mais la
traduction n’est-elle pas l’un des objets de prédilection de la réflexion
littéraire ? Elle semble renvoyer à un objet propre d’une discipline, le
texte, et se prêter difficilement à une « déclinaison » interdisciplinaire. Au
fond, qu’est-ce que la traduction a à dire aux sciences sociales ? On peut
d’abord remarquer qu’il y a, dans le passage du monde étudié à la
science, quelque chose de la traduction : une traduction en texte — ou en
discours — de la « pensée autre », des comportements autres (qu’il
s’agisse des Balinais d’aujourd’hui ou des Français du xviiie siècle). Le
savoir produit par les sciences humaines s’apparente à une traduction
codifiée et exigeante de la réalité observée. Mais nous voudrions ici
risquer une confrontation entre la notion de traduction et celle
d’interprétation, entre l’imposition d’un sens univoque et stable et la prise
en compte de la plurivocité des significations, des rapports multiples du
texte au contexte. Plus simplement, nous proposons d’esquisser
rapidement dans cette introduction une généalogie du problème, en
reconsidérant quelques-uns des textes cités par Levi dans son article.
De l’anthropologie à l’histoire : Robert Darnton et Clifford Geertz
Mais d’abord, pourquoi le livre de Darnton, pourtant séduisant et fort bien
accueilli, a-t-il valu à son auteur les foudres de Levi ? Il faut pour cela
rendre justice à Darnton, en présentant son projet5. Il entendait, dans son
livre de 1984, réagir à une manière dominante — et aujourd’hui bien
désuète — d’écrire l’histoire de la culture et des faits culturels : une
histoire « à la française », largement représentée par « l’école des
Annales »6, qui se fondait généralement sur l’usage sériel des sources, sur
une approche quantitative à prétention « scientifique », et qui, quand elle
étudiait les « mentalités » et la culture, leur appliquait les mêmes
méthodes, les traitait en somme comme elle traitait l’économique et le
social — elle avait toujours le souci de « compter », quel que fût son objet.
Ce faisant, lui reprochait Darnton, elle ignorait la spécificité et l’autonomie
du culturel et du symbolique7. Darnton, qui avait pourtant lui-même
pratiqué auparavant ce type d’histoire des mentalités8, plaidait à présent
pour une histoire culturelle nouvelle, attentive au cas et au moment, à ce
qui étonne, à ce qui est opaque ou hermétique9. Il rompait avec cette
application du modèle quantitatif au domaine culturel. Le Grand Massacre
des chats, cette « cosmologie des gens simples »10, était une tentative,
nouvelle et fort attrayante, en ce sens. Ainsi, étudiant un massacre de
chats perpétré par des ouvriers typographes parisiens au xviiie siècle,
Darnton se plaît-il à montrer que le chat renvoie à un certain nombre de
significations symboliques (diabolique, sexuelle, etc.), qui permettent aux
ouvriers de manifester leur opposition à leur employeur et à sa femme de
manière à la fois violente et détournée. Le livre reçut aux États-Unis un
accueil fort positif et exerça une influence non négligeable sur la pratique
des historiens de la culture. Cette tentative n’était pas exempte de
défauts, comme le reconnaît Darnton lui-même sur deux points en
particulier : la preuve, ou l’indice, dont les modalités d’administration dans
le domaine de l’histoire culturelle et symbolique diffèrent de celles qu’a
définies Ranke pour la diplomatie ; et la représentativité des cas
étudiés11.
Levi présente le livre de Darnton comme un ouvrage « météorologique »,
écrit sous l’inspiration directe de l’anthropologie de Clifford Geertz, avec
lequel il avait animé un séminaire à l’Université de Princeton. Cet
anthropologue est surtout connu en France pour ses écrits sur la société
balinaise, notamment la célèbre description du combat de coqs à Bali,
ainsi que pour des propositions heuristiques comme la thick description,
l’importance du local dans l’élaboration du savoir global sur la société et
enfin la proposition selon laquelle on peut étudier la société comme un
texte, proposition dont il est plus particulièrement question ici, et sur
laquelle il nous faut revenir12.
On trouve sans doute la meilleure formulation de cette proposition dans
un essai de Geertz écrit en 1980 sur la « refiguration de la pensée
sociale13 ». L’anthropologue rejette toute tentative d’appréhender la
réalité sociale en termes de lois, de règles et de causalité et toute façon
d’écrire sur le social à partir d’analogies empruntées aux sciences de la
nature, qui viserait à établir une quelconque « physique sociale ».
Cherchant ailleurs d’autres analogies, Geertz présente les ressources
paradigmatiques que recèlent les notions de « jeu » et de « théâtre », déjà
appliquées en sciences sociales. Enfin et surtout, il propose de se tourner
vers l’approche herméneutique et symbolique telle que l’étude des textes
littéraires la pratique. Il entend éprouver la valeur de la proposition selon
laquelle le comportement humain peut se lire comme un texte14.
Cette entreprise de « textualisation » de la société permet un travail de
type philologique ; Geertz développe longuement l’exemple d’Alton
Becker, linguiste comparatiste qui a étudié le théâtre d’ombres javanais.
Celui-ci compare son travail à celui d’un philologue qui n’aurait pas séparé
l’étude du texte de l’étude des processus sociaux qui le créent. Cette
« nouvelle philologie » que Geertz décrit et prescrit vise à raccorder la
« fissure » entre « l’étude des phénomènes sociaux et l’étude de la façon
dont les textes sont construits15 ». Dès lors, le « nouveau philologue »
devra étudier dans un texte social la cohérence (rapport des parties entre
elles), l’intertextualité (rapports avec d’autres qui lui sont associées
historiquement ou culturellement), l’intention (rapport avec ceux qui en
quelque sorte le construisent) et la référence (rapport avec des réalités
conçues comme se trouvant en dehors du texte social). Geertz insiste bien
sur l’aspect programmatique et expérimental de ces analogies, présentées
dans son texte comme « un catalogue de suggestions vacillantes et
d’idées jointes à moitié16 ».
Le modèle du texte : l’apport de Paul Ricœur
Comme l’a montré André Mary17, on retrouve ici une référence explicite
au travail de Paul Ricœur, en particulier à son essai sur « Le modèle du
texte : l’action sensée considérée comme texte18 » et sur la notion
fondamentale d’« inscription ». Rappelons brièvement que l’analyse de
Ricœur vise à comprendre « dans quelle mesure nous pouvons considérer
la notion de texte comme un paradigme approprié pour l’objet allégué des
sciences sociales » et surtout « jusqu’à quel point la méthodologie de
l’interprétation des textes fournit un paradigme valable pour
l’interprétation en général dans les sciences humaines19 ». Ce
« paradigme du texte » repose sur l’idée suivante : il s’opère le même
type de transformation lorsqu’un discours oral (une « parole vive ») se
trouve mis en texte, quitte la sphère du parler-entendre pour celle du
écrire-lire, et lorsqu’une action humaine est coupée de l’événement dans
lequel elle est effectuée. Plus encore, « l’action sensée devient objet de
science seulement sous la condition d’une sorte d’objectivation
équivalente à la fixation du discours par l’écriture20. » Car l’action aussi a,
pour Ricœur, vocation à se dégager de son ou de ses agents pour
s’inscrire dans « le temps social » vu comme « le lieu d’effets durables, de
configurations persistantes21 ». Par ce processus d’autonomisation et
d’inscription, la signification de l’action est fixée, elle est dissociée de
l’intention mentale de l’auteur et elle déploie un monde : celui de
l’ensemble des références, des contextes, qui a rompu avec la situation
initiale.
Que l’on nous permette de mentionner ici deux remarques sur cette
filiation entre Geertz et Ricœur dont l’une est simplement évoquée par
Levi. Il n’est tout d’abord pas toujours aisé de saisir, dans les analyses de
Ricœur comme dans le travail de l’anthropologue, les limites de cette
proposition de considérer les faits sociaux comme des textes. Ce
paradigme du texte a-t-il la même valeur pour toutes les actions ?
N’assiste-t-on pas à un glissement qui nous fait passer du « voir comme
si » à valeur heuristique à un « être comme » ? Ricœur commence par
envisager « les innombrables situations où l’action se laisse traiter comme
un texte fixé22 », dans une perspective objectivante. Mais cette
proposition se transforme parfois en discours sur la réalité sociale : l’action
« sensée » elle-même en vient à signifier quelque chose et la fonction
sémiotique ou symbolique de l’action devient l’« authentique fondation »
de la vie sociale. Ainsi « non seulement la fonction symbolique est sociale,
mais la réalité sociale est fondamentalement symbolique23 ». Dans
l’anthropologie de Clifford Geertz, le glissement, nous semble-t-il, est
encore plus assumé. Certes, dans l’article que nous avons mentionné, il
limite le domaine d’application d’une telle proposition. Mais sa conception
de la culture comme discours sur la réalité sociale ne limite pas toujours le
« voir comme si » à une simple proposition heuristique. L’action devient
alors symbolique par nature et les implications d’un tel point de vue
dépassent de loin la sphère de travail initiale24.
En s’en tenant à la seule valeur paradigmatique de la perspective
textualiste, on notera ensuite qu’il est paradoxal que les propositions du
philosophe aient eu une influence aussi forte sur la pratique d’un
anthropologue alors même qu’elles semblent plus adéquates au travail de
l’historien. À l’horizon des sciences humaines, dans l’article de Paul
Ricœur, il y a l’histoire, lieu d’inscriptions, de mise en archives des actions
humaines. Et il est évident que la perspective textualiste, dans la mesure
où les archives sont le lieu matériel de l’inscription, s’adresse en premier
lieu aux historiens. L’anthropologue est confronté sur le terrain à des
situations dialogiques, ce qui le met en mesure de saisir les références
ostensives du discours, la « parole vive ». Certes, il doit transcrire ce qu’il
perçoit et donc « textualiser » une expérience directe. Ce moment peut
être perçu comme un moment d’appauvrissement par rapport au réel. Si
l’historien est d’emblée éloigné des situations d’interactions par lesquelles
se construit la réalité sociale, il est surprenant de voir l’anthropologue se
mettre volontairement dans cette position alors même qu’il a accès à un
matériau différent.
Ce dernier point n’est qu’effleuré par Levi. L’influence de Ricœur a conduit
Geertz, selon lui, à superposer « compréhension historique » et
« compréhension anthropologique ». Mais les « dangers du geertzisme »
se situent à un autre niveau. Ils trouvent leur origine dans les principes de
l’approche interprétative elle-même. Ce que fait Robert Darnton, dans son
application « un peu mécanique » de ces principes, ce n’est au fond que
contribuer à rendre ces principes originels et les risques qu’ils comportent
« plus clairs pour nous ». « Dangers du geertzisme » ? Dangers de
l’herméneutique ? Il n’est pas aisé de faire la part des choses dans le texte
de Levi.
Traduction et interprétation
Du modèle interprétatif, Levi retient surtout son rejet catégorique d’une
connaissance historique qui soit une connaissance « objective »,
« conformité entre une proposition et une chose ». Ce n’est plus Ricœur
qu’il discute (et chez qui cette opposition n’a plus guère de sens) mais la
philosophie de Gadamer pour qui « l’objectivisme est une illusion25 ». Dès
lors, Levi note que l’on est conduit vers deux limites : le problème des
rapports entre texte et contexte, le texte étant conçu comme la partie
d’un tout ; et le problème des critères de validation de l’interprétation.
Pour lui, dans l’« arc herméneutique » de Geertz et de Darnton, le
contexte ne change pas, il est donné d’avance, il est « rigidifié comme un
arrière-fond immobile ». L’étrangeté ou, plus simplement, la singularité
n’ouvre pas sur une lecture plurivoque mais sur une réduction non
problématique26. Le texte illustre le contexte ; plus, il en est la traduction.
Dès lors, peut-on dire qu’il y a véritablement interprétation ? Traduction
n’équivaut pas à interprétation, et la volonté de « traduire » de manière
univoque le texte ou le phénomène social excède largement
l’interprétation. Geertz a souvent présenté son travail comme un effort de
« traduction » des phénomènes culturels, mais n’y a-t-il pas là déviance
par rapport à l’intention interprétative initiale ? Ces pratiques abusives qui
visent à « plier » le texte aux exigences du contexte ont pour corollaire,
aux yeux de Levi, une absence de critère de validation et de pertinence.
On touche ici à la question de la preuve documentaire et de
l’administration de cette preuve. Il ne s’agit pas d’ouvrir ici le débat sur
ces problèmes complexes27. Retenons l’insistance de Levi sur
l’importance des critères objectifs de validation. C’est aussi
incontestablement le mérite de l’essai de Paul Ricœur, que de penser
ensemble la notion d’interprétation et la question des critères objectifs.
Traduction et interprétation, tel est le jeu conceptuel sur lequel s’ouvre le
thème « Traduire ». Sur l’interdisciplinarité, chère à Labyrinthe, l’article de
Giovanni Levi apparaît à la fois comme un encouragement, une invitation
à travailler dans cette voie, et comme une mise en garde. Encouragement
car il montre à quel point l’historien ne peut travailler isolé. Mise en garde
parce que cette position n’implique pas que l’on puisse faire n’importe
quoi. La « transposition mécanique » de propositions d’une discipline dans
une autre est, au fond, l’écueil dans lequel Darnton, aux yeux de Levi, est
tombé.
Notes
1 Quaderni storici, 58, 1985, p. 269-277.2 La même année, il publiait en Italie son grand livre, L’Eredità immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento (Turin, 1985), traduit quatre ans plus tard en français (Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle, Paris, 1989). Sur la micro-histoire, dans une bibliographie abondante, voir Carlo Ginzburg et Carlo Poni, « Il nome e il come : mercato storiografico e scambio disuguale », Quaderni storici, 40, 1979, p. 181-190, traduction française partielle « La micro-histoire », Le Débat, 17, 1981, p. 133-136 ; Jacques Revel, « L’histoire au ras du sol », présentation de l’édition française du Pouvoir au village, de Giovanni Levi, p. I-XXXIII ; et Jacques Revel (dir.), Jeux
d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, 1996.3 Robert Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes in French Cultural History, New York, 1984, traduction française Le Grand Massacre des chats : attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, 1985.4 Ce néologisme sans doute ironique traduit, dans le texte de Levi, la distorsion que ce dernier perçoit entre les travaux de Geertz et leur usage chez les historiens, en particulier chez Robert Darnton. Il reste à comprendre en profondeur un point sur lequel l’article de Giovanni Levi reste allusif : ce qu’il y a donc à garder, « intelligence » et qualités d’écrivain mises à part, de l’anthropologie de Clifford Geertz. Notre présentation ne vise à donner au lecteur que les premiers éléments du débat.5 Sur ce projet, voir aussi Roger Chartier, « Text, Symbols, and Frenchness », Journal of Modern History, décembre 1985, 4, p. 682-696, et le « compte rendu » à plusieurs voix – Bourdieu, Chartier, Darnton – du Great Cat Massacre : Pierre Bourdieu, Roger Chartier et Robert Darnton, « Dialogue à propos de l’histoire culturelle », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 59, 1985, p. 86-93.6 Dont Darnton reconnaît l’apport, et admet qu’elle ne produisait pas exclusivement ce type d’histoire ; il mentionne les travaux d’anthropologie historique de Jacques Le Goff.7 Elle se voulait une « histoire quantitative au troisième niveau », comme le disait explicitement Pierre Chaunu. L’archétype, du reste mémorable, de cette manière d’écrire l’histoire est le livre de Michel Vovelle sur les testaments provençaux, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle : les attitudes devant la mort d’après les testaments, Paris, 1973. On doit cependant se garder de la caricaturer : ainsi Soboul, loin de tout dogmatisme, se demandait-il si l’on pouvait « mesurer la foi » – manière de dire qu’il était conscient des limites de cette histoire quantitative à laquelle de nombreux objets échappent (dans Ernest Labrousse, dir.), L’Histoire sociale : sources et méthodes, colloque de Saint-Cloud, 15-16 mai 1965, actes publiés à Paris, 1967, p. 43).8 Voir notamment The Business of Enlightenment : A Publishing History of the Encyclopédie, 1775-1800, Londres, 1979, traduction française L’Aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800 : un best-seller au siècle des Lumières, Paris, 1982, rééd. Paris, 1992.9 Robert Darnton, Le Grand Massacre…, cit., Paris, 1985, p. 10-11.10 Cette cosmologie des gens simples, objet du livre de Darnton, a passionné les micro-historiens – que l’on pense au sous-titre du Fromage et les vers, de Carlo Ginzburg : « Il cosmo di un mugnaio del ‘500 », « L’univers d’un meunier du XVIe siècle ». De même, l’attachement de Darnton à l’étude du marginal et son refus de la notion de type représentatif ne seraient pas désavoués par les micro-historiens. Le rejet par Levi du livre de Darnton est d’autant plus intéressant.11 Robert Darnton, Le Grand Massacre…, cit., Paris, 1985, conclusion.
12 Voir Clifford Geertz, Bali, interprétation d’une culture, Paris, 1983, ainsi que Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, 1986, et « La description dense ; vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, 6, 1998, p. 73-105 (traduction par André Mary de l’essai qui ouvre The Interpretation of Cultures, 1983).
13 Clifford Geertz, « Genres flous, la refiguration de la pensée sociale », Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, 1986, p. 27-47.14 « L’analogie avec le texte, soulevée maintenant par les spécialistes en sciences sociales est, de quelque façon, la plus vaste des refigurations récentes de la théorie sociale, la plus aventureuse et la moins développée. » (« Genres flous… », cit., p. 41.)15 Ibid., p. 44. Il nous semble que Giovanni Levi fait une faute de lecture lorsqu’il attribue à Geertz la proposition selon laquelle « l’étude de la signification fixée est séparée de l’étude des processus sociaux qui la fixent » comme faisant partie de la « nouvelle philologie » que l’anthropologue appelle de ses vœux. C’est au contraire à propos de l’« ancienne » philologie que Geertz émet ce jugement. La question de savoir dans quelle mesure l’anthropologie de Geertz a réellement pratiqué cette « nouvelle philologie » reste bien entendu posée.16 Ibid., p. 45.17 André Mary, « De l’épaisseur de la description à la profondeur de l’interprétation », Enquête, 6, 1998, p. 55-72. Nous devons beaucoup à cet article, tout entier consacré à l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz.18 Paul Ricœur, « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, 1986, p. 183-220. On trouve la première publication de ce texte sous le titre « The Model of the Text : Meaningful Action considered as a Text », dans Social Research, 38, 3, 1971, p. 529-562. L’objet de cet essai est le dépassement d’une opposition épistémologique devenue stérile entre expliquer et comprendre, et le repositionnement épistémologique de l’herméneutique déplacée par Heidegger sur un plan ontologique.19 Ibid., p. 183.20 Ibid., p. 190.21 Ibid., p. 194-195. Et Ricœur ajoute : « […] L’histoire est cette “quasi-chose” sur laquelle l’action humaine laisse une “trace”, met sa “marque”. D’où la possibilité des “archives”. Précédant les archives intentionnellement mises par écrit par les mémorialistes, il y a le processus continu d’“enregistrement” de l’action humaine, qui est l’histoire elle-même en tant que nous sommes des “marques”, dont le destin échappe au contrôle des acteurs individuels » (p. 195).22 Ibid., p. 190.23 Ibid., p. 209.24 Voir, sur ces questions, Clifford Geertz, Bali, interprétation d’une culture, Paris, 1983 ; et « La description dense : vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, 6, 1998, p. 73-105. Pour une lecture critique de cette notion d’action symbolique, voir Alban Bensa, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles…, cit., p. 37-70.25 Hans Georg Gadamer, Le Problème de la conscience historique, Louvain et Paris, 1963, 2e édition Paris, 1996, p. 73-74.26 La notion de «contexte » a été largement repensée à partir des travaux des micro-historiens. Voir sur ce point Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles…, cit., Paris, p. 15-36 ainsi qu’Alban Bensa, « De la micro-histoire… », cit.
27 Voir le numéro spécial de la revue Enquête sur le thème « Interpréter, surinterpréter » (3, 1996) et, en particulier, l’article de Jean Boutier et Philippe Boutry, « L’invention historiographique, autour du dossier Menocchio », p. 165-176.
Pour citer cet article
Pierre Savy et David Schreiber, « Traduction et interprétation », Labyrinthe, Thèmes (n° 8), , 27-35 [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2005. URL : http://revuelabyrinthe.org/document829.html. Consulté le 19 octobre 2007.Quelques mots à propos de : David Schreiber
David Schreiber est né en 1974. Il est agrégé d’histoire et ancien élève de l’École normale supérieure. Il prépare une thèse de doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Jacques Revel, sur Les Représentations du passé en France pendant la Restauration. Il a par ailleurs collaboré en qualité d’auteur aux émissions sur le procès Barbie diffusées sur la chaîne Histoire en novembre 2000.
Giovanni Levi« Les dangers du geertzisme »
Traduction inédite de l’italien, par Pierre Savy.
Texte intégral
Texte original : « I pericoli del geertizsmo », publié en italien dans les Quaderni storici, 58, 1985, p. 269-277*.
Le livre de Robert Darnton1 est un livre important : pas tant pour ses
résultats, qui me paraissent au contraire très discutables, que pour la
philosophie qui l’inspire plus ou moins consciemment. En effet, Darnton
s’est mis au travail dans un état d’esprit très sensible au climat culturel
environnant, et dans l’intention d’écrire un livre à succès. Sa recette
consistait précisément à travailler de manière très météorologique, à
accepter comme source d’inspiration le débat dans l’air du temps sur la
crise des sciences sociales. Je veux donc aller au-delà des déclarations
explicites de l’auteur, pour discuter essentiellement un point : pourquoi
est né un livre comme celui-là.
Au-delà des intentions de l’auteur, disais-je : parce qu’aucun des
protagonistes du débat ne figure dans la liste des noms qu’il cite, excepté
celui qu’il utilise comme un filtre qui mène vers le monde de la discussion
théorique : Clifford Geertz. Un remerciement, au-delà des institutions, tient
lieu d’épigraphe au livre : un cours universitaire de 1972 sur l’histoire des
mentalités s’est peu à peu transformé en séminaire sur l’histoire et
l’anthropologie, « thanks to the influence of Clifford Geertz ».
Il convient alors de remonter jusqu’à l’inspirateur. Comme je chercherai à
le montrer, le travail de Darnton est par beaucoup d’aspects la synthèse
portée à l’extrême d’une certaine façon d’imaginer ce qu’est
l’anthropologie de Geertz : peut-être parce qu’il est la transposition
mécanique dans le domaine de l’histoire de problèmes que rencontre
l’anthropologie et qui sont nés du rapport avec des interlocuteurs vivants.
Et l’on ne peut pas ne pas se demander si les Français de l’époque
moderne que Darnton étudie ne sont pas, par certains aspects, des
interlocuteurs un peu moins — ou du moins différemment — en mesure de
réagir que les Marocains ou les Indonésiens de Geertz.
Clifford Geertz se situe dans le domaine de la réflexion herméneutique, ce
riche courant de philosophes qui placent le phénomène de l’interprétation
au centre de leur intérêt. Si, jusqu’au romantisme, l’interprétation était
essentiellement le problème technique consistant à repérer les règles qui
doivent guider la lecture de certains textes — religieux et juridiques en
premier lieu —, l’herméneutique comme problème philosophique général
se développe en relation avec la solution de continuité de la tradition
européenne représentée par la Révolution française : la question de
l’accès aux produits spirituels d’autres époques et d’autres peuples
devient un problème, la Bible et les textes juridiques cessent d’être les
objets privilégiés et immobiles de toute interprétation2.
La chaîne que Geertz nous propose relie Schleiermacher, Dilthey,
Heidegger, Gadamer et Ricœur : une progressive identification de
l’existence même avec le phénomène de l’interprétation des produits
culturels (ou des manifestations vitales, pour le dire avec Dilthey)3, avec
les textes auxquels l’appliquer.
C’est là une polémique essentielle dans le domaine des sciences
humaines : contre le modèle objectivant, qui réduit toutes les choses à des
objets que l’on manipule, qui réduit l’homme à un sujet manipulant, et qui
uniformise les sciences humaines sur le modèle des sciences de la nature,
le dernier Heidegger proposait la voie opposée, celle de la médiation
herméneutique qui nous prépare au retour peut-être impossible de l’être,
contre la pensée de l’âge de la technique. La proposition consistait en une
identification d’ensemble de l’histoire avec le langage, qui est le moyen
dans lequel advient l’illumination de l’homme réalisée par l’être : l’homme
parle un langage, mais en réalité il n’en dispose pas ; c’est le langage qui
dispose de lui, en traçant les lignes de ses expériences possibles, en
délimitant les alternatives, et ainsi de suite. Mais au-delà de la tension
finaliste de Heidegger, c’est la version de l’herméneutique qu’offre Vérité
et méthode, de Gadamer (1960)4, qui inspire la réflexion méthodologique
de Clifford Geertz.
Partant de Dilthey et Heidegger, Gadamer « montre comment, pour
reconnaître théoriquement l’expérience de vérité qui se produit dans les
sciences de l’esprit, il convient d’élaborer une notion de vérité qui ne soit
plus en aucune manière apparentée avec celle de la conformité entre une
proposition et une chose5 » ; la vérité se produit, les expériences se font.
« La connaissance historique ne peut être décrite selon le modèle d’une
connaissance objectiviste, car elle est elle-même un processus qui a tous
les caractères d’un événement historique. La compréhension doit être
entendue comme un acte de l’existence, et elle est donc un “pro-jet jeté”.
L’objectivisme est une illusion6. »
Le savoir de l’homme sur les produits culturels est l’ensemble des points
où se produit la vérité parce que ce sont les points de la médiation
historique entre formes du passé (ou de l’« autre ») et expérience
présente et future. On ne peut donc réduire l’interprétation et sa vérité à
une correspondance entre proposition et texte : le texte lui-même subit
une modification continue, il montre la multiplicité de ses significations, et
les historiens sont « des membres de la chaîne ininterrompue à travers
laquelle le passé s’adresse à nous ». Nous nous attendons que les textes
nous enseignent quelque chose : une fois reconnu le caractère étranger de
ce qui nous parvient de dehors, l’attitude herméneutique présuppose non
une neutralité objective mais une prise de conscience qui désigne nos
opinions et nos préjugés et les qualifie comme tels. « Et c’est en réalisant
cette attitude que nous donnons au texte la possibilité d’apparaître dans
sa différence et de manifester sa vérité propre contre les idées préconçues
que nous lui opposons d’avance7. »
Geertz se fait l’écho fidèle de ces positions : « Que la pensée soit
spectaculairement multiple comme produit et admirablement singulière
comme processus, voilà qui est devenu un paradoxe de plus en plus
stimulant dans les sciences sociales ; mais en plus, la nature de ce
paradoxe est de plus en plus considérée comme un problème relié au
puzzle de la “traduction”. Nous sommes désormais tous des indigènes, et
quiconque n’est pas immédiatement un des nôtres est exotique. La
mission qui consistait à découvrir si les sauvages pouvaient distinguer le
fait de l’imaginaire s’est transformée, semble-t-il : il s’agit désormais de
découvrir comment les autres, au-delà des océans ou bien derrière la
porte à côté, organisent un monde à eux qui est significatif8. »
Je dois dire que cette reconstruction des ascendants est évidente mais non
pas avouée, chez Geertz ; les pages de Gadamer et de Ricœur sont celles,
me semble-t-il, qui résonnent le plus fortement à la lecture de son Local
Knowledge. Jamais Apel n’est cité, mais Habermas l’est souvent, et la
polémique de Ricœur contre Wittgenstein est laissée de côté. Mais son
intention n’était pas d’entrer dans un débat de philosophes, de même
qu’ici mon intention ne saurait être de discuter la relation complexe qui
existe entre le débat herméneutique et la pensée de Geertz. Le problème
est celui de la fondation d’une anthropologie herméneutique qui, à partir
de prémisses philosophiques comme celles que nous avons trop
rapidement évoquées ci-dessus, affronte des thèmes essentiels du débat
anthropologique : celui de la traduction de la pensée « autre », celui de la
transformation en texte des produits culturels.
Et c’est justement ce processus de transformation en texte9 de fragments
de la réalité qui requiert quelques éclaircissements. Parce que
naturellement, ce n’est pas là une banale proposition d’extension de la
méthode herméneutique, qui passerait, des objets écrits où elle s’applique
traditionnellement, à la réalité spirituelle ou culturelle dans son ensemble.
Elle a de lourdes implications de méthode et d’orientation.
Clifford Geertz discute de cette analogie en la confrontant avec d’autres
analogies qu’utilise la théorie sociale récente : le jeu et le drame. Que l’on
puisse décrire la conduite humaine en analogie avec le jeu et le contre-jeu
ou avec l’acteur et les spectateurs semble plus plausible que de décrire
les personnes qui agissent comme si elles étaient des phrases. Mais
l’avantage de cette dernière analogie est qu’elle permet de considérer les
actions comme un discours, de les interpréter en s’appuyant sur le
concept de Ricœur d’« inscription », c’est-à-dire de fixation de la
signification. L’action, l’événement, ce qui est dit passent, mais la
signification inscrite demeure : « Le grand avantage de l’extension de la
notion de texte est qu’elle attire l’attention sur ce phénomène de la
fixation de la signification au-delà du passage des événements : l’histoire
par rapport à l’événement, la pensée par rapport au penser, la culture par
rapport au comportement. » L’étude de la signification fixée est séparée
de l’étude des processus sociaux qui la fixent : c’est ce que Geertz appelle
une nouvelle philologie. « Ceux qui proposent que “la vie est comme le
jeu” tendent à considérer l’interaction face à face, les tentatives de
séduction ou les cocktails comme le terrain le plus fertile pour leurs
analyses ; ceux qui soutiennent que “la vie est comme une scène” sont
attirés par les émotions collectives, par les insurrections ou par les
carnavals ; de la même façon, ceux qui soutiennent que “la vie est comme
un texte” tendent vers les formes imaginatives : mots d’esprit, proverbes,
arts populaires10.»
La textualisation est donc le processus à travers lequel le comportement
non écrit, le discours, les croyances, la tradition orale ou rituelle, en
viennent à constituer un ensemble, et un ensemble potentiellement
signifiant, mis en évidence par une situation discursive immédiate et en
action. Et c’est un requisit essentiel de l’interprétation parce que le texte
assume ainsi une relation plus ou moins stable avec le contexte dans
lequel la signification multiple, implicite dans la signification littérale, est
déchiffrée.
Le problème est celui posé par Ricœur du rapport entre texte et monde.
Un monde ne peut être saisi directement : il est toujours saisi grâce à une
inférence sans fin sur la base de ses parties ; et les parties doivent être
conceptuellement et perceptiblement séparées du flux de l’expérience. Si
bien que la textualisation est un mouvement circulaire qui isole puis
contextualise un fait dans sa réalité englobante.
La position de Ricœur (copiée par Geertz, qui superpose compréhension
historique et compréhension anthropologique) implique aussi de
considérer comme dénuées de pertinence les différences entre recherche
de terrain et recherche d’archives. Pour Ricœur, c’est le discours qui a
comme aspect intrinsèque la situation immédiate de communication : il
n’en va pas de même du texte et de sa lecture. Pour comprendre le
discours, il faut être en présence du sujet qui parle ; mais pour que le
discours devienne texte, il doit être devenu autonome de la situation
immédiate : l’interprétation diffère de l’interlocution. Le texte peut être
transporté et l’ethnographie est produite loin du terrain. L’expérience de
recherche, centrale pour l’anthropologue social des années trente-
soixante, est transformée en un ensemble textuel, séparé de l’occasion
discursive dans laquelle elle se produit. « Un rituel ou un événement
textualisé n’est plus strictement relié à la production de cet événement
par des acteurs spécifiques. Au contraire, ces textes deviennent les
preuves d’un contexte englobant, d’une réalité “culturelle”. Mais puisque
auteurs et acteurs spécifiques sont séparés de leurs productions, il faut
inventer un auteur généralisé pour rendre compte du monde ou du
contexte dans lequel les textes sont artificiellement replacés. Cet auteur
généralisé apparaît sous divers noms : “point de vue de l’indigène”,
habitants des îles Trobriand, le Nuer, le Dogon, le Balinais11. »
Je ne sais dire s’il est absolument impossible d’éliminer l’une des limites
pratiques principales que cette prise de position induit dans la recherche
ethnologique et historique ; il est toutefois pour le moins très fréquent
chez Geertz et chez Darnton que ce contexte de référence soit rigidifié
comme un arrière-fond immobile. Et du reste, Gadamer nous avertit que
« l’intention véritable de la connaissance historique n’est pas d’expliquer
un phénomène concret comme cas particulier d’une règle générale […].
Son but véritable — même en utilisant des connaissances générales — est
bien plutôt de comprendre un phénomène historique dans sa singularité,
dans son unicité12. » C’est un peu un cercle vicieux, dans lequel le texte
nous met en mesure de prendre conscience de nos préjugés et de
découvrir un monde « autre » significatif, mais où le contexte d’ensemble
est donné au départ et n’est pas changé à la fin : l’unicité d’un texte peut
peut-être fournir une plus grande compréhensibilité du contexte, mais non
en changer substantiellement les éléments. C’est en somme un processus
circulaire dans lequel les critères de vérité et de pertinence, tous enfermés
dans l’activité herméneutique constitutive, paraissent — au moins pour
mon obsolète mentalité matérialiste — trop arbitraires.
Comme on le voit, on a ici le reflet des limites au fond irrationnelles et
esthétisantes de Gadamer13 : le manque d’une perception d’ensemble de
l’histoire qui ne soit pas sa croissance herméneutique sur elle-même,
parce que tout événement historique est par nature une médiation entre
passé (ou « autre »), présent et avenir ; toute interprétation de textes est
une application à une certaine préférence ou situation présente. Il n’existe
en somme aucun critère pour distinguer interprétations valides et
interprétations non valides, sinon leur capacité de donner lieu à de
nouveaux processus herméneutiques, d’activer un dialogue continu avec
le passé et avec « l’autre », qui toutefois ne réduise pas les textes à des
objets séparés du sujet.
Mais il est temps de retourner à notre texte, au livre sur le Cat Massacre :
« ce genre d’histoire de la culture, dit Darnton, appartient aux sciences de
l’interprétation » (p. 6*). Et c’est ici un des mérites, à mes yeux du moins,
du livre : son application un peu mécanique de principes de cette origine
contribue à les rendre plus clairs pour nous. La crise de la représentation
et de la traduction entre cultures différentes est aujourd’hui plus que
jamais à l’ordre du jour, et Darnton nous propose une hypothèse de
réponse expérimentale et, je le répète, en partie inconsciente ou au moins
implicite. Il nous en propose même une version brutale : là où Geertz nous
explique les préférences de champ d’application de l’effort herméneutique
de la part de ceux qui conçoivent « la vie comme un texte », Darnton lit,
avec des observations paternalistes, que « les gens communs ne
construisent pas de propositions logiques, mais pensent avec les choses,
les récits, les cérémonies » (p. 4). Là où Gadamer écrit : « Que nous ne
comprenions rien au texte ou que la réponse qu’il donne contredise nos
anticipations, c’est l’expérience de l’échec qui dévoile la possibilité d’un
usage linguistique inhabituel14 », Darnton lit que « c’est en recueillant le
document là où il est plus opaque que nous pouvons réussir à débrouiller
un système “autre” de signification » (p. 5) ; là où c’est sur la singularité
que doit porter l’accent, Darnton nous dit : « On ne veut pas offrir de cas
typiques […]. Je ne vois pas pourquoi l’histoire de la culture devrait éviter
l’excentrique et s’intéresser au moyen ; on ne peut calculer la signification
moyenne ou le plus petit dénominateur commun des symboles » (p. 5-6).
On fait certainement tort à la richesse de passages concernant l’histoire
culturelle de la France que Darnton nous présente en s’arrêtant en
conclusion sur certains aspects généraux de son livre : ceux-ci, toutefois,
me semblent particulièrement indicatifs de tout ce que l’on a discuté
avant. Tout d’abord, la rigidité des contextes de référence.
Dans le premier chapitre, on examine les fables. En polémique avec les
lectures psychanalytiques de Fromm et de Bettelheim, Darnton en
propose une lecture réaliste : « Malgré d’occasionnelles touches de
fantaisie, les fables restent ancrées dans le monde réel » (p. 34) ; « elles
expriment de manière hyperbolique un fait de base de la vie paysanne »
(p. 35) ; « un substrat de réalisme social sert de support à l’imagination »
(p. 38). Et cette réalité sociale et culturelle d’Ancien Régime est très
semblable dans les différents pays, même si différents styles culturels
viennent changer le ton et les éléments du même récit, de nation en
nation : « Tout récit a beau observer une structure commune, dans les
différentes traditions des effets complètement différents sont produits —
le comique dans les versions italiennes, l’horreur dans les allemandes, le
dramatique dans les françaises, le bizarre dans les anglaises » (p. 46).
Parce que les styles culturels existent : « La “francité” [Frenchness] existe
et véhicule une vision particulière du monde — le sentiment que la vie est
dure, que mieux vaut ne pas se faire d’illusions sur l’altruisme de ses
compagnons, que l’astuce et l’ingéniosité sont nécessaires pour défendre
le peu que l’on parvient à prendre à ses voisins, et qu’être moral ne mène
à rien. La “francité” produit un détachement ironique » (p. 61). Comme on
le voit, ce ne sont pas les fables qui éclairent pour nous une vision du
monde : l’interprétation est fermée sur elle-même parce que le « style
culturel » des différents pays est donné, et il est, de manière schématique,
réduit à une formule, comme l’auteur lui-même le reconnaît (p. 51). Les
fables sont ainsi interprétées de manière fonctionnaliste, comme des
instruments servant à mettre en garde petits et grands et montrant « la
folie qu’il y a à attendre autre chose que de la cruauté d’un ordre social
cruel » (p. 38). Et ces cultures indéfinies sont l’expression des « caractères
nationaux » (p. 47). Il est évident qu’il y a là un renvoi aux études portant
sur le caractère national menées par l’anthropologie américaine des
années quarante (Gorer, Benedict, Mead). Une nouvelle histoire, en
somme, qui ne se rend pas compte qu’elle utilise des outils théoriques
discutables et obsolètes.
Il n’est pas difficile de noter encore une référence à Clifford Geertz, qui,
par exemple, dans cet article extraordinairement intelligent qu’est
« Centers, Kings and Charisma : Reflections on the Symbolics of
Power15 », nous donne toutefois des descriptions par formules des
caractères culturels (voilà les acteurs-auteurs généralisés dont parle
James Clifford) de l’Angleterre élisabéthaine, de la Java de Hayam Wuruk,
du Maroc de Hassan : contextes immobiles dans lesquels est insérée
l’étude du charisme et du pouvoir symbolique. Mais Geertz est Geertz : le
danger, c’est le geertzisme. Un autre aspect est la perte du sens de la
pertinence des choses : de petits épisodes peuvent être révélateurs
d’attitudes culturelles importantes, mais dans l’herméneutique comme fin
d’elle-même qu’il nous est paru possible de voir chez Gadamer et que
nous retrouvons souvent chez Darnton, l’absence de critère général de
validité et de pertinence naît d’un renversement des perspectives. De
petits épisodes deviennent apparemment importants parce que nous
connaissons déjà le schéma d’ensemble dans lesquels les insérer et les
lire : la recherche n’ajoute rien à ce qui est déjà connu, elle le confirme
faiblement et de manière superflue. Et c’est justement le cas de l’essai qui
donne son titre à tout le volume, « Workers Revolt : the Great Cat
Massacre of the Rue Saint-Severin ». La mise à mort des chats de la
femme du maître par les ouvriers typographes exprime la révolte d’un
groupe social encore corporativement subordonné aux bourgeois : « Il
serait absurde de considérer le massacre des chats comme une répétition
générale pour les Massacres de septembre de la Révolution française ;
toutefois, ce déchaînement de violence suggérait une rébellion populaire,
même si elle se limitait au niveau du symbolisme » (p. 98). Les relations
entre maîtres et ouvriers, la symbolique des chats, la vision du monde du
peuple et de la bourgeoisie sont données, c’est un contexte immobile qui
ne subit pas de modifications ; ce que l’article explique est donc la mort
violente de quelques chats, dans un cadre déjà connu de culture
carnavalesque et de révolte ouvrière, et connu à travers des études bien
plus importantes et bien plus novatrices.
Bref, contexte et pertinence sont posés a priori dans les divers chapitres
de ce livre. Le reste est souvent la calligraphie polie d’une philosophie de
l’histoire enfermée dans un cercle vicieux. J’ai donc interprété ces essais
comme un « texte » : mais, avec une procédure différente de celle de
l’herméneutique de Darnton, j’ai peut-être trop négligé la singularité de
l’œuvre, pour mettre en évidence combien elle est exemplaire d’une
manière de lire l’histoire sociale irrémédiablement « autre » que la mienne
et que celle, je l’espère, de beaucoup de lecteurs des Quaderni storici.
Notes
1 Robert Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes in French Cultural History, New York, Basic Books, 1984, traduction française Le Grand Massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Robert Laffont, 1985, 2e édition Paris, Hachette, 1986.2 Voir Gianni Vattimo, « Introduzione » à Karl Otto Apel, Comunità e comunicazione, Turin, Rosenberg e Sellier, 1977, traduction italienne de Transformation der Philosophie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1973.3 Cité dans Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 79.4 Hans Georg Gadamer, Wahrheit und Methode ; Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1960, traduction française Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 1976, 2e édition Éditions du Seuil, 1996.5 GianniVattimo, « Introduzione », cit., p. XIV.6 Hans Georg Gadamer, Le Problème de la conscience historique, Louvain, Publications Universitaires de Louvain, et Paris, Béatrice-Nauwelaerte, 1963, 2e édition Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 73-74.7 Hans Georg Gadamer, Le Problème…, cit., 2e édition, p. 81.8 Clifford Geertz, Local Knowledge. Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic Books, 1983, traduction française Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, Presses universitaires de France, 1986. Les références suivantes à Geertz seront aussi tirées des essais réunis dans The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, par rapport auxquels, toutefois, Savoir local, savoir global présente un rapport plus étroit encore avec la philosophie herméneutique.9 Sur ce processus, voir Paul Ricœur, « The Model of the Text : Meaningful Action Considered as a Text », Social Research, 38, 1971, p. 529-562.10 Clifford Geertz, Local Knowledge…, cit., p. 30-33 et p. 151.11 James Clifford, « On Ethnographic Authority », Representations, 1, 1983, p. 132 ; cet article dans son ensemble présente un grand intérêt pour les problèmes dont il est ici question.12 Hans Georg Gadamer, Le Problème…, cit., 2e édition, p. 31.13 Un jugement de ce type sur Gadamer dans Eric Donald Hirsch Jr,
Validity in Interpretation, New Haven, Yale University Press, 1967.14 Hans Georg Gadamer, Le Problème…, cit., 2e édition, p. 79.15 Clifford Geertz, Local Knowledge…, cit., p. 121-146.
Notes de bas de page astérisques :
* J’ai indiqué les références des éditions françaises quand celles-ci existent. Merci à Giovanni Levi pour son autorisation.* La pagination est celle de l’édition originale américaine.
Pour citer cet article
Giovanni Levi, « « Les dangers du geertzisme » », Labyrinthe, Thèmes (n° 8), , 36-45 [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2005. URL : http://revuelabyrinthe.org/document830.html. Consulté le 19 octobre 2007.