Catalogue DEBUT 2018.11.24 - WordPress.com...Meuron, Ghada Amer, Matthew Barney, Maggie Nelson,...

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DEBUT

Régis FIGAROL RAYMUNDO

Guillaume VARONE

Commissariat :

Jean-Philippe ROSSIGNOL

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D E B U T Une histoire de visages, de corps et d'élan

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C’est la dernière exposition de la Galerie Analix rue de Hesse. Vernissage le 27 novembre pour fêter les 27 premières années de travail, avant l’ouverture, en 2019, d’une nouvelle galerie, forever — d’un nouveau site aussi bien réel que virtuel, d’un nouveau concept… c’est le DEBUT : Analix Forever Moving Art la bien nommée is moving ! Pour fêter DEBUT, Barbara Polla a souhaité présenter en solo trois artistes dont les images jusqu’à ce jour n’avaient été montrées que dans des expositions de groupe : Régis Figarol, Raymundo et Guillaume Varone. Pour fêter DEBUT, Barbara a souhaité inviter comme commissaire l'écrivain Jean-Philippe Rossignol qui a questionné, mis en espace et qui présente les photographies et les vidéos des trois artistes.

Couverture : Guillaume Varone Page 1: Raymundo

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« Tu as, si tant est que cette possibilité existe, la possibilité de faire un commencement. Ne la gaspille pas. Si tu veux pénétrer en toi, tu n’éviteras pas la boue que tu charries.

Mais ne t’y vautre pas. »

Franz Kafka, Journal, 15 septembre 1917 Le commencement, l’engagement, l’élan : la pensée de Kafka est vivante et nous parle. Plus de cent ans après que l’écrivain de Prague ait noté ce fragment dans son Journal, j’ai la sensation que la « possibilité de faire un commencement » se présente à la galerie Analix Forever, dirigée par Barbara Polla, à Genève. L’exposition DEBUT qui s’ouvre aujourd’hui réunit pour la première fois les artistes Régis Figarol, Raymundo et Guillaume Varone. Commencement, début, naissance, départ, amorce, seuil, prémices, origines, aube, aurore, enfance… l’infini du langage est disponible à ceux qui veulent commencer quelque chose. Les artistes ont cette force : ils débutent. Et c’est même à cela que nous les reconnaissons. S’ils ont des choses à dire, tout au long d’une vie, ils sont capables de renaître, de ne pas en rester là, de réinventer les frontières et la cartographie de leur création. Cela ne tient pas à la réalité d’une époque en particulier, ça traverse les siècles, c’est un phénomène que nous pouvons nommer transclasse, selon ce mot forgé et théorisé aujourd’hui par la philosophe Chantal Jaquet. Spécialiste de Spinoza et des liens entre corps et esprit, Chantal Jaquet analyse plus précisément les expressions de la puissance d’agir. Si le domaine de la philosophe concerne en premier lieu la philosophie du corps et les sciences sociales, je souhaite élargir son concept et poser le premier jalon d’une réflexion sur la matière du transclasse dans l’art. À mon sens, être un artiste implique de passer les frontières en dépit de la reproduction sociale. Cela se caractérise par une conscience sur-aiguë, qu’elle soit visible ou non, entre une singularité et le temps historique. Être un artiste, c’est ne pas se contenter du temps historique. C’est l’expérience de Dante, Purcell, Le Caravage, Artemisia Gentileschi, Arthur Cravan, Joyce, Schönberg, Sonia Delaunay, Mizoguchi, Ana Mendieta, Jean Genet, Trisha Brown… C’est la réalité d’artistes vivants, aussi complexes soient-ils, qu’ils se nomment Herzog & De Meuron, Ghada Amer, Matthew Barney, Maggie Nelson, JR… C’est le cas de David Bowie et Amy Winehouse… Aussi opposés soient-ils, tous cherchent à dépasser les assignations historiques, corporelles et esthétiques. Chacun élaborant et explorant sa propre île. L’archipel des artistes qui débutent, déplacent et remettent en

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question leur art n’est pas prêt d’être englouti. Car cet archipel incalculable n’oublie pas le sens de son origine. En grec byzantin, l’archipel (archipelagos) signifie « la mer principale ». Dans notre période écartelée entre déshumanisation et refonte du vivant, il me semble urgent de réaffirmer la singularité et la mémoire de cette « mer principale ». Les artistes ont cette capacité. Comme l’écrit Kafka, ils n’évitent pas la boue qu’ils charrient, mais ne s’y vautrent pas. Trouver une forme pour ce qu’on veut dire et se situer dans une trajectoire. Les deux, sans sacrifier l’une pour l’autre. La forme et la trajectoire. C’est le plus difficile. C’est le plus excitant. Maintenant que la pression repose sur les épaules de Régis Figarol, Raymundo et Guillaume Varone, pression agréable et fraternelle, regardons ce qu’ils ont à nous montrer. Évidemment, le principe d’une exposition collective est casse-gueule. Comment garder la singularité de chacun ? Ne pas les réduire à une seule vision, un thème qui enferme ? Regrouper revient souvent à aplatir. Prenons tout de suite la tangente. Les trois artistes qui se présentent à nous ont leur projet singulier et leur manière de faire. Ils ne se ressemblent pas. Nous pourrions suggérer que DEBUT est un espace à entrées multiples, où nous observons conjointement et distinctement ce qui se passe. C’est un commencement, nous verrons après comment ça évolue dans le temps. Aujourd’hui, quel est le champ d’action ? La photo (Figarol et Varone), la vidéo (Raymundo). Trois recherches qui racontent une histoire de visages, de corps et d’élan. Trois façons de questionner le portrait (donc l’autoportrait caché), la peau, la mémoire, la géographie au sens de territoire et de déterritorialisation (donc les corps actuels). En filigrane, ce sont trois recherches sur les relations qu’entretiennent l’intimité et l’extériorité. Dans le panorama photographique Galerie, Régis Figarol met des visages à nu, leur humanité et leur aspect implacable. Dans Memorama, Raymundo filme la course à l’envers d’un homme au milieu des montagnes, à l’ère de Google Earth, l’élan d’un homme positionné en miroir d’un cube transparent, comme un écho hypnotique au cube surveillé H-24 dans la nouvelle saison de Twin Peaks de David Lynch. Dans la série Intimité, Guillaume Varone photographie une femme et son rapport à sa chevelure, aux confins du naturel et de l’artifice. Au-delà de l’image fixe de la photo et de l’image mouvante de la vidéo, au-delà de l’esthétique personnelle des trois réalisations présentées ici, chaque forme déplaçant les codes du réalisme et d’une représentation figée, les images que nous

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découvrons révèlent plusieurs points communs avec Jeff Wall, quand celui-ci essaie de définir au plus près son travail artistique. En effet, dans ses Essais et entretiens (1984-2001), Jeff Wall affirme : « Mon travail est basé sur la représentation du corps. Au moyen de la photographie, cette représentation se base sur l’interprétation de gestes expressifs qui peuvent fonctionner comme des emblèmes : “ L’Essence doit apparaître ”, a dit Hegel, et elle apparaît dans un geste qui sait lui-même être apparence. » En quelques mots évocateurs, l’artiste canadien condense l’affaire. Cette grande affaire entre l’apparition et l’apparence. Oui, comment faire pour que l’essence apparaisse ? Comment faire naître le vivant dans une œuvre d’art ? Ce passage de l’élan organique (l’humain) à sa concrétisation formelle (l’art) ? La cohésion de l’intérieur et de l’extérieur ? Questions vertigineuses sur le réel et sa sublimation. Alors que l’architecture n’est pas explicitement présente dans l’exposition DEBUT, je considère les trois gestes de Régis Figarol, Raymundo et Guillaume Varone comme une œuvre mobile. Loin de coller à la vague et d’appliquer les recettes faciles de la provocation et de l’esthétisation, les images montrées ici forment une sculpture, au sens où Raymundo le perçoit : « Faire un film, même avec des moyens inexistants, c’est comme fabriquer une sculpture d’espace-temps. » L’espace-temps, les moyens, la boue que nous charrions sans nous y vautrer, la possibilité de faire un commencement, les vibrations et les métamorphoses de l’archipel de l’art : nous en sommes au début.

Jean-Philippe Rossignol

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Visages à nu Un visage dur, puis une lumière. Une expression fermée, puis un éclat. Une tension intérieure, puis un élan. Il y a dans Galerie, les portraits photographiques de Régis Figarol, le saisissement du contraste. D’image en image pourtant, la règle est la même : photographier de près, être à hauteur du regard et de la bouche, ne pas prendre en compte la totalité du front ni de la chevelure. Des femmes et des hommes regardent l’objectif, ils donnent un instantané d’eux-mêmes. On ne connaît pas la date ni le lieu des prises de vue. Ce sont des images d’intérieur, avec en arrière-fond la présence fantomatique d’une « décoration », même si le regardeur ne distingue rien de précis. Ce ne sont pas des « beaux portraits » au sens où l’on parle d’ornement dans l’art. Ici, le photographe n’embellit pas, c’est sa force. Pourquoi photographier un visage ? Comment le faire ? Cette image devant nous, quel est son statut ? Est-ce une image artistique ? Une trace, un document ? Est-on face à une œuvre encadrée, à vendre dans une galerie, peut-être exposée un jour dans un musée ? Sur ces questions, Régis Figarol a une position iconoclaste. Il explique : « C’est en 2008, suite à la crise économique, que j’ai décidé en tant qu’artiste de faire un travail sur mon époque avec cette idée de la comprendre au travers de mes contemporains. Pour faire cette série et réfléchir à la problématique liée à l’argent, j’ai décidé de faire un travail qui ne me coûte rien (en termes de matériaux) et qui ne me rapporte rien financièrement, avec l’idée qu’en retour si je ne gagne pas

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d’argent, ce travail m’apporte autre chose. » La mise en œuvre d’un tel discours à grande échelle verrait l’effondrement du marché de l’art. Voilà une proposition poétique stupéfiante. Suivant sa logique limpide, le photographe précise : « Cette position doit être régulièrement défendue quand j’explique ma démarche, mes interlocuteurs butent sur cette question de l’argent, du comment je fais pour gagner ma vie avec un travail qui n’est pas à vendre. L’art aujourd’hui et les artistes ont une cote qui va déterminer la valeur de leurs œuvres, et ne pas s’inscrire dans cette configuration c’est être dans la marge, s’exclure du marché et condamner ses œuvres à ne pas avoir de valeur. C’est aussi démontrer qu’une œuvre d’art n’a pas forcément besoin d’être une marchandise pour avoir une qualité artistique. » Un photographe nous dit calmement qu’il n’est pas une marchandise ? Que la marge ne lui fait pas peur ? Que ce mot de marché n’entre pas dans ses préoccupations ? On croit rêver, mais ce n’est pas une illusion. Un photographe suit son but et cela lui permet de :

Mettre à nu les visages. Leur tendre un miroir. Des visages du 21è siècle. Avec leur vérité, leur justesse, leur netteté. Comme les visages d’ouvriers d’August Sander. Pas d’enrobage, pas d’intériorité, pas de profondeur. Seulement des visages. À froid.

Des visages seuls aussi. On décèle une solitude dans leur regard, dans leur manière de fixer l’objectif. Est-ce une réalité leur solitude ? Ou bien le médium photographique et le portrait en général accentuent la solitude ? Toute photo est ambiguë. Elle ne cesse de dire : c’est vous et ce n’est pas vous. Est-il possible de se détacher de ce pouvoir de la photo ? De s’en détacher comme le photographe se détache de la valeur monétaire qu’on attribue à l’art ? Régis Figarol choisit la part humaine. Les visages ont une puissance d’agir, ce qui peut faire peur. Est-ce la raison pour laquelle les humains se regardent si peu ? Parce qu’il faut du cran pour regarder quelqu’un dans les yeux ? Non pas le flou d’un visage, le contour, son nimbe, mais aller droit à l’iris, aux traits, à la peau. Ne pas détourner la tête, mais garder l’œil en alerte. La part humaine est un territoire trouble. Une contrée aux exigences fortes.

Jean-Philippe Rossignol

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Zones hypnotiques

Une ombre qui s’agrandit. Des danseurs en plein travail. Un filet d’eau claire. Deux chiens électriques lancés dans un acte sexuel frénétique. Un corps en rotation. Deux mariés qui s’avancent. Le Prince des Assassins. Des marcheurs la nuit à Istanbul. Une chambre d’hôpital.

Ces choses vues, on les rencontre dans les vidéos de Raymundo et Nicolas Etchenagucia, deux noms pour un même artiste, une double chance de multiplier nos perceptions. Puisque le réel est infini, essayons d’en saisir les apparitions simultanées. Apparitions, fragments, fantômes. Ici, le monde se compose de traces, de métropoles insomniaques, d’éclats et de pulsation urbaine. Cela se joue dans les interstices, dans les plis d’une géographie hachurée.

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À la lisière. Entre deux états. Veille et sommeil. Cartographie interlope. Lenteur. Mouvement et torsion. Algorithme. Miroitements de l’eau. Rythme de derviche tourneur.

Ces sensations troublantes, on les rencontre dans les vidéos de Raymundo et Nicolas Etchenagucia, à la faveur d’images décomposées. Pour voir une image, rien de mieux que le ralenti. Pour comprendre une émotion, rien de plus vrai que la reprise. Ici, les films ne racontent pas une histoire, ils la détaillent, la déforment, la déplacent. On ne s’arrête pas à un paysage ou une maladie, on les morcelle. Du point de vue de l’œil, c’est d’une grande justesse. Voir est une opération de frontières. L’œil trace les contours, choisit un espace, délimite une zone. Ici, l’image nous plonge dans des zones hypnotiques. L’angle choisi, toujours imprévu, instaure un monde étrange. Zones entrechoquées de mouvements, de couleurs, de sons. L’origine de ces images évoque les inventions du photographe britannique Eadweard Muybridge, célèbre pour ses décompositions photographiques du mouvement avec son « Bison galopant » et ses « Femmes descendant des escaliers » (1887) ; ou encore les explorations du physiologiste français Etienne-Jules Marey, créateur de la chronophotographie, technique consistant à prendre en rafale des instantanés sur une plaque fixe de verre enduite de gélatinobromure, comme son « Pélican volant » (1887). De 1887 à 2018, les images s’accélèrent mais le temps ne va pas plus vite. Ici, transposés à une utilisation contemporaine, les films produisent un effet électro, un sampling visuel, une ritournelle, telle une ligne sismographique :

Remedy (3 minutes 6 secondes) 104/401 (6 minutes 17 secondes) Walking on a membrane (2 minutes 13 secondes) Uncle’s utopia (2 minutes 49 secondes) Will you me ? (3 minutes 25 secondes) Prince des Assassins (3 minutes 23 secondes) Body function (2 minutes 23 secondes) The jump to quality (1 minute 12 secondes) Mama I don’t feel good (3 minutes 28 secondes)

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Ces télescopages du temps et de l’image, on les rencontre dans les vidéos de Raymundo et Nicolas Etchenagucia, comme on les expérimente dans la vie. Question de double vue : lenteur et vitesse, ici et ailleurs, noir et blanc. Sans oublier l’apparition /disparition du bleu et cette phrase dans Will you me ? qui pourrait bien nous inspirer : « You make it easy to watch the world with love ».

Jean-Philippe Rossignol

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MEMORAMA est une tentative.

MEMORAMA est un film sur l’expérimentation et la dé-construction d’une mémoire.

MEMORAMA aurait pu s’appeler LIVING IN A STRANGER’S BODY.

MEMORAMA est une proposition de mise en images de l’expérience de Philip, un ami cher qui a perdu l’usage partiel de la mémoire.

MEMORAMA est né comme une nécessité.

MEMORAMA découle de l’expérience du care.

Qui est-on sans passé ? Sans mémoire ? Comment redonner du sens à ce qui ne semble en avoir aucun ? L’identité n’est-elle donc que la synthèse d’informations diverses comme celle d’un disque dur ? Que devient-on lorsque nos codes sociaux s’évanouissent dans l’oubli ? Autant de questions que Philip a expérimenté dans sa chair. Autant de questions qui m’ont porté à considérer la mémoire sous une lumière nouvelle.

Cette expérience nous a amenée à concevoir les fonctionnements de la mémoire dans les termes de l’image, c’est-à-dire à envisager la mémoire comme écriture de l’image. Reconstruire ainsi la configuration mutuelle de la mémoire et de l’image le long de ces grandes lignes est un vrai défi. Cela fait quelques décennies que penseurs et artistes ont commencé à représenter la mémoire comme un processus dynamique de construction et de reconstruction et non plus comme archivage d’informations. C’est dans cette lignée que le film a désiré s’inscrire. Car ces nouvelles représentations à l’œuvre s’appuient, comme dans MEMORAMA, sur l’interprétation et l’imagination.

« Se souvenir et oublier sont des processus très proches de la construction du sens ; ils sont également corrélés avec la navigation entre les trois modes du temps que sont le passé, le présent et le futur. Ainsi, se souvenir d’un épisode autobiographique nécessite d’opérer une configuration temporelle des expériences, ce qui comprend, entre autres, les expériences passées revues à la lumière d’un présent vécu. Cette configuration interprète les expériences et les construit comme des épisodes vécus (et imaginés) qui peuvent être localisés le long d’une trajectoire temporelle, mais qui ne le sont pas nécessairement. D’un point de vue philosophique, cette conception repose sur une certaine idée du « temps » qui, au lieu d’être envisagé comme un donné ontologique (une réalité naturelle ou un arrière-plan figé, par exemple), est perçu comme un mode d’organisation partiellement imposé. Ce dernier relève donc non seulement d’un processus

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individuel mais aussi d’économies sociales, culturelles et historiques complexes. » (Jens Brockmeier and Anne Robatel, Écriture et Mémoire)

MEMORAMA célèbre le temps de la pellicule. Celui qui construit une réalité alternative, libérée des prisons invisibles qui cloisonnent nos vies.

Raymundo

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Portrait d’une femme C’est une question de lumière, d’espace, de cadrage. Quelle heure est-il sur ces images ? C’est le matin ? Un après-midi d’octobre ? Le soir ? De loin, la lumière semble naturelle. Les images ont l’air de montrer l’intérieur d’un appartement, peut-être d’une maison. Il y a un salon, une cuisine. Où sommes-nous ? Qui habite là ? Nous ne savons pas, alors des questions surgissent. Au fond, nous n’avons pas besoin de savoir. Passons-nous du voyeurisme. La lumière nous dit qu’un corps existe et que les choses sont présentes. À nous de regarder calmement ce qui a lieu. Une femme est photographiée. Nous ne connaissons pas son prénom, ni son nom, ni ses origines, ni sa vie actuelle. Nous savons une chose : le visage et le buste de cette femme apparaissent dans Intimité, une série photographique de Guillaume Varone. Tout de suite, nous sommes touchés par la pudeur qui se dégage de ses portraits. De face, de profil, de trois quarts, de dos, le regard hors champ, une femme a quelque chose à nous dire. Elle porte un haut bleu aux manches mi-longues. Sur une autre image, elle est vêtue d’un chemisier jaune orange, avec un collier pendentif autour du cou. La lumière est blanche derrière elle. Blanche et grise. En nous approchant de l’image, nous remarquons un halo lumineux autour de sa silhouette. Mais alors ? Est-ce une lumière travaillée, retravaillée par le photographe ? Un travail sur les ombres ? Oui. Les ombres mettent en relief l’expression. Les yeux sont grands. Les traits du visage donnent l’impression d’une gravité. Comme si l’existence était un acte grave, une trajectoire guidée par la

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conscience. Le visage de cette femme nous dit : je suis traversée par le silence. Ces portraits pourraient être peints par Vermeer ou Pieter de Hooch. Deux artistes du 17ème siècle hollandais continueraient aujourd’hui même leurs tableaux dans un atelier quelque part dans le monde. Est-ce impossible ? Les artistes traversent le temps, pourquoi ne traverseraient-ils pas la mort ? Portés par la lumière, le silence, l’intranquillité. Jusqu’ici, rien de troublant. Mais notre œil s’approche, nous « entrons » dans les images. À présent, Guillaume Varone nous propose une narration et une énigme. L’histoire d’une femme et sa chevelure. L’image dévoile que la femme que nous regardons depuis plusieurs minutes a perdu ses cheveux. Comme une pelade sur le haut du crâne. L’image suivante est prise de profil. Le modèle se coiffe. Les mains forment une queue de cheval. La photo montre une différence de couleur entre le haut du crâne et la nuque. Il semblerait que ce ne soit pas la même texture de cheveu. L’image suivante est prise de trois quart. La chevelure forme une homogénéité. Même densité, même teinte, même lissé. C’est le portrait d’une femme à la perruque. Deux femmes cohabitent désormais. Une femme aux cheveux clairsemés et une femme aux cheveux unis. Deux femmes pour un même visage. Ou deux visages pour une même femme.

La chevelure est un accélérateur de métamorphoses. La métamorphose est un nouvel élan. L’élan est une chevelure qui se métamorphose.

Nous touchons là un point fondamental. Sans le vouloir peut-être, Guillaume Varone questionne les origines. Le nœud originel de la grâce, du sacrifice et des boucles. La chevelure pour une femme relève de l’intimité, mais aussi d’une représentation historique. Se coiffer n’est pas un geste anodin. Pivot de la beauté, vecteur de règles et d’interdits, la chevelure forge l’image de soi. Les longs cheveux sont sacralisés, les longs cheveux sont aussi sacrifiés. Les jeunes filles ne coupaient-elles pas leurs longs cheveux en offrande à Artémis le jour de leur mariage ? Les femmes tondues à la Libération ne rappelaient-elles pas les femmes adultères humiliées au Moyen Âge ? La théorie psychanalytique n’a-t-elle pas interrogé l’impact de la chevelure dans la sexualité ? Les féministes repensant la place du corps des femmes dans la société contemporaine ? Et comment interpréter le geste des moines bouddhistes se rasant la tête en signe d’humilité ? Nous ne savons pas toujours l’écho qu’une image peut susciter. Les corps parlent. Ils disent ce qu’ils sont aujourd’hui. Ce que les corps ne savent pas toujours, c’est

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à quel point ils relient le passé et le futur. En approchant l’histoire intime d’une femme, Guillaume Varone cherche la densité et l’émotion. Avec le modèle. Avec sa liberté. La photo essaie de comprendre un visage, d’atteindre la justesse. Cette femme nous dit : ceci est mon corps. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus. C’est une question de lumière.

Jean-Philippe Rossignol

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Régis Figarol Né en 1967, Régis Figarol a fait des études d'agronomie avant de rentrer à l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 1992. Il y pratique le dessin, la peinture, la photographie. Dans ses recherches, il utilise la vidéo comme la photographie, dans des projets à la lisière de l'art, de la sociologie et de la philosophie.

Raymundo Né en 1992, Nicolas Etchenagucia vit et travaille à Paris et Genève. Titulaire d’un double Bachelor of Arts de la Dublin City University (UK) et de NEOMA (Fr), il collabore depuis 2014 avec Analix Forever en qualité de responsable de projets artistiques, notamment dans le domaine de la vidéo. Depuis 2014, Raymundo (son nom d’artiste), a réalisé une dizaine de vidéos. DEBUT, avec Régis Figarol et Guillaume Varone, est sa première invitation dans une exposition, avec MEMORAMA, un court métrage qui prend à rebours la question de la mémoire : par son morcellement, son évanescence, par l’oubli et par l’absence.

Guillaume Varone Né en 1976, Guillaume Varone vit à Lausanne et se passionne pour la photographie suite à un voyage en Slovénie en avril 2018 avec Klavdij Sluban. Il s’intéresse aux relations privilégiées entre les gens et cherche à les révéler avec humanité, respect et pudeur. Le sujet de l’intimité s’est donc naturellement imposé à lui et il présente pour la première fois une série de portraits à l’exposition DEBUT en compagnie de Régis Figarol et Raymundo.

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2 rue de Hesse – 1204 Genève